The Project Gutenberg EBook of Les français au pôle Nord, by Louis Boussenard

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Title: Les français au pôle Nord

Author: Louis Boussenard

Illustrator: Charles Clérice

Release Date: September 11, 2013 [EBook #43698]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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LES GRANDES AVENTURES

LES FRANÇAIS
AU POLE NORD

PAR

LOUIS BOUSSENARD

Illustré de dessins de CLÉRICE

couverture

PARIS
E. FLAMMARION, EDITEUR
26, Rue Racine, près l'Odéon

Tous droits réservés.


LES FRANÇAIS
AU POLE NORD


LES GRANDES AVENTURES

LES FRANÇAIS
AU POLE NORD

PAR

LOUIS BOUSSENARD

page de titre

Illustré de dessins de CLÉRICE

PARIS
E. FLAMMARION, EDITEUR
26, Rue Racine, près l'Odéon

Tous droits réservés.

PREMIÈRE PARTIE

LA ROUTE DU POLE

Illustration

I

Congrès international.—Entre géographes.—A propos des explorations polaires. —Russe, Anglais, Allemand et Français.—Grands voyages et grands voyageurs. —Un patriote.—Défi.—Lutte pacifique.—Pour la patrie!

Le congrès géographique international, tenu à Londres en 1886, avait rassemblé, dans la capitale du Royaume-Uni, nombre d'illustrations et de notabilités scientifiques.

De tous les points du monde civilisé, les délégués étaient accourus à l'invitation de sir Henry C. Rawlinson, major général des armées de Sa Majesté la Reine et président du congrès.

Et déjà, depuis près de deux semaines, vieux messieurs à lunettes, sédentaires endurcis, qui, du fond de leur cabinet franchissent monts et forêts, enjambent latitudes et longitudes, gèlent au cercle polaire ou cuisent sous l'équateur, mais par procuration et sans quitter le bienheureux fauteuil... officiers de marine, vaillants, discrets et corrects... professeurs érudits comme des dictionnaires... négociants et armateurs pour qui la géographie n'est pas seulement une science abstraite... et enfin explorateurs bronzés, fiévreux, anémiques encore, mal à l'aise sous le frac noir qui a remplacé leur épique débraillé, étourdis au milieu du va-et-vient incessant et du tumulte de la Cité... bref, tous ceux qui, de près ou même de loin, touchent à la géographie, l'aiment, l'étudient, l'enseignent, la cultivent à un titre quelconque, en vivent et trop souvent, hélas! en meurent, se trouvaient réunis quotidiennement, de deux à quatre heures, à la National Gallery, où se tenaient les assises du congrès.

De ce congrès en lui-même, rien à dire. Ni meilleur ni pire que les précédents et sans doute que ceux qui suivront. Chaque jour les membres arrivent avec l'implacable ponctualité de gens habitués à couper des minutes en quatre et des secondes en huit, retirent leur pardessus, apparaissent chamarrés de décorations polychromes, se saluent, s'installent, semblent prêter l'oreille aux choses palpitantes qui perdent sans doute à être nasillées par un personnage quelconque, et attendent patiemment le coup de quatre heures frappé par le marteau de l'horloge monumentale.

La séance est finie. Et c'est alors seulement que l'assemblée semble se dégeler. Il y a un de ces petits brouhahas de fin de classe, bien connus des écoliers, puis des conversations s'engagent, des présentations s'opèrent, des poignées de mains s'échangent, et on cause un peu de tout, même de la question agitée en séance.

Enfin, après un temps plus ou moins long subordonné à l'état de l'atmosphère, à l'intérêt de la chose exposée, au potin du jour, aux affaires ou au plaisir, l'assemblée délibérante se dissout sans délibérer.

Les membres quittent Trafalgar-Square par petits groupes qui se forment sous l'influence de la curiosité, de sympathies brusquement écloses, parfois aussi de contrastes entre personnes ou de rivalités entre citoyens de nationalités différentes. Et chacun s'en va où bon lui semble en attendant la prochaine réunion.

Telle est, sauf légères variantes, la façon dont se comportent les congrès. On traite, au milieu de l'indifférence générale—indifférence de bon ton, d'ailleurs—un certain nombre de questions qui demeurent inconnues aux membres jusqu'à la publication du compte rendu, et on se sépare après congratulations générales, interviews de reporters et averses de médailles et de décorations.

Mais ces assises scientifiques ont du moins cela d'utile qu'elles rapprochent des hommes qui s'ignoraient ou se méconnaissaient, créent parfois des liaisons durables, excitent une nouvelle émulation et produisent d'autre part des événements tout à fait inattendus.

C'est positivement ce qui arriva le 13 mai—jour fatidique—à l'issue d'une séance aussi incolore que les précédentes.

Un géographe allemand—un géographe de profession appartenant à l'honorable corporation des sédentaires—avait pendant deux heures consécutives, parlé des voies d'accès au pôle Nord et si consciencieusement assommé l'auditoire, que chacun semblait, au sortir de la National Gallery, porter la banquise sur ses épaules.

Quatre hommes heureux d'échapper aux frimas distillés goutte à goutte par l'implacable orateur, se rencontraient sous l'entrée monumentale et échangeaient un shake-hand.

«Ah! messieurs, quel «rasoir» que ce M. Ebermann avec son pôle Nord! dit en français l'un d'eux avec une sorte d'effarement comique.

«C'est à peine si la Néva est en débâcle depuis un mois... la moitié des Etats du tzar mon maître est encore sous la neige, j'accours ici comptant savourer ce petit rayon de soleil qui me fait risette, et votre compatriote, mon cher Pregel, sans égard pour un malheureux qui mène pendant six mois une existence d'ours blanc, parle... parle à me donner des engelures.»

Les trois autres se mettent à rire en entendant cette saillie, et le personnage désigné sous le nom de Pregel répond, également en français, mais avec un léger accent allemand:

«Oh! mon cher Sériakoff, prenez garde d'être injuste à l'égard de mon compatriote... Il a dit des choses parfaitement sensées...

—Vous protestez contre l'expression de rasoir?... par égard pour vous et par amour de la couleur locale, je la remplace par celle de scie à glace... là!

«Qu'en pensez-vous, monsieur d'Ambrieux?

—Mais, répond évasivement ce dernier, je suis désintéressé dans la question.

—C'est-à-dire que vous voulez, avec votre courtoisie toute française, éviter jusqu'à l'ombre d'une récrimination à l'égard de ce monsieur qui s'est appesanti si lourdement sur l'abstention de vos nationaux relativement aux questions polaires.

«Après tout, vous avez peut-être raison... un silence méprisant...

—Sériakoff! interrompt brusquement l'Allemand Pregel en rougissant.

—Eh bien! messieurs, dit d'une voix calme le quatrième personnage, muet jusqu'alors, n'allez-vous pas vous quereller pour une chose aussi insignifiante!

«Allez-vous prendre feu au contact de la banquise?

«Songez plutôt que ma voiture vous attend, que mon cuisinier français élabore votre dîner, que mon maître d'hôtel fait tiédir mon vieux claret et glace mon meilleur champagne...

—Oh! cher sir Arthur, voilà qui est parler d'or, et ce dernier mot me raccommode avec les icebergs, les hummocks, les packs et autres variétés de glaces, depuis la montagne jusqu'à l'aiguille.

«La glace a du moins cela de bon qu'elle sert à frapper le champagne.»

... Le dîner offert à ses trois invités par sir Arthur Leslie fut exquis et superlativement arrosé. Il se prolongea même fort longtemps et sembla de prime abord avoir fait oublier le mot aigre-doux proféré par Sériakoff, quand un propos du Russe vint remettre incidemment sur le tapis la question polaire.

«Tenez, mon cher Pregel, dit-il en sablant lestement le verre où pétillait la blonde liqueur, croyez-moi, un pays qui produit un semblable nectar peut se désintéresser de bien des choses, fût-ce des expéditions arctiques.

—Quel enfant terrible vous faites, Sériakoff! interrompit avec une sorte d'indulgence paternelle sir Arthur Leslie, de beaucoup plus âgé que le Russe.

«Ne dirait-on pas, à vous entendre, que la science des découvertes vous est indifférente... que depuis dix ans et plus vous n'avez pas conquis une juste notoriété parmi ces vaillants explorateurs qui sont la gloire de notre fin de siècle!

—Trop aimable, en vérité, mon cher hôte, pour mes modestes exploits de globe-trotter.

«Mais...

—Mais?

—Les appréciations de meinherr Ebermann sur le rôle de la France m'ont laissé comme un arrière-goût d'amertume.

«Que voulez-vous, j'aime la France, moi!

«Je l'aime pour sa générosité, pour son désintéressement, pour son caractère chevaleresque... Je l'aime avec ses vertus et avec ses vices... Je l'aime enfin parce que je l'aime, comme une seconde patrie, et je ne suis pas le seul en Russie.»

A ces paroles vibrantes d'émotion et de sincérité, M. d'Ambrieux, l'œil brillant, les narines frémissantes, tendit silencieusement, par-dessus la table, sa main au Russe qui la serra énergiquement.

«Eh! mon cher, j'approuve d'autant plus votre sympathie pour la France, qu'à notre époque de fer et de triple alliance, il est un peu de mode de la décrier, reprit sir Arthur.

«Elle a fort heureusement bec et ongles pour se défendre...

«Du reste, la question n'est pas là.

«Voyons, nous sommes ici un petit comité d'esprits éclairés, supérieurs à toute mesquine susceptibilité... capables d'entendre et de proclamer certaines vérités sans être froissés.

—Il est bien entendu que l'on peut tout dire quand on n'a pas d'intention blessante.

«Où voulez-vous en venir, cher sir Arthur?

—A ceci, mais je solliciterai préalablement de M. d'Ambrieux la faveur de parler à mon point de vue:

«Je connais, mon cher collègue, votre ardent patriotisme et je veux que mon appréciation ne lui porte aucune atteinte, même la plus légère.

—Mais, mon cher hôte, je ne suis pas un de ces chauvins ombrageux qui ne peuvent souffrir la moindre contradiction.

«Mon patriotisme n'est point aveugle, et le jugement, quel qu'il soit, porté par un homme comme vous sur mon pays, ne peut être qu'impartial.

«Parlez donc, je vous en prie.

—Je proclame volontiers que pendant près d'un siècle, c'est-à-dire depuis 1766 jusqu'à 1840, la France surpassa, et de beaucoup, les autres nations, y compris l'Angleterre, par le nombre et les résultats des voyages maritimes entrepris pour la découverte de pays inconnus.

«Je rappellerai avec admiration Bougainville, Kerguelen de Tremarec, La Pérouse, Pagès, Marchand, Labillardière, d'Entrecasteaux, Freycinet, Duperré, Vaillant, Dupetit-Thouars, Laplace, Trehouart, Dumont d'Urville, dont les noms illustres tiennent la place la plus glorieuse dans les fastes géographiques.

«Mais ne trouvez-vous pas, comme moi, que votre pays semble avoir, depuis un demi-siècle, renoncé à ces brillantes expéditions?

—D'où vous concluez, sir Arthur?

—Que dans le fond, sinon dans la forme, blâmable selon moi, en dépit de son apparente correction, meinherr Ebermann ne s'est point trop écarté de la stricte vérité.

—Mais, vous faites erreur, interrompit avec vivacité M. d'Ambrieux, et quelques noms pris au hasard dans l'intrépide phalange de nos explorateurs contemporains vous convaincront du contraire.

«Le marquis de Compiègne et Alfred Marche au Gabon, de Brazza au Congo, Jean Dupuis au Tonkin, Crevaux, Thouar, Coudreau et Wiener dans l'Amérique du Sud, Soleillet au Sénégal, Caron à Tombouctou, Giraud aux grands lacs d'Afrique, Brau de Saint-Pol-Lias en Malaisie, Pinart dans l'Alaska, Neïs et Pavie en Indo-Chine, Bonvalot, Capus et Pepin en Asie et tant d'autres, partis avec leurs seules ressources ou des subsides insuffisants, presque dérisoires...

—Eh! c'est positivement là où je trouve blâmable l'inertie de votre gouvernement, qui en somme est riche, comme aussi l'indifférence des simples particuliers qui, se trouvant en possession de fortunes considérables, aiment mieux thésauriser que de sacrifier leurs gros sous à une œuvre glorieuse.

«L'épargne française, égoïste et liardeuse, n'a même pas su couvrir la souscription de l'infortuné Gustave Lambert, tandis que chez nous ou en Amérique, le premier millionnaire venu se fût empressé de subventionner l'expédition.

«Tenez, mon cher collègue, trouvez-moi donc chez vous des Mécène comme notre Thomas Smith qui paya intégralement les frais des voyages de Baffin, ou comme Booth qui offrit à Bass 18,000 livres (450,000 francs)!

«Et l'Américain Henry Grinnel qui commandita le docteur Kane; et le Suédois Oscar Dickson qui, après avoir fait les frais de six expéditions polaires, équipa la Véga pour Nordenskiöld; et cet autre Américain, Pierre Lorillard, qui défraya votre compatriote Charnay au Yucatan; et Gordon Bennett qui, après avoir envoyé Stanley à la recherche de Livingstone, paya de ses deniers la Jeannette...

«Et quand l'Etat ou les millionnaires chômaient, l'humble obole des petits ne manquait pas aux voyageurs.

«N'est-ce pas une souscription nationale qui permit au capitaine américain Hall d'équiper le Polaris, comme aussi aux Allemands de faire voguer sur les mers polaires la Germania et la Hansa, et enfin au lieutenant de l'armée américaine Greely d'atteindre 83° 23″ et de nous devancer glorieusement, nous autres Anglais, sur la route du pôle!

«Voyons, mon cher d'Ambrieux, qu'avez-vous à répondre à cela?

Illustration
Voyons, qu'avez-vous à répondre à cela?

—D'autant plus, ajouta loyalement Pregel, que l'intrépidité comme aussi le désintéressement des explorateurs français, ainsi réduits, comme vous le disiez, à leurs seules ressources, n'en sont que plus méritoires.

«Il ne nous en coûte nullement de reconnaître leur vaillance et leurs éminentes facultés.

«Ainsi, mon cher Sériakoff, nous sommes d'accord ou à peu près, et voici l'incident soulevé par vous au sujet de ce pauvre meinherr Ebermann, réduit à ses proportions réelles.

—Eh! donc, mon cher, si je me suis ainsi emballé, c'est que ce vieux géographe distillait mot à mot son venin avec une intention marquée d'être désagréable aux Français.

«Ma parole! s'il avait été plus jeune...

—Vous nous haïssez donc bien! vous, nos amis d'hier?

«Vraiment, à vous entendre, on dirait que vous êtes Français.

—Vous voudriez peut-être que mes amis de là-bas vous portassent dans leur cœur!

—Je ne demande pas l'impossible.

«Je trouve seulement que les Français ont la rancune tenace.

—Sacrebleu! Comme vous pratiquez généreusement le pardon des injures que vous avez commises, vous autres Allemands.

—Je ne comprends pas.

—Je m'explique.

«L'Allemagne s'est battue contre la France... un duel entre nations... comme entre gentlemen.

«Rien de mieux.

«Mais que diriez-vous du gentleman qui, à l'issue d'un combat singulier, rançonnerait son adversaire vaincu et lui volerait sa montre ou son portefeuille?

«Vous, moi, sir Arthur Leslie, d'Ambrieux, tout le monde enfin, dirait que c'est un... ma foi! je ne sais pas le mot allemand équivalent au mot français, très énergique, qui me brûle les lèvres.

«Je voudrais cependant le connaître pour qualifier le rôle de l'Allemagne vis-à-vis de la France, car l'Alsace-Lorraine est un bijou de prix...

—Sériakoff!...

—Eh! mon cher, voici la seconde fois que vous criez mon nom d'une façon toute bizarre...

«On dirait l'éternuement d'un chat qui a une arête dans le gosier.

«Si mes paroles vous sont désagréables, dites-le.

«L'Angleterre produit le meilleur acier du monde, et avec un peu de bonne volonté, nous pourrions trouver une jolie paire de lames pour nous faire la barbe demain matin.»

Très pâle, mais calme et résolu, Pregel allait riposter par un mot susceptible de rendre toute conciliation impossible.

Sir Arthur Leslie, en bon Anglais amateur de sport, flairant une rencontre dont il serait le témoin obligé, n'avait pas fait un geste pour arrêter la querelle naissante.

Du reste, le digne gentleman était un peu gris, et cela l'amusait, de voir ses convives s'asticoter. Fidèle à la politique de son pays qui consiste à faire battre les autres pour en tirer profit ou distraction, il attendait l'intervention du Français.

Elle ne se fit pas attendre.

«Messieurs, dit-il en développant lentement sa stature de géant, permettez-moi de vous mettre d'accord, en ma qualité de principal intéressé, ou tout au moins d'assumer les responsabilités d'une affaire dont je suis la cause occasionnelle.»

Pregel et Sériakoff voulurent l'interrompre et protester.

«Je vous en prie, messieurs, laissez-moi parler; vous jugerez ensuite et ferez ce que la raison commandera.

«Si la France a de tout temps été, comme on le répète encore, assez riche pour payer sa gloire, elle ne l'était pas moins pour payer sa défaite.

«Elle a soldé sans récriminer les milliards conquis et n'eût conservé des jours sombres de l'année maudite qu'un souvenir dont l'amertume se fût bientôt atténuée, si on ne lui eût imposé une atroce mutilation.

«Vous, Anglais, vous, Russes, lui avez-vous tenu rancune de ses victoires et vous a-t-elle haïs pour ses défaites?

«Jamais! Car si elle a été magnanime aux jours de succès, vous lui avez épargné, après ses revers, la suprême honte et l'affreuse douleur du démembrement.

«Et vous semblez étonnés, vous, Allemands, si après avoir si cruellement pesé sur elle de tout le poids de vos victoires, elle conserve un souvenir amer de sa mutilation!

«En présence de ce lambeau de sa chair brutalement arraché, devant cette plaie incurable qui saigne toujours à son flanc, vous vous dites: «C'est extraordinaire! on ne nous aime pas en France, et on pense toujours à la revanche...»

«Mettez-vous à ma place, vous, monsieur Pregel, que je regarde comme un patriote, et dites-moi ce que vous penseriez de nous, si nous acceptions de gaîté de cœur cette clause lugubre imposée par vos plénipotentiaires.

«Ne demandez donc pas notre amitié, parce que cette amitié serait absurde; ne demandez pas davantage l'oubli, parce que cet oubli serait monstrueux.

«Et surtout, ne trouvez pas étrange si l'on se recueille là-bas, à l'occident des Vosges.

«Aussi, avant de songer au superflu, nous devons préparer le nécessaire. Ce superflu, c'est pour nous cette gloire que procurent les expéditions périlleuses dont nous nous abstenons, au grand regret de votre compatriote meinherr Ebermann; le nécessaire, c'est le souci de notre sécurité.

«En ces temps de triple alliance, où le vieux dicton: si vis pacem para bellum transforme l'Europe en un formidable camp retranché, notre défense nationale a besoin de tous ses moyens. Elle exige qu'aucune unité, même la plus infime, ne soit distraite au profit d'une œuvre étrangère à notre régénération.

«Nous restons chez nous, monsieur! Et jusqu'à nouvel ordre, notre pôle Nord, c'est l'Alsace-Lorraine.

—Bravo! s'écrie le Russe enthousiasmé, bravo! mon vaillant Français.

—Mon cher d'Ambrieux, dit à son tour sir Arthur Leslie, vous parlez en gentleman et en patriote.

«Croyez à ma vive sympathie et à ma profonde estime.»

Pregel, ne trouvant rien à répondre, s'inclina courtoisement.

«Cependant, continua d'Ambrieux de sa voix vibrante, ce que notre gouvernement, sollicité par de si graves intérêts, ne peut pas, ne doit pas entreprendre, un simple particulier aurait peut-être la faculté de le tenter.

«Somme toute, il n'y a pas, que je sache, péril en la demeure, et en cas de conflit immédiat, ce ne serait toujours qu'un volontaire de moins.

«Monsieur Pregel, voulez-vous accepter un défi?

—Monsieur d'Ambrieux, répondit l'Allemand, sans entrer dans des considérations d'ordre purement sentimental que j'admets et respecte chez vos concitoyens, j'accepte votre défi, à la condition toutefois qu'il ne doive susciter aucun incident capable de mettre aux prises nos gouvernements.

—Je l'entends bien ainsi.

«Je possède une fortune considérable... Vous aussi, peut-être.

«Du reste, peu importe!

«Vous pourrez, en invoquant le précédent de la Germania et de la Hansa, trouver un appui que ne vous refuseront pas vos compatriotes, surtout quand ils sauront qu'il s'agit de répondre au défi d'un Français.

—Que voulez-vous dire?

—Que je veux équiper à mes frais un navire et le conduire là-bas, sur la route du Pôle.

«... Je vous propose d'en faire autant, et d'accepter un rendez-vous, au milieu de l'Enfer de Glace.

«Au lieu de faire, comme à la National Gallery, de la géographie en chambre, nous nous élancerons, à travers l'inconnu, cherchant à devancer ceux qui nous ont précédés sur la voie douloureuse, et luttant à armes égales chacun pour la gloire de notre patrie.

«Acceptez-vous?

—J'accepte, monsieur, répondit gravement Pregel sans hésiter.

«Votre proposition est trop belle pour que j'en décline le périlleux honneur, et ce ne sera pas de ma faute, je vous le jure, si là-bas le drapeau allemand ne s'avance pas plus loin que le pavillon français.

—Plus la lutte sera vive, plus l'honneur sera grand pour le vainqueur et je vous assure que, de mon côté, je ferai tout au monde pour assurer le triomphe de l'étendard aux trois couleurs.

—Monsieur, vous avez ma parole.

—Je vous engage la mienne.

—Quand voulez-vous partir?

—Mais, de suite, si vous ne voyez nul inconvénient à ce départ précipité.

—Aucun.

—Eh bien! messieurs, au revoir.

«Merci de votre aimable hospitalité, sir Arthur Leslie.

«Merci à vous, mon cher Sériakoff, d'avoir provoqué cet incident.

—Et vous m'emmenez, hein! d'Ambrieux?...

«En ma qualité de Russe, je suis un peu parent de la banquise.

—Impossible, à mon grand regret, cher ami.

«L'expédition doit être exclusivement française.

—Allons, tant pis!

«J'eusse été pourtant bien heureux de vous accompagner, et de contribuer, dans la limite de mes moyens, à la victoire que je vous souhaite de tout cœur au pavillon français.

—Encore une fois, messieurs, au revoir, termina d'Ambrieux en prenant congé.

«Nous sommes en mai et le temps presse.

—Celui-là, messieurs, ira loin! dit sir Arthur Leslie quand d'Ambrieux fut sorti.

—Et il ne sera pas seul!» riposta Pregel en se retirant à son tour.

II

Avant l'appareillage.—Le capitaine d'Ambrieux.—Pour la patrie!—Un brave.—Descendant des Gaulois.—Construction de la Gallia.—Equipement d'un navire.—Matériel que comporte une expédition polaire.—Soins minutieux donnés à l'approvisionnement et à l'habillement.—Equipage bigarré mais irréprochable.—Tous Français.—Instant solennel.—Départ.

«Le Havre, 1er mai 1887.

«Mes chers parents,

«Si je mets la main à la plume, c'est pour vous annoncer que nous appareillons aujourd'hui, à la marée du soir, c'est-à-dire dans deux heures, et à seule fin finale de vous donner de mes nouvelles, vu que d'ici à longtemps je ne trouverais pas de boîte aux lettres ni de facteurs.

«Pour quant à vous dire que je suis content de mon engagement, je suis content. Mais je dois vous faire part d'abord que je ne navigue ni pour l'Etat, puisque j'ai achevé mon temps, ni pour une compagnie maritime, comme qui dirait Transatlantique ou Chargeurs, ni pour le compte d'un armateur faisant pêche ou négoce.

«Je suis sur un navire appartenant à un homme riche qui voyage pour son agrément, et qui s'en va dans un endroit qu'on appelle pôle Nord, peu connu des matelots et même des amiraux.

«Mais ça ne fait rien, car paraît que nous partons en découverte. Une idée de particulier calé en monnaie, qu'a du temps à perdre et de l'argent à faire gagner à de fins matelots.

«Ainsi, moi qui vous parle, je suis engagé pour trois ans, à quatre-vingts francs par mois pour la première année, cent francs pour la seconde et cent vingt francs pour la troisième.

«Pour être une somme conséquente, on pourra pas dire que ça soit pas une somme conséquente.

«Bien mieux que ça encore. Paraît que tout un chacun touchera un dixième de sa solde en plus, à partir du jour où que le navire aura franchi le cercle polaire.

«Vous devez connaître ça, vous, mon ancien, qu'avez couru la bordée du côté des mers glaciales.

«Paraît que ce cercle polaire, c'est comme qui dirait la ligne pour les pays froids. Le maître nous a expliqué ça, rapport à la chose de la haute paye; mais, pour tant qu'à moi, je n'ai rien compris, sinon que ça me rapporterait un bitord de vingt-cinq ou trente pièces de cent sous par an.

«Mais, bien plus fort que tout le reste. Notre engagement, à tout un chacun, porte qu'au retour, il y aura pour chaque homme une prime de mille francs, si on monte à une certaine hauteur du côté de ce nommé Pôle.

«Dans ces conditions-là, c'est un vrai beurre de bourlinguer. Une campagne vous enrichit un matelot et lui permet de s'établir en rentrant.

«Faudra donc pas vous étonner si vous restez sans nouvelles, ni vous tourmenter sur mon compte.

«Pour lors, je vous annonce que je suis en bonne santé, et que je souhaite que la présente vous trouve de même, et je vous embrasse tous, le pé, la mé, les petits, en vous promettant que je ferai mon devoir de bon matelot normand.

«Votre fils et frère pour la vie,

Constant Guinard.

«Matelot à bord du navire Gallia, pour deux heures encore au bassin Bellot.»

Après avoir élaboré avec de grands gestes d'écolier malhabile cette lettre dont la forme un peu fantaisiste est scrupuleusement respectée, le marin plia le papier en quatre, l'insinua dans une enveloppe, cacheta celle-ci en appuyant de toute la force de son gros poing sur la portion gommée et se pencha au-dessus du bastingage.

«Hé!... moussaillon... dit-il en hélant un gamin qui flânait en curieux sur le quai de la première darse du bassin.

—Voilà, mon ancien.

—Prends ce bout de billet et c'te pièce de dix sous.

«Cours acheter un timbre, colle-le sur la lettre et mets-la dans le pertuis d'une boîte à poste.

«Tu boiras une bolée de cidre avec la monnaie.

—C'est inutile, mon garçon, dit un homme de haute taille, de belle et noble figure, qui, accoudé sur la lisse, a entendu la recommandation du matelot.

—A vos souhaits, capitaine, mais, pourtant, le bout de billet pour mes vieux de là-bas...

—Le maître va tout à l'heure se rendre à la poste, il emportera ta lettre avec les miennes et celles de tes camarades.»

Puis il ajoute, en s'adressant à un marin qui inspecte minutieusement les agrès du navire:

«Guénic, rassemble l'équipage.»

Ce dernier porte à ses lèvres un sifflet d'argent, et en tire une série de sons stridents qui font surgir du panneau de la machine et de la grande écoutille les hommes occupés à l'intérieur.

En moins d'une minute tout le monde est rangé au pied du grand mât, en face du capitaine.

«Mes amis, dit-il sans préambule, quand vous vous êtes engagés pour la campagne que nous allons entreprendre, on ne vous a pas caché les dangers et les souffrances qui vous attendaient.

«Vous avez signé en toute connaissance de cause, et pourtant, j'éprouve comme un dernier scrupule, avant de vous emmener là-bas, au pays inconnu dont tant de vaillants matelots ne sont pas revenus.

«Dans deux heures et demie, le navire aura quitté la France pour deux ou trois années... peut-être pour toujours...

«Voyons, mes amis, pas de fausse honte... pas d'hésitation, car l'instant est grave... êtes-vous toujours fermement résolus à me suivre quoi qu'il arrive?...

«S'il en est quelques-uns parmi vous qui craignent les souffrances, les privations, la maladie et la mort... qu'ils parlent sans appréhension et demandent à débarquer... je romprai de bon gré leur engagement et ne conserverai nul grief contre eux.

«Bien plus, je vais remettre à chacun de vous deux cents francs, à titre de gratification pour votre excellente conduite à bord, pour les soins exceptionnels que vous avez donnés à l'armement du navire et à l'arrimage de tout le matériel; cette somme est et demeure acquise à quiconque manifesterait l'intention d'abandonner mon bord.

«Quoique vos résolutions doivent être prises depuis longtemps, réfléchissez cinq minutes encore... Consultez vos forces, faites appel à votre énergie, concertez-vous et donnez votre réponse définitive au maître d'équipage Guénic, qui me la transmettra.»

Il allait se retirer sur le gaillard d'arrière pour ne pas influencer par sa présence le groupe immobile des matelots, quand un jeune homme de moyenne taille, plutôt petit que grand, mais d'aspect singulièrement agile et vigoureux, quitte brusquement ses camarades, ôte son bonnet, salue crânement son chef et s'écrie:

«Merci pour vos bonnes paroles et vos bonnes intentions, capitaine; mais je vous déclare sans embardées, au nom de l'équipage, que nous vous suivrons partout!... fût-ce au diable s'il vous plaît d'y aller!

«Tous, tant que nous sommes ici, Provençaux et Bretons, Normands et Gascons, Flamands et Alsaciens, car il y a de tout, même des Parisiens, sur ce crâne bateau, pas un ne flanchera...

«Je vous le jure!... Pas vrai, les autres?...

—Nous le jurons!» répondent d'une seule voix les hommes en agitant leurs bonnets.

Puis éclate un immense cri: «Vive le capitaine!» qui se répercute jusqu'au fond du bassin.

«A la bonne heure, mes braves! reprend l'officier dont l'œil rayonne; voilà qui est parlé en vaillants Français.

«... L'œuvre à laquelle vous êtes associés désormais est périlleuse autant que grandiose... J'ajouterai qu'elle est en quelque sorte nationale, puisque, j'en ai le ferme espoir, nous planterons le drapeau tricolore là où jamais humain n'a mis le pied, et que l'honneur de nos découvertes rejaillira sur notre pays.

«En avant!... matelots!... En avant et pour la patrie!

«Vive la France!

—Vive la France!» rugissent en trépignant d'enthousiasme les matelots électrisés.

Un fier homme, en vérité, que cet officier vibrant de patriotisme et qui domine de toute la tête son équipage frémissant.

Oui, un fier homme, que l'on a déjà reconnu aux termes de son allocution et surtout à sa physionomie entrevue au Congrès géographique de Londres, car elle est de celles qu'on n'oublie pas.

Physionomie qui est essentiellement celle d'un Français, comme aussi le nom: d'Ambrieux.

Quarante-deux ou quarante-trois ans, mais paraissant plus jeune que son âge, une taille de géant, des membres d'athlète. Ce qui frappe tout d'abord à son aspect, c'est la coupe du visage aux traits énergiques et pleins d'audace. Par une étrange rétrogradation vers le prototype de notre race, ce visage rappelle, à s'y méprendre, celui des anciens Gaulois, nos ancêtres qui ne craignaient qu'une chose, la chute du ciel!

Même front de statue antique, même chevelure fauve, mêmes yeux couleur d'aigue-marine, même nez à la fière courbure aquiline, rien ne manque à ce masque d'une époque héroïque, pas même les longues moustaches, fauves comme la chevelure, et qui retombent en deux pointes jusqu'au-dessous de la mâchoire.

Issu d'une opulente famille ardennaise, dont l'origine se perd dans la nuit des siècles, puisqu'elle remonte, dit-on, à Ambiorix, dont le nom se retrouve presque lettre pour lettre dans le sien [1], il venait d'être promu enseigne de vaisseau quand éclata la guerre franco-allemande.

Envoyé à l'armée de la Loire, il fut, après des prodiges de valeur, décoré à la bataille d'Arthenay. Blessé grièvement à la retraite du Mans, le gouvernement de la Défense nationale le nomma lieutenant de vaisseau à titre auxiliaire.

Remis simple enseigne, alors qu'il méritait mieux, par la commission de révision des grades, il fut tellement exaspéré de cette injustice, qu'il fit un coup de tête et donna sa démission, malgré les instances de l'amiral Jauréguiberry qui, ayant pu apprécier ses hautes capacités, l'affectionnait particulièrement.

Rendu maître d'une fortune colossale par la mort prématurée de ses parents, il se garda bien de verser dans l'ornière où trop souvent s'abattent les désœuvrés de notre époque.

Ayant conservé, fort heureusement, de son ancienne profession qu'il regrettait toujours, le goût de l'étude et des voyages, il se passionna pour la géographie et devint un de nos plus vaillants explorateurs.

Délégué par la Société de Géographie de France au Congrès international de Londres, on sait comment il brûla la politesse à ses collègues, à la suite du dîner offert par sir Arthur Leslie.

Comme il l'avait dit en prenant congé, le temps pressait, car on était au 13 mai, et la future expédition polaire n'existait encore qu'à l'état de projet, ou plutôt de défi.

Mais que ne peut l'argent, surtout quand il est mis en œuvre par un homme de la trempe de l'ancien officier de marine!

Il prit sans désemparer le train de Southampton, puis le bateau du Havre, débarqua douze heures après et courut d'une haleine aux chantiers de M. Normand.

Il lui fallait, coûte que coûte, un navire spécial, et dans le plus bref délai. Ainsi pris à l'improviste, mais jugeant aussitôt de l'envergure de l'homme à la grandeur de l'entreprise, l'éminent constructeur se mit à l'œuvre sans perdre un instant.

Ayant reçu carte blanche pour la dépense, il étudia minutieusement, avec d'Ambrieux, les plans du bâtiment à improviser et fit telle diligence, que trois semaines après, ces plans étaient établis, ainsi que le devis.

Le vingt-deuxième jour, on mettait en chantier la Gallia.

Sur ces entrefaites, l'ancien officier, qui s'occupait déjà de recruter des hommes pour son équipage, retrouva le capitaine au long cours Berchou qu'il avait eu sous ses ordres, comme sergent d'armes, à l'armée de la Loire.

Devenu capitaine de la marine marchande, Berchou, fin manœuvrier, homme de haute probité, d'action et de résolution, accepta avec enthousiasme la place de second.

Il entra aussitôt en fonctions et fut d'un précieux secours à son chef, très ferré sans doute en théorie nautique, mais ignorant maintes questions pratiques familières à Berchou qui avait l'œil à tout et ne passait sur aucun détail.

Quatre mois après sa mise en chantier, la Gallia était lancée. On était alors à la mi-septembre. Après deux autres mois, elle était pourvue de sa machine, de ses mâts, de ses agrès, et toute prête à être approvisionnée en vue de sa destination.

C'est un superbe spécimen d'architecture navale, malgré ses dimensions relativement restreintes, et son apparence un peu massive, sous laquelle un observateur superficiel ne soupçonnerait pas des qualités de premier ordre. Tout le superflu de l'élégance a été sacrifié à la solidité, car la Gallia doit, le cas échéant, résister comme un bloc plein aux terribles pressions des glaces. Elle est gréée en goélette, jauge seulement trois cents tonneaux, et porte une machine de deux cents chevaux, qui a fourni aux essais une vitesse de dix nœuds à l'heure; vitesse et capacité suffisantes, car s'il importe peu de posséder une rapidité plus ou moins grande, entre les chenaux encombrés de glaçons, il n'est pas besoin d'un emplacement bien considérable pour transporter, sur le lieu de l'hivernage, les membres et le matériel de l'expédition.

Son avant renforcé d'une façon extraordinaire au moyen de pièces de bois ingénieusement disposées, est recouvert en outre d'une plaque d'acier qui se termine en un coin aigu formant l'étrave. L'élancement de cette étrave est nul, en ce sens qu'elle forme un angle droit avec la quille, de façon à permettre au navire de se frayer, sous l'impulsion de sa machine, un chemin à travers les glaces.

L'hélice et le gouvernail ont été disposés de façon à pouvoir être facilement ramenés à bord, au cas où une circonstance fortuite menacerait de mettre hors d'usage ces organes si essentiels.

En plus d'une petite chaloupe à vapeur bien saisie sur ses dromes, la Gallia possède trois baleinières et un bateau plat, de sept mètres de long sur un mètre quarante de large, pouvant contenir vingt hommes avec quatre tonnes de vivres et que quatre matelots peuvent transporter sur les épaules.

Le navire avant été construit en vue de plusieurs hivernages consécutifs sous des latitudes où la vie semble de prime abord impossible, les précautions les plus minutieuses ont été prises pour combattre le froid, l'implacable et mortel ennemi.

Le logement de l'équipage, fractionné en trois chambres, est placé à l'avant et reçoit la chaleur d'un calorifère chauffé à la houille. Entre la paroi extérieure de ces chambres, garnies d'un épais revêtement de feutre, et la paroi intérieure de la coque, se trouve un espace libre rempli de sciure de bois pour empêcher l'invasion du froid et de l'humidité. Et toutes les issues par où pourrait s'introduire le plus léger souffle de la bise glacée, sont hermétiquement closes.

Les soutes aux vivres, qui regorgent littéralement, sont approvisionnées pour quatre ans. Peu de viande et de poisson salé. Mais en revanche, de véritables montagnes de conserves en boîtes, qui donnent presque l'illusion des vivres frais et permettent de varier l'ordinaire; sans omettre le pemmican, d'une conservation si facile, et particulièrement nutritif sous un petit volume. Les vins et les spiritueux, tous de premier choix, surabondent, comme aussi le thé et le café, ces toniques par excellence.

Notons en passant le jus de citron en tablettes, les pastilles de chaux et de chlorate de potasse, des graines de cresson et de cochléaria, et autres antiscorbutiques destinés à combattre l'éventualité du scorbut, cet autre ennemi des expéditions polaires.

Puis le matériel scientifique, très complet, ainsi que la pharmacie; puis la bibliothèque, un piano et divers instruments de musique; puis encore un assortiment d'explosifs les plus énergiques, une puissante batterie d'accumulateurs Planté, plusieurs centaines de mètres de fils métalliques enduits de gutta-percha, des scies à glace, des tarières immenses, des haches énormes, un appareil d'éclairage électrique, une vaste poche en caoutchouc que l'on gonfle en insufflant de l'air, et qui se transforme en radeau, bref, tout un monde.

Enfin, la sollicitude éclairée du chef n'a pas négligé l'importante question de l'habillement qui, sous la zone hyperboréenne, est affaire de vie ou de mort.

Le magasin spécial renferme une collection réellement incomparable d'étoffes de laine et de fourrures. Epais gilets de tricots ouatés et doublés de flanelles, chemises, caleçons et pantalons de laine douce, pourvus de boutons en ivoire végétal, et cousus avec du fil en poil de chèvre, parce que la soie ou le lin deviennent cassants sous l'influence du froid. Bottes en toile à voile, bien préférables au cuir qui se racornit et se fendille dans la neige, bachelicks en fourrure couvrant complètement la tête, le cou et les épaules, gants en peau de loutre de mer, montant jusqu'au coude, et assez amples pour recouvrir la main déjà munie d'un gant de laine, casaques, pelisses en peau de mouton, d'élan et de bison, et pour finir, de grands sacs fourrés sur les deux faces, dans lesquels trois hommes peuvent se blottir côte à côte, pour bivouaquer en plein air.

Bref, le capitaine a su pourvoir à tout et procurer à son équipage un nécessaire à un point surabondant, que des gens inexpérimentés pourraient le regarder comme superflu.

Un exemple, entre cent, de cette sollicitude qui n'a omis aucun détail: toutes les cuillères sont en corne, de façon à éviter aux matelots de la Gallia, le contact de leur bouche avec le métal!

... Tous ces préparatifs, malgré leur longueur, leur multiplicité, leur minutie, n'avaient pas duré plus de onze mois, y compris l'établissement des plans, la construction du navire, son équipement, ses essais et jusqu'au recrutement du personnel.

Cette dernière opération, dont le second Berchou s'était tiré à son honneur, n'était pas une petite affaire, étant donné que le capitaine d'Ambrieux voulait des sujets d'élite, moralement et physiquement irréprochables.

Tous Français, d'ailleurs, c'était là une condition indispensable, car la Gallia ne devait, à aucun prix, embarquer d'étranger à bord.

Donc, tous Français, mais pris un peu de tous côtés et offrant les échantillons les plus divers des races composant notre population maritime.

Témoin la liste suivante, dressée par le maître d'équipage: 1o (A tout seigneur tout honneur) Guénic Trégastel, 46 ans, Breton.—2o Fritz Hermann, 40 ans, Alsacien, maître mécanicien.—3o Justin Henriot, 26 ans, Parisien, second maître mécanicien.—4o Jean Itourria, 27 ans, charpentier, Basque.—5o Pierre Le Guern, 35 ans, matelot baleinier, Breton.—6o Michel Elimberri, 35 ans, matelot baleinier, Basque.—7o Elisée Pontac, 33 ans, matelot baleinier, Gascon.—8o Constant Guignard, 26 ans, matelot, Normand.—9o Joseph Courapied, dit Marche-à-Terre, 29 ans, matelot, Normand.—10o Julien Montbartier, 30 ans, matelot, Gascon.—11o Chéri Bédarrides, 27 ans, matelot, Provençal.—12o Isidore Castelnau, 31 ans, armurier, Gascon.—13o Jean Nick, dit Bigorneau, 24 ans, chauffeur, Flamand.—14o Arthur Farin, dit Plume-au-Vent, 25 ans, chauffeur, Parisien.—15o Abel Dumas, dit Tartarin, cuisinier, Provençal.

De cette collection très hétérogène de braves gens, tous francs matelots, avaient surgi, dès le premier jour, des types extraordinaires, comiques volontaires ou inconscients, qui promettaient à leurs camarades quelques bonnes heures de douce gaieté. Entre autres, Jean Nick, dit Bigorneau, un ancien mineur têtu, naïf, n'aimant rien au monde que sa chaufferie, heureux de tripoter le charbon, et avalant par douzaines les bourdes les plus insensées. Il y a encore Arthur Farin, dit Plume-au-Vent, un ancien virtuose de café-concert, cœur d'or et caractère de fer, mais blagueur enragé, mystificateur à froid, et cet épique Abel Dumas, dit Tartarin!... Mossieu Dumasse!... qui, comme le héros de Tarascon, court d'abord les aventures par gloriole, croit, en fin de compte, que c'est arrivé, s'emballe et accomplit des prodiges.

On a pu voir précédemment combien, en dépit de la diversité de leur origine, ces hommes sont unis déjà dans une même pensée d'abnégation, et prêts, comme l'a déclaré Farin, dit Plume-au-Vent, l'orateur de l'équipage, à suivre toujours et quand même leur capitaine.

Il est temps, pour finir ce rapide exposé, de présenter en deux mots le second capitaine, M. Berchou, un Havrais de 41 ans, le lieutenant, M. Vasseur, un Charentais de 32 ans, et le docteur Gélin, petit homme sec, grisonnant, vif comme un salpêtre, médecin distingué, chasseur intrépide, naturaliste éminent et connaissant à fond les questions polaires étudiées sur nature, soit à Terre-Neuve soit au Groenland, où il a longtemps stationné.


Cependant, les dernières minutes s'écoulent, et la Gallia, dont la machine est en pression, frémit sur ses câbles d'amarrage. Guénic vient d'arriver du bureau de poste et rapporte une volumineuse correspondance. Il s'enlève à bord d'un seul élan par les tire-veilles et va prendre son poste.

L'instant solennel est arrivé, car la mer est étale.

Le capitaine fait hisser au mât de misaine le pavillon du Yacht-Club de France, une flamme tricolore avec une étoile blanche dans le bleu et le pavillon national à la corne, puis remet le commandement au pilote qui doit conduire le bâtiment en pleine mer.

Les amarres sont larguées, un coup de sifflet strident retentit, la machine pousse un long halètement et la Gallia s'avance avec une prudente lenteur vers l'écluse qui s'ouvre devant elle.

Elle traverse en biaisant le bassin de l'Eure, s'écluse de nouveau, gagne l'avant-port, accélère son allure, franchit l'entrée de la jetée, puis s'élance vers la haute mer, traînant à sa remorque le cotre du pilote qui bondit derrière elle sur les lames.

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La Gallia franchit l'entrée de la jetée, puis s'élance vers la haute mer.

III

Le premier iceberg.—Enthousiasme du docteur pour les terres boréales.—Plume-au-Vent apprend ce que c'est que le Pôle.—Constant Guignard craint de ne pas trouver le cercle polaire.—A travers la brume.—Première escale.—Un pilote comme on en voit peu.—Julianeshaab.

«Ma parole! c'est un glaçon... une véritable montagne de glace flottante, ce qu'en terme de baleinier on appelle un iceberg... pas vrai, Le Guern, toi qu'as pincé dans les temps de la grande pêche.

—Foi de matelot! t'as raison, Parisien, c'est un iceberg!

«Tonnerre de Brest! tu vois de loin, toi, pour un chauffeur... autant dire un rat de cambuse ou un terrien.

—Moi! farceur, va!

«A Paris, j'aperçois l'heure de l'Observatoire au Luxembourg... en tournant le dos à l'horloge.

«Dis donc, le Maître a promis la goutte à celui qui signalerait la première glace... allons lui refiler la chose, hein!

«Je t'invite à partager ma ration de tripoli.

—Plume-au-Vent, t'es un frère!

«Qué malheur que tu sois dans la machinerie! En dix ans, tu ferais un gabier de beaupré.»

Puis, élevant la voix, il crie à tue-tête:

«Glace par l'avant!

«Maître, à nous la goutte.»

Le lieutenant, alors de quart, fait aussitôt prévenir le capitaine qui déjeune avec le second et le docteur, et tous trois s'élancent sur le pont, une lorgnette à la main, pour reconnaître le premier ennemi.

Heureux de cette apparition qui lui annonce la proximité du moins relative de la terre groenlandaise, le capitaine étend à l'équipage la largesse promise par Guénic et retourne au carré, terminer son repas.

—Eh bien! docteur, dit-il au médecin qui vient de se hisser dans les premières enfléchures, vous laissez en souffrance le déjeuner?

—Ma foi oui, capitaine, sauf toutefois votre bon plaisir.

«Voyez-vous, je suis un hyperboréen passionné, moi, et vous l'avouerai-je, la vue de cet iceberg m'a positivement coupé l'appétit.

«Il faut que je l'examine à l'aise, que je le voie s'approcher, que je le salue au passage, comme tant d'autres saluent la première hirondelle.

—Faites donc comme vous l'entendrez.»

Le capitaine était redescendu depuis deux minutes à peine, qu'on signalait, par tribord, une seconde masse flottante, mais infiniment moins volumineuse que la première. Puis une troisième, et bientôt une quatrième, également de petites dimensions.

«Allons, ça va bien!... ça va bien, murmurait le docteur tout radieux, sans se préoccuper de la bise aigre qui commençait à lui rougir le nez.

—Paraît, dit à voix basse le Parisien, que le docteur a une passion folle pour le pays des engelures.

—Mais oui, mon loustic, répond celui-ci, en homme habitué à percevoir les moindres bruits par l'auscultation, et possédant, de ce chef, une oreille superlativement fine.

«Et vous l'aimerez comme moi, après votre première campagne, quand vous en aurez admiré la magnificence.

—Faites excuse, monsieur, reprit le chauffeur un peu gêné malgré son aplomb habituel, je ne croyais pas que vous m'entendiez.

—Il n'y a pas de mal, mon garçon.

«Tiens!... encore une autre là-bas... par tribord!

«Ma parole! il en pleut!... est-ce que la débâcle serait commencée?

«Mais non, c'est impossible... nous ne sommes encore qu'au 15 mai.

—Pardon, excuse, monsieur le docteur, dit en hésitant le Parisien qui n'ose interroger, mais voudrait bien savoir.

—Quoi? mon garçon.

—C'est donc véritablement beau, un pays tout en glaces...

—Superbe! éblouissant! stupéfiant!

«Vous trouvez là des collines, des montagnes, des précipices, des arches, des aiguilles, des clochers, un chaos de masses tourmentées, aux formes étranges, des flamboiements incomparables de lumière, que sais-je encore!...

—Sauf vot' respect, monsieur le docteur, ce sera bientôt?

—Certainement avant peu, car nous allons être, d'ici vingt-quatre heures, en vue du cap Farewell, qui forme la pointe inférieure du Groenland, par 60° environ de latitude Nord.

—C'est extraordinaire, continue le Parisien en s'enhardissant devant la bienveillante bonhomie de son interlocuteur, je croyais, moi, que la glace était là-bas comme chez nous... comme partout, c'est-à-dire unie comme la surface d'un étang gelé.»

Le docteur, après avoir quitté les haubans, s'est avancé, tout en causant, vers le gaillard d'avant, et part d'un immense éclat de rire qui fait retourner les matelots de quart.

Plume-au-Vent a conscience d'avoir dit une énormité, rougit, balbutie et ne sait trop quelle contenance garder.

«Mais, malheureux, reprit le docteur en riant de plus belle, si c'est là l'idée que vous vous faites du Pôle, il fallait rester à Paris et vous mettre marchand de marrons.

«Vous ne savez donc pas qu'il y a des glaciers tellement vastes qu'ils mesurent jusqu'à cent kilomètres de largeur, et jusqu'à cent et cent cinquante mètres de hauteur au-dessus de la surface des eaux.

«Je dis: au-dessus de la surface des eaux, parce qu'ils descendent jusqu'à cinq et six cents mètres de profondeur.

—Tonnerre! s'écria le Parisien interloqué.

—Et c'est de là que viennent les blocs flottants aperçus au large depuis un moment.

«Sous l'influence du pâle soleil groenlandais et surtout sous l'effort incessant de la mer, ils se détachent par fragments plus ou moins gros, et s'en vont en dérive, jusqu'à ce qu'ils se fondent.

«Vous verrez quand vous aurez passé le cercle polaire... je ne vous dis que ça!

—Tenez, monsieur le docteur, puisque vous êtes si complaisant, je me permettrai... j'oserai vous adresser une prière.

—Allez-y, mon garçon.

«Nous sommes ici en famille... vous vous en apercevrez au cours de l'expédition, lorsque nous aurons vécu côte à côte, de la même vie, pendant de longs mois.

«Voyons, qu'y a-t-il?

—Eh bien! depuis que nous avons quitté les eaux françaises, l'entretien a roulé, vous pouvez m'en croire, presque chaque jour sur ce damné Pôle!

«Faut-il vous dire que pas un, parmi les camarades, même les baleiniers, n'a été fichu d'expliquer ce que c'est, et que moi, tout Parisien que je suis, et pas plus bête qu'un autre, je n'en sais pas le premier mot.

—C'est bien simple.

«Le mot: pôle vient d'un verbe grec, πολειν, signifiant tourner, parce que le pôle est l'extrémité de l'axe autour duquel la sphère terrestre semble tourner en vingt-quatre heures.

—Pas possible!

«Moi qui croyais que c'était un endroit très loin, au Nord, où il n'y a pas d'habitants, où il fait un froid de loup, et à l'entrée duquel les voyageurs se sont jusqu'à présent cassé le nez.

«Tandis que c'est... voyons... l'axe... la sphère...

—Tenez: un exemple.

«Prenez une sphère quelconque... une boule en bois, une orange plutôt: percez-la complètement d'une brochette, et faites-la tourner.

«La brochette autour de laquelle tourne l'orange, c'est l'axe, comparativement à celui de la terre qui, lui, est imaginaire. Le Pôle, c'est le point où la tige de bois sort de l'orange.

—Mais il y en a deux!

—Sans doute, le pôle Nord et le pôle Sud.

«C'est compris?

—Tant qu'à peu près, monsieur le docteur.

«Mais, d'autre part, y a ce fameux cercle polaire qui fait loucher mon camarade Constant Guignard, parce qu'il aime les pièces de cent sous.

—Ah! oui, par rapport à la prime d'un dixième s'ajoutant aux appointements de l'équipage quand la Gallia l'aura franchi.

«C'est tout simplement un parallèle à l'équateur terrestre, mené à 23° 27′ 57″ du pôle Nord et du pôle Sud.

—Ce qui revient à dire que nous serons à vingt-trois degrés environ du fameux pôle.

—Quant à l'équateur?...

—C'est la ligne, avec son baptême... ce que j'ai été saucé, à mon premier voyage à Rio!

—La ligne... la ligne de qui?... la ligne de quoi?... voyons un peu, fichu étourneau.

—Dame! m'sieu le docteur, c'est comme qui dirait... une chose... dont...

—C'est le cercle, toujours imaginaire, qui fait le tour de la terre et se trouve perpendiculaire à l'axe.

—J'y suis!... j'ai pigé la chose!

«Si on coupait l'orange par son milieu, à égale distance des deux pôles, on en ferait deux calottes égales... deux hémisphères... vu que l'angle formé par la tige de bois et la base de chaque moitié formerait un angle droit.

—C'est très bien, et vous n'avez pas la tête dure.

«Donc le Pôle est à 90 degrés et c'est là qu'il nous faut aller.

—Et où nous arriverons, sinon je perds mon nom de Farin, dit Parisien, dit Plume-au-Vent.»

Pendant cet entretien auquel s'est prêté avec son habituelle bonhomie le docteur Gélin, les matelots de quart se sont approchés lentement des deux interlocuteurs, et ont fait tous leurs efforts pour en comprendre les termes.

Ont-ils réussi? Peut-être. Dans tous les cas ils demeurent silencieux, se réservant probablement de trouver près de Plume-au-Vent des renseignements complémentaires.

Seul, Constant Guignard, le Normand économe, ronchonne, pendant que le docteur, comblé de remerciements, s'en va causer avec l'officier de quart.

Constant Guignard est très ennuyé d'apprendre que toutes ces définitions se rapportent à des lignes ou à des points imaginaires. Il se demande où et quand on pourra les trouver, comprenant, en bon Normand, qu'à défaut de bornes, de haies ou de fossés comme on en établit sagement pour séparer les champs, on devrait placer des jalons, des amers, en un mot, baliser l'océan ou les champs de glace pour ne pas commettre d'erreur.

Cependant, le capitaine, remonté sur le pont, a fait ralentir la vitesse du navire car les glaces apparaissent de plus en plus nombreuses. Il a envoyé dans la hune un homme chaudement vêtu et ordonné d'apprêter, pour la nuit, le fanal électrique dont la lueur éclatante permettra de reconnaître les écueils mouvants.

Dans vingt-quatre heures, au plus tard, il pense, comme vient de le dire le docteur, être en vue du cap Farewell, et atterrir au chef-lieu des établissements danois au Groenland, Julianeshaab, sa première escale.

Malgré son apparence un peu trapue, plutôt que lourde, la Gallia n'en a pas moins filé gaillardement ses huit nœuds à l'heure, et toujours à la voile, depuis quatorze jours. Il est vrai qu'elle a été favorisée constamment par une brise de S.-E. qui lui permit de marcher grand largue sans avoir eu à changer d'amure.

Après avoir ainsi fourni une course d'environ 5,200 kilomètres, et singulièrement économisé son combustible, le capitaine a commandé de carguer la voilure. Puis, il a fait allumer les feux, afin de gouverner plus facilement et rester le maître du navire aux approches du grand courant polaire et des glaces flottantes.

S'il est essentiel, en effet, de ne pas heurter un iceberg en dérive, il est urgent de ne pas être saisi par ce courant, dont un bras contournant le cap Farewell, pénètre dans le détroit de Davis et la mer de Baffin, pour remonter vers le Nord.

Un voilier ainsi entraîné risquerait fort, surtout dans la brume, de manquer l'entrée du fiord sur lequel se trouve Julianeshaab, à trente-cinq kilomètres de la côte. D'autant plus que la débâcle étant à peine commencée, le rivage est encombré de glaces, et l'embouchure du fiord réduite à un simple chenal. Jusqu'alors tout a marché à souhait; le capitaine d'Ambrieux est au comble de ses vœux. Ayant fait ainsi toute la diligence possible, et accompli ses préparatifs dans le plus strict minimum de temps, il est en droit d'espérer avoir devancé son adversaire, et tout porte à croire qu'il a raison.

De l'Allemand, pas de nouvelles depuis le défi. En dépit des recherches les plus actives, il est demeuré introuvable.

Inquiet d'une disparition au moins singulière, cachant peut-être un piège ou tout au moins une ruse teutonne, d'Ambrieux a consulté patiemment, jour par jour, la liste des navires partis de tous les ports d'Europe, et indiquant, avec leur destination, le nom de leur capitaine.

Il n'a rien trouvé se rattachant de près ou de loin à la personnalité de Pregel ou à une expédition polaire. Du reste il est à supposer que Pregel se trouvait dans des conditions identiques à celles de son partenaire. Quelle raison, en effet, de penser qu'il aurait sous la main un navire tout prêt, tout agencé, avec son équipage, afin de profiter, l'année précédente, de la saison chaude pour gagner les latitudes hyperboréennes.

Il y a là, semble-t-il, une impossibilité matérielle.

Donc, il paraît certain, avéré, que la Gallia passera la première le cercle polaire, dont Julianeshaab, située par 60° 44′ de latitude nord, se trouve seulement à 5° 40′ sud.

Cette escale, au chef-lieu des établissements danois, a été jugée de prime abord indispensable et elle a contribué, en majeure partie, à faire avancer de quinze jours le départ de la Gallia.

En appareillant seulement deux semaines après, d'Ambrieux arrivait encore bon premier sur les navires baleiniers qui attendent la grande débâcle, c'est-à-dire la mi-juin, pour franchir le banc de glace et pénétrer dans les eaux du Nord où se trouvent les cétacés.

Mais le capitaine voulait absolument se procurer des traîneaux et des équipages de chiens pour remonter là où la navigation est devenue impossible, c'est-à-dire sur cette mer Paléocrystique entrevue par le capitaine Nares, lors de la mémorable expédition de l'Alert et de la Discovery.

Partisan absolu des idées de l'Américain Hall, cet intrépide et malheureux explorateur, qui dort, là-bas, l'éternel sommeil sous la formidable banquise, le traînage par les chiens lui paraît le seul possible, le seul pratiquement admissible.

Les chiens esquimaux sont en effet des auxiliaires incomparables dont le voyageur arctique ne saurait se passer.

Durs à la fatigue, d'une sobriété incroyable, insensibles à la température au point de coucher dans la neige par des froids qui solidifient le mercure, très vigoureux en outre, ils sont les agents essentiels de la traction à travers les glaces et les compagnons indispensables de l'explorateur.

Réfléchissez un moment aux difficultés inouïes de la traction opérée par des hommes, au surcroît écrasant de fatigues nécessité par ce labeur sans trêve, alors que la marche seule ne s'effectue qu'avec une peine infinie, au milieu du chaos sans limites et sous un ciel de fer!

Pensez aux chutes incessantes, aux immersions fréquentes, aux heurts, aux glissades nécessitant une recherche constante de l'équilibre. Tenez compte du froid qui parchemine la peau et mortifie la chair, et surtout de son action déprimante sur des organismes débilités par deux et quelquefois trois hivernages, et concluez aussi qu'il importe de soustraire les hommes à cette manœuvre de bête de somme, consistant à pousser les traîneaux emportant leurs vivres avec leurs effets de campement.

Donc il fallait, par l'adjonction d'une trentaine de chiens, compléter le matériel de l'expédition. Et comme on ne pouvait se les procurer qu'à Julianeshaab, avec l'approvisionnement de poisson séché nécessaire à leur alimentation, on allait mettre le cap sur le fiord après avoir reconnu le cap Farewell.


L'ordre donné par le capitaine de ralentir la marche du navire est on ne peut plus sage. En effet, à mesure que la Gallia, marchant sous petite vapeur, s'élève au Nord, les glaces deviennent de plus en plus nombreuses et encombrent la mer. Elle se trouve en outre soudain enveloppée d'une brume qui va en s'épaississant, au point que du mât de misaine on distingue à peine le beaupré.

Les heures se passent au milieu d'inquiétudes que nul ne songe à dissimuler, bien que l'aspect du capitaine, confiant dans la solidité de son navire, soit rassurant.

De temps en temps, la goélette heurte quelque masse vagabonde, un choc sourd retentit et une trépidation la secoue de l'étrave à l'étambot. Puis l'iceberg glisse en grinçant sur son flanc et l'on passe.

La nuit vient. Les feux de position sont allumés pour la forme, et le fanal électrique remplace, à la misaine, le feu blanc habituel des bateaux à vapeur.

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Voyons, Le fanal électrique est mis à la misaine.

Comme d'Ambrieux est certain de sa direction, on avance toujours. Les heures s'écoulent et l'aube blanchit à travers les buées impalpables qui s'interposent comme une plaque de verre dépoli.

Six heures... huit heures... dix heures... Le cap a été doublé. Le chenal ne doit pas être loin. Le sifflet de la machine hurle sans relâche, les canons à signaux tonnent de cinq en cinq minutes.

Est-ce une illusion? Il semble qu'on entende briser la vague là-bas, sur tribord.

«Stop!»

L'hélice, pour un instant, cesse de fonctionner, pendant que, à bord, le charivari devient de plus en plus intense.

Le navire semble immobile, mais, en réalité dérive au Nord. Le capitaine fait sonder, on ne trouve pas le fond à deux cents brasses.

«En avant!»

La Gallia se remet en marche pour un quart d'heure, et, tout à coup, un hourra joyeux échappe à l'équipage.

Brusquement, le pan d'ouate se déchire et le soleil apparaît éclairant la côte ourlée de glaçons déchiquetés, stratifiés, érodés par les vagues.

«Stop!... captain... stop!... crie une voix aiguë tout près du navire, mais au ras de l'eau.

—Tiens! dit tranquillement l'homme de bossoir, un animau amphibie.

—Stop!... master captain!... Stop!...

«Moi, pilote... master... entrer navire Julianeshaab... reprend la voix en anglais hyperboréen.

—Un pilote... bravo! qu'il soit le bienvenu.» On lui lance un bout d'amarre qu'il attrape au vol.

«Mais... sa péniche?» reprend un matelot, voulant désigner sans doute le fin kayak dans lequel le pilote est enfoui jusqu'à la ceinture.

On se dispose à crocher par les deux extrémités la légère embarcation, mais l'homme, sans lâcher son amarre, crie de son organe glapissant:

«Hisse là!»

Et l'on hisse en vigueur, contenant et contenu, matière inerte et animée, qui se dédouble, aussitôt à bord, en une sorte de périssoire un peu moins lourde qu'une valise de main, et un monstre marin, ruisselant et aussi odorant que l'étal d'une harengère.

Un Esquimau pur sang, ou, comme on dit là-bas, un Groenlandais, et pas plus beau pour cela, du moins d'après notre esthétique européenne. Un nez de dimensions tellement réduites, que le possesseur de ce rudiment d'organe peut à peine le trouver pour se moucher avec ses doigts, des yeux obliques rappelant deux pépins de poire, mais en revanche des joues en lune, balafrées d'une bouche en tirelire, formant un ensemble où la plastique n'a rien à voir. Ajoutez une longue crinière aux brins aussi rigides que la moustache d'un phoque, un soupçon de barbe en balai, et vous avez le signalement très sincère de maître Hans Igalliko, un des plus fins lamaneurs de la côte.

Après avoir secoué, comme un barbet mouillé, l'odorante fourrure en peau de loutre qui enveloppe son torse trapu, il tend familièrement la main au capitaine qu'il reconnaît entre tous, tant la mâle prestance de M. d'Ambrieux le désigne de prime abord comme le chef.

Il absorbe ensuite comme du petit lait un quart de rhum libéralement versé par le cambusier, puis, aussi à l'aise que chez lui, va s'installer près de l'homme de barre.

Le brave garçon connaît, ma foi, admirablement son métier, et la Gallia ne pouvait trouver un meilleur guide pour pénétrer dans le canal anfractueux sillonnant l'embouchure du fiord glacé.

Grâce à la précision des renseignements qu'il fournit avec une incroyable surabondance de gestes et de paroles, la goélette pouvait, après deux heures de pilotage, mouiller ses ancres dans une petite rade, parfaitement abritée des vents soufflant du large et de la terre.

«Julianeshaab!» dit le Groenlandais en étendant la main avec un geste de suprême orgueil.

Et soudain apparaissent aux yeux des matelots étonnés, une cinquantaine de misérables cabanes que dominent une petite église et un mât de pavillon.

C'est le chef-lieu des établissements danois.

IV

Faux dégel.—A propos de bottes.—Course de chiens.—Superbe culbute.—Le fouet groenlandais.—Six lieues à l'heure.—Comment on coupe une oreille.—Maître à bord.—Le capitaine des chiens.—Glaces partout.—La gaieté ne se dément pas.—Pilote des glaces.—Pack.—Floe.—La Glace du Milieu et les Eaux du Nord.—Le passage septentrional.—Alerte.

A mesure que la Gallia s'approchait du continent si énergiquement dénommé: Terre de la Désolation, le froid, tout en devenant assez vif, était néanmoins très supportable.

Le thermomètre, après être descendu pendant deux jours à −24° centigrades, avait marqué −4°, puis −7° et s'y était maintenu.

Par suite d'une de ces variations si fréquentes au Groenland, surtout à la partie méridionale, il remonta brusquement à +12° le jour où la goélette entra dans le havre de Julianeshaab.

Il y eut fusion partielle de certaines parties des glaces désagrégées antérieurement par les coups de mer, et une fausse débâcle qui faisait hocher la tête aux baleiniers.

«Sûr que le froid va repiquer,» disaient-ils à leurs camarades plus inexpérimentés, qui, croyant l'hiver terminé, pensaient bonnement pouvoir gagner d'emblée les latitudes hyperboréennes.

Pendant quarante-huit heures, la température demeura stationnaire, et sans transition le thermomètre accusa −10° en l'espace de quatre heures. La neige se mit à tomber avec une surabondance inconnue sous notre zone tempérée, couvrant la terre de son blanc linceul, et le chenal disparut instantanément sous un revêtement de glace, épais de cinq centimètres.

S'il y avait là une vague apparence de contretemps, d'Ambrieux s'en consola bien vite en songeant que cet abaissement de température pouvait le surprendre au large de Julianeshaab et l'empêcher de pénétrer dans le port. Là du moins, son navire est à l'abri des glaces et surtout des coups de vent terribles accompagnant la fin de l'hiver arctique.

Somme toute, quelques jours de perdus pour la navigation, mais très utilement employés à l'achat des traîneaux et surtout des chiens qu'on allait pouvoir essayer, comme les chevaux au champ de foire.

D'autre part, le capitaine voyant tous les habitants pourvus d'excellentes bottes absolument imperméables et inaltérables à l'eau de mer comme à la neige, pensa qu'il serait utile d'en pourvoir tout son monde, en prévision de l'usure devant atteindre forcément celles qu'il avait fait confectionner en Norvège.

La botte groenlandaise est en effet une œuvre d'art que les cordonnières du pays savent accommoder d'une façon merveilleuse à la forme du pied, tout en lui donnant une façon superlativement élégante.

Elles sont en peau de phoque, cousues avec des fils tirés des tendons de l'animal et préparées de telle sorte, qu'elles conservent toujours une souplesse incomparable. Au moyen d'expositions alternatives au soleil et à la gelée complétées de frictions prolongées et d'onctions répétées, elles acquièrent, avec cette souplesse, une superbe couleur blanche, de façon à pouvoir être ensuite nuancées de rouge, de jaune, de violet et même de bleu.

Séance tenante les bottières se mirent à l'œuvre, pendant que leurs époux, devenus maquignons, amenaient au capitaine les «meutes d'attelage» dont ils vantaient à l'envi la vigueur et la sobriété.

Si Julianeshaab ne compte guère que deux cent cinquante citoyens, on y trouve en revanche au moins un millier de chiens, répartis, en nombre plus ou moins grand, dans toutes les habitations.

D'Ambrieux n'avait que l'embarras du choix.

Toutes les bêtes qu'on lui présentait offraient ce type bien connu, depuis que les splendides publications du Tour du Monde ont vulgarisé, par la gravure, les voyages aux régions glacées. De moyenne taille, mais singulièrement trapus et râblés, l'œil vif, le museau pointu, l'oreille droite et mobile du chacal dont ils ont la physionomie narquoise et éveillée, la queue longue, touffue, fièrement arquée en panache, ces braves chiens de course sont en outre enveloppés d'une longue fourrure bigarrée, qui les protège efficacement contre les morsures de la bise polaire.

Rien à dire présentement de leur sobriété ni de leur endurance à la fatigue. On les verra plus tard à l'œuvre.

Ne sachant, en somme, auxquels donner la préférence, le capitaine imagina, tant pour distraire son équipage que pour apprécier les mérites des concurrents, d'improviser une course en traîneaux.

Le Groenlandais adore les luttes de vitesse, sur l'eau comme sur la terre. Ses chiens ou son kayak lui procurent alternativement cette enivrante volupté de se sentir emporté sur les flots avec la vélocité d'un squale ou de glisser sur la neige avec cette célérité qui donnerait le vertige à un jockey.

La piste est toute prête et nivelée comme un billard. Un champ de neige qui s'étend, au nord, jusqu'au Pôle; à l'est, jusqu'à l'Atlantique.

Ce n'est pas, croyez-le bien, un spectacle banal et dénué d'intérêt, que la vue de six traîneaux, attelés chacun de douze chiens bien en voie, parfaitement entraînés, se chamaillant, se mordillant, et attentifs au coup de fouet qui doit servir de signal.

Aussi, hommes, femmes et enfants ont-ils tous déserté les maisons. Les hoquetons fourrés se pressent curieusement de chaque côté, pendant que les bottes multicolores piétinent la neige.

Inutile de dire si le grand atelier de cordonnerie fait relâche!

Le capitaine et le docteur, emmitouflés comme de véritables Groenlandais, sont montés sur le traîneau de maître Hans Igalliko, leur pilote, aussi habile canotier que cocher incomparable.

Sur chacun des autres traîneaux, une paire de matelots costumés aussi en ours polaires, fument avec entrain et s'entourent d'un nuage de tabac.

Le «colonibestyrere[2]» de Julianeshaab [3] remplit les importantes fonctions de starter, et tient, au bout de son bras levé, un fouet groenlandais en guise de drapeau.

«Etes-vous prêt, capitaine? demande en mauvais anglais le starter improvisé.

—Go ahead!» répond le capitaine qui se courbe en avant pour éviter le choc du départ.

La lanière détonne comme un coup de pistolet, les chiens bondissent, et... un éclat de rire homérique s'échappe de toutes les fourrures indigènes qui se dandinent, se tordent, pendant que les bottes trépignent et gigotent éperdument.

Quatre marins viennent d'exécuter en arrière une triomphante cabriole, et sont restés affalés, jambes et bras écartés, au beau milieu de la neige.

«Bagasse!... Pécaïre!... Nom d'un d'là!... Pétard!...»

Quatre jurons de provenance gasconne, provençale, normande et... disons parisienne, retentissent avec un ensemble comparable à celui des chutes, et se confondent avec les rires fous de la population, et les claquements de fouet du starter qui vocifère à plein gosier.

«Ce n'est qu'un faux départ, dit le docteur qui partage l'hilarité générale.

«Pas de bobo! hein! les gars?

—Quatre pipes de cassées, monsieur le docteur, répond une voix penaude, celle de Plume-au-Vent.

—Fractures qui ne sont pas de mon ressort, continue le docteur.

«Allons, au temps!... remontez sur vos chars, et surtout, prenez garde au coup dur du départ.

«Ces damnés bêtes ont du salpêtre dans les veines, et avec ça, un coup de gigot!...

—Vous y êtes? demande le capitaine.

—C'est paré! commandant,» répondent les quatre mathurins après s'être secoués comme des barbets.

Pour la seconde fois la lanière claque, et les conducteurs font entendre un sifflement strident.

Les chiens qu'ils ne retenaient plus qu'avec peine, s'élancent au milieu d'un tourbillon de neige et disparaissent accompagnés d'un long cri d'enthousiasme.

C'est, pardieu! une sensation émouvante que de se sentir ainsi emporté avec une vitesse de vingt-cinq kilomètres à l'heure, sans heurts, sans cahots, avec ce glissement doux qui donne l'impression d'un capitonnage de duvet. C'est tout au plus si la respiration ne manque pas, au milieu de ce courant d'air, obscurci d'une impalpable poussière de neige soulevée par les pattes des enragés coureurs.

Ma foi, on ferme la bouche, on cligne des yeux, et on respire comme on peut, par le nez que protège le gros gant fourré.

Parfois un chien fait un faux pas, culbute et se trouve empêtré dans son harnais. Croyez-vous que le conducteur se dérange pour si peu? Allons donc!

Clac! Un solide coup de fouet au maladroit qui hurle, se remet d'aplomb on ne sait comment, et repart à fond de train.

Ah! le fouet! N'en déplaise aux membres de la Société protectrice des animaux, sans lui, pas d'obéissance, pas de discipline, et, pourrait-on ajouter: pas d'attelage.

Comment, en effet, maintenir l'ordre dans cette meute assez nombreuse déjà, et composée d'éléments ou de tempéraments si hétérogènes! Les uns sont ou paresseux, ou rapides, ou courageux, les autres sont ou rageurs, ou indociles, ou inintelligents, et tous aiment passionnément la chasse.

Qu'arriverait-il, si le conducteur ne possédait pas un moyen de coercition d'autant plus efficace qu'il est plus cruel, alors que son attelage, sans mors ni bride, et pourvu d'une simple bricole, serait librement abandonné à ses fantaisies, ou s'aviserait au besoin de chasser à vue un renard ou un lièvre polaire?

Le fouet esquimau, ce cousin germain du knout moscovite, répond à toutes les exigences.

Ce spectre du conducteur de chiens doit avoir au moins un mètre et demi de plus que les traits, quelle que soit la longueur totale de l'attelage. Le manche seul est immuable et ne dépasse pas soixante-dix centimètres.

La lanière est une mince bande de peau de phoque non tannée, terminée par une mèche en tendon desséché, avec laquelle un conducteur un peu habile frappe exactement où bon lui semble, et peut faire couler à volonté le sang.

Un chien qui s'émancipe est rappelé d'abord à l'ordre par la voix du maître qui prononce le nom du délinquant, et l'accompagne d'un claquement.

S'il y a récidive, la mèche vient le frapper sur les reins, et lui enlève, comme avec une paire de ciseaux, une mèche de poils.

Enfin, en cas de mauvais vouloir absolu, et pour réprimer une faute grave, le maître n'hésite pas à frapper sans pitié l'épiderme, d'où jaillissent quelques gouttes vermeilles.

Cinq minutes après le départ, le pilote, mécontent d'un de ses chiens qui, placé au milieu de l'attelage, donnait pour la seconde fois des signes d'insubordination, fournit au capitaine une singulière preuve de cette adresse proverbiale à manier le fouet.

«Ach!... Ach! criait-il en colère, dans son anglais de fantaisie, la damnée bête empêche les autres de marcher.

«Attendez un peu, capitaine, et je lui coupe le bout d'oreille.»

Et profitant d'une faute nouvelle, il brandit la terrible lanière, la projette en avant d'un mouvement brusque si merveilleusement calculé, que la mèche s'enroule exactement au petit bout de l'oreille du délinquant, et la tranche tout net comme l'eût fait un rasoir.

Le chien poussa un long hurlement de douleur, bientôt couvert par les jappements de ses congénères et se tint pour averti.

Après avoir ainsi parcouru avec une vélocité réellement vertigineuse un espace désigné préalablement, les traîneaux obliquèrent à gauche sur un simple mot, décrivirent un large cercle, et vinrent se ranger, de front, devant le starter, et dans un ordre aussi parfait qu'au départ.

Chose réellement prodigieuse, il n'y eut ni vainqueurs ni vaincus!

Aussi, d'Ambrieux ayant plus que jamais l'embarras du choix entre des bêtes également méritantes, prit le parti, ne voulant mécontenter aucun propriétaire, de leur acheter à chacun cinq chiens, pris au hasard dans chaque attelage.

Total, trente chiens payés sans marchander cinquante francs chacun et embarqués séance tenante, avec trois traîneaux, sur la Gallia.

Sans être aucunement dépaysés, les braves toutous, séduits d'ailleurs par une ample distribution de poisson sec, s'accommodèrent fort bien du petit local agencé à leur intention, par le charpentier sur le gaillard d'avant.

Et dès lors, Plume-au-Vent, qui adore les bêtes, ne les quitte plus d'un instant, s'improvise leur pourvoyeur et sollicite du capitaine le plaisir d'être préposé à leur garde.

«Mais, mon garçon, dit l'officier, tu vas te créer là un surcroît de besogne.

—Capitaine, je vous en prie! voyez, ils me connaissent déjà.

—Tu ne pourras même pas te faire comprendre d'eux... ils n'entendent que l'esquimau.

—Avant quinze jours je veux en avoir fait des chiens savants.

—Allons! comme tu voudras.

«Te voici, à dater d'aujourd'hui, capitaine des chiens.

—Merci de tout mon cœur! et je vous jure, foi de Parisien, que jamais bêtes n'auront été mieux soignées.»

Deux jours après, chaque homme recevait sa paire de bottes groenlandaises, les vivres supplémentaires pour l'usage des chiens étaient embarqués, et la Gallia, pilotée de nouveau par son lamaneur indigène, quittait Julianeshaab, malgré la persistance du froid.

L'escale avait duré dix jours, et l'on était alors au 23 mai.

En vain maître Igalliko avait insisté près du capitaine pour lui faire prolonger son séjour. Il alléguait, non sans apparence de raison, la subite reprise du froid qui allait entraver la marche de la goélette. Même en attendant une semaine encore, elle devancerait les navires baleiniers qui ne se montreraient pas avant la fin du mois.

D'Ambrieux fut inébranlable. Il voulait à tout prix faire de la route, arriver le premier là-bas, se frayer, coûte que coûte, un passage, au moins jusqu'à la Glace du Milieu; dût-il pour cela entamer sérieusement son combustible. Ne savait-il pas pouvoir s'approvisionner à la mine de lignite, découverte par la Discovery, et à celle trouvée plus loin encore par notre vaillant compatriote, le docteur Pavy, l'infortuné compagnon du lieutenant américain Greely.

Vingt-quatre heures seulement après l'appareillage, les événements semblèrent légitimer les appréhensions du pilote.

Du jour où la première glace flottante avait été signalée, la navigation, d'abord plus étrange que périlleuse, plus accidentée que difficile, devint tout à coup dangereuse à l'excès.

Les matelots, ceux du moins qui n'ont jamais fait les rudes campagnes à la baleine, s'aperçoivent brusquement qu'ils viennent de pénétrer dans un monde entièrement nouveau.

Glaces par l'avant et par l'arrière! glaces par tribord et par bâbord, glaces partout! C'est le règne du chaos!... un mouvant chaos de glaces, un composé indescriptible d'objets sans formes, sans couleur, presque sans corps... une fantasmagorie de décors à chaque instant modifiés par les courants ou les pressions sous-marines, à travers laquelle s'avance, toute sombre, sous son panache de fumée, la Gallia, dont la présence, en pareil lieu, semble un défi audacieusement jeté à la prudence humaine.

Les blocs errants, sous l'irrésistible poussée du courant, s'approchent en tournoyant avec leur impassible lenteur de masses brutales, se heurtent, s'écrasent et s'éboulent avec des fracas qui se répercutent comme des tonnerres lointains et menacent à chaque instant d'écraser le petit navire, seule parcelle de matière intelligente, perdue au milieu de l'inénarrable tohu-bohu!

La Gallia navigue le plus souvent à travers un brouillard plus ou moins épais, que déchire parfois un coup de vent du Sud. Le soleil surgit alors avec des flamboiements qui font ruisseler des torrents de feu sur les millions de facettes et les font resplendir d'un éclat incomparable. Puis la féerique vision s'efface, les teintes s'estompent, les images pâlissent au milieu des impalpables vapeurs, et le merveilleux décor disparaît dans un anéantissement de spectre, laissant aux hommes éblouis le regret des splendeurs passées, avec l'idée du péril imminent.

Aussi, la vigilance est extrême sur le pont du navire. Tous ceux qui ne sont pas de quart à la machine se tiennent en permanence à leur poste respectif, brandissant de longs crocs avec lesquels ils repoussent les glaçons qui, à chaque instant, menacent l'avant.

En dépit d'efforts incessants et d'une attention qui ne se dément jamais, l'éperon heurte rudement un iceberg dont la base est cachée sous la vague et dont le sommet demeure invisible dans le brouillard.

Le navire frémit, s'arrête un moment et repart, sans autre inconvénient que de secouer un peu trop rudement les chronomètres. Car tout ce qui est, à bord, susceptible de détérioration, a été soigneusement saisi et arrimé, de façon à permettre, plus tard, à la Gallia, de remplir sa fonction de bélier.

Quant au capitaine, confiant dans la solidité de son bâtiment dont il éprouve à chaque instant la résistance, il conserve son impassibilité, et n'a qu'une seule idée en tête: faire de la route.

Encouragés par la présence de leur chef qui prêche vaillamment d'exemple, les matelots supportent sans fléchir les écrasantes fatigues de ce rude noviciat et trouvent encore moyen de plaisanter.

Jamais la gaîté gauloise ne se trouve à court, même dans les circonstances les plus difficiles; on pourrait dire qu'elle semble s'accroître avec elles.

«Bon! crie une voix joyeuse, celle du Parisien qui vient de quitter sa chaufferie, encore de la glace!

«Il y a donc des gens qui passent ici leur vie à en fabriquer!

«Ma parole! si c'est pas à leur faire payer patente!»

Le soleil luit, par hasard. On aperçoit l'ennemi arriver en colonnes serrées.

«Empoigne un croc, bavard, et pique-moi cet obélisque, dont la pointe menace la vergue...

«Tonnerre!...» interrompt le camarade, qui fait terriblement vibrer les R, et qu'à son accent on reconnaît pour un Basque.

Illustration
—Attention!—interrompit le camarade.

C'est en effet le baleinier Michel Elimberri, élevé depuis le départ de Julianeshaab à la dignité de «pilote des glaces»; ce que les Anglais appellent: «icemaster».

Silencieux jusqu'à la taciturnité, le Basque, dont la vive intelligence n'avait pas eu jusqu'alors occasion de se produire, s'est tout à coup révélé au capitaine comme un homme absolument hors de pair pour tout ce qui a trait à la navigation dans les mers arctiques.

Il a longtemps pratiqué la pêche à la baleine, connaît parfaitement les parages au moins jusqu'au détroit de Smith et la baie de Melville, où il a hiverné deux fois. Son instruction technique est bien supérieure à celle de la moyenne des matelots, à ce point qu'il a été embarqué une fois en qualité de second sur un baleinier.

Le capitaine le jugea un soir, en l'entendant expliquer, à ses camarades, comment il comprenait l'expédition, et se convainquit de sa valeur après un entretien sommaire.

«L'obélisque! riposte Plume-au-Vent, toujours goguenard, tu me fais penser à Paris, ma ville, où de bons licheurs toujours altérés, font en ce moment les yeux doux à des carafes frappées!

«Et ici!... oh!... là! là!... mince de frigorifique!

«Faut croire que nous sommes à l'entrepôt général du grand magasin des degrés au-dessous de zéro.

«Michel?

—Après? répond brièvement le Basque.

—Une idée! Si après la campagne nous frétions, avec nos parts, un joli bateau pour venir ici chercher de la glace et en vendre aux gens qui tirent la langue sous un Equateur quelconque?

—Enfoncée, l'idée!

—Ah! bah,... ça se fait.

—Oui! En Amérique... Dans la baie d'Hudson... des vapeurs... on coupe la glace comme des pavés... à la scie... on l'emballe dans du feutre et de la sciure de bois et on la porte aux Antilles... au Mexique... à la Louisiane... à Cayenne...

—Ça doit coûter cher la livre, hein!

—Quatre sous!

—Pétard! Sont-y malins, ces Américains.

«Michel!

—Quoi encore?

—Toi qui la connais dans les coins, la chose des glaces, tu devrais bien m'expliquer...

—Pas le temps... faut ouvrir l'œil.

—C'est pas une raison pour clore le bec et fermer les oreilles.

«Ça m'empêche pas de turbiner, quand je parle, moi.

«Tiens, vois, ça s'éclaircit un peu... y a relâche... nous sommes dans un chenal d'eau libre.

—Je vois bien... mais, là-bas... par tribord... le floe...

—Tu dis?...

—Floe... champ de glace marine... l'eau de mer gelée sur place... là!

«La goélette devra le contourner... impossible de passer.

—... Et là-bas... vois donc... à bâbord...

«Des collines, des dunes, des rochers de glace... ça s'étend à perte de vue.

«On dirait que ça rejoint le... le... floe, comme tu dis.

—C'est un pack.

«Glaces venues du Nord... mêlées par les courants et les tempêtes... entassées... superposées... gelées et réunies par le froid.

«Le soleil fera tout craquer... partira en morceaux... icebergs qui s'en iront en dérive...

—Tonnerre!... y en a-t-y... mais y en a-t-y encore et toujours!

«Et avec ça un froid qui me coupe le nez... preuve que mon piton est d'un cramoisi!

—Thermomètre à 20° au-dessous de zéro.

—Mais alors, tout va geler ici, et je ne m'explique pas comment le navire flotte encore.

—Il y a le courant qui empêche l'eau de se prendre.

—Mais, plus loin?

—Nous trouverons le Pack du Milieu, la grande banquise formant barrière devant les eaux libres du Nord.

—Comment passerons-nous?

—Il y aura débâcle.»

Et profitant de la loquacité insolite de son camarade auquel l'état de la mer donne un peu de répit, le chauffeur se fait expliquer ce qu'il ignore, s'étonnant de la forme et de la consonnance des mots servant à désigner la glace sous ses différents aspects, cherchant en vain leur équivalent dans notre langue.

«Les étrangers... surtout les Anglais, sont venus les premiers, et ils ont donné aux choses des noms de chez eux.»

Et le Basque, poursuivant ainsi son entretien à bâtons rompus, continue ses définitions, dont le Parisien, ennuyé de ne pas savoir, se promet de tirer bon profit.

Plume-au-Vent apprend ainsi du baleinier, que le Pack du Milieu, ou comme il préfère l'appeler, la banquise, l'effroi des vaillants pêcheurs de cétacés, obstrue les détroits de Smith, de Jones et de Lancastre, même pendant l'été arctique, et qu'ils doivent, pour gagner l'espace libre des Eaux du Nord, contourner vers l'Est la terrible barrière afin de trouver le passage, trop heureux quand il n'est pas intercepté par la soudure de la banquise avec la glace des côtes qui, presque en tout temps, obstrue la baie de Melville.

Que de fatigues, de peines et de dangers, pour atteindre cette portion de mer ouverte qui ne s'étend guère au Sud du soixante-seizième parallèle, et doit souvent être cherchée plus haut! Etant donné surtout que le redoutable pack, appelé aussi: Glace du Milieu, s'étend du 76e au cercle polaire! soit un espace d'environ huit degrés, près de 900 kilomètres, à travers lequel il faut cheminer, Dieu sait comment!

Cet effroyable amas de glace n'est pas immobile comme le croyait le chauffeur. Bien au contraire. Toujours plus ou moins en mouvement, il semble obéir à une impulsion continuelle produite par les courants venus du Nord, comme d'ailleurs le prouvent certains faits indéniables. Notamment la dérive extraordinaire du Fox, le petit vapeur monté en 1857 par Mac-Clintock, parti à la recherche de l'expédition Franklin. Le Fox, soudé à la banquise par le travers du cap York, descendit avec les glaces pendant neuf mois et ne fut délivré que sous le cercle polaire.

Le Pack du Milieu, ou banquise, se forme donc, selon toute évidence, à l'extrême Nord, par l'agrégation des floes ou champs de glaces détachés, qui atteignent là-bas des hauteurs énormes, quarante et cinquante mètres, et viennent se souder à la barrière, après avoir notablement fondu en route, mais de façon à émerger encore de douze à quinze mètres et plus. Chaque floe qui constitue un des éléments de la banquise, a une configuration à peu près invariable. Il est profondément entaillé en plan horizontal au niveau des eaux, dont il subit continuellement l'action dissolvante, mais à une certaine profondeur il s'élargit énormément, de façon à posséder une base très considérable, et n'émerge jamais que du quart de sa hauteur totale.

Que l'on juge par là des dimensions d'un glaçon qui se dresse à quinze mètres seulement au-dessus du niveau de la mer!

Ainsi appelé par les circonstances à enfourcher son dada favori, le Basque devenait intarissable, peut-être pour la première fois.

Et le Parisien jubilait de cette condescendance, et enrichissait sa prodigieuse mémoire de faits à ce point intéressants, qu'il ne s'apercevait pas du givre collé à ses sourcils, et des glaçons formant stalactites à chacun des poils de sa barbe.

L'entretien se fût peut-être continué fort longtemps encore, s'il n'eût été brusquement interrompu par un cri bref du Basque, auquel succède une longue clameur d'étonnement, peut-être d'effroi.

V

Chute d'une montagne de glace.—Broyé ou submergé.—Un homme à la mer!—Héroïsme joyeux.—La récompense d'un brave.—Possessions danoises.—A travers la brume.—Dans le «Nid de Pie».—Regrets d'un pêcheur de baleines.—Toujours en avant!—Le comble de la misère humaine.—Près de pénétrer dans le cimetière des navires.

Malgré le froid intense, les matelots, tout chauds encore du soleil natal, trouvent que cette monotonie, parfois si éclatante et plus souvent lugubre, est relevée par le charme de la nouveauté.

Ils ont des étonnements naïfs, des admirations bruyantes, des métaphores audacieuses à l'aspect du tableau mouvant, si extraordinairement accidenté qui, bien que formé d'un seul élément, et n'affectant qu'une seule nuance, ne se ressemble jamais.

C'est au point que leur vigilance est parfois en défaut, tant ce féerique décor, sans cesse modifié, surexcite leur curiosité jusqu'à leur enlever l'appréhension du danger.

Du reste, ils n'ont pas eu le temps de se familiariser avec la configuration des icebergs ne montrant, comme on sait, au-dessus des eaux, que le quart de leur masse entière, et cachant sournoisement, sous les flots, une base très large, d'autant plus redoutable qu'on en ignore la forme et les dimensions.

Aussi, arrivera-t-il qu'un monticule errant, passant à une quinzaine de mètres, et regardé comme inoffensif, eu égard à son éloignement relatif, heurtera, par un de ses prolongements sous-marins, les œuvres vives du navire.

C'est ce qui se produit au moment où des cris violents interrompirent l'entretien du Basque et du Parisien.

Le chenal où s'avançait la Gallia rasait de près un immense glacier collé aux falaises de la côte, et le courant, assez rapide, en érodait profondément l'invisible piédestal.

Il y avait là des ébauches colossales d'une architecture fruste et tourmentée, où se confondaient, au milieu d'un pêle-mêle inouï, des piliers déjetés, des croupes de cathédrales, des tours balafrées de lézardes, des ogives rompues, des monolithes informes tombés on ne sait d'où, des pans ruinés, une cité de géants après un tremblement de terre.

Toutes ces masses, reliées entre elles par le froid, et solidaires comme si le meilleur ciment les unissait, éprouvaient, par cela même, des trépidations violentes, quand l'effort incessant des eaux, sapant leur base, en détachait un fragment.

Des craquements sonores, produits par le travail de désagrégation, retentissaient sans relâche, précédant, puis accompagnant la chute du bloc qui s'abîmait dans une pluie diamantée, puis soulevait une vague qui s'en allait mourir en clapotant sous les anfractuosités.

En raison de cette solidarité, l'ébranlement se répercutait sur la totalité du glacier, produisant des dégringolades incessantes, et un fracas rappelant celui d'un champ de bataille, mais avec une sonorité en quelque sorte exaspérée.

La goélette venait de s'écarter sur bâbord pour éviter l'approche d'un iceberg colossal, haut de plus de vingt mètres, taillé presque à pic, et dont la configuration bizarre rappelait celle d'un gigantesque bonnet de grenadier.

Le navire allait le laisser à trente mètres environ sur tribord, quand tout à coup un pan tout entier se détache de la falaise de glace, tombe dans le chenal, s'enfonce, disparaît, puis émerge, en soulevant une vague monstrueuse.

Celle-ci bondit et s'avance comme un mascaret, attaque le glaçon flottant, le fait osciller comme un fétu, et finalement le culbute sens dessus dessous.

Cette scène, longue à raconter, n'a pas duré plus de quinze secondes, et provoqua le cri d'angoisse échappé aux matelots.

Cependant, le navire n'eût couru aucun péril, sans la présence de l'iceberg malencontreusement placé par son travers.

Mais la fatalité permit que, au moment précis où il culbutait sous l'irrésistible poussée de la lame, la portion immergée heurtât, dans son mouvement de rotation, la coque...

La masse de bois gémit et semble près de se désarticuler. Les mâts oscillent, craquent jusque dans leur emplanture et menacent de venir en bas.

Un faux mouvement, une seconde d'hésitation, un de ces incidents qui déroutent les prévisions humaines, et c'en est fait!

La Gallia soulevée, puis brusquement jetée sur un de ses bords, va chavirer sur place.

Un frisson rapide secoue les plus braves qui se cramponnent machinalement au premier objet venu, et jettent sur leur chef un regard angoissé.

Le capitaine a vu et pressenti le danger.

Impassible au milieu du cataclysme d'où surgit une effroyable menace d'anéantissement, il s'écrie d'une voix qui domine le tonnerre des glaces et le rugissement des flots:

«Tiens bon, matelots!

«La barre à bâbord!... toute!...»

Puis, il met la main sur le télégraphe de la machine, et commande:

«A toute vapeur!»

Pour la seconde fois l'organisme de bois et de métal frémit, et une poussée furieuse le projette d'arrière en avant.

Pendant un instant bien court et qui paraît affreusement long, chacun entend la fausse quille racler la glace, et l'hélice tourbillonner à vide.

Cela dure huit ou dix secondes à peine, mais quel moment terrible!

Et brusquement, la Gallia qui, chose à peine croyable, a glissé sur l'obstacle, comme sur le plan incliné d'un chantier, se trouve soulevée par l'arrière, pique de l'avant et menace de s'abîmer.

Par bonheur, l'iceberg est franchi au moment où la lame s'abat sur le gaillard d'avant.

En un clin d'œil le spardeck se trouve submergé. Les matelots, qui étreignent les haubans, les étais, et tout ce qui peut leur donner prise, enflent le dos sous cette formidable douche. Les chiens, par bonheur attachés solidement, poussent un hurlement lugubre.

La goélette, un moment alourdie, s'enfonce, puis se redresse à mesure que l'eau embarquée s'écoule par les dallots. Le pont est si parfaitement étanche que pas une goutte n'a pénétré dans l'intérieur.

La téméraire mais admirable manœuvre de son capitaine l'a sauvée!

«Pas de bobo! crie une voie joyeuse... la douche est seulement un peu fraîche...»

Mais un cri lugubre qui terrifie les plus braves interrompt soudain la plaisanterie de Plume-au-Vent.

«Un homme à la mer!

—Paraît qu'y en a un qu'en a pas eu assez, reprend l'enragé loustic en se dépouillant de sa veste fourrée.

«Il fait pourtant un peu frisquet, pour s'offrir un bain froid.

«L'animal est capable de me faire piger un rhume de cerveau.

—Stop!»

Pendant que la goélette marche encore sur son erre, un canot est armé.

La bouée de sauvetage a déjà été lancée à la mer.

A cinquante mètres, on aperçoit un homme qui se débat convulsivement, près d'être englouti.

«Mais il va y rester!...

«Y barbotte comme quelqu'un ne sachant pas nager, reprend le Parisien... un amateur, quoi!

«A moi de faire le terre-neuve!»

Et le voilà, sans plus tarder, debout sur la lisse, piquant, par principe, une tête superbe, sans paraître songer à ce froid atroce de 20°.

«Courage! Parisien... courage!...» crient les camarades, pendant que le vapeur s'éloigne encore, et avant que le canot ait glissé sur ses palans.

Et il va, l'intrépide sauveteur, filant comme un poisson sur les flots glacés, se dressant parfois jusqu'à mi-corps, pour chercher la place où se débat le malheureux.

Il l'aperçoit enfin, à une trentaine de mètres, n'ayant plus la force de se mouvoir, déjà raidi par le froid, et pouvant à peine râler un appel suprême.

«Au... secours!

—Mais il a manqué la bouée, grogne le Parisien.

«Croche donc la bouée!... cachalot en détresse!

«Bon le v'là qui coule!»

En cinq ou six brasses Plume-au-Vent arrive au point où l'autre a disparu. Il plonge à deux reprises et reparaît enfin, nageant d'une main et hâlant de l'autre la fourrure dans laquelle s'agite faiblement le pauvre diable.

Par bonheur, la bouée a dérivé à portée de sa main.

Il s'y accroche, à bout de force et d'haleine, mais joyeux toujours, joyeux par caractère, et plus encore du devoir accompli.

«Et tu sais, faut pas faire des manières et essayer de me faire boire un coup... sinon, je recommence à taper, comme tout à l'heure, là-dessous, chez les phoques.»

Puis un éclat de rire s'échappe de ses lèvres violacées.

«Diable m'emporte! C'est Constant Guignard, dit-il en reconnaissant l'homme qu'il vient d'arracher à la mort.

«Guignard... le bien nommé... vrai!... quelle guigne!...

«Ohé! du canot!... ohé!... par ici... s. v. p...! dépêchez-vous... je crois qu'on a oublié le robinet d'eau chaude.»

L'embarcation, qui volait sur les flots, arrive en ce moment.

Le Parisien, transi jusqu'aux moelles, claquant des dents, raide comme un glaçon, mais blaguant quand même, est hissé à bord en même temps que l'autre, cramponné à la bouée avec l'inconsciente énergie des noyés.

Le maître, Guénic, est à la barre.

«Tiens, petit, dit-il au sauveteur en lui tendant une vaste et chaude fourrure, entortille-toi là dedans.

—C'est pas de refus, maître, vu que... ça doit être un déplorable métier que celui de phoque dans ces parages.

—Et siffle-moi ça, continue le maître en lui offrant une bouteille pleine d'un liquide ambré.

«C'est du vrai lait de tigre, mon gars, de la pure essence de vitriol... ça te réchauffera.

«Et puis, tu sais, petit, ajoute le vieux marin d'une voix attendrie, t'es un matelot... un vrai... je m'y connais.»

Pendant ce temps, Constant Guignard, frictionné à tour de bras, ouvrait lentement des yeux atones et demeurait incapable de prononcer un mot.

«Allons, mon pauvre vieux, reprend le Parisien après une ample rasade, sirote aussi une bonne goutte.

«C'est souverain contre les pâmoisons...

«Ben oui! c'est nous... les copains... t'es pas noyé... rassure-toi donc... t'es pas encore à point pour faire un figurant à la Morgue.»

Cinq minutes après, la baleinière accostait la Gallia.

Pendant que le Parisien sautait allégrement sur le pont au milieu des matelots qui ne lui ménageaient pas leur sympathie, le docteur faisait transporter Guignard au poste des blessés, puis engageait le sauveteur à l'y accompagner.

«Pardon excuse, monsieur le docteur, mais, avec votre permission, dit-il, je vais aller me faire un brin rissoler devant mon fourneau de chauffe.

«Voyez-vous, après une bonne suée, il n'y paraîtra plus.

—Ma foi, mon garçon, c'est une idée.

«Cependant, venez me voir quand vous serez réchauffé.»

Le brave Parisien allait enfiler l'escalier de la machine, quand il se trouve en présence du capitaine qui le regarde de ses yeux tranquilles et lui tend la main.

Confus de cet honneur et certes bien plus intimidé qu'au moment où il se précipitait dans les flots, Plume-au-Vent met respectueusement sa main dans celle de son chef et demeure bouche béante, interloqué.

«Farin, mon brave, dit le capitaine de sa voix chaude et sympathique, au nom de l'équipage et du mien, merci!...»

Et le chauffeur, de plus en plus troublé, ne trouvant pas un mot à répondre, mais tout fier de ce témoignage d'estime, porte la main à son bonnet, salue militairement et disparaît dans l'écoutille.

«Que ne puis-je entreprendre avec de tels hommes! dit à part lui le capitaine en se rendant lui-même à l'infirmerie.

«Oh! j'arriverai là-bas!... je le sens... je le veux.»

La goélette avait repris sa marche à travers le chenal où les obstacles semblaient s'accumuler à plaisir. Mais du moins l'incident qui faillit dès le début anéantir l'expédition, ou tout au moins porter le deuil dans l'équipage, eut cela de bon que chacun redoubla de vigilance.

Et certes, jamais on n'en a plus besoin en remontant le cercle polaire qui semble fuir devant l'étrave de la Gallia.

Le passage toujours obstrué par les glaces flottantes se maintenait libre, c'est-à-dire, que sa surface ne gelait pas. Du reste, la température, tout en restant assez basse, était moins rigoureuse depuis que le soleil ne disparaissait presque plus à l'horizon. La série des interminables journées arctiques allait commencer. Tout faisait prévoir une prochaine désagrégation du colossal amas de glaçons contre lequel on allait bientôt se heurter.

Depuis longtemps on avait dépassé le fiord d'Arsuth, où se trouve la fameuse mine de cryolithe, nommée Iviktutk. Puis, Friedricshaab, Fiskernaes et enfin Godthaab, la seconde ville de l'inspectorat du Sud. Une triste bourgade plus froide, plus désolée que Julianeshaab. Le 65° était franchi, mais aussi quelles fatigues écrasantes, pour un résultat aussi modeste!

L'implacable brume persistait toujours et s'interposait obstinément devant le soleil, qui, pendant trois mois, allait rayonner sur le désert de glaces.

Et toujours la lutte sans trêve contre les écueils mouvants, aperçus vaguement à travers l'énervante opacité du brouillard! Les manœuvres incessantes qui courbaturaient l'équipage, les arrêts interminables, les retours précipités, la vapeur instantanément renversée, tout cela pour arriver à s'élever de quelques minutes!

Cependant cette brume, en dépit de son opacité, couvre la mer d'une couche très mince, à ce point que les matelots de vigie dans le gréement, se trouvent en plein soleil [4].

Là-haut, d'incomparables jeux de lumière sur les sommets des icebergs et des falaises, en bas, une houle de vapeurs humides, tourbillonnant comme un suaire de gaze, et se résolvant en gouttelettes qui recouvrent d'un enduit de givre les hommes et les choses.

Grâce à cette particularité, le capitaine, toujours alerte comme un gabier, put prendre des hauteurs astronomiques en se hissant dans le tonneau fixé au sommet du grand mât et auquel les baleiniers donnent le nom de nid-de-pie.

C'est ainsi que, le 30 mai, son observation lui donna la certitude que le cercle polaire était enfin franchi.

Il y eut à bord une petite fête remplaçant la cérémonie classique et démodée du passage de la ligne, un bon repas, double ration de vin et de spiritueux et quelques chansons joyeuses où Plume-au-Vent déploya ses talents de virtuose.

Puis le soleil, après la vue duquel on soupirait depuis longtemps, apparut enfin, et pour ne plus disparaître de trois mois.

Les oiseaux, invisibles jusqu'alors, se montrent en essaims innombrables, jacassant à tue-tête, familiers d'ailleurs, au point de venir tourbillonner à travers le gréement du navire. Mouettes, damiers, pétrels, eiders, guillemots, zigzaguent et s'ébattent en pleine lumière, piquent des têtes au milieu des eaux vertes, vont s'éplucher sur les blocs errants, et repartent pour recommencer, indéfiniment.

Les monstres marins, sortis de l'hivernale torpeur, éveillés par cette incandescence qui les met en belle humeur, folâtrent lourdement dans les eaux libres. On voit des troupeaux entiers de phoques se vautrer avec délices sur quelque fragment bien horizontal d'icefield en dérive, et venir plonger curieusement jusque sous l'étrave du navire.

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On voit des troupeaux entiers de phoques se vautrer avec délices.

Une ourse même se montra, flanquée de ses deux oursons, humant de loin les émanations parties du vapeur, inquiète du branle-bas occasionné par sa présence.

Le docteur Gélin, grand chasseur, parlait même de lui envoyer une balle express, alléguant la saveur exquise d'un jambon d'ours, fût-il polaire.

Mais le capitaine lui fit observer en souriant que le gibier se trouvait au moins à mille mètres, et que la balle de sa bonne carabine Dougall serait inévitablement perdue.

«Damnée réfraction! dit le docteur en reconnaissant qu'il est victime d'une illusion d'optique très fréquente là-bas.

«Je m'y laisse pourtant prendre comme un conscrit.

—Baleine par l'avant! s'écrie le maître d'équipage dont les yeux luisants aperçoivent une colonne de vapeur chassée par l'évent d'un cétacé.

—Une baleine! riposte une voix bien connue.

«Plus que ça de goujon!

—Ris tant que tu voudras, failli Pantinois, n'empêche que ça me chavire, de ne pas seulement pouvoir lui loger quinze pouces de harpon entre les côtes.

—Voyons, maître Guénic, il y a temps pour tout.

«Que diable feriez-vous d'une pareille sardine?

«Son huile!... demandez-voir à notre camarade, Monsieur Dumas, dit Tartarin, ce qu'il en pense pour la cuisine.

«Y aurait donc ses baleines qui pourraient vous tenter...

«Est-ce que vous voudriez vous mettre marchand de parapluies?

—Gamin, va! dit le maître, incapable de tenir son sérieux.

—C'est p't-ête pour offrir à madame votre épouse une garniture pour son corset.

—Oui!... oui!... tu trouves toujours autant de trous que de chevilles, toi.

«Mais si t'avais évu celui de pratiquer la grande pêche, tu verrais voir, comme ça vous emballe un homme, de capturer un gibier de ce gabarit!»

Mais la Gallia n'avait pas de temps à perdre, quelques pressantes que fussent les occasions.

Oiseaux, plantigrades et cétacés ne furent point inquiétés.

Le surlendemain, à huit heures du matin, par trois degrés au-dessous de zéro, on se trouvait en vue de l'île Disco, dont la pointe est par 69° 11′ de latitude Nord.

C'est le chef-lieu de l'inspectorat septentrional du Groenland et le lieu de résidence du second «colonibestyrere» qui séjourne à Godhawn, situé au Nord de la baie du même nom, défendu contre la haute mer par un immense éperon granitique dont le prolongement s'étend fort loin.

La goélette, profitant de l'état du chenal pour l'instant débarrassé des icebergs, passa au large de l'île, continuant imperturbablement sa route vers les régions septentrionales.

Elle reconnut le détroit de Waïgatz, puis le vaste fiord Onemak, barré en son milieu par l'île Oubekjend; côtoya les gigantesques falaises et le hardi promontoire découvert en 1587 par le vieux John Davis. Cet amas de rochers que domine un cône majestueux de treize cents mètres, le Kresarsoak des Esquimaux, nommé par l'intrépide navigateur «Hope Sanderson», du nom d'un de ses commanditaires, faillit lui être fatal, alors qu'il courait à l'aventure, sur son petit navire de cinquante hommes, le Sunshine (clair de soleil). Il trouva par bonheur une large ouverture conduisant au Nord, et put se réfugier là où se trouve aujourd'hui la station danoise d'Upernavik.

La goélette avait mieux à faire que de s'arrêter au mouillage, sinon dangereux du moins incommode et difficile, au fond duquel s'élèvent quelques huttes désolées où végètent les infortunés sujets de Sa Majesté Danoise. Si Julianeshaab est lugubre et Godhawn atroce, Upernavik est pire; aussi l'Européen se demande avec un serrement de cœur comment des êtres humains peuvent exister au milieu d'une pareille abjection. Passons sur la lèpre qui les ronge, sur l'effroyable pourriture dans laquelle ils se vautrent, l'odeur qui s'exhale de leurs tanières transformées en charniers, sur les mangeailles en décomposition dont ils se gorgent...

Aussi, le capitaine s'empressa-t-il de laisser sur tribord le chef-lieu, faisant autant que possible forcer de vapeur afin de s'élever à tout prix, craignant, non sans raison, d'être serré par la banquise, et de perdre, comme le fait s'est souvent présenté, une année entière.

Il est en effet une question urgente, essentielle, que le voyageur à la recherche des «eaux libres du Nord» ne doit jamais oublier, c'est de se trouver de bonne heure en présence de la banquise ou Pack du Milieu. Si la saison navigable dure de juin à septembre, l'expérience chèrement acquise par les baleiniers démontre que le moment le plus favorable pour gagner la baie de Melville est le mois de juin. Car, à cette époque, on peut toujours, en cas d'insuccès partiel, renouveler une ou plusieurs fois la première tentative, sans courir trop grand risque d'être pris dans les glaces. On se rappelle, à ce sujet, les échecs éprouvés en 1849 par l'Etoile-du-Nord, parce qu'elle n'atteignit la banquise qu'en juillet, et en 1857 par le Fox de Mac-Clintock arrivé en août, et presque aussitôt enserré.

Une fois à la baie de Melville en temps opportun, le navigateur n'a plus alors qu'à prendre corps à corps, et résolument, le dernier obstacle, mais le plus redoutable de tous, car aussitôt ces colonnes d'Hercule franchies, il vogue enfin dans les eaux libres.

C'est alors qu'il lui faut redoubler d'habileté, de vigilance et d'énergie, car malgré l'énorme supériorité des navires à vapeur sur les anciens voiliers, la baie de Melville, autrefois la terreur des baleiniers, ne vaut guère mieux aujourd'hui que sa réputation.

Encore, comme en font foi les annales de la navigation arctique, arrive-t-il trop souvent que tous les efforts demeurent inutiles, en présence de catastrophes que la vaillance humaine est impuissante à conjurer, notamment quand le vent du Sud souffle avec violence et pousse les glaçons en dérive sur le pack. Alors, les navires, pressés entre les deux masses, sont écrasés comme des noix. C'est ainsi que périrent en quelques minutes, quatorze baleiniers, pendant la campagne de 1819. En 1821, il y en eut onze de broyés, et sept en 1822. Le désastre de 1830 fut épouvantable. Le 19 juin, le vent se mit à souffler du Sud-Sud-Ouest, chassa les glaces dans la baie, et serra la flotte entière contre la banquise. Dans la soirée, la tempête augmenta, et des masses énormes montèrent les unes sur les autres. Pendant la nuit, une véritable montagne de glace s'écroula sur les navires et en fracassa dix-neuf, à ce point que les fragments en étaient méconnaissables. L'un deux, le Ratler, complètement retourné, fut aplati, la quille en l'air!

Quelle résistance, en effet, peut opposer, aux forces infinies de la nature, un bateau, quelle que soit sa solidité?

D'Ambrieux, qui connaissait ce douloureux martyrologe des baleiniers, se préparait pourtant, avec son habituelle sérénité, à affronter la terrible baie, sans s'émouvoir de l'appellation sinistre sous laquelle on la désigne encore à notre époque: Le Cimetière des Navires.

VI

Dans la passe.—Route barrée.—En avant!—Premier assaut.—Victoire.—Désespoir d'un Vatel arctique.—Un homme dans la sauce.—Pas de déjeuner.—Plume-au-Vent voudrait faire baigner Dumas, dit Tartarin, dans la marmite de l'équipage.—Les deux principales routes du Pôle.—Pourquoi la Gallia a pris celle du détroit de Smith.—Contradictions.

Tessuissak, cap Shackleton, le Pouce-du-Diable, un rocher qui ressemble, si l'on veut, à un pouce, et n'a rien de diabolique; cap Wilcox, archipel aux Canards, la goélette a reconnu au passage tous ces points qui jalonnent la voie, depuis Upernavik jusqu'à la baie de Melville. Elle passe en vue de la Tête-de-Cheval, franchit le 75° de latitude et se trouve enfin non loin des îles Sabine, en présence du formidable champ de glace, large de cinq cents kilomètres!

C'est aujourd'hui 3 juin que la lutte va commencer avec sa terrible intensité!

Vers le milieu de l'été, c'est-à-dire pendant la fin de juin et le courant de juillet, la glace, désagrégée par le soleil, est devenue friable, comme spongieuse. Elle est «pourrie», selon le mot des baleiniers. Les floes sont profondément ravinés, couverts de flaques d'eau et de neige à moitié fondue. Un choc de moyenne intensité suffit pour les disloquer et les rendre le jouet du courant. Mais, aux premiers jours de juin, ils sont encore très durs et notablement épais.

Jusqu'à présent la Gallia ne s'est pas éloignée beaucoup du rivage. Maintenant il lui faut gagner un peu au large, car les côtes sont frangées de glaciers inaccessibles, de dimensions colossales, reliés à la banquise par des prolongements très étendus.

La goélette, sous son maximum de pression, côtoie latéralement le vaste champ aux tons bleuâtres, rappelant la nuance effacée de montagnes entrevues de loin, et cherche une voie qui donne accès vers le Nord.

Voici enfin, après de longs tâtonnements, une vaste anfractuosité dans laquelle débouche un chenal d'eau libre, une passe, comme disent les baleiniers. Du haut du nid-de-pie, le capitaine reconnaît, en personne, la direction et les sinuosités de la passe, et cède bientôt la place à Michel Elimberri, le pilote des glaces.

«La barre à bâbord!

«Machine en avant!

«La barre droite!»

La goélette a embouqué le chenal.

Les matelots, vêtus simplement de la vareuse, qui remplace le vêtement arctique trop chaud pour une température de −2°, contemplent curieusement cette navigation sur un fleuve immobile entre deux berges plates, comme coupées à la scie, et dont la nuance terne fait ressortir avec plus d'intensité la couleur vert sombre de l'eau.

Peu à peu la passe, qui d'abord mesurait environ douze cents mètres, se rétrécit. C'est bientôt une simple rivière, puis un canal à peine large trois fois comme la coque du navire.

A chaque instant le Basque, pelotonné dans la barrique, s'écrie, suivant les circonstances:

«Bâbord!... tribord!... la barre droite!»

Et le capitaine répète, d'une voix brève, les commandements au timonier, attentif au moindre mot.

«Tribord! capitaine... tribord toute!» hurle bientôt le pilote des glaces.

—Pourquoi? demande l'officier.

—Les floes sont en mouvement... ils chassent l'un sur l'autre... le chenal se resserre... il va être trop étroit.

«Il faut virer sur place.

—Virer!... mais tu vois bien que nous manquons d'espace.

—Alors, machine en arrière!

—Jamais!

«La barre qui bouche le chenal... quelle largeur?

—Une encâblure.

—Et après?

—Les eaux libres.

—Va bien!

«Timonier, attention!

«Gouverne droit!

«Machine en avant!... à toute vapeur!»

Soudain, la Gallia pousse un long halètement, et l'hélice tourne avec rage dans le chenal empli de houle.

Elle court de plus en plus rapide, son éperon hors de l'eau, comme si elle cherchait de loin la place où elle va se ruer.

Chacun s'accroche où il peut, en prévision du choc, et se demande avec angoisse quelle va être l'issue de cette lutte inégale.

Bientôt l'obstacle apparaît, fermant la passe qui n'est plus qu'un cul-de-sac.

Quelques secondes encore... les secondes angoissées pendant lesquelles on se sent rouler au bord d'un abîme, puis un heurt brutal accompagné d'un craquement terrible.

Le taille-mer en acier pénètre dans l'écorce rigide, l'éclate, la broie, l'entame en forme de coin, la désarticule...

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Le taille-mer en acier pénètre dans l'écorce rigide.

La force intelligente va-t-elle triompher d'emblée de la matière inerte?

Peut-être! Mais, à coup sûr, pas sans une lutte émouvante.

Brusquement arrêté dans sa course vertigineuse, le vaillant navire, qui paraît n'être pas seulement ébranlé, glisse par l'avant sur le floe, comme pour s'y échouer. Mais la glace, incapable de supporter un pareil poids, fléchit, s'effondre et passe, de bout en bout, par fragments sous la quille.

«En arrière!» crie le capitaine.

La Gallia recule de trois cent cinquante à quatre cents mètres, prend du champ et se rue de nouveau sur la barricade.

Le taille-mer pénètre exactement au point qu'il vient d'entamer, puis la force d'impulsion n'étant pas épuisée, le navire pour la seconde fois s'élance sur le floe, le fait écrouler sous sa masse, et gagne encore près de deux longueurs.

Les matelots, qui s'échauffent à cette lutte, battent des mains et trépignent d'enthousiasme. Le moins audacieux d'entre eux ne doute plus du succès.

De nouveau retentit le commandement: «En arrière!» bientôt suivi de: «Machine en avant!»

Et la Gallia qui, sous la puissante main du capitaine, semble réellement douée de pensée, court, frappe, bondit, avance, recule, attaque avec des attitudes de cétacé en fureur, souffle, rugit, et semble prise de délire à mesure que l'obstacle cède sous ses coups.

Au loin, la banquise craque et détone sourdement. Les floes voisins sont agités de trépidations qui se répercutent à la masse totale. Puis, sous les coups incessants du bélier qui martèle avec une rage toujours nouvelle cette barre en principe infranchissable, la glace désarticulée s'écarte enfin à droite et à gauche.

La voix du pilote basque, dominant du haut de la mâture le ronflement de la machine et les crépitements des glaçons en dérive, crie avec un accent de joie indicible:

«La passe est libre, capitaine!

«A tribord un peu!

«La barre droite!...

«Machine en avant!»

D'Ambrieux est vainqueur, et de haute main.

«Bravo! capitaine, dit le docteur enthousiasmé, en lâchant enfin la manœuvre à laquelle il est resté cramponné pendant la lutte.

«Si, comme je n'en doute pas, la Gallia est sans avarie, vous avez là un fin navire.

—Je vous l'affirme avant tout examen, mon cher docteur, répond l'officier dont les yeux vert de mer semblent flamboyer.

«Pas un boulon n'a sauté, pas une cheville n'a bougé, pas un cordage n'a fléchi.

«Quant à la machine, Fritz répond de tout, et je réponds de Fritz.

«Allons déjeuner.»

La cloche piquait alors neuf heures. Les deux hommes descendaient au carré où les repas de l'état-major se prenaient en commun, quand des clameurs effarées se font entendre.

A la tonalité retentissante des mots expectorés avec un accent de terroir tout particulier, on reconnaît une voix provençale, et du bon cru.

«Millé Diou dé tron dé l'air... dé tonnerre... dé cent mille milliasses dé dious!...

«Zé n'ai plus qu'à mé pendre... Zé suis fiçu... flammbé... déshônôré...

«Qu'on mé flannnque à la fôôsse aux lîîonss... qu'on mé donne la cale sèche...»

Et un grand gaillard, barbu jusqu'aux yeux, s'élance du panneau en gesticulant, menaçant d'arracher de ses doigts crispés les touffes noires qui se tordent à ses joues et à son menton.

L'irruption de cet homme hagard, tragique, affolé, dont les habits disparaissent sous un enduit poisseux d'où s'exhale une violente senteur d'ail et de barigoule, est tellement baroque dans sa dramatique exubérance, que le docteur ne peut comprimer un fou rire, et que le capitaine, malgré son habituelle gravité, partage cette hilarité.

«Eh bien! Dumas, qu'y a-t-il donc? mon garçon, dit-il au désespéré.

—Capitaine... il y a... qu'il y a que vous allez me faire flanquer aux fers.

—Il ne s'agit pas de cela, mais de déjeuner.

—Eh!... bou Diou!... le dézeuner... c'est zustement la çose... dont pour laquelle ze devrais me périr.

—Mais, pourquoi?

—Capitaine! il n'y a pas de dézeuner pour l'état-major!

—Bah! et qu'est-il devenu?

—La sauce, il est dans ma barbe... sur ma vareuse... sur mon pantalon... voyez!... la sauce, il pleut de mes vêtements...

«Il y en a partout dans la cuisine... avec les morceaux de bœuf en dôbe... de poisson... la mayonnaise il est dans le çarbon... les assiettes, ils se promènent en tessons... ma cuisine, il est comme s'il y aurait eu tremblement de terre... la pôvre!

«C'est un fracas, une misère... un tremblement de damnation...

—Voyons, comment est survenue cette... catastrophe, interrompit enfin le capitaine qui réussit à endiguer ce torrent de lamentations.

—Capitaine, quand le navire il s'est lancé sur la glace, mes plats, mes assiettes, mes casseroles, ils n'étaient pas saisis...

«Pour lors, la violence du çoc il a tout jeté en pagale dans la cuisine.

«Tout est cassé, démoli, que c'est un çambardement où un calfat ne se retrouverait pas!

—Ce n'est que cela! continue le capitaine en souriant, console-toi, mon garçon, et va changer de vêtements.

«Nous déjeunerons avec des conserves sans sauce, et avec non moins d'appétit.

«Tu as un quart d'heure pour te nettoyer.»

Le docteur et le capitaine venaient de descendre au carré, sans s'arrêter aux protestations du pauvre diable qui se croyait réellement coupable de négligence, quand maître Plume-au-Vent dont le quart finissait à la machine, se trouva face à face avec le cuisinier dont le désespoir était encore houleux.

«Té vé!... mossieu Dumasse... qu'avez-vous donc?

—Rienne.

—... Et comme vous sentez bon la cuisine chic, mossieu Dumasse...

«Ma parole, vous embaumez comme le soupirail d'un sous-sol de restaurant.

—Qué que ça te fait, à toi, mauvais plaisant!

—Ça me fait et beaucoup, mossieu Dumasse, car je suis très gourmand et j'aurais en conséquence une proposition à vous faire.

—Té! faudrait voir, dit le Provençal soupçonneux, flairant peut-être une mystification.

—Voici: Le capitaine t'a dit d'aller enlever ta tenue de travail imbibée d'un décalitre de bonne sauce.

—Après?

—Va donc tremper ta défroque dans la marmite de l'équipage...

«Ce que ça corsera notre bouillon et lui donnera un montant!...

—Ah! Parisien de malheur!... ze te revaudrai ça en bloc.

—Tu refuses?... à ton idée, mon vieux Vatel!

—Coquine de Diou!... tu m'appelles... attends un peu!

—Vatel!... un défunt grand cuisinier, à ce qu'on dit.

«C'est décidé: tu refuses la petite friandise aux camarades?

—Prends garde, mouçeron!

—Faut pourtant pas laisser perdre ce nanan...

«Fais-en profiter au moins les chiens.

«Viens avec moi, et laisse-toi licher par eux... qué régal pour mon personnel!

«Tu verras ce coup de faubert, et après, tu seras aussi propre que les cuivres de l'habitacle.

—Zut! pour toi et pour tes sales cabots!

—Mossieu Dumasse, vous n'aimez pas les bêtes et vous avez tort.

«J'informerai, au retour, la Société protectrice des animaux, et vous n'aurez pas la médaille.

«Salut bien, cœur de banquise, de hummock, d'iceberg...

«Je conterai l'histoire à mes toutous et je les aguicherai après vos mollets.»

Mais le cuisinier, furieux de la plaisanterie et des minutes perdues, vient de s'enfuir en lui montrant le poing.

En attendant que leur maître-queux ait réparé le désordre de sa toilette, et improvisé un déjeuner de fortune, le capitaine et le docteur, encore tout chauds de la lutte engagée contre le pack, en arrivent, par une succession bien naturelle d'idées, à parler de la route qui doit les conduire au Pôle.

Tout en partageant absolument les idées de l'officier, le docteur, avec sa vieille expérience de voyageur au pays des glaces, avait peine à comprendre une telle hâte.

«Et l'autre! ripostait nerveusement d'Ambrieux, croyez-vous qu'il attende!

«Voyez-vous, docteur, je connais la ténacité allemande, et je suis sûr que mon rival met à profit tous les instants.

—Sans doute, mais il ne peut pas faire l'impossible, et les obstacles existent pour lui comme pour vous.

—C'est positivement pour cela que je veux, dès le début, essayer de le distancer, pour arriver à le battre, non pas d'une quantité dérisoire... de quelques minutes... d'un quart de degré... mais haut la main, en beau joueur!

—Si, par hasard, en sa qualité d'Allemand, il avait pris l'autre voie, celle qu'a si longtemps recommandée l'école dont feu Peterman était le grand inspirateur?

—Ce serait un bonheur pour nous, car il irait à un échec certain.

—Le croyez-vous?

—Autant qu'il est possible de s'en rapporter aux résultats obtenus par cent années d'une expérience chèrement acquise.

«Moi aussi j'avais devant moi deux routes,—je parle des mieux connues—celle entre le Groenland et la Nouvelle-Zemble, appelée route du Spitzberg, et celle du détroit de Smith, à l'extrémité de la mer de Baffin.

«J'ai consciencieusement étudié tout ce qui a été écrit sur la matière, et sans hésiter, j'ai choisi la seconde voie, celle que nous suivons.

«Voici pourquoi: c'est que depuis 1595, depuis Barentz, toutes les expéditions qui ont tenté de s'élever par la première, et elles sont nombreuses, ont été sans exception refoulées par les masses de glaces polaires dérivant constamment au Sud.

«A ce point que pas une seule n'a pu dépasser 80°.

—C'est parfaitement exact, car dans les années les plus favorables, c'est à peine si l'on a pu gagner cent milles au Nord.

—Donc, en dépit de l'engouement des géographes et des voyageurs allemands, dont mon patriotisme ne m'empêche pas de proclamer les mérites, cette route, à mon avis, doit être abandonnée.

«D'autant plus qu'elle ne laisse aucun espoir d'explorer une aire étendue, et que, en toutes circonstances, les découvertes accessoires en géologie, en botanique, en ethnologie, en géodésie ne sauraient être opérées.

«Voyez-vous, docteur, les faits sont là!

«Pensez donc que depuis cent vingt ans, les Russes, les Suédois, les Hollandais et les Anglais se sont heurtés constamment à une difficulté matérielle ne laissant pour ainsi dire aucun espoir.

«Jugez-en plutôt.

«En 1764, Vassili Tchitchakoff est brutalement arrêté par les glaces par 80° 26′. En 1773, les Anglais Phipps et Lutwidge, ayant à bord un volontaire qui devint notre ennemi acharné, Nelson, atteignirent 80° 30′. Puis, ce fut Buchan qui en 1818 arrive à 80°... Clavering et Sabine, immobilisés comme Phipps et Lutwidge à 80° 30′... Parry, incapable, en 1829, de dépasser 79° 33′.

«Exceptionnellement, les Suédois atteignent en 1868 la latitude 81° 42′. Mais cette même année, l'Allemand Karl Koldeway, commandant la Germania, s'arrête à 81° 5′, et en 1870 est pris dans les glaces par 77° 1′.

«Vous citerai-je enfin Leigh-Smith arrivant en 1871 à 81° 24′, alors que Scoresby, en 1806, montait à 81° 30′? Et l'échec du lieutenant suédois Palander... et celui plus récent de Leigh-Smith, qui par trois fois lutte en désespéré pour revenir vaincu?... Et cette terrible campagne du Tégetthoff commandé par des hommes comme le capitaine autrichien Weyprecht et l'intrépide lieutenant Payer! Un désastre, docteur... un désastre qui se termine par la perte du navire, sans autre résultat que de pouvoir dresser un cairn par 79° 61′.

«Donc, impossibilité reconnue, du moins jusqu'à présent, de s'élever plus haut que les Suédois en 1871.

—Cet historique est singulièrement éloquent, répond le docteur, et je comprends que vous n'ayez pas hésité...

—A choisir l'autre voie.

«Par le détroit de Smith, on a du moins la presque assurance d'atteindre les Eaux du Nord, impitoyablement barrées du côté du Spitzberg.

«C'est là un immense avantage, puisqu'on peut toujours ainsi s'élever de plusieurs degrés au Nord.

«Je ne vous ferai pas l'énumération des expéditions polaires entreprises de ce côté.

«Nous aurons occasion d'en parler au fur et à mesure que nous avancerons.

«Je vous dirai seulement comment je compte procéder, sauf modifications, suivant les exigences du moment.

«Vous savez que l'Eau du Nord s'étend, depuis la baie de Pond sur la côte occidentale, et s'en va vers le Nord-Ouest jusqu'au cap York.

—Parfaitement, capitaine, et les variations de ces eaux libres sont insignifiantes.

—Vous savez également qu'il y a, pour atteindre l'Eau du Nord, trois routes à travers la Glace du Milieu qui la borde au Midi.

«La première est celle que les baleiniers ont appelée le Passage du Nord. Il longe la côte du Groenland, et c'est, dit-on, le plus sûr.

«La seconde passe se trouve au centre de la baie, dans la masse en dérive. On l'appelle pour cette raison le Passage du Milieu. On ne doit le tenter que plus tard, quand on peut raisonnablement croire que les glaces de la baie de Melville sont brisées. La troisième enfin, appelée Passage du Sud, est le long de la côte Ouest de la baie de Baffin. On ne peut la franchir que plus tard encore, vers la fin de l'été, ou quand les vents du Sud ont longtemps soufflé.

«Puisque le Passage du Nord est plus sûr, je l'ai choisi, bien qu'il semble plus long, pour des voiliers s'entend.

«Chose indifférente pour nous qui montons un vapeur.

«Il fallait, autrefois, vingt-cinq jours pour franchir la baie de Melville, ce que fit le premier, en 1616, le vieux Baffin dans un rafiot de cinquante-cinq tonneaux.

«En 1874, la flotte à vapeur des baleiniers anglais mit deux jours.

«Comme la saison est peu avancée, peut-être serons-nous plus longtemps.

«Peu importe, d'ailleurs... l'essentiel est de passer, et nous passerons!... dussé-je user sur les packs l'éperon d'acier de la Gallia.

—Parbleu! répond le docteur qui, depuis la première attaque, ne doute plus de rien.

—Du reste, continue le capitaine, les glaces de la baie de Melville sont moins redoutables que je ne le croyais.

«Elles sont également plus légères que celles du Spitzberg où elles atteignent jusqu'à sept ou huit mètres d'épaisseur.

«Elles n'ont guère ici que deux mètres... Ce qui d'ailleurs suffit à mon ambition.

—Mais, capitaine, il me vient une idée, à propos du grand Pack du Spitzberg qui empêche les explorateurs de dépasser 80°.

—Dites, mon cher docteur.

—La route que nous suivons est la meilleure, je n'en disconviens pas; et pourtant, depuis près de soixante ans, malgré les plus vaillants efforts, on n'a même pas réussi à gagner un degré, c'est-à-dire, depuis Edouard Parry qui fut contraint de s'arrêter par 82° 45′.

—Sans doute; mais du moins les navires peuvent s'avancer beaucoup plus loin, comme le Polaris de l'Américain Hall qui, en 1871, put hiverner par 82° 16′, en un point que nul autre bâtiment n'avait jamais atteint.

«On est en droit de se demander jusqu'où fût allé, en traîneau, un homme de la trempe de Hall, quand la pusillanimité de son équipage et de son second Sydney Buddington le forcèrent à rétrograder.

«La voie du Nord n'était-elle pas ouverte aux traîneaux dont Hall appréciait si vivement les services?

«Voyez-vous, docteur, il est essentiel d'hiverner le plus loin possible dans la direction du Pôle, comme le comprit si bien sir Georges Nares qui put amener son navire, l'Alert en face le cap Sheridan, et 8′ plus loin que Hall conduisit le Polaris, c'est-à-dire par 82° 24′.

«De cette latitude élevée, le second du capitaine G. Nares, l'intrépide lieutenant Markham, put piquer en traîneau droit au Nord et arriver, le 12 mai 1876, après une marche terrible de trente-neuf jours, à 83° 20′, là où jamais voyageur n'avait posé le pied.

«C'est ce qu'avait également senti le lieutenant américain Greely dont l'expédition, si féconde en résultats de toute sorte, fut malheureusement frappée de revers affreux.

«N'ayant pas de navire à lui, Greely se fit conduire avec ses hommes et son matériel, par le vapeur Proteus, jusqu'à la baie de la Discovery, ainsi nommée en souvenir de l'hivernage du second navire de sir Georges Nares.

«Puis Greely, s'installa bravement avec son personnel par 81° 44′ pendant que le Proteus retournait en Amérique avec promesse de revenir, au bout de trois ans, chercher l'expédition.

«S'étant ainsi condamné à un exil volontaire de trente-six mois, le vaillant officier fit bâtir Fort Conger, pour les besoins de l'hivernage, et attendit patiemment la saison de 1881 pour commencer les explorations.

«Secondé par des hommes admirables, votre collègue, notre infortuné compatriote, le docteur Pavy, et surtout l'héroïque lieutenant Lockwood, et des sous-officiers de son régiment, le Signal-Corps, on peut dire qu'il accomplit des merveilles.

«C'est ainsi, notamment, que Lockwood put arriver, en traîneau, jusqu'à 83° 23′, dépassant de 3′ le lieutenant Markham, en enlevant aux Anglais une victoire si chèrement conquise sur tous leurs devanciers.

«Par malheur, Lockwood, qui n'était pas à bout de vivres et moins encore d'énergie, fut arrêté par les eaux libres.

«Là, où sir Georges Nares avait trouvé les blocs informes et monstrueux, s'étendant à perte de vue sur les flots invisibles d'une mer qu'il croyait à jamais emprisonnée, au point qu'il lui donna le nom d'océan Paléocrystique, Lockwood rencontra des passes navigables... et il n'avait que son traîneau!

«Qui peut prévoir jusqu'où il se fût avancé, s'il eût seulement disposé d'un misérable canot groenlandais!

—Il est évident qu'une pareille contradiction donne fort à penser.

«Cette région mystérieuse est véritablement féconde en surprises.

«On ne peut en effet taxer de légèreté un observateur aussi expérimenté, aussi consciencieux que le commodore anglais...

«Il a réellement constaté la présence de glaces dont la structure, le volume, la contexture indiquaient une formation très ancienne... il a cru de bonne foi qu'elles étaient là depuis des siècles, et supposé, selon toute vraisemblance, qu'elles y resteraient indéfiniment...

—Et six ans après, elles n'existaient plus!

—De telle façon que Markham et Lockwood sont immobilisés presque au même point, le premier par d'infranchissables hummocks, alors qu'il espérait trouver les eaux libres, le second par ces mêmes eaux libres, alors que, confiant dans l'affirmation de sir Georges Nares, il croyait continuer son voyage sur le champ de glace!

—Que comptez-vous faire?

—Ce double échec renferme un enseignement que je n'oublierai pas.

«J'aviserai en temps opportun, et je m'arrangerai, vous pouvez m'en croire, de façon à passer là où l'Anglais et l'Américain ont dû rétrograder.

«Vous verrez cela, docteur, ou la glace polaire sera mon tombeau.»

VII

La goélette arrêtée par les glaces.—Une idée du capitaine.—Beaucoup d'efforts et un peu de dynamite.—Formidable explosion.—Voie libre.—Est-ce un homme, est-ce un ours?—Trois ours et un homme.—Poursuite.—Manqué!—Où le docteur trouve son maître et n'est pas jaloux.—Les exploits d'un cuisinier.—Digne de son illustre homonyme le grand Tartarin.—Montagne de viande fraîche.

«Sapristi! la baie de Melville se défend.

—Sûr, qu'elle se défend, monsieur le docteur, opine gravement le maître d'équipage.

—Ma parole! nous sommes bloqués.

—Faudrait voir.

—Cela me semble vu... tout à fait vu.

«Depuis vingt-quatre heures le froid a repris brusquement, les chenaux sont refermés, les floes sont soudés les uns aux autres et pas moyen de les attaquer à coups d'éperon, puisque la goélette, immobile comme une bouée, ne peut ni avancer ni reculer.»

Le vieux baleinier, toujours très calme se hausse au-dessus de la lisse, regarde au loin le morne champ de glace, la main en avant, au-dessus des sourcils, et semble humer l'air comme un chien de chasse.

«Eh bien! maître Guénic, interrompt le docteur agacé de ce long silence.

—Dame! monsieur le docteur, cela fait vingt-quatre heures de perdues, et c'est tant pis pour le capitaine, vu qu'il est pressé.

—Voilà tout ce que vous trouvez à dire?

—C'est-y la peine de se déralinguer la fressure pour une chose que ni vent, ni marée, ni vapeur, ni soleil ne peuvent empêcher.

«Le capitaine a voulu passer un peu trop tôt, c'est vrai.

«Mais, il est le maître.

«D'ailleurs, y avait chance.

—Et maintenant?

—Y a toujours chance.

«Quelques heures de vent du sud, un peu de soleil, et tout ce mauvais pavage s'en ira en dérive.

—Et s'il n'y a ni vent du sud, ni soleil?

—M'est avis que faudra patienter.

«A moins que le capitaine n'ait une idée.

«Il est le capitaine.

—Mon brave Guénic vous êtes exaspérant, avec votre sang-froid.

—Vous savez bien, monsieur le docteur, que le sang-froid, c'est la vertu du marin, vous qu'êtes un fin matelot de la flotte de Terre-Neuve.

—Mais, à Terre-Neuve, il s'agit simplement de pièces de cent sous représentées par des morues.

«Peu importe d'arriver un peu plus tôt, un peu plus tard... le chargement se complète toujours.

«Tandis qu'ici, nous luttons pour la gloire... l'honneur du pavillon est en jeu.

«Une semaine de retard peut amener une catastrophe irréparable.

—Euh!... moi et les autres, nous sommes prêts à risquer nos os pour les couleurs.

«Mais, voyez-vous, la glace est toujours la glace.

—Vous voulez dire qu'elle existe pour nous comme pour notre concurrent.

«Et s'il trouve une passe libre, lui!

—Ça ne me paraît guère possible.

«Et puis, ce n'est jamais qu'un Allemand, et le capitaine doit avoir son idée.

«Voilà!

«... Tiens!... pas possible!...

«Ah! malheur!

—Qu'y a-t-il encore, bon Dieu!

—Causons bas, monsieur le docteur.

«Y a que nous dérivons.

—Ah!... Nous avançons en arrière!

«Eh bien! c'est du propre!

«Je cours, avertir le capitaine.

—Pas besoin, allez!

«Sûr qu'y sait la chose, et qu'il a son idée.

—Tu as raison, mon vieux Guénic, interrompt une voix bien connue et je vais la mettre, sans tarder, à exécution.

—Je m'en doutais bien, allez, capitaine, dit avec une déférence affectueuse le maître en chavirant lestement, par-dessus bord, le paquet de tabac dont il exprime le jus avec sensualité.

—Quant à vous, docteur, répond l'officier, je vais vous faire assister à un feu d'artifice comme vous n'en avez jamais vu.

«Une brute d'obstacle matériel m'arrêterait!...

«Sangdieu! Je ne serais plus moi!

«Allons, Guénic, en haut le monde, et leste!»

Le maître porte aussitôt à ses lèvres son sifflet d'argent, en tire des sons aigus, fignolés de trilles et de roulades qui font accourir au pied du mât de misaine l'équipage tout entier.

«Le charpentier! dit brièvement le capitaine.

—Présent! répond Jean Itourria le second Basque, compatriote du pilote des glaces.

—Descends avec quatre hommes au magasin et apporte douze tarières... les plus grandes.

«C'est compris?

—Oui, capitaine.

—Guénic, un falot.

—Oui, capitaine.

—Va m'attendre au panneau de la soute aux poudres et emmène avec toi l'armurier, Castelnau, et ton matelot Le Guern.

—Oui, capitaine.»

L'officier rentre dans son appartement et revient presque aussitôt portant une clef, celle de la soute probablement.

Tous quatre enfilent l'escalier de l'arrière, s'arrêtent devant une petite porte que le capitaine ouvre lestement, et pénètrent dans un réduit assez vaste, où sont rangées symétriquement une infinité de caisses fermées avec des boulons.

Le capitaine en choisit deux marqués d'un D majuscule, les fait enlever aux matelots et ajouta:

«Portez cela sur le pont et en douceur, garçons.»

Par les soins du charpentier, les tarières sont déjà rangées au pied du mât.

Avec une clef anglaise, l'armurier déboulonne les caisses qui apparaissent doublées de cuivre à l'intérieur, avec une lame obturatrice en caoutchouc entre le couvercle et les bords.

Chacune renferme une centaine de cylindres en gros papier verni, longs de vingt-cinq centimètres et portant à peu près cinq centimètres de diamètre. Puis, une fine cordelette noirâtre lovée sur elle-même, comme un brin de filin, et une petite boîte contenant des étoupilles analogues à celles dont se servent les artilleurs.

C'est tout.

Le capitaine ajoute, s'adressant à l'armurier:

«Ces cartouches renferment chacune cent cinquante grammes de dynamite.

«La charge est suffisante pour briser la glace dont l'épaisseur ne dépasse pas deux mètres.

—Certainement, capitaine.

«Les carriers de la forêt de Fontainebleau font éclater, avec des cartouches de même dimension, des blocs de grès non moins épais.

—Et tu sais la manière de les mettre en état de faire explosion.

—Oui, capitaine.

«Comme la dynamite ne produit son effet détonant que si elle est enflammée par une étoupille, il suffit de percer, dans le sens de la longueur, la cartouche avec un poinçon, et de glisser dans le trou l'étoupille munie d'un bout de cordon Bickford.

—Bien!

«Tu sais également charger un trou de mine.

—Oui, capitaine.

«Les fragments de glace pilée amenés par les tarières, fourniront d'excellents matériaux.

«Il est très facile, d'autre part, de calculer la longueur que doit avoir le cordon Bickford pour provoquer l'explosion dans un temps plus ou moins long, et à volonté.

—A merveille!

«Et maintenant, que chacun se tienne paré pour m'accompagner.

«Guénic, fais descendre sur la glace les outils et les deux caisses.

Le capitaine se rendit à la machine et appela Fritz Hermann, le maître mécanicien.

—Fritz, lui dit-il, tu vas chauffer et atteindre le maximum de pression.

«Tu as trois heures pour cela.

«J'ai besoin de tout le monde, tu garderas avec toi un seul chauffeur.

—Bien, capitaine! je serai paré dans trois heures.»

D'Ambrieux remonta sur le pont, donna l'ordre au second de rester à bord avec un timonier, puis commanda:

«Tout le monde sur la glace!

«Vous nous accompagnez, n'est-ce pas, docteur?»

Puis, il descendit le dernier, prit la tête de la petite troupe composée de quatorze hommes portant, les uns les tarières, les autres les caisses de cartouches et se mit en marche vers le nord en comptant ses pas.

Quand il eut ainsi parcouru mille mètres il s'arrêta et dit aux marins:

«Espacez-vous de dix en dix mètres, dans la direction du navire, et creusez dans la glace chacun un trou avec votre tarière.

«Ne dépassez pas en profondeur cinquante centimètres.

«Et du leste, garçons! car le temps presse; il y aura double ration une fois la besogne terminée.»

Sans plus tarder, les matelots s'alignent au pas gymnastique et attaquent l'énorme couche de glace avec tant d'adresse et de vigueur qu'en douze minutes, montre en main, les dix trous sont creusés à la profondeur voulue.

«A ton tour, dit le capitaine à l'armurier qui, pendant ce temps, a garni d'étoupilles un certain nombre de cartouches.

—Je vous prierai, capitaine, de m'indiquer combien de temps doit s'écouler entre l'inflammation de la mèche et l'explosion?

—Une demi-heure.

—Alors, il faut une brasse de cordon, répond l'armurier, en déroulant la petite ficelle noirâtre.»

Puis il la tronçonne en longueurs égales, pendant que le capitaine s'entretient à voix basse avec Guénic.

—C'est compris, n'est-ce pas?

—Compris, oui, capitaine.

«C'est égal, vous avez là une crâne idée, termine le maître avec la respectueuse familiarité des vieux serviteurs.»

Castelnau ayant ainsi fractionné le cordon Bickford, introduit dans le premier trou une cartouche, le remplit avec de la glace pulvérisée par la tarière, la tasse du pied et allonge le même cordon qui apparaît, comme un morceau de fil téléphonique.

«C'est très bien, observe le capitaine satisfait, tu n'as plus qu'à continuer.»

Le forage est poussé activement, mais, au lieu d'opérer en suivant la direction occupée par les dix premiers trous de mine s'étendant sur une longueur de cent mètres, les matelots se sont portés à dix mètres sur la gauche.

Puis, une nouvelle ligne de cent mètres étant ainsi minée, ils reviennent sur la droite, dans le prolongement de la première.

On comprend sans peine le but de cette disposition intelligente.

D'Ambrieux ne voulant rien laisser au hasard, s'est dit avec raison, que l'explosion d'une série de pétards exposés sur une seule ligne pourrait disloquer un espace insuffisant.

Aussi a-t-il pris soin de l'interrompre tous les cent mètres et de la doubler, en quelque sorte, en lui donnant la disposition d'un créneau.

Il est à supposer que tout en économisant la main-d'œuvre et la substance explosive, il aura le même résultat que si les deux lignes étaient continues dans toute leur étendue.

Cependant le travail poussé avec une énergie fiévreuse touche à sa fin.

Les derniers trous de mine, par conséquent les plus rapprochés du navire, sont chargés.

La Gallia, immobile comme dans un dock et flottant toujours, halète sur place et dégage d'énormes tourbillons de fumée noire. Le sifflet de la machine pousse un hurlement prolongé, Fritz est prêt.

Le capitaine envoie chercher à bord un long bout d'amarre goudronnée, le fait couper en dix morceaux. Chaque matelot reçoit un de ces morceaux, l'enflamme, et va se placer à chacune des sections de la ligne représentant un groupe de dix trous de mine répartis sur une longueur de cent mètres.

Le second, attentif à cette évolution, constate que tout le monde est à son poste et transmet un ordre au mécanicien par le télégraphe de la machine.

Pour la seconde fois, le sifflet se met à mugir. Les hommes, disséminés sur la glace, prévenus par ce signal, allument, avec un ensemble parfait, et tout en courant, chacun dix bouts de cordon.

Dix minutes après, les plus éloignés ont rallié le navire agité de sourdes trépidations.

Puis, tous ces braves matelots un peu essoufflés de cette course succédant à un travail auquel ils ne sont pas habitués, savourent le nectar versé par M. Dumas, et comptent les minutes.

Bien que nul ne doute parmi eux du succès, ils sont anxieux, énervés. Les loustics eux-mêmes ne songent guère à plaisanter. On sent, du reste, qu'en pareil moment, une facétie raterait comme un pétard mouillé.

Un quart d'heure s'écoule, et l'on n'entend d'autre bruit que celui de la vapeur fusant sous les soupapes.

On compte presque les secondes! et quinze paires d'yeux rivés sur la surface bleuâtre s'hypnotisent dans une fixité inquiète.

Soudain, à un kilomètre de la Gallia, surgit un long jet de vapeur blanchâtre qui s'élève à plus de dix mètres, et brusquement s'arrondit en coupole au sommet. Bien avant que le bruit de la détonation soit parvenu à la goélette, un second faisceau de fumée jaillit de la lourde carapace qui recouvre les eaux, puis un troisième, et tout à coup, l'explosion simultanée de toutes les mines.

Un coup sourd, étouffé, pas très intense retentit avec un tel ensemble, que l'on dirait un feu de peloton exécuté par des soldats d'élite.

Puis, sous le nuage qui flotte à cinq ou six mètres, on perçoit l'irrésistible poussée de débris informes, arrachés, broyés, effondrés. Tout craque, tout gémit, tout se disloque aussi loin que la vue peut s'étendre. Des pans entiers, soulevés par une de leurs extrémités, se dressent à pic, oscillent et retombent au milieu de cascades qui roulent, grossissent, et accourent vers le navire.

Encore une fois vainqueurs de l'inerte résistance des forces de la nature, les matelots poussent un long cri d'enthousiasme auquel succède un ronflement bien connu.

Au commandement du chef, l'hélice, captive depuis plus de trente-six heures, se met à tourbillonner avec rage, et la Gallia, mettant le cap sur la déchirure, s'élance au milieu des eaux libres, balayant comme des fétus, sous sa puissante étrave, les glaçons en dérive.

Très fiers de leur exploit, heureux de cette victoire sur la banquise, l'ennemi qu'ils détestaient déjà, les marins n'en peuvent croire leurs yeux, à mesure qu'ils avancent, tant le spectacle de cette destruction est complet, effrayant.

Eh quoi! un semblable anéantissement est l'œuvre de trente livres de dynamite!

Mais ce n'est pas tout. Le capitaine comptait sur une passe de dix ou douze mètres; et par endroits, elle en mesure cinquante. En outre, ce choc effroyable, cette poussée qui, à l'inverse de celle produite par la poudre, s'opère de haut en bas, s'est fait sentir on ne sait à quelle profondeur.

La preuve, c'est qu'on aperçoit, à droite et à gauche, des phoques assommés, foudroyés, immobiles, le ventre en l'air, avec une infinité de poissons de toute grosseur, de toute espèce.

Ne craignant plus d'être emprisonnés, confiant d'ailleurs dans les ressources de son arsenal, le capitaine ordonne de stopper un moment, afin de faire hisser à bord quelques-unes des victimes, et procurer à ses hommes des vivres frais.

Dix minutes suffisent à une pêche réellement miraculeuse, puis la goélette reprend son envolée vers les eaux libres, et accompagnée des craquements retentissant de la glace disloquée jusqu'à une distance qu'on ne peut apprécier.

C'est au point que, le choc se répercutant ainsi de proche en proche, on voit parfois les glaciers de la côte osciller, puis s'effondrer et détacher d'immenses glaçons qui se mettent à dériver en tournoyant.

Déjà le chenal improvisé par la seule volonté de l'intrépide officier était franchi. Quelques heures encore de navigation sans entraves, et la baie de Melville serait traversée.

Le capitaine allait donner l'ordre d'obliquer un peu à l'ouest, quand les gestes et les cris d'un petit groupe de matelots debout à l'avant, attirèrent son attention.

«Je te dis que c'est un ours.

—Je t'assure que c'est un homme.

—Peuh! dans ce pays cite! répliqua un organe bas-normand, ils sont habillés pareil au même.

—Mais, il y en a trois, d'ours... un gros et deux petits.

«Preuve qu'y sont blancs... autant dire jaune-soufre.

—Et que l'homme est marron.

—Et qu'y s'ensauve comme un quéqu'un qu'aurait le feu quelque part.

—Sûr qu'y vont lui manger ses aloyaux!

—Il n'a qu'à les faire monter à l'arbre, s'écrie Plume-au-Vent.

—Tu blagues, toi, Parisien! reprend le Normand, t'as pourtant un bon cœur, à preuve que t'as évu celui de me retirer de la grand'tasse, là ousque je buvais mon dernier coup.

—Parlons pas de ça, Guignard... d'abord t'es mon matelot.

—Eh!... eh!... s'écrient les marins, pas bête, l'homme!

«Y jette à l'ours son suroît en fourrure.

—... Pour gagner du temps!

—Et l'ours batifole avec le paletot.

—Oui, mais ça ne va pas durer longtemps.»

Le fugitif—c'est bien réellement un homme auquel donne la chasse un ours blanc monstrueux—détale à fond de train, en semant sur la glace quelques pièces de son habillement.

Mais le féroce plantigrade, talonné par la faim, ne se laisse plus prendre à cette ruse. Il galope avec cette allure si lourde en apparence, mais tellement rapide en fait, qu'elle peut égaler la vitesse d'un cheval.

L'homme auquel une terreur bien légitime semble donner des ailes, s'approche visiblement du navire. Mais il se trouve encore éloigné de quatre cents mètres, et l'ours gagne de plus en plus.

—Il faut à tout prix sauver ce malheureux, dit le capitaine.

—Stop!

«Parez la baleinière!

«Cinq hommes de bonne volonté!»

Le docteur et le lieutenant sont accourus, armés chacun d'une carabine à deux coups.

Les matelots se présentent en groupe, réclamant tous le périlleux honneur de combattre le monstre.

Un cri d'horreur échappe aux moins impressionnables. Le fugitif a glissé, puis s'est abattu lourdement. L'ours n'est plus qu'à deux pas de lui.

Un coup de feu retentit, et la balle frappant à un mètre de l'animal, fait voler un éclat de glace.

L'ours, un moment effrayé par le choc et le sifflement du projectile, s'arrête et regarde avec inquiétude le navire.

Ce répit, si court qu'il soit, permet à l'homme de se relever et de reprendre sa course, mais en zigzag.

Un second coup de feu se fait entendre, mais sans plus de résultat.

«Maladroit!» s'écrie le docteur tout dépité, en glissant deux cartouches métalliques dans le tonnerre de son arme encore fumante.

Le lieutenant fait feu à son tour et manque la bête qui semble invulnérable.

«Cent francs à qui l'abat,» dit le capitaine.

Castelnau arrivait portant de chaque main une carabine toute chargée.

Dumas le cuisinier, son tablier blanc relevé d'un bord, en triangle, comme un foc, l'arrête au passage.

«Donne-moi ça, petit, dit-il à l'armurier, et je veux toute ma vie manger de la cuisine au beurre si je ne gagne pas la prime.»

Avec une aisance parfaite, il saisit une carabine, la porte à l'épaule, met en joue et s'adressant au docteur avec sa familiarité provençale:

«Trois cents mètres... plein guidon, n'est-ce pas monsieur le dôtur?

—Plein guidon! et tâchez de faire mieux que moi.

—Eh!... zou!»

Il ajuste trois secondes à peine et presse doucement la détente.

Paf!... pîîî... îcth!... il semble qu'on suive le sillage de la balle qui s'éloigne en sifflant.

Et soudain, l'ours fait un bond énorme, se dresse convulsivement sur les pieds de derrière, oscille et s'écroule sur le dos en gigotant.

Illustration
Soudain, l'ours fait un bond énorme...

«Tonnerre de Brest!... un mathurin de Lorient n'eût pas mieux fait, s'écrie Guénic n'en pouvant croire ses yeux.

—Eh, millé dioux! il y en a encore deux autres, s'écrie le Provençal.

«Les petits... les mouçerons...

«Ce que ze vais t'éçeniller ces vermines!»

M. Dumas, superbe comme un capitan, la barbe hirsute, l'œil allumé, reçoit une cartouche, charge le canon droit de sa carabine, et avec le sang-froid d'un chasseur qui fusille des perdreaux, fait feu, deux fois coup sur coup.

Les deux oursons qui se sont arrêtés près du cadavre de leur mère, tressautent brusquement, et chose à peine croyable qui stupéfie littéralement l'équipage, tombent, foudroyés!

«Coup double! dit avec son large rire le cuisinier.

«Ce n'était pas plus difficile que ça!

—Sacrebleu! mon garçon, quel joli tireur vous faites!

—Oh! monsieur le dôtur, répond modestement Dumas, tout le monde pourrait en faire autant à Beaucaire.

«Seulement, on n'y trouve zénéralement pas d'ours.

—Très bien, Dumas, très bien! interrompt le capitaine.

«Je ne te connaissais pas ce talent, et puisque tu aimes la chasse, tu auras plus tard occasion de satisfaire ton goût.»

L'homme ainsi miraculeusement sauvé s'était avancé jusqu'au bord du chenal où venait de stopper la Gallia.

La baleinière, armée au moment où l'habile tireur accomplissait son exploit, abordait en deux coups de rame au glaçon au milieu duquel les trois ours frissonnaient leur agonie.

Sur un signe du patron, le malheureux à demi nu, tout grelottant, prenait place dans l'embarcation, pendant que deux matelots munis de grelins, allaient crocher les plantigrades pour les haler sur le pack.

Mais une difficulté se présente tout d'abord. L'ourse est tellement pesante, qu'on ne peut la mouvoir. Il faut un palan!

«Tron de l'air! monsieur le dôtur, c'est donc une bestiole conséquente? demande à son interlocuteur le Provençal.

—Le diable soit de votre bestiole!

«Mais, mon garçon, ça pèse au moins cinq cents kilos!

—Bagasse! monsieur... et moi qui n'ai zamais çassé que la grive et l'ortolan.

—Eh bien! ça vous a joliment fait la main.

«Ma foi, vous êtes digne de rivaliser avec le héros de Tarascon.

«Le grand... l'illustre Tartarin, votre homonyme.

—Faites excuse, monsieur le dôtur, mais je suis né natif de Beaucaire et zamais ze n'ai mis le pied à Tarascon.

«Ze ne sais pas qui est ce monsieur Tartareïn, dont ce mouçeron de Parisien m'a donné le surnom, et qu'il m'appelait chasseur de casquettes...

—Je vous ferai connaître ce héros dont un de nos plus illustres écrivains, votre compatriote, M. Daudet, a écrit les aventures extraordinaires, mais authentiques!

«Le livre est dans la bibliothèque, vous le dégusterez pendant l'hivernage.

«Et maintenant, comme à un tireur de votre force il faut une arme digne de lui, je suis heureux de vous offrir cette excellente carabine anglaise de Dougall.

—Mais, monsieur... je ne veux pas vous priver de...

—J'en ai une autre toute pareille.

«Allons ne faites pas la petite bouche... acceptez!...

«Sur ce, mon brave, allons voir vos victimes que l'on hisse en ce moment à bord.

«Nous ferons l'autopsie ensemble.»

VIII

Histoire d'Oûgiouk.—Comment on déshabille un ours polaire.—Capacité d'un estomac groenlandais.—Un amateur de tripes.—Symphonie de blanc et de bleu.—La tempête.—Déviations de la boussole.—A Port-Foulque.—Forêts en miniature.—A terre.—Tentative malheureuse d'un cocher improvisé.—Des effets d'une morue sèche sur un attelage récalcitrant.—Un ours blessé.

Le docteur n'avait point exagéré le poids réellement surprenant du monstre si proprement dépêché par Dumas dit Tartarin, cuisinier de la Gallia.

La femelle pesait cinq cent cinquante kilogrammes, et les oursons chacun trois cents.

Une véritable montagne de victuailles, et trois fourrures splendides qui furent préparées ultérieurement d'après le procédé groenlandais, par le nouveau passager, désormais en sûreté à bord, grâce au tour d'adresse exécuté par monsieur Dumas.

Le pauvre diable, fou de terreur, claquant des dents, à la pensée du danger auquel il a miraculeusement échappé, raconte son histoire.

Oh! très sommairement. Car, en sa qualité d'Esquimau pur sang, de nomade errant sur le désert de glace, il possède un vocabulaire des plus restreints. Une centaine de mots anglais ou danois, accrochés de bric et de broc, en fréquentant les baleiniers.

Quelques matelots de la Gallia sont eux-mêmes nantis d'un nombre égal d'expressions groenlandaises.

Avec beaucoup de gestes et pas mal de bonne volonté, on finit par s'entendre.

L'homme était le chef d'un petit clan anéanti l'année précédente par la variole. Ainsi réduit à une épouvantable solitude, il avait hiverné sur la côte, dans une hutte de neige. Manquant de provisions, réduit à manger ses chiens, il cherchait à rallier Upernavik, au moment où la goélette franchissant la baie de Melville se trouvait arrêtée par les glaces.

L'apparition du navire modifia aussitôt ses intentions. Le prenant pour un baleinier, il résolut de venir offrir au capitaine ses services, ou tout au moins de lui demander assistance. Il se mit en marche sur le floe, mais, tout en cheminant, fut éventé de loin par une famille d'ours blancs qui lui donnèrent la chasse.

Telle fut à peu près la substance du récit, nécessairement fort incomplet, que fit à ses sauveurs le Groenlandais Oûgiouk, c'est-à-dire le Grand-Phoque, dont le nom revint à satiété, pendant la narration.

Il termina en disant qu'il avait faim, qu'il avait soif, et ne savait que devenir. Les capitaines blancs en général étant des pères pour les Esquimaux, le capitaine de la goélette était son père, à lui, Oûgiouk. Il ne pouvait, par conséquent, le laisser dans la détresse. Bref un petit boniment point maladroit, et rendu intéressant par la bonne figure sympathique et la situation cruelle du postulant.

Bien que d'Ambrieux eût résolu en principe de n'adjoindre à son œuvre que des éléments exclusivement français, l'humanité lui faisait un devoir de garder à bord le Grand-Phoque. Impossible, en effet, de le rapatrier, puisque le temps manquait. Impossible également de le renvoyer à Upernavik avec un traîneau, des vivres et des chiens, le nombre de ces auxiliaires à quatre pattes étant à peine suffisant.

Donc, Oûgiouk restera sur la goélette en qualité de passager.

Enfin rassuré sur les éventualités du lendemain, se croyant matelot pour tout de bon, passablement excité par une rasade copieuse qui l'a fortement allumé en éteignant sa soif, le Grand-Phoque devient étonnamment prolixe. Il baragouine, interpelle un à un les marins, veut savoir leur nom, court visiter les chiens et les fait aboyer avec fureur, en leur jetant des syllabes gutturales, et finalement revient près des trois ours.

Cet amas de chair fraîche l'attire, le fascine d'autant plus qu'il est à jeun, et que les provisions de la cambuse ne paraissent pas l'allécher outre mesure.

Ses petits yeux bridés scintillent comme des diamants noirs, sa bouche palissadée de défenses à rendre jaloux un morse, s'entre-bâille jusqu'à ses oreilles, et ses joues, de la nuance d'une vieille casserole graisseuse, se gonflent comme deux outres, quand l'hiatus qui sépare le nez du menton se ferme, dans le mouvement rythmique d'une mastication imaginaire.

Dumas s'est emparé de l'ourse, et armé du grand couteau professionnel, détache par principes la peau du colosse.

Mais les principes du maître-coq ne sont pas ceux de l'homme des glaces qui proteste avec véhémence, et finalement enlève des mains de son sauveur le vaste tranche-lard.

Avec une adresse merveilleuse et une célérité inouïe, ma foi, ce petit homme rabougri, tontonnant, remuant, bavard, coupe, rogne, dissèque, écorche, décolle, arrache, tant et si bien, que l'animal est déshabillé en un tour de main.

A présent, la curée.

C'est plus curieux encore. Un seul coup suffit à ouvrir l'abdomen et à faire surgir de la cavité béante, un véritable monceau d'entrailles fumantes.

Oûgiouk saisit le foie, crache dessus et le lance par-dessus bord au grand scandale du cuisinier.

«Laissez-le faire, interrompt le docteur.

«Il a parfaitement raison, car le foie de l'ours est très malsain.

«On peut même être empoisonné si on a l'imprudence d'en manger.

«Je profite de l'occasion pour vous recommander de vous en abstenir en toute circonstance, comme aussi du foie de phoque.»

Les viscères de l'ours sont absolument vides. Preuve que depuis longtemps l'animal était soumis à un jeûne rigoureux.

La constatation de ce fait amène un vaste rire sur la face camuse du Groenlandais. Sans perdre un moment, il tranche au niveau de l'orifice inférieur l'intestin, encore tout chaud, l'introduit dans sa bouche, et absorbe avec d'intraduisibles mouvements de tête et de cou.

La bouche est pleine et les bajoues gonflées comme celles d'un singe dévalisant un verger.

Ne pouvant plus, sous peine d'asphyxie, introduire un atome de substance, Oûgiouk, d'un second coup de tranche-lard, abat, au ras de ses lèvres, le bout de boyau, fait un violent effort de déglutition, et le paquet franchissant l'isthme du gosier, tombe dans les profondeurs insondables d'un estomac polaire.

Puis il recommence, avec ce mouvement de va-et-vient familier aux canards, entonne une bouchée dont le volume ferait reculer un chien d'équarrisseur, bleuit quand la masse filandreuse pénètre dans le pharynx... et continue de plus belle.

Tant et si bien que la tripaille entière, l'estomac compris, y passa sans encombre. En tout, une dizaine de kilogrammes.

Souriant, heureux, épanoui, le brave Esquimau se frotte avec une béatitude comique le ventre, puis, se ravisant tout à coup, semble se dire:

«Mais il y a encore de la place.

«De quoi loger un dessert, une friandise, un rien.»

L'épine dorsale de l'ourse est capitonnée, au niveau des reins, d'une couche de graisse jaune qui tire l'œil d'Oûgiouk.

«Allons! les dernières bouchées, les meilleures, celles qui font la joie du gastronome, celles qu'on absorbe pour le divin plaisir de la gourmandise.»

Et le Grand-Phoque arrache une pleine poignée de graisse encore tiède, emplit sa bouche, écouvillonne la charge avec ses doigts, et finit, après un tassement laborieux, par introduire jusqu'aux derniers vestiges.

Les matelots témoins de ce festin qui eût fait frémir le bon Gargantua, le grand amateur de tripes, sont littéralement confondus, sauf les baleiniers, depuis longtemps édifiés sur les capacités d'une panse groenlandaise.

Plume-au-Vent et Dumas n'en peuvent croire leurs yeux.

Le cuisinier, pendant cet engloutissement qui n'a pas duré plus de cinq minutes, est passé par les phases de la surprise, de l'étonnement, puis de la stupeur.

On l'entend murmurer:

«C'est pas un hôme... c'est un puits... un gouffre... un abîme...

—N'est-ce pas, hein! Dumas.

«Je ne connais, moi, que mon fourneau de chauffe pour être aussi vorace.

«Et encore!

—Et c'est du monde! pécaïre!

—Ça y ressemble, tout de même.»

Puis, s'adressant au bonhomme qui essuie ses mains à sa face, il ajoute:

«Dites donc, monsieur Untel, si le cœur vous en dit, je vous emmènerai après la campagne.

«Je veux vous conduire aux restaurants à trente-deux sous, là où l'on donne du pain à discrétion.

«Fiche mon billet que vous aurez du succès, et que le patron fera une de ces têtes!...»

Le digne Oûgiouk, comme s'il eût compris et apprécié l'offre du Parisien, sourit en signe d'aquiescement, lui tend sa patte huileuse, puis, avisant une place libre entre deux rouleaux de cordages, s'allonge, ferme les yeux et se met à ronfler.

Pendant cet épisode répugnant, mais authentique, la Gallia qui s'est avancée vers le Nord-Ouest, a trouvé les eaux libres et réussi enfin à franchir la baie de Melville.

Ce n'est pas à dire pour cela que la mer soit débarrassée des glaces flottantes. Mais, les floes en dérive ne sont plus soudés ensemble, leur contexture n'est plus aussi rigide, ni leurs bords aussi vifs. La débâcle est sans doute commencée un peu plus haut, car la neige est fondue en partie, et les hummocks, dont les croupes émergent des plaques horizontales, laissent suinter de minces filets d'eau.

De loin en loin apparaissent de gros icebergs dont les pointes, émoussées sous l'action incessante du soleil qui ne descend jamais au-dessous de l'horizon, se sont mamelonnées en grosses protubérances d'aspect débonnaire.

La glace n'a plus sa physionomie rechignée des jours froids. On la sent mollir, s'adoucir, se faire moins inhospitalière, se laisser pénétrer par l'alanguissante senteur du renouveau qui plane sur le désert arctique.

La mer, d'un bleu turquoise, moutonne gaiement au pied des blocs en dérive, dont la base transparaît comme un cristal sous le flot qui la désagrège. Au-dessus, le ciel, d'un azur intense, forme un fond sur lequel se détachent étrangement, presque sans perspective, et avec une singulière crudité, les masses bleuâtres, çà et là plaquées de blanc mat.

Une véritable symphonie de bleu et de blanc à désespérer un peintre et à faire hurler notre public habitué à d'autres aspects, surtout à d'autres conventions.

Rien qui puisse reposer l'œil ou le distraire de cette énervante monotonie qui n'est pas sans charmes, et de cette incessante mobilité qui transforme, à chaque minute, le tableau invariablement composé des mêmes éléments, et toujours semblable à lui-même.

De temps en temps, cet étrange paysage fait de taches nacrées, mouvantes sur un fond de saphir, prend un peu d'animation. C'est une masse qui chavire brusquement dans un remous, oscille et continue à dériver avec sa lenteur immuable. C'est aussi une plaque de neige qui se décolle et glisse dans la mer avec un petit clapotement très doux, à peine perceptible. Puis l'apparition de phoques à la figure bonasse, qui batifolent avec des gestes de nageurs savourant avec béatitude leur première pleine eau. Puis encore des oiseaux qui, abandonnant résolument leurs hivernages du Sud, s'en vont à tire-d'aile vers le Septentrion, se posent un moment sur la croupe d'un iceberg, et repartent effrayés par la toux saccadée de la machine. Les canards, les oies, les eiders accourent en bandes innombrables, puis des essaims bruyants de grives d'eau, de tourne-pierres, de bruants des neiges et de canuts. Ces derniers ont même déjà quitté leur livrée grise d'hiver, pour la rutilante parure des jours d'été.

Et quand parfois, à la vue de gros nuages blancs produits par la condensation des brumes du Nord, qui arrivent en flocons détachés glissant sur l'azur céleste, l'œil se porte involontairement sur l'azur des flots constellé de glaces dérivant languissamment, on se demande si l'on se trouve en présence d'images réelles ou si l'on n'est pas le jouet d'un mirage.

Le 8 juin, la Gallia se trouvait enfin par le travers du cap York, dont les falaises, revêtues de glaces, coupaient à une grande hauteur la ligne d'horizon.

Le soixante-quinzième parallèle venait d'être franchi, et la Gallia naviguait définitivement dans les eaux du Nord qui s'étendent depuis le cap jusqu'à l'entrée du détroit de Smith.

Le capitaine, plein d'espoir, comptait arriver en trois jours au cap Alexandre, célèbre par l'hivernage du docteur Hayes qui donna au fiord, où s'abrita en 1860 (par 78° 15′), son navire, le nom de Port-Foulque.

Trois degrés en trois jours, ce n'était point être exigeant, surtout si la mer conservait son calme, l'atmosphère sa sérénité. Mais, hélas! qui peut répondre non seulement du lendemain, mais encore de l'heure à venir, sous une latitude où les variations les plus inattendues se produisent instantanément.

A mesure qu'elle s'avance vers le Nord-Ouest, pour doubler le cap Atholl, la Gallia rencontre des glaces de plus en plus nombreuses. Une désagréable facétie de la mer libre qui, loin de justifier son nom, est aussi encombrée que la baie de Melville.

Peu à peu, la température, jusque-là si clémente, s'abaisse de plusieurs degrés, le vent qui soufflait du Sud tourne au Nord, et le baromètre subit une dépression considérable.

Ne voulant pas risquer d'être pris par un grain en vue des abruptes falaises qui s'étendent jusqu'au petit détroit de Wolstenholme, le capitaine fit forcer de vapeur, quitte à heurter les icebergs, et mit résolument le cap sur les îles Carry, où il espérait trouver la mer entièrement débarrassée.

Il comptait de là se diriger vers le cap Sabine, couper le détroit de Hayes en vue des îles Henry et Bache, puis s'abriter derrière les monts Victoria et Albert, en attendant la débâcle définitive. La route minutieusement relevée, les corrections faites à la boussole pour éviter toute erreur au timonier, d'Ambrieux ayant pris toutes les précautions dictées par l'expérience, se reportait par la pensée au temps où le vieux Baffin s'en allait, à l'aventure, sur son petit navire de cinquante tonneaux, stupéfait, en approchant du détroit auquel il allait donner le nom de Smith, de voir son compas dévier de quantités incroyables. Aussi écrivait-il sur son journal: «Ce détroit, qui court au Nord de 78°, est remarquable en un point, parce que là est la plus grande variation de la boussole connue dans le monde entier. Car, par de bonnes observations, j'ai trouvé qu'elle était déviée de plus de cinq quarts ou 56° vers l'Ouest, de sorte que le Nord-Est-quart-Est est lu sur la boussole correspondant au Nord vrai du monde, et ainsi du reste.»

Et il y avait de cela plus de deux siècles et demi! (272 ans.)

Aussi, d'Ambrieux montant un navire dont il avait pu apprécier les qualités, secondé par un excellent équipage, traitait-il de misères les empêchements auxquels il se heurtait, en comparaison des difficultés écrasantes qui étaient le lot de ces intrépides chercheurs.

Cependant le vent fraîchissait de plus en plus. La goélette, forcée de marcher debout à la lame et à la brise, tanguait rudement et embarquait presque à chaque coup.

Le ciel se couvrit de nuées épaisses, et la neige se mit à tomber abondamment.

Pour comble d'ennui, l'eau embarquée se gelait presque instantanément sur le pont bientôt couvert d'une nappe unie comme un miroir, qu'il fallut recouvrir d'escarbilles.

A peine si l'on put s'élever d'un demi-degré qu'il fallut changer la route et abandonner le projet de rallier les îles Carry. Il y eût eu plus que de la témérité à continuer dans de telles conditions. Quoi qu'il pût advenir, le péril était moindre à naviguer près des falaises, hautes de quatre cents mètres, qui, du moins, abritaient en partie le navire contre les rafales.

Brusquement le temps s'éclaircit. L'ouragan balaya les nuées, et le soleil apparut radieux, dardant ses flots de lumière sur les éléments déchaînés.

Mais la furie de la tempête ne désarme pas. Le cap Parry se montre au loin, par 77°, comme l'arête monstrueuse d'un cétacé battu par les flots qui le criblent d'une averse de glaçons. Sur le front des falaises où le vent fait rage, s'élèvent d'épais tourbillons de neige qui, saisis par le mouvement giratoire des trombes, s'éparpillent comme d'impalpables duvets, avec des poudroiements diamantés.

La mer est étrange, formidable et sinistre. Tout craque, tout détone, tout mugit. Les icebergs, heurtés comme des galets, s'écrasent et disparaissent, en quelque sorte volatilisés. Là-bas, en avant du cap, une barre de rochers noirs, dépouillés de leur croûte hivernale, émergent de l'écume laiteuse qui rejaillit en colonnes de vapeurs.

La goélette, après vingt heures de lutte sans merci, doubla enfin le cap, et trouvant le détroit de Murchison débarrassé, s'y engagea lentement.

Elle passa ensuite entre les îles Herbert et Northumberland, obliqua vers le fiord de Peterhavick et continua sa navigation côtière jusqu'au cap Sanmarez, au moment où la tempête s'apaisait enfin.

Le capitaine Georges Nares, favorisé par un temps exceptionnel, avait mis seulement deux jours—du 25 au 27 juillet 1875—pour aller du cap York au cap Alexandre. Le commandant de la Gallia fut trop heureux, malgré un temps épouvantable, d'accomplir le même trajet en quatre jours.

Le lendemain, 12 juin, la goélette laisse à deux milles et demi, par tribord, l'île Sutherland, faite d'un grès très grossier profondément érodé par l'action des glaces.

Enfin voici le cap Alexandre, un superbe promontoire dont l'altitude atteint quatre cent vingt-sept mètres, et qui avec le cap Isabelle, situé sur l'autre rive, forme l'entrée du défilé connu de géographes sous le nom de détroit de Smith.

La Gallia le contourne de près, au point qu'on peut distinguer à l'œil nu la couleur fauve de ses assises, et la colonne basaltique dont il est surmonté. Elle pénètre enfin, avec des difficultés inouïes, dans le fiord de Port-Foulque où elle se trouve en sûreté.

Le navire solidement ancré sur un fond rocheux, le capitaine autorisa l'équipage à débarquer, sans oublier les chiens, qui, soustraits à la claustration, manifestèrent leur allégresse par des cabrioles et des jappements éperdus quand ils se trouvèrent sur la glace.

On retrouva tout d'abord les épaves du premier hivernage du Polaris, mêlées sans doute à celles des Etats-Unis, le schooner du docteur Hayes. Lambeaux d'étoffes, ciseaux à glace, boîtes à conserve, bouteilles, cordages, engins de pêche, feuillets de livres, etc.

Puis un peu plus loin, en remontant la rive gauche du fiord toujours encroûté de glaces, trois iglous, ou cabanes indigènes. C'est-à-dire des tanières lamentables, édifiées à la diable avec des cailloux cimentés de terre et d'eau glacée.

Preuve que des nomades fréquentent parfois ces points désolés que l'on croirait visités par les seuls représentants de la faune arctique.

Enfin, chose particulièrement intéressante au point de vue anthropologique, on rencontra, un peu plus loin sous des glaçons peut-être séculaires, arrachés par la dernière tempête, les vestiges d'anciennes stations dont il est impossible de déterminer l'âge, même très approximativement. Des quantités énormes d'ossements de rennes, de morses, de bœufs musqués, de phoques, de renards, d'ours, de lièvres, montrent l'existence d'une faune très abondante à cette époque. Tous les crânes sont brisés, tous les os longs sont éclatés, pour en extraire la cervelle et la mœlle, comme le faisaient nos ancêtres des stations préhistoriques.

Il y a aussi des squelettes d'oiseaux, par milliers, surtout de guillemots et de mouettes-bourgmestre.

Le docteur met de côté quelques-uns de ces vestiges des temps écoulés, puis, s'écartant à l'aventure, vers un petit vallon bien abrité des vents du Sud, pousse un cri de joie qui fait accourir ses compagnons.

Imaginez la plus mignonne, la plus exquise forêt en miniature composée de saules et de bouleaux nains, dont une futaie pourrait tenir à l'aise dans la boîte d'un botaniste. Des troncs gros comme des porte-plumes, des branches aussi ténues que des brins de balai, des brindilles non moins déliées que des crins, tout cela couvert de minuscules bourgeons commençant à s'ouvrir sous la tiède caresse du soleil de juin.

Pauvre petit taillis étiolé! C'est à peine s'il trouve de quoi végéter sur cette glèbe de fer, et pourtant il égaye comme d'un sourire—ce sourire résigné des déshérités—la marâtre qui lui mesure si parcimonieusement l'atome indispensable à sa vie.

Puis, à l'entour de l'embryon de forêt, des mousses vertes comme des émeraudes et quelques graminées: des Poa arctica, des glyceria arctica, des alopecurus alpinus, des épilobus roses, des potentilles des neiges, des pavots aux pétales roses, des saxifrages bleus, rouges et jaunes, un véritable parterre, dont le docteur s'appropria discrètement quelques spécimens.

Pendant ce temps, le capitaine, voulant dégourdir les chiens et les soustraire à une immobilité si préjudiciable à leur santé, avait ordonné qu'on les mît aux traîneaux.

Il désirait, en outre, juger des aptitudes de ses hommes à diriger ces attelages fantaisistes.

Plume-au-Vent, lui, en sa qualité de grand maître de la vénerie, ou plutôt, comme il s'intitulait plaisamment, de capitaine des chiens, ne doutait en aucune façon de ses propres mérites.

Ses subordonnés, du reste, le connaissaient parfaitement, et lui obéissaient, jusqu'alors, au doigt et à l'œil. Depuis leur embarquement, il avait été leur pourvoyeur, et avait pour ainsi dire vécu dans leur intimité; aussi se vantait-il, on s'en souvient, d'en faire des chiens savants.

«Eh bien, mon garçon, lui dit avec bonhomie le capitaine, montre-nous le savoir-faire de tes élèves.

«Choisis ceux auxquels tu as le plus confiance et fais-les galoper sur cette belle glace unie.»

L'attelage s'opère sans trop de difficultés, le Parisien procédant par insinuation, et offrant à chacun de ses toutous un morceau d'ours tout cru qu'il sortait de ses poches.

Le traîneau prêt à partir, le conducteur improvisé s'accroupit sur la plate-forme et fait claquer son fouet comme il a vu faire aux gens de Julianeshaab.

Aussitôt, les chiens s'éparpillent dans toutes les directions, tirent à hue, à dia, en éventail, et communiquent au véhicule un mouvement en zigzag d'un comique achevé.

«Allez!... mais allez donc, satanés cabots!» criait le Parisien vexé des rires fous de l'équipage.

Et les «satanés cabots» allaient, couraient, chacun pour son compte sans souci de l'inoffensive lanière qui claquait en pure perte.

Plume-au-Vent, très malin, s'avise alors d'un stratagème pour sauver au moins l'honneur, et clore, ne fût-ce qu'un moment, la bouche aux rieurs.

Il a encore dans sa poche une certaine quantité de viande. Vite il en lance un morceau devant la meute indocile, aussi loin qu'il peut. Naturellement, les chiens, mis d'accord par leur mutuelle avidité, s'élancent à fond de train, galopent vingt mètres, puis s'arrêtent, se gourmandent jusqu'à ce que le plus adroit ou le plus heureux ait gobé, comme une fraise, l'appât tentateur.

Puis, avec un ensemble surprenant, ils se retournent, s'assoient sur leur derrière, tournent vers leur automédon des yeux chargés de muettes prières et sollicitant une seconde ration.

«Pétard! grogne le Parisien, sentant le ridicule de la position.

«Allons, faut repiquer!»

Un autre morceau de viande obtient le même succès d'estime, et la course progresse d'une égale quantité.

Mais c'est tout. Prières, menaces, coups de lanière, tout est inutile.

Au loin, c'est-à-dire à cinquante mètres, les lazzis pleuvent dru comme grêle sur le loustic dont chacun a essuyé les brocards.

Plume-au-Vent, de plus en plus ennuyé, ne sachant à quel saint se vouer, crie, se démène de plus belle et ne réussit même pas à faire lever ses élèves gravement accroupis sur leur arrière-train.

Fort heureusement Dumas, dont l'épiderme provençal n'a pas été entamé par les plaisanteries d'antan, sauve la situation.

Dumas a une idée qu'il s'empresse de mettre au service de son camarade.

Très simple comme les idées géniales, celle du cuisinier se manifeste sous l'apparence d'une morue sèche amarrée à un bout de ligne.

Dumas accourt devant l'attelage récalcitrant, dont l'odorat est sollicité par les violents effluves de saumure qui s'exhalent de la morue.

La tentation est irrésistible. Aussitôt les chiens se dressent sur leurs pattes, et Dumas, les jugeant suffisamment excités, se met à courir. Tout naturellement ils se précipitent comme une meute qui lance à vue un sanglier. Dumas, voyant le succès de sa ruse, gagne au large en homme capable de rivaliser avec le héros dont les pieds légers ont été chantés par le divin Homère.

La morue tiraillée par la ficelle, saute et rebondit sur la neige, devant le nez des chiens de tête, leur échappant sans cesse, en raison de l'irrégularité du mouvement de translation.

Et Dumas, toujours galopant, réussit à entraîner ainsi le peloton indocile jusqu'à cinq cents mètres.

L'équipage, qui s'amuse comme un clan de demi-dieux, applaudit bruyamment.

De son côté, Plume-au-Vent ravi ne ménage à son camarade ni les éloges, ni les remerciements.

«Allons, ça va! Dumas, ça va... et raide!

«T'es un homme, toi, un vrai... ma parole!

«Mais, tu vas t'époumonner!

«Si tu montais avec moi, à présent que la carriole va son train.

—A ton idée, mon çer! Zé crois en effet que ça marçera sans embardées.»

Il s'installe près du Parisien qui brandit son fouet, le fait claquer à tour de bras, sans autre résultat d'ailleurs, que de cingler son compagnon et lui-même avec la mèche rebelle.

«Allons, bon! v'là encore la mécanique détraquée!

«Décidément, faudra que je demande au Grand-Phoque des leçons de fouet.

«Vois-tu, le fouet, n'y a que ça.

«Sans lui, rien à refrire avec ces maudites bêtes.

—Mais, nous n'allons pas rester en panne, comme sur un ponton, hein?

—Dame, faut rappliquer.

«Pétard! c'que les autres vont s'en payer à mes dépens!

—Eh! pécaïré!... qu'est-ce qui les prend donque... ces faillis cabots?

«Vont-y s'emballer, autrement!...»

Les chiens, subitement devenus inquiets, tournent le museau vers la terre, pointent les oreilles, aspirent l'air par saccades, font entendre un rauque aboi, et détalent affolés vers le navire.

«Tiens-toi bien!» crie le Parisien, en se cramponnant au traîneau.

Dumas regarde en arrière et pousse un juron carabiné à l'aspect d'un ours se traînant sur trois pattes, retombant à chaque pas, et faisant des efforts désespérés pour avancer.

«Troun de l'air!... un ours!... ah ça! il en pleut, dans ce pays!

Illustration
«Troun de l'air! Un ours!».

«Eh!... il marçe à cloçe-pied!... ce qu'il a l'air claqué, le povre!

—Claqué ou pas claqué... je tiens pas à le fréquenter, tant qu'y n'sera pas devenu descente de lit.

«Hardi! les chiens... hardi!»

Les pauvres bêtes épouvantées n'ont pas besoin d'encouragement. Rappelées au sentiment de l'unité par une mutuelle terreur, elles filent d'une telle vitesse, que le traîneau arrive en deux minutes au milieu des marins qui déjà se préparent à combattre l'intrus.

IX

Plaie ancienne.—Le projectile.—Emotion du capitaine en reconnaissant une balle de fusil Mauser.—Fantaisie gastronomique.—Ingestion d'un gilet de flanelle.—Marque en caractères allemands.—Départ précipité.—Difficiles manœuvres.—Fatigues surhumaines.—Les docks provisoires.—Les gaietés d'un équipage courbaturé.—Venise est le pays des glaces.—Dans le canal de Kennedy.—Un pavillon flotte sur Fort-Conger!

Malgré l'état d'épuisement dans lequel se trouve l'ours polaire, le capitaine fait prendre les précautions exigées par la plus élémentaire prudence.

En un clin d'œil, hommes, chiens, véhicules sont hissés à bord.

L'ours, presque agonisant, se traîne avec des difficultés infinies. A chaque pas il tombe lourdement, grogne, se relève à demi pour s'abattre encore. Poussé par une faim atroce, il tourne vers le navire sa tête busquée, idiotement féroce, et fait claquer ses dents.

Il s'approche néanmoins, jusqu'à ce qu'une balle explosible envoyée par le docteur, qui veut prendre sa revanche de l'autre fois, lui fracasse le crâne.

La fuite des chiens, la retraite de l'équipage, l'exécution du perturbateur, tout cela n'a pas duré dix minutes.

Comme l'ours a été foudroyé, chacun redescend sur la glace, pour le voir de près, et tirer, s'il y a lieu, parti de sa dépouille.

Chose facile à constater tout d'abord, c'est son épouvantable maigreur. Il n'a littéralement que la peau et les os qui font de lamentables saillies à travers la fourrure.

«Docteur, veuillez donc, je vous prie, examiner sa blessure, et me dire à quoi vous l'attribuez,» dit le capitaine tout pensif.

La cuisse droite est le siège d'une tuméfaction intense qui occupe l'articulation de la hanche, et se traduit par une grosse protubérance. Au milieu de cette protubérance, un trou rond, du diamètre du petit doigt, d'où suinte un pus fétide collé aux longs poils jaune paille.

«C'est, à n'en pas douter, une plaie d'arme à feu, répond le docteur sans la moindre hésitation.

—Ancienne?

—Datant au plus de huit jours.

—La balle est-elle sortie?

—Pas que je sache, car je ne trouve point de contre-ouverture.

«Etant donné la direction latérale du coup de feu, je doute qu'elle soit ressortie par le trou d'entrée.

—Vous pouvez l'extraire, n'est-ce pas?

—Rien de plus facile.»

Dédaignant les instruments professionnels, ou les jugeant trop fragiles pour une telle opération, le docteur s'arme d'un couteau de matelot, désarticule d'une main exercée la cuisse, trouve le trajet fistuleux du projectile, le débride et rencontre, engagée au niveau des reins, dont l'un a été broyé, une balle très longue, de petit calibre, qu'il présente au capitaine.

Celui-ci l'examine attentivement, et pâlit.

«C'est bien!... merci, docteur, dit-il d'une voix qui cependant n'indique pas trace d'émotion.

«Je sais... ce que je voulais savoir.»

Intrigué, mais connaissant trop bien ses devoirs pour interroger son chef, le docteur, machinalement, se met en devoir d'ouvrir l'estomac de la bête; et tout en coupant la peau, les muscles et les cartilages, monologue:

«Vrai!... si je me laissais attendrir par la maigreur phénoménale de ce pirate arctique, je serais capable de le plaindre.

«En voilà un qui a dû faire carême!

«Mais rengainons notre pitié.

«Le coquin ne vaut pas mieux que les lions, les tigres, les jaguars et autres bandits ejusdem farinæ...

«On croirait volontiers que le bain perpétuel d'eau à zéro dans lequel il barbote, et les glaçons lui servant de litière aient dû rafraîchir son sang.

«Erreur! Monsieur se complaît au carnage, comme le tigre dont il a les approches sournoises et les appétits insatiables.

«Il lui faut des hécatombes de phoques, de veaux marins et de rennes sauvages... et quand il a assassiné dix fois, vingt fois sa suffisance, monsieur gaspille!...

«Tenez, capitaine, est-ce outillé pour le massacre!

«Voyez-moi ces crocs longs de quatre pouces, et ces griffes qui dépassent la bonne mesure de dix centimètres.

«Avec cela, nageant comme un requin, au point d'agripper, en plongeant, les phoques eux-mêmes...

«Et grimpeur à damer le pion à la panthère dont il possède la souplesse et l'agilité féline.

«Il faut le voir quand il escalade, on ne sait comment, des glaciers à pic pour dévaliser les nids des guillemots dont il gobe les œufs avec une sensualité gloutonne!

«Rudement armé, le gredin, pour le «struggle for life», avec sa fourrure imperméable, son blindage de graisse, sa vigueur de bison, ses ongles et ses dents.

«Sans quoi, la race en serait depuis longtemps anéantie.

«Où diable pareille énergie vitale va-t-elle se nicher!

—Celui-ci, docteur, a dû pourtant subir de rudes privations, à en juger par sa maigreur qui ne saurait être imputée, je crois, à sa seule blessure.

—Oh! capitaine, tout n'est pas roses, dans le métier d'ours polaire.

«S'il y a des jours de bombance, il y a aussi des semaines où le menu fait défaut.

«Quelque «struggle-for-lifeur» qu'on soit, on n'en est pas moins assujetti à de dures privations.

«Très souvent le gibier brille par son absence, après l'hiver, alors qu'au sortir de l'engourdissement annuel on aurait besoin d'un ordinaire soigné pour se refaire.

«Dans ce cas on vit de faim... on mange ce qu'on trouve... des carcasses dédaignées autrefois, des herbes marines, de la terre... des épaves de toute sorte, parfois les plus incohérentes.

«Il me souvient, entre autres, avoir trouvé, aux pêcheries d'Islande, un ours qui avait absorbé un soulier de matelot.

«Quant à celui-ci... je doute que son estomac ne renferme...

«Tiens!...

«Mais c'est un faux affamé... il avait mangé...»

Le docteur qui, pendant sa pittoresque monographie de l'ours blanc avait interrompu sa dissection, vient de fendre la poche stomacale.

Il retire, du bout des doigts, une chose informe, triturée, enroulée sur elle-même, une sorte de loque assez consistante et dont il est d'abord impossible de préciser la nature.

On dirait de l'étoffe.

Très intrigué, le docteur avise une flaque d'eau produite par la fonte des neiges et remplissant une petite dépression du terrain glacé.

Il déplie la loque, la met tremper, la lave soigneusement et part d'un fou rire.

«Quand je vous disais, capitaine, que la panse de ces mécréants est le réceptacle des substances les plus baroques, je ne croyais pas avoir en main la preuve de mon affirmation.

—Qu'y a-t-il, mon cher docteur?

—Capitaine, je vous le donne en mille.

—J'aime mieux jeter ma langue aux... ours, répond l'officier intrigué.

—Eh bien! vous allez avoir un nouveau témoignage de l'éclectisme professé par eux en matière d'alimentation.

«Examinez plutôt ce gilet de flanelle que je viens d'extraire, et par devant témoins, de l'appareil digestif du sire.

—Un gilet de flanelle! s'écrie le capitaine abasourdi.

—En très mauvais état, sans doute, mais avec ses boutons, et si je ne me trompe, une marque en fil rouge, très visible... tenez... là!...

«Quelque rebut abandonné par un baleinier.»

Le capitaine examine attentivement le tissu, constate la présence de deux lettres brodées au petit point et dit au docteur:

«Veuillez couper cette marque et me la donner.

«Maintenant, rentrons à bord.

«J'appareille aussitôt la machine en pression.»

Le docteur abandonne le haillon près du cadavre de l'ours, et suit l'officier qui regarde en marchant les initiales et hoche la tête.

«Tenez, dit-il au moment de se hisser par les tire-veilles, je préfère vous confier la vérité, car vous ne devez rien comprendre à ce brusque départ, quand j'avais manifesté l'intention de séjourner ici quarante-huit heures.

—Mais, capitaine, je ne vois guère en quoi la présence de cette loque puisse vous...

—M'émouvoir!... dites le mot, et vous n'exagérerez pas.

—Vous!... un homme comme vous!

—Parce que j'ai voué ma vie à une entreprise glorieuse...

—Je ne comprends plus quelle corrélation... entre l'incident qui nous occupe, et le but grandiose poursuivi par vous.

—Docteur, savez-vous l'allemand?

—Peu, mais mal!... je le confesse à ma honte.

—Assez pour le lire, cependant.

—Sans doute.

—Voyez ces deux lettres.

—Tiens!... des caractères gothiques...

«Un F et un S majuscules...

—Parfaitement.

«Et vous pouvez ajouter, des capitales allemandes...

«Vous entendez bien: allemandes!

—C'est indubitable.

«Mais, qu'est-ce que cela prouve?

—Et la balle, retirée par vous du flanc de l'ours?

—Une balle... quelconque.

—Une balle de fusil Mauser, docteur!

«Une balle allemande!

—Ah! diable... il y aurait donc des Teutons dans le voisinage?

—Un ours nous arrive blessé d'un coup de feu.

«La plaie remonte à huit jours selon vous... Le projectile qui l'a produite a été tiré par une arme prussienne, au moment où l'ours, mourant de faim, rôdait autour d'un campement.

«L'animal a saisi ce qu'il a pu trouver, un gilet de laine, et l'a englouti avec sa voracité d'affamé...

«Sur le gilet, nous trouvons des lettres allemandes.

«Calculez le chemin qu'a pu faire depuis ce temps l'animal grièvement blessé...

«Maintenant, concluez!

—Diable!

—Eh bien! voilà pourquoi cet appareillage précipité qui ressemble à une fuite...

—Oh!... à une fuite... en avant!

—Je l'entends bien ainsi.

«Tenez!... je n'ose pas aller jusqu'au fond de ma pensée.

«Pensez donc, s'il était là!... lui!...

«Si, contre toute prévision, il m'avait devancé par je ne sais quel artifice diabolique...»


Une heure après, la Gallia quittait l'abri protecteur de Port-Foulque et s'élançait intrépidement à travers la mouvante armée des glaces désarticulées par l'ouragan.

On n'aperçoit plus l'eau dissimulée sous les fragments de toute grosseur. Il semble que le navire glisse sur un fleuve charriant des pierres.

A chaque instant l'éperon d'acier fracasse les blocs errants. On ne compte plus les heurts qui produisent un roulement continu. Ou plutôt nul ne s'en préoccupe. Qu'importe! après tout, puisqu'on va de l'avant.

De Port-Foulque au cap Sabine, situé sur la rive occidentale du détroit de Smith, on compte un demi-degré environ. Cette traversée de cinquante-cinq kilomètres exige vingt heures. Un succès, pourtant, car la mer est mauvaise. C'est le 13 juin. La goélette côtoye l'île de Pim, à jamais célèbre dans les annales arctiques par le navrant épilogue de la mission Greely. Là fut le camp Clay où succombèrent, après une effroyable agonie, les Affamés du Pôle Nord, dont M. W. de Fonvielle a raconté les tortures.

Le 14, pour se tenir à l'abri des glaces qui suivent le courant, la Gallia pénètre dans la baie de Buchanan, contourne l'île Bache, et perd des heures à chercher une faille où se glisser. Quelques milles à peine sont parcourus. En six heures il faut creuser deux docks à cinq cents mètres l'un de l'autre, pour laisser passer deux icebergs qui écraseraient la Gallia comme une noisette.

Voici en quoi consiste cette opération. Le chenal mesure, supposons, cinquante mètres de largeur. A droite et à gauche, des glaces épaisses de trois ou quatre mètres. Un iceberg s'avance lentement. S'il est moins large que le chenal, la goélette peut continuer sa route en se rangeant près de la rive. S'il est d'égale dimension, il obstrue le passage tout entier. Comme il vient droit sur la goélette on ne peut ni ne doit rétrograder, on entame rapidement à la scie, à la hache et à la mine, la glace bordant le chenal. On pratique dans son épaisseur une cavité assez vaste pour permettre à la coque du vaisseau de s'y loger. Bref, un dock, un bassin analogue aux formes à radoub, dans lequel le navire attend le passage de l'iceberg.

Le 15, dix kilomètres! et l'équipage courbaturé est satisfait, quelque minime que soit ce résultat.

Le 16, le petit détroit de Hayes est franchi, et la goélette se trouve en vue de la partie méridionale de la terre de Grinnel. Des collines encapuchonnées de neige apparaissent au loin. Le rivage très abrupt se compose de grès fauves aperçus vaguement à travers les craquelures des glaces qui les recouvrent.

La journée entière est employée à la recherche d'un chenal. La route suivie douze ans avant par sir Georges Nares est totalement obstruée.

C'est là, en effet, le propre de cette navigation, d'être modifiée sans cesse, non seulement d'année en année, mais souvent de mois en mois, par le dégel, les courants, les marées ou les tempêtes qui bouleversent la région de fond en comble.

Impossible, par conséquent, de suivre la voie tracée antérieurement et relevée sur la carte par de consciencieux explorateurs.

Aussi, que de marches et de contremarches! Que de retours désespérants après une rapide envolée qui vient se briser à un cul-de-sac! Que de virages sur place, que de charges à fond sur la maudite glace qui parfois vole en éclats, et plus souvent résiste au choc de l'éperon! Que d'allées et venues de bête en cage à la recherche d'un trou pour s'insinuer!

Le chenal enfin trouvé—une vraie gorge d'enfer—la présence d'icebergs, venus on ne sait d'où, nécessite encore la désespérante improvisation des docks dans la glace fixe.

Le 17, après des labeurs écrasants, des périls inouïs et la menace perpétuelle d'être bloqué, la Gallia contourne la petite baie d'Allman, double le cap Hawks, formant la pointe Sud-Est de la baie de Dobbin.

Le capitaine, qui vient de parcourir la relation de sir Georges Nares, constate, comme le marin anglais, que la hauteur du promontoire est réellement de quatre cent vingt-sept mètres. Mais, malgré toute sa bonne volonté, il ne peut, en aucune façon, partager l'opinion de son devancier, quand celui-ci compare la lugubre pointe en vue au rocher de Gibraltar.

On croirait volontiers que ces fatigues excessives et sans cesse renaissantes affecteraient le moral de l'équipage.

Ce serait une erreur. Jamais gens n'ont été plus gais et n'ont témoigné plus d'entrain. Chacun nargue la courbature, s'ingénie à trouver un mot drôle pour caractériser la situation, ou applique une comparaison baroque à tel ou tel site, à tel ou tel incident.

On mange de bon appétit, comme il convient à des hommes qui ne marchandent pas leur peine. On ingurgite avec délices la double ration offerte chaque jour par le cambusier. On rit comme de bons Français dont la proverbiale gaîté ne désarme jamais et l'on chante à tout propos.

Plume-au-Vent, l'ancien virtuose de café-concert, se montre intarissable, à la grande joie de ses compagnons qui n'arrivent jamais à épuiser son répertoire.

Chaque fois qu'il n'est pas de quart à la machine, le petit chauffeur grimpe sur le pont, se mêle aux matelots, prend vaillamment sa part de leurs travaux—ce qu'il appelle turbiner pour son agrément—et les égaye par ses refrains ou par ses farces.

Toujours un peu mystificateur, mais mystificateur bon enfant, il monte aux plus naïfs d'invraisemblables scies dont tout le monde rit, celui qui en est l'objet prenant le premier la chose du bon côté.

Il a cessé pourtant de plaisanter Mossieu Dumas dit Tartarin, du jour où celui-ci est venu à son aide, quand il faisait si piteuse mine sur le traîneau. De même pour Constant Guignard, depuis qu'il l'a repêché.

Mais il a trouvé deux nouveaux plastrons dans Courapied dit Marche-à-Terre, et Nick dit Bigorneau, son collègue de la chaufferie.

Un échantillon de ses farces, très inoffensives, mais parfois bien amusantes, comme on va le voir.

La Gallia flotte, par hasard, sur un petit lac d'eau libre. La vue s'étend au loin sur la plaine hérissée de glaces dont les pointes scintillent sous un soleil aveuglant.

«Ouf! s'écrie le Parisien flanqué de Nick et de Courapied; en place repos!

«Paraît qu'on joue: Relâche, ou repos des banquises.

—C'est encore de la grande-opéra? demande Courapied qui adore la musique.

—Parbleu!

—Et de Paris?... dans quel théâtre!

—Dans tous les théâtres!

«Toutes fois t'et quand que tu vois collée à la porte une affiche avec ce mot: Relâche, ça veut dire qu'on joue la fameuse pièce intitulée: Relâche ou repos des banquettes...

—Mais tu viens de dire: banquises!

—C'est que, vois-tu, ici, les banquettes, c'est censément les banquises.

—Comprends pas, et toi, Nick?

—Moi, si! répond imperturbablement Nick.

—La preuve, continue le Parisien, c'est qu'y en a tant et tant, qu'on se croirait à Venise.

—Venise, interrompt Courapied; mais je me faisais l'idée que c'était un pays chaud, situé en Algère, ou à Constantinople, ou bien dans les Amériques... sais pas au juste.

—Venise, mon vieux colon, v'là ce que c'est.

Puis il se met à chanter, d'une voix très agréable, ma foi, et d'une étendue remarquable:

Ah! que Venise est belle
Et ses accents joyeux;
Son palais étincelle
Le soir de mille feux...

«Ça, Parisien, c'est tapé! s'écrie Nick.

«La suite... la suite...

—Oui, c'est tapé, riposte Courapied, têtu comme un Breton, quoique Normand.

«Mais ça dit toujours pas ous qu'est Venise.

—Voyons, continue le Parisien, avec une bonhomie narquoise, où sommes-nous, ici?

—Dans le plein pays des glaces, nom de d'là?

—Juste!

«Eh bien! mon vieux lapin, nous sommes à Venise, puisque Venise est positivement le pays des glaces

L'intermède est brusquement coupé par l'apparition d'un iceberg qui se montre en vue du cap Louis-Napoléon. La goélette recule, une fois n'est pas coutume, pour s'abriter derrière les collines de grès rouge, hautes de trois cent cinquante mètres, qui bordent la côte.

L'iceberg, un colosse, dérive lentement et vient s'arrêter au milieu de la baie de Dobbin, bouchant hermétiquement le passage suivi deux heures auparavant par la Gallia.

Le 18, le cap John-Barrow est doublé, puis le cap Norton-Shaw, qui forme la pointe méridionale de la baie de Scoresby.

La Gallia franchit le quatre-vingtième parallèle!

Elle oblique aussitôt vers l'Est pour contourner la baie de Scoresby encombrée d'un chaos de glaces qui attendent la débâcle de juillet.

Le 19, elle passe en vue du cap Collinson, puis de la baie de Richardson, et embouque résolument le canal de Kennedy.

Ce canal, qui continue le détroit de Smith, le relie, au Nord, au bassin de Hall, au niveau de la baie de Lady-Franklin, mesure environ cent kilomètres de longueur, et seulement trente à quarante mètres de largeur. Il apparaît aux yeux ravis des matelots, comme étant à peu près libre, du moins dans sa partie centrale.

Malgré l'exiguïté du canal, d'Ambrieux ne s'étonne point de cette absence de glaces fixes. Le fait, constaté jadis par Morton, le steward du docteur Kane, puis par le capitaine Nares, et plus récemment par le lieutenant Greely, s'explique aisément. Le canal de Kennedy, relativement étroit, faisant communiquer deux bassins d'une vaste étendue, est traversé par un courant très fort, où les mouvements des marées possèdent une grande intensité. On conçoit dès lors que ces mouvements de la masse totale des eaux suffisent à empêcher la glace de se prendre, sauf bien entendu aux périodes hivernales où le froid atteint −50°.

Aussi, la traversée du canal est-elle un jeu, en comparaison des difficultés terribles surmontées antérieurement par la Gallia.

A l'encontre de ses devanciers, le capitaine, jusqu'alors, n'a pas jugé à propos d'opérer, de loin en loin, sur la côte, des dépôts de vivres.

Ces dépôts, espacés sur la route probable du retour, sont destinés à subvenir aux besoins des explorateurs, au cas où, forcés d'abandonner leur navire, ils tentent, suprême ressource, de revenir à pied, sur les glaces, jusqu'aux établissements danois.

Ils sont enfouis profondément dans le sol et recouverts de glace de façon à échapper aux ours polaires. Mais on les surmonte généralement d'un cairn ou signal de pierres amoncelées régulièrement, pour bien en reconnaître l'emplacement.

Le capitaine de la Gallia, négligeant cette sage prévoyance, est-il si absolument certain de l'avenir, à moins toutefois qu'il ne veuille tenter un tour de force qui ferait reculer les plus audacieux et revenir par une autre voie?

C'est ce que l'avenir pourra seul révéler.

Le 20 juin, la goélette, voguant librement sur le canal, reconnaît au passage les étapes de Greely, alors qu'ayant abandonné son hivernage de Fort-Conger, il ralliait Camp-Clay.

C'est d'abord le cap Léopold-de-Bush, puis la baie de Karl-Ritter où s'abrita la chaloupe à vapeur Lady-Greely. Puis le cap Craycroft, que doubla la petite flottille de canots remorquée par la chaloupe.

Le 21, on est en vue du cap Baird, à l'extrémité du fiord Archer, qui forme la rive méridionale de la baie Lady-Franklin.

En face, on aperçoit la baie de la Discovery, ainsi nommée en souvenir de l'hivernage du second bâtiment de sir Georges Nares, puis la péninsule du Soleil, surmontée de pics neigeux, hauts de huit cents mètres, puis l'île Bellot, qui émerge, toute blanche, à une hauteur prodigieuse.

Au fond du havre se trouve, par 81° 44′ de latitude Nord, et 64° 45′ Ouest de Greenwich, invisible encore à pareille distance, la construction en bois élevée par les Américains, avec des madriers apportés de leur pays, et à laquelle Greely donna le nom de Fort-Conger.

D'Ambrieux fait stopper au cap Baird, descend avec quatre hommes et recherche le cairn dans lequel Greely plaça une carte des régions explorées par le lieutenant Lockwood et le docteur Pavy, ainsi que le récit abrégé de leurs travaux.

Le signal de pierres est aussitôt découvert à une faible distance de la côte. Les documents, en très bon état, ne paraissent pas avoir été touchés depuis le mois d'août 1883.

Illustration
Le signal de pierres est aussitôt découvert.

Le capitaine, avant de les replacer dans leur enveloppe, ajoute sa carte, avec cette seule mention au crayon: «marin français» et la date: 21 juin 1887.

Il reconnaît ensuite la configuration de la baie, constate que, par un hasard exceptionnel, le chenal Ouest, situé entre la péninsule du Soleil et l'île Bellot se trouve libre, et soudain, l'idée de visiter Fort-Conger traverse son esprit.

L'excellente carte de sir Georges Nares sous les yeux, il fait forcer la vapeur, traverse en quelques heures la baie de Lady-Franklin, alors que le Proteus, portant la mission Greely, avait mis sept jours à aborder!

La nature hyperboréenne ménage de ces surprises à l'explorateur.

Bientôt, apparaît fort distinctement, à la lorgnette, le massif bâtiment, tout noir de goudron.

Et comme jadis, quand le docteur lui remit la balle du fusil Mauser extraite du flanc de l'ours, l'intrépide marin pâlit.

Il vient d'apercevoir, flottant au-dessus de Fort-Conger, un pavillon!

X

L'expédition Greely.—Déplorable parcimonie.—Seuls.—Pavillon allemand.—Le salut.—Gaule et Germanie.—Le capitaine Vogel.—Pourquoi la Germania est en avance d'une année.—Savants et industriels.—Exploration et pêche à la baleine.—En enfants perdus.—Toujours en avant!—Approvisionnement de charbon.—Traces du passage de Pregel.—Pourquoi la Gallia oblique vers l'Est.—Le tombeau du capitaine Hall.

La mémorable expédition du lieutenant américain Greely [5], très bien conçue en théorie, offre cette particularité douloureuse, que dès le début les ressources lui firent défaut.

On ne reconnaît plus les citoyens de l'Union, qui ont ordinairement le dollar facile, à la parcimonie liardeuse montrée en cette occasion par le ministère Blaine.

C'est à grand'peine, en effet, que le sénateur Conger put arracher, au vote de ses collègues, un misérable crédit de 25,000 dollars pour faire face aux frais d'une entreprise qui eût exigé cinq fois plus, au minimum.

Aussi, Greely, moins heureux que sir Georges Nares et le capitaine Hall, ne put-il disposer de deux navires comme le premier, ni même d'un seul, comme le second.

On dut se contenter de fréter un baleinier pour transporter, avec la plus stricte économie, les explorateurs et leur matériel.

Si le Congrès fut parcimonieux, l'armateur se montra franchement rapace, en exigeant, rien que pour conduire la mission de Saint-Jean de Terre-Neuve à la baie de Franklin, la somme énorme de 19,000 dollars! réduisant ainsi à 6,000 dollars les fonds nécessaires aux dépenses de toute sorte.

Si bien que Greely dut engager sa fortune personnelle pour permettre l'acquisition d'objets strictement indispensables, omettant, hélas! non seulement le confort, mais encore l'essentiel.

C'est ainsi que la mission américaine, ne possédant pas de navire pour hiverner pendant les froids terribles de la nuit polaire, dut construire le bâtiment auquel, par reconnaissance, on donna le nom du sénateur Conger.

Ainsi abandonnés à eux-mêmes en plein enfer de glace, n'ayant pas la faculté d'abréger leur exil, en cas de succès rapide ou de désastre immédiat, forcés d'attendre qu'on vînt les rapatrier après deux ou peut-être trois ans, à peine outillés, insuffisamment approvisionnés, n'est-on pas en droit de se demander quel but grandiose ils eussent pu atteindre, sans l'inconcevable incurie de leur gouvernement?

Peut-on concevoir, en effet, que ces martyrs, malgré leur pénurie, firent plus encore que sir Georges Nares, équipé comme ne le fut jamais chef de mission arctique, et surent devancer les Anglais sur la redoutable et mystérieuse voie polaire!

Quoi qu'il en soit, ils ne souffrirent pas trop, l'énergie aidant, lors des deux hivers qu'ils passèrent dans le baraquement de la baie de Lady-Franklin.

Leurs infortunes commencèrent seulement quand, confiants dans la parole donnée, incapables même de soupçonner qu'on pût négliger de leur porter assistance, ils se mirent en route à travers les glaces, pour rallier l'île de Littleton où rendez-vous avait été pris avec le steamer Proteus.

Fort-Conger, édifié avec un soin tout particulier, leur offrait, pour une année encore, un asile où ils eussent pu éviter la catastrophe de Camp-Clay.

Longue de vingt mètres, large de six, sur une hauteur de trois mètres et demi, solide comme un bloc, la maison en bois, après avoir vaillamment résisté aux assauts d'un climat implacable, pouvait tenir longtemps.

A tel point, que quand après cinq années entières la Gallia vient s'amarrer à trois encâblures, son capitaine étonné la trouve en excellent état.

Du reste, le pavillon qui flotte au mât toujours debout, montre clairement que le fort vient de servir à un nouvel hivernage, car il est matériellement impossible qu'un navire ait pu, cette année, précéder la goélette à la baie Lady-Franklin.

Ce pavillon séparé en trois bandes horizontales, une bande noire en haut, une blanche au milieu, une rouge en bas, d'Ambrieux l'a reconnu de loin.

Il porte les couleurs de la marine de commerce allemande!

Plus de doute! le capitaine de la Gallia vient de perdre la première partie!...

«Eh bien! soit... dit-il au moment où la goélette reste immobile.

«Mais à moi la revanche!... et puisse-t-elle annoncer l'autre... la grande!...

«Hissez les couleurs, et appuyez-les d'un coup de canon!»

A peine la grande enseigne est-elle déployée à la corne, que par trois fois, le pavillon allemand s'abaisse avec courtoisie.

«Ils nous narguent, murmure l'officier français, qui depuis longtemps est édifié sur la politesse teutonne.

«N'importe!

«Monsieur Vasseur, veillez à ce que le salut soit rendu conformément au code international.

«Et maintenant, meinherr Pregel, à nous deux!»

Suivi de quatre hommes et accompagné du docteur, le capitaine descendant sur la glace qui forme un quai improvisé, se dirige sans plus tarder, vers Fort-Conger.

La porte s'ouvre hospitalièrement, et un grand jeune homme blond, le nez harnaché de lunettes, de figure calme, régulière, fait quelques pas au dehors, en saluant militairement.

«Monsieur, dit-il, en excellent français, mais avec l'accent caractéristique d'outre-Rhin, je suis heureux que ma situation de premier occupant me permette de vous offrir l'hospitalité.

«Soyez le bienvenu.

—Et moi, monsieur, répond d'Ambrieux, je suis enchanté de rencontrer pareille cordialité chez un homme dans lequel je pressens un loyal concurrent.

«Vous faites partie, je le devine, de la mission arctique de M. Pregel.

—Je suis, en effet, second capitaine de la Germania, équipée pour l'exploration dont M. Pregel est le chef.

«Mon nom est Frédéric Vogel.

—Je suis le capitaine d'Ambrieux, commandant la Gallia, partie de France pour explorer les régions hyperboréennes.

«Vous savez sans doute la cause déterminante de cette expédition à laquelle je ne pensais guère il y a un peu plus d'un an.

—Notre chef ne nous en a point fait mystère.

«Il a, dès le début, annoncé que nous aurions l'honneur de nous mesurer avec des Français, sur ce redoutable champ de bataille, et vous l'avouerai-je, capitaine, l'idée de cette lutte pacifique où la gloire de nos patries respectives est en jeu, a été pour tous un stimulant irrésistible.

—Au point que vous avez vaillamment employé le temps écoulé depuis notre défi.

«Je vous en félicite, capitaine, et sans arrière-pensée.

«La lutte n'en sera que plus vive, et je ferai de mon mieux pour être digne de tels adversaires.»

Pendant cet échange de politesses, d'Ambrieux et ses hommes étaient rentrés à Fort-Conger, aménagé comme au temps de Greely, mais encombré de futailles exhalant l'odeur particulière à l'huile de baleine.

Puis la conversation continua entre les deux capitaines, toujours courtoise, mais un peu alambiquée chez l'Allemand, concise et parfaitement correcte chez le Français.

Illustration
Puis la conversation continua entre les deux capitaines.

Comme le capitaine Vogel n'avait rien à cacher, il édifia volontiers d'Ambrieux sur les causes très simples qui avaient permis à la Germania de gagner une année entière.

Après avoir accepté le défi porté par l'officier français, Pregel, sachant à quel homme il avait affaire, ne perdit pas de temps.

Jouissant d'une haute et légitime considération dans le monde savant, fort bien vu à la Grande-Chancellerie, il sut mettre en œuvre et très à propos de puissantes influences, et réussit à se faire accorder un crédit considérable.

Bien muni d'argent, il se rendit sans désemparer à Bremerhaven où il savait trouver des navires baleiniers. A l'exemple de Greely, il affréta l'un d'eux, dont le capitaine était par hasard de ses amis. Ce bâtiment, un vapeur de trois cent cinquante tonneaux, était, vu la saison, complètement approvisionné, avec son équipage tout prêt. Circonstance particulièrement favorable qui permettait à Pregel d'économiser un temps si précieux, au sortir de l'hiver.

Il s'adjoignit simplement deux compagnons, des hommes sûrs, aguerris déjà par plusieurs explorations, et connus par de remarquables travaux géographiques.

Comme les baleines sont encore abondantes au bassin de Hall et au détroit de Smith, il convint, avec l'armateur, pour diminuer d'autant les frais généraux, que le vapeur, affrété pour trois ans, aurait toute liberté de faire la pêche, à condition que le prix de chaque tonne d'huile entrerait en déduction de ces frais.

Géographe et patriote, meinherr Pregel, mais aussi très pratique!

Il fit enfin changer le nom du navire pour celui de Germania, peut-être en souvenir de l'expédition de Koldeway, peut-être aussi, parce qu'il symbolisait la patrie. Imitant sans le savoir son rival qui avait personnifié dans sa goélette la pensée de la vieille Gaule.

Pregel déploya une telle activité, que tous ces préparatifs étaient achevés en trois semaines. Le 10 juin 1886, la Germania appareillait à la nuit, mystérieusement, et quittait les bouches du Weser pour une destination inconnue.

A cette époque, d'Ambrieux venait seulement d'élaborer avec les ingénieurs de la maison Normand les plans de la future Gallia!

La traversée fut rude pour la Germania qui mit près de six semaines à atteindre Fort-Conger après des difficultés infinies.

Le bâtiment fut réparé en vue de l'hivernage et largement approvisionné. Il avait été décidé, pour éviter l'encombrement à bord du baleinier, qu'une partie des matelots avec les membres de la mission et les trois équipages de chiens, passeraient la nuit arctique à Fort-Conger, et que le navire chercherait, non loin de là, une bonne station.

Pendant les mois d'août et de septembre, Pregel fit en traîneau, avec ses compagnons, une longue excursion vers le Nord, et revint enchanté des résultats.

Puis le terrible hiver boréal immobilisa jusqu'à la fin d'avril 1887 les explorateurs qui, du reste, le supportèrent à merveille.

Depuis le commencement de mai, Pregel était reparti dans une chaloupe à vapeur, avec six mois de vivres, et le baleinier, dégagé des glaces, avait commencé la pêche.

Non sans succès, d'ailleurs, puisque en six semaines il avait déjà plus qu'à moitié rempli Fort-Conger du produit de ses captures.

«Et maintenant, termina le capitaine Vogel, j'attends le deuxième retour de la Germania, qui doit, d'ici quinze jours, terminer pour cette année sa campagne de pêche.

«Elle nous prendra, moi, mes deux hommes, avec le dernier traîneau, et nous emmènera plus au Nord, aussi loin que nous pourrons atteindre.

«Nous hivernerons là où notre chef aura décidé; afin de procéder, par échelons successifs, l'an prochain et plus tard s'il en est besoin.

«Puis... au hasard des événements!... avec le secours de Dieu et pour la patrie!»

Malgré son calme apparent, d'Ambrieux n'était pas sans inquiétude en entrant à Fort-Conger. Mais ce récit qui eût pu émouvoir un homme moins vigoureusement trempé, le rasséréna tout à fait.

Il remercia le capitaine Vogel de son hospitalité, feignit de ne pas remarquer qu'il avait peut-être essayé de le décourager, et ne voulant pas être en reste de courtoisie, lui offrit une collection de journaux apportés d'Europe.

Vogel, privé de nouvelles depuis un an, accepta sans hésiter, et avec les plus vifs témoignages de gratitude, ce présent dont il appréciait toute la valeur. Et d'Ambrieux revint à bord tout rayonnant.

«Eh bien! capitaine, quelles nouvelles? dit le docteur quand il fut seul avec son chef.

«Mauvaises, n'est-ce pas?

«Mais qu'importe!

—Excellentes, au contraire; et vous me voyez enchanté de la rencontre.

«Pardieu? j'étais bien fou de me mettre ainsi martel en tête, et de regarder la partie sinon comme perdue tout à fait, du moins comme sérieusement compromise.

—Ainsi, vos inductions fournies par la balle Mauser et le gilet de provenance allemande étaient réelles.

—Absolument!

—Et vous avez revu votre rival?

—Un de ses lieutenants.

«Meinherr Pregel est en route... vers le pôle.

—Et cela ne vous inquiète pas?

—En aucune façon, quoique mon adversaire ne soit pas à dédaigner, loin de là.

—Oh! je connais, comme vous, la ténacité allemande.

—Reste à savoir comment elle sera employée.

«Jusqu'à présent la mise en œuvre des moyens d'action me rassure; car j'ai affaire à des hommes énergiques sans doute, mais suivant opiniâtrement les sentiers battus.

—Des hommes à système et à formule...

«Tant mieux! l'imprévu les déroute.

—Et moins désintéressés que nous, à coup sûr!

«Ainsi, concevez-vous qu'ils pensent à capturer des baleines, pour amoindrir leurs frais généraux, au lieu d'employer à se traîner là-bas tous les atomes des forces dépensées!

«Ils songent au retour, assurent leur retraite, économisent l'argent, hésitent à compromettre leur navire et ménagent leur peau!

«En un mot, ils font de l'exploration arctique comme on en a fait jusqu'à ce jour.

«Tandis que nous, docteur...

—Nous marchons sans regarder en arrière... en enfants perdus... à la française!

—Et tant que subsistera une planche de la Gallia, tant qu'un homme restera debout, tant qu'une pulsation battra au cœur du dernier d'entre nous, il y aura encore une pensée, un cri, un effort: en avant!

«Quelle force invincible, docteur, si, comme vous venez de le dire, on ne regarde pas en arrière, quoi qu'il advienne!... et quand on raye de son vocabulaire ce mot désespérant qui paralyse à demi les plus puissantes individualités: en retraite!

—Pardieu! s'écrie avec une entière conviction le docteur, ceux qui ne possèdent pas cette inébranlable résolution, n'ont qu'à rester les pieds sur les chenets et à ne point s'intituler: voyageurs arctiques.

—Aussi n'hésiterai-je pas à sacrifier, le cas échéant, ma chère goélette, que je veux conduire, à tout prix, là où jamais navire ne s'est avancé.

—Sir Georges Nares s'est arrêté, avec l'Alert, par 82° 24′, et nous sommes déjà par 81° 44′.

—Oh! si le commandant Nares, soucieux comme tout marin de la conservation d'un vaisseau de l'Etat, eût risqué seulement un de ses navires, je ne doute pas qu'il n'eût poussé beaucoup plus loin.

«Et c'est ce que nous allons tenter, sans désemparer.»

Après avoir largué les amarres qui la maintenaient collée à l'immense radeau de glace, la Gallia suivit à peu près la route de l'Alert, cherchant la place où le commodore anglais a signalé, par 82°, d'immenses dépôts de charbon de terre.

Contre son attente, le capitaine trouve le détroit de Robeson, qui fait suite au bassin de Hall, débarrassé des glaces fixes, comme le canal de Kennedy.

Aussi, la goélette arrive-t-elle en moins de quinze heures aux couches de lignite[6] placées à fleur de terre, et mesurant une épaisseur de huit mètres.

Cette particularité rend l'extraction du combustible très facile, et le capitaine peut de la sorte remplir ses soutes aux trois quarts vidées pendant la seconde partie du voyage accomplie exclusivement à la vapeur.

Ce n'est pas tout. Comme il devra lutter contre le froid terrible qui sévit là-bas pendant l'interminable nuit polaire, il fait accumuler à bord une cargaison complète du précieux combustible.

Qui sait si, plus tard, après avoir demandé au charbon son calorique pour combattre la bise glacée, il ne l'emploiera pas pour se frayer un chemin à travers les murailles de glace inviolées jusqu'alors.

Pendant que les matelots, transformés en mineurs, désagrègent à la dynamite le banc fossile, et transportent lentement sur le navire les plus gros morceaux, le docteur examine en botaniste et en géologue ce gisement dont la vue semble un défi lancé à la réalité des faits actuels.

En effet, là où le regard interrogeant au loin l'horizon ne trouve que la morne et désespérante uniformité des glaces, le docteur reconnaît, à première vue, dans la masse carbonifère, des prêles, des fougères, des cicadées, des carex couchés de long et singulièrement conservés.

Bien plus! il aperçoit des dicotylédonées et notamment des peupliers, des sorbiers, des noisetiers, des plantes aquatiques, et dix espèces de conifères!

Cette étrange accumulation de végétaux, dans une région où l'herbe elle-même peut à peine sortir du sol, stupéfie le digne savant et lui montre quels durent être, postérieurement à l'époque tertiaire, les bouleversements dont cette région, elle aussi, a été l'objet.

Moins expert en sciences naturelles, et par conséquent moins intéressé par ce retour aux siècles évanouis, le capitaine surveille prosaïquement le travail de ses hommes et parfois s'écarte comme s'il cherchait quelque chose.

Au bout d'une heure à peine, il a trouvé.

Un morceau de papier gris renfermant dans ses plis quelques bribes de tabac, puis, plus loin, des empreintes de souliers ferrés, suivant un petit sentier à peine frayé, conduisant à la mer.

Pregel est venu, lui aussi, approvisionner sa chaloupe au banc carbonifère...

La journée du 22 juin fut tout entière employée à l'arrimage du combustible. Puis, la goélette, chargée comme un bateau charbonnier, reprit son envolée vers le Nord.

On sait que sir Georges Nares, monté un peu tardivement vers l'extrême Nord, en suivant la rive occidentale du détroit de Robeson, fut définitivement pris dans les glaces le 1er septembre 1875.

Profitant de l'expérience acquise par le célèbre navigateur anglais, d'Ambrieux, pressentant l'existence d'un courant circulaire produit par l'étroitesse du détroit de Robeson, obliqua franchement à l'Est, vers le point où le Polaris hiverna en 1872.

Voici pourquoi. On sait qu'il existe un courant ininterrompu portant régulièrement du Nord au Sud, à travers les détroits de Robeson, Kennedy et Smith. D'autre part, les terres découvertes par Lockwood, le lieutenant de Greely, affectent la direction du Nord-Ouest à l'Est du canal de Robeson. Tandis que la ligne de côtes, appelée Terre de Grant, qui suit à peu près le quatre-vingt-troisième parallèle, en s'infléchissant au point d'hivernage de l'Alert, se dirige d'Est en Ouest, comme l'a démontré le lieutenant Aldrich.

Or, il est à supposer que ce courant Nord et Sud, rencontrant les terres obliques de Lockwood, aura des tendances à être refoulé vers la partie septentrionale des Terres de Grant. Naturellement, les eaux, avant de pénétrer dans l'entonnoir du détroit de Robeson, entraîneront à l'Ouest des glaces en dérive, et les accumuleront au point si malencontreusement choisi par sir Nares, là où il crut découvrir le fameux océan Paléocrystique.

Ces glaces, qu'il regardait comme éternelles, ne seraient-elles pas plutôt arrachées aux glaciers qu'entrevit Lockwood par 83° 23′ et entraînées dans ce mouvement oblique de dérive, sur la dépression Nord-Est des Terres de Grant?

Car enfin, il est un fait indéniable: c'est que Markham, se dirigeant au Nord, trouva des blocs monstrueux qui l'arrêtèrent par 83° 20′ 23″. Tandis que Lockwood, marchant au Nord-Est, à deux cent cinquante kilomètres de là, fut arrêté, par les eaux, en gagnant sur Markham 3′ vers le pôle.

Le capitaine de la Gallia espérait donc, et selon toute probabilité, trouver la côte orientale du détroit de Robeson, de plus en plus débarrassée des glaces, à mesure qu'il s'élèverait vers le Nord.

Du reste, l'événement ne tarda pas à justifier ses prévisions.

La goélette aborda le 23 au lieu d'hivernage du Polaris, bien reconnaissable aux débris de toute sorte, et le capitaine se rendit, avec l'état-major, au «Repos de Hall» signalé par un cairn à moitié détruit.

La tombe de l'intrépide et malheureux explorateur est en bon état. L'épaisse planche de chêne dans laquelle son lieutenant Tyson a fait profondément graver quelques lignes n'a pas souffert.

Chose étonnante, un petit saule nain dont Tyson fait mention dans le récit des misères endurées pendant la retraite, existe encore.

Il se trouve au bas d'une stèle de pierre plate, derrière laquelle est appuyé le support qui maintient la planche.

L'inscription, très lisible, est ainsi conçue:

A LA MÉMOIRE
DE

CHARLES FRANCIS HAAL
Commandant du steamer le «Polaris» de la marine des Etats-Unis
chef de l'expédition au Pôle Nord.

MORT LE 8 NOVEMBRE 1871
AGÉ DE 50 ANS
Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en moi, encore qu'il soit mort, vivra.

L'officier français et ses hommes se découvrirent avec respect devant la tombe de cette noble victime, tout émus, malgré leur fermeté, de cette mort si brusque, si inattendue, mais qui du moins épargna au vaillant Américain le spectacle de la lâcheté de son équipage, allemand, hélas!

Ce pieux pèlerinage accompli, le capitaine rallia la goélette non sans avoir constaté, près de la tombe solitaire, les vestiges du passage de quelques hommes.

A n'en pas douter, Pregel et ses compagnons, édifiés aussi par les travaux des Anglais et des Américains, suivent la direction choisie par d'Ambrieux.

XI

Au point où jamais vaisseau n'est parvenu.—La mer Paléocrystique de sir Georges Nares.—Conclusions prématurées.—Vérité aujourd'hui, erreur demain.—La mer des vieilles glaces n'existe plus.—Le second pack.—La goélette arrêtée par la banquise.—En traîneau.—Pour transporter les provisions, mais non les hommes.—Bain qui eût pu être mortel.—Quitte pour la peur.—Hygiène arctique.

«Capitaine! 83° 8′ 6″!... s'écrie tout joyeux le second qui vient de faire le point.

—Bravo! mon vieux Berchou; ton calcul est d'accord avec le mien, et la goélette se trouve effectivement par 83° 8′ 6″ de latitude.

—Et nous avons dépassé sir Georges Nares, dit à son tour le docteur accoudé à la table du carré.

—Oh! de si peu!... pas même d'un degré!

—C'est toujours cela!

«Du moins pouvons-nous dire avec fierté que jamais navire n'est allé si loin vers le Pôle.

—Vous oubliez, docteur, que selon toutes présomptions, meinherr Pregel doit, actuellement, posséder sur nous une avance notable.

—Ah! diable!... encore ce personnage qui m'inspire de confiance la plus franche antipathie.

—D'accord, mon ami.

«Cependant, cette antipathie ne doit pas aller jusqu'à méconnaître à l'homme une réelle valeur; car si sa chaloupe n'a pas les dimensions d'un navire, son mérite est d'autant plus grand, pour s'être avancé, sur une pareille coquille de noix, au milieu d'un tel chaos!

—Vous supposez qu'il nous précède, mais vous n'en êtes pas certain.

«Qui sait s'il n'est pas pincé au fond de quelque cul-de-sac, ou serré entre deux blocs!

—Nous avons passé en dépit de tout, donc il a pu et dû en faire autant.

«Croyez-moi, docteur, il n'est pas homme à s'être arrêté en chemin, quelque épouvantable que soit ce chemin.»

... On est au 26 juin, et les membres de l'état-major vont après l'observation rigoureuse du soleil qui leur a donné la latitude, savourer le menu élaboré par Monsieur Dumas.

Ils paraissent radieux en constatant que, en dépit des affirmations de sir Georges Nares, la Gallia est arrivée là où le marin anglais déclarait qu'il y avait impossibilité matérielle.

La conversation continue entre le capitaine, le docteur, le second et le lieutenant.

Le docteur, habitué professionnellement à ne poser de conclusions qu'après certitude absolue, critique vertement le commandant de l'Alert pour avoir affirmé, avec tant d'autorité, des faits démentis peu après par l'évidence.

«Peut-être êtes-vous un peu dur pour lui, docteur, hasarde le second presque timidement.

«Car enfin, sir Georges était de bonne foi, et tout autre eût pu se tromper à sa place.

—Mais, du moins, on ne se pose pas en arbitre impeccable et... décourageant.

«Avez-vous lu sa relation?

—J'attends l'hivernage pour l'étudier à loisir.

—Bon! laissez-moi donc vous en citer un passage, et vous jugerez combien sont imprudentes ses appréciations.

«Je cite textuellement, continue le docteur en tirant de la bibliothèque un volume qu'il ouvre à une page cornée.

«... Du haut de notre observatoire, dit sir Nares, l'interminable pack semblait consister en petits floes circonscrits chacun par sa barrière de débris entassés; dans l'extrême éloignement, il se confondait avec l'horizon.

«... C'est bien la mer Paléocrystique, ou mer des vieilles glaces...»

A ces mots, le lecteur s'interrompt.

—Moi, d'abord, je l'eusse appelée: Paléocristallique, en me conformant à l'étymologie tirée des deux mots grecs: παλαιός, ancien, et κρύσταλλος, cristal.

—Voyons, docteur, dit le capitaine, soyez plus indulgent... c'est là une vétille, que diable!

—Soit! je continue mon extrait qui condamne si bien son auteur.

«... Pas une flaque libre, pas la moindre vapeur d'eau dans notre champ de vision qui, cependant, pourrait embrasser un arc de cent vingt degrés!

«Nous sommes parfaitement convaincus qu'aucune terre élevée ne peut exister à une distance de quatre-vingts milles (cent quarante-quatre kilomètres) au Nord du cap Joseph-Henri; aucune certainement ne s'apercevait dans les cinquante milles qui formaient l'horizon de notre échauguette.»

—Cela, docteur, c'est de l'observation exacte, dit le second.

—Soit, mais la conclusion qui en découle est au moins prématurée.

«Ecoutez-la.

«... Nous tenons donc pour sûr, continue sir Georges, que depuis la côte de Grinnel, par 83° de latitude, jusqu'au quatre-vingt-quatrième parallèle, s'étend le formidable pack qu'ont eu à combattre Markham et ses compagnons.»

«Sir Georges aurait dû ajouter: à l'heure présente; puisque rien ne subsistait de ce pack, auquel il accorde de confiance un degré, soit 111 kilomètres d'épaisseur, alors que notre compatriote le docteur Pavy contemplait cinq ans après ce même horizon.

«Mais, ceci n'est rien, et vous allez voir si le commodore ne continue pas à se tromper tout comme un simple mortel.

«... A la sortie du détroit de Robeson, les rivages s'orientent à l'Ouest d'un côté, au Nord-Est de l'autre—ce qui est vrai—forment les bornes d'une étendue immense, dont toute la superficie connue jusqu'à présent consiste en floes énormes, dont l'épaisseur varie entre quatre-vingts et cent pieds (27 et 33 mètres). Ils s'exhaussent par l'addition des neiges des hivers successifs, aux couches supérieures; le poids surincombant s'accroît de plus en plus, et peu à peu change les névés en glaces.

«Nombre de raisons nous portent à assigner à cette mer de vieux glaçons—il y tient, le commodore—une superficie considérable. On n'y voit point d'oiseaux sauvages se diriger vers le Nord, comme ce serait le cas s'il existait, dans cette région, une terre de quelque étendue. En outre, un océan complètement couvert de glaces, et où les courants froids détruisent les animalcules dont se nourrissent les baleines, ne saurait servir d'habitation aux vertébrés amphibies ou marins... les faucons qui font leur proie d'espèces aquatiques ont disparu, etc.»

«Donc, au dire de notre auteur, une mer captive sous une voûte épaisse de cent pieds... des eaux inhabitées... une atmosphère déserte.

«Et comme conclusion, le morceau que j'offre à vos méditations:

«... Qu'il y ait d'ailleurs, ou n'y ait pas de terres dans l'espace compris entre la limite de notre vue et l'axe septentrional du globe, cela ne peut avoir aucune influence sur les voyages en traîneaux. Soixante milles (cent dix kilomètres) de ces glaces que nous savons maintenant s'étendre au Nord du cap Joseph-Henri, présentent une barrière qu'il sera impossible de traverser par les méthodes actuellement employées: aussi, je crois pouvoir affirmer, sans aucune hésitation, que jamais on ne pourra atteindre le Pôle Nord par la route du détroit de Smith!...

«De sorte, continue avec animation le docteur, que si notre capitaine avait cru, comme article de foi, aux affirmations si catégoriques de sir Georges, la Gallia, ici présente, n'aurait eu qu'à faire machine en arrière, et rentrer au Havre, au lieu d'embouquer le détroit de Robeson.

—Mais, reprend le second, ennuyé de voir un marin se tromper, ce marin fût-il anglais, sir Georges Nares parle seulement de l'espace compris à l'Occident du 65e degré de longitude Ouest de Greenwich.

«Si nous avons pu nous élever jusqu'ici, peut-être les vieilles glaces sont-elles toujours là-bas, pour empêcher le passage entre 65° et 70° Ouest.

—J'ai prévu l'objection, et j'y répondrai par l'extrait d'une relation qui vaut bien celle du commandant de l'Alert.

«Voici ce que vit, cinq ans après, un des lieutenants de Greely, le docteur Pavy, un Français, celui-là. Parti le 31 mars 1882, en traîneau, de Fort-Conger, par un froid de −34°, Pavy arrive le 11 mars à la baie de Floeberg où hiverna l'Alert en 1876. Il examine du haut de la falaise qui servit d'observatoire à sir Georges, le pack formé de blocs rudes, montagneux, mais ne rencontre plus traces de ces banquises paléocrystiques épaisses de 25 et 30 mètres au moins.

«Vous entendez bien: plus traces de ces formidables amoncellements de glaçons sur lesquels Markham, après des fatigues inouïes, s'éleva d'un degré vers le Nord.

—C'est prodigieux! murmure Berchou ne pouvant croire à une pareille contradiction.

—Là où sir Georges Nares concluait à l'impossibilité absolue de la vie chez les animaux, Pavy trouve le passage d'un ptarmigan, d'un lemming, d'un lièvre, d'un renard.

«Bien plus, mon collègue voulant suivre la route de Markham en pointant droit au pôle, se dirige vers le cap Joseph-Henri. Mais à peine a-t-il parcouru un kilomètre, que son compagnon, l'Esquimau Jens, s'écrie: La mer!... la mer!...

«On voyait, en effet, distinctement, une rue d'eau qui partant du cap Joseph-Henri, s'ouvre dans la direction du cap Hécla, en traversant la baie de James-Ross. Sa largeur était d'environ un mille à l'origine, mais elle allait en s'élargissant au delà du cap où elle prenait une direction boréale. En même temps, se montraient, vers le Nord, des cumulus de forme particulière, qui, suivant l'opinion des Esquimaux, bons juges en pareille matière, indiquaient la présence de vastes étendues d'eau libre.

«La dislocation des glaces soi-disant éternelles était si complète, que la partie Est du détroit de Robeson se trouvait débarrassée à cette époque encore si rude—18 avril!

—Voilà qui est un peu fort, s'écrie le second abasourdi.

«Et pour un peu, ne fût-ce que par curiosité, je voudrais bien voir cela.

—Ne t'entête pas, mon vieux Berchou, interrompt le capitaine, car c'est absolument inutile.

«L'erreur du commandant Nares est établie d'une façon rigoureuse, irréfutable.

«De même que la mer libre de Kane, la mer esclave de sir Georges est une conception théorique appuyée sur des observations incomplètes. La vérité semble être une moyenne entre ces deux opinions extrêmes.

«J'ajouterai, pour terminer ce débat instructif, soulevé avec tant d'à propos par le docteur, que Pavy, qui atteignit 82° 51′, eut la chance de relever un fait zoologique très important. L'Esquimau Jens ayant poursuivi un phoque de l'espèce hispidus, nous pouvons conclure que cette mer ne diffère pas sensiblement de celles qui se trouvent au-dessous du détroit de Robeson. Car, le phoca hispida ne s'y hasarderait pas, s'il n'y trouvait point des trous pour venir respirer, et des poissons pour sa nourriture.

«Mais notre situation n'en est pas moins difficile, car si nous avons pu trouver la mer hospitalière pour atteindre 83° 8′, nous éprouverons de grandes difficultés pour franchir la barrière qui se dresse devant nous.

—Vous avez raison, capitaine.

«A défaut de la mer Paléocrystique heureusement disparue, nous sommes en présence d'une jolie banquise large de trois kilomètres.

«Sacrebleu! l'éperon de la goélette, les scies, les haches et la dynamite auront fort à faire, si nous ne trouvons pas une faille.

—C'est ce passage qu'il faut chercher sans délai; et s'il n'existe pas, eh bien!... nous le pratiquerons.»

Les termes de cet entretien indiquent suffisamment les phases de la traversée opérée par la Gallia, depuis qu'elle a quitté le «Repos de Hall», pour qu'il soit utile d'en parler plus longuement.

Malgré les affirmations catégoriques du commandant de l'expédition anglaise, la Gallia s'est élevée, à 15′ près, au point le plus éloigné atteint par l'homme sur la route polaire.

Malheureusement, elle vient d'être arrêtée dans sa marche par le pack, large de 3.000 mètres, aperçu par Pavy, et qui a survécu à la débâcle de la mer Paléocrystique.

Ce pack, en dépit de la chaleur ambiante—très relative en somme puisqu'elle ne dépasse pas +4° centigrades—fond avec une lenteur excessive. Il est du reste évident que ni la radiation solaire, ni la température de l'eau ne pourront en amener la fusion. Donc, s'il n'est pas et très prochainement disloqué par la tempête, ou lézardé par le courant, le travail de l'homme sera nécessaire.

Le capitaine fait préalablement sonder et trouve le fond à quatre cent cinquante brasses. Markham, en face du cap Joseph-Henri, l'avait rencontré seulement à soixante-douze. Le chiffre accusé par le sondage de la Gallia, réalise les prévisions de Lockwood, qui n'ayant que trois cent brasses de corde, ne put atteindre le fond.

L'épaisseur de la glace fut en outre évaluée à quatre mètres au niveau de l'anse où s'abrite la goélette.

Reste maintenant à examiner en détail le pack pour chercher une fissure transversale, ou, s'il y a lieu, un point où les glaces soient moins épaisses, dans le cas où le capitaine serait forcé de creuser un canal.

Comme la goélette est en sûreté dans son petit havre formé par une échancrure de la banquise, et comme il serait à peu près impossible, en présence des découpures nombreuses qui frangent son bord méridional, de la faire naviguer à travers toutes ces anfractuosités, le capitaine décide que l'inspection du pack aura lieu en traîneau.

L'hygiène des hommes et surtout celle des chiens exigeant de l'exercice, d'Ambrieux saisit avec empressement cette occasion pour essayer ses équipages, et s'assurer s'il peut compter, ultérieurement, sur ses auxiliaires à quatre pattes.

Ne voulant pas faire de jaloux parmi les braves matelots qui tous voudraient bien aller «à terre», c'est-à-dire sur la glace, le capitaine, bien qu'ayant le droit absolu d'ordonner, décide que les élus seront désignés par le sort.

Sept hommes, plus Oûgiouk, l'Esquimau, et lui, neuvième, feront partie de l'expédition. Encore, le docteur demandant une autorisation de faveur, six matelots seulement seront appelés à bénéficier du hasard.

Plume-au-Vent tire le premier dans le bonnet de Guénic un petit papier plié en quatre, et fait une triomphante cabriole.

Ce veinard de Parisien! il vient de lire: oui, sur son papier, et la cabriole s'accompagne d'une tyrolienne... je ne vous dis que ça! Puis, c'est Courapied, dit Marche-à-Terre, puis Nick dit Bigorneau, puis Le Guern, puis Constant Guignard, et pour compléter dignement ce groupe que l'on dirait trié volontairement, Mossieu Dumasse, avec sa bonne carabine, présent du docteur.

Les traîneaux sont approvisionnés pour quinze jours. On y entasse en outre les sacs de fourrures, pour camper sur la glace, et la tente. Les vivres comprennent: biscuit, conserves de viande, café, thé, poisson sec pour les chiens, et alcool pour alimenter les lampes spéciales servant à cuire les aliments, et à faire bouillir l'eau pour le thé ou le café. Chaque homme est pourvu en outre d'un vêtement complet de rechange, et emporte ses bottes groenlandaises imperméables à l'eau comme à la neige.

Tout ce matériel, qui serait encombrant pour d'autres voyageurs que des matelots, ces maîtres en arrimage, est emballé dans les prélarts goudronnés, puis solidement ficelé sur les traîneaux immobiles sur la banquise.

Les chiens, heureux d'être enfin soustraits à l'immobilité qui, depuis si longtemps, leur pèse, font entendre des jappements joyeux, et se laissent atteler fort docilement à leur «bricole» en cuir de phoque.

Tout est prêt. Le capitaine arbore sur le premier traîneau un petit pavillon tricolore et donne le signal du départ.

Le capitaine, le docteur et Oûgiouk marchent en tête; viennent ensuite Le Guern, Nick dit Bigorneau, et Mossieu Dumasse; puis, le Parisien, Constant Guignard et Courapied dit Marche-à-Terre, accompagnant, trois par trois, chacun des traîneaux.

Les chiens, dans le premier moment d'effervescence, donnent un furieux coup de collier et menacent de s'emballer. Mais d'un seul coup de fouet qui prend en écharpe son attelage, Oûgiouk a tôt fait de modérer cette ardeur intempestive. Le Guern et Plume-au-Vent, qui ont étudié la manœuvre du fouet, l'imitent sans plus tarder, et obtiennent un succès analogue.

Du reste les éléments se chargent bientôt d'arrêter toute velléité d'émancipation, tant la vicinalité de l'endroit, comme le fait observer plaisamment le Parisien, a montré de négligence dans l'entretien des voies de communication.

«Oh! là... là...

«J'aimerais mieux être en enfer.

—A cause de quoi? demande naïvement Courapied, toujours prêt à se laisser mystifier.

—A cause des pavés, bêta!

—Comprends pas!

—Suis bien mon raisonnement.

«On dit et on répète que l'enfer est pavé de bonnes intentions...

«Eh bien! est-ce que nos traîneaux ne glisseraient pas mieux sur ce macadam perfectionné que sur ces blocs ronds, aigus, obliques ou coupants, entremêlés de flaques d'eau et de paquets de neige à demi fondue?

—Allons! v'là que tu te moques encore de moi.»

Le docteur qui a entendu cette plaisanterie monumentale, perd son sérieux et dit au capitaine qui, de son côté, rit de bon cœur:

«Le drôle a parfois de l'esprit, et ses saillies au gros sel avec ses comparaisons baroques sont vraiment amusantes.

—C'est là, d'autre part, un état moral bien précieux pour les membres d'une expédition comme la nôtre.

—A qui le dites-vous, capitaine!

«La gaieté à jet continu, l'entrain perpétuel sont la meilleure hygiène pour combattre la morne désespérance des nuits polaires.

«Un loustic de cette trempe vaut à lui tout seul une pharmacie.»

La voirie, pour employer l'expression du Parisien, devient absolument déplorable. Sur les parties les plus élevées où la glace est sèche, on trouve une couche d'efflorescences salines qui rendent le traînage pénible. Par contre, les parties basses sont recouvertes d'eau, ou plutôt d'une épaisse bouillie de neige à demi fondue dans laquelle on enfonce, les hommes jusqu'à mi-jambes, les chiens jusqu'au ventre.

N'était l'imperméabilité absolue des chaussures esquimaudes, chaque piéton voyagerait dans un bain de pied à zéro.

Pour la première fois le Parisien et ses camarades conçoivent l'usage et l'utilité du traîneau. Ils avaient cru jusqu'alors que les équipages de chiens, devant rencontrer des surfaces planes, serviraient à convoyer, avec leur prodigieuse vitesse, les voyageurs arctiques. Mais, pas du tout. Les hommes s'en vont à pied comme de simples mortels, et les toutous emmènent seulement le matériel et les provisions.

Plume-au-Vent n'en revient pas! Le voilà devenu tringlot... de la flotte, mais tringlot à pied! Chose qui ne se voit pas, même dans l'armée de terre, pour laquelle il professe, en sa qualité de navigateur endurci, un dédain plein de commisération.

Du reste, il n'est pas besoin de s'être avancé bien loin sur le pack pour comprendre qu'une excursion même d'agrément serait impossible. Les blocs, de plus en plus irréguliers, succèdent aux blocs. Il y a des roches, des collines, des ravins en miniature, mais dénivelant, comme à plaisir, la carapace de glace. Un homme, fût-il mâtiné de clown et de singe, ne pourrait jamais se maintenir sur le traîneau sans dégringoler à chaque pas.

Le véhicule, qui cependant n'est guère chargé, monte péniblement une pente à 45°, glisse à toute vitesse de l'autre côté, penche à droite sur un morceau de glace, culbute à gauche dans une fondrière, se remet tant bien que mal d'aplomb sur les patins, oscille de nouveau pour cahoter de plus belle... bref, avance de bric et de broc sans être jamais horizontal.

Entre temps, les hommes doivent le pousser par derrière, quand les chiens, roidissant leurs pattes, tirant la langue, ne peuvent le déhaler. Ou bien il faut le maintenir sur une déclivité, pour l'empêcher de glisser trop vite, ou le soulager pour le mettre en équilibre quand il rencontre une aspérité.

Parfois, le conducteur novice prend mal ses mesures et s'étale de son long à la grande joie des camarades, bientôt victimes d'un accident semblable.

Si ces chutes sont sans danger, il n'en est pas de même des immersions partielles qu'il importe d'éviter à tout prix.

La glace est loin d'être partout homogène et de posséder une égale rigidité. Celle qui provient de la congélation de l'eau de mer est souvent couverte d'une sorte de saumure très épaisse, très riche en sel et qui ne se solidifie jamais complètement.

Elle recouvre traîtreusement les trous par lesquels viennent respirer les phoques, et si le voyageur n'y prend pas garde, il pourra être, à un moment donné, trempé jusqu'à la ceinture.

Ces fondrières glacées sont d'autant plus insidieuses, que rien ou presque rien ne les signale aux yeux des novices qui doivent peu à peu s'habituer à les reconnaître, comme les chasseurs de canards les vases molles perfidement dissimulées au milieu des marécages.

Pour ce motif surtout, les explorations en traîneau sont plus pénibles et même plus dangereuses pendant l'automne qu'au printemps. De plus, elles sont faites par des novices ignorant l'hygiène arctique, et ne sachant pas combien il importe d'éviter la transpiration.

Fort heureusement la vieille expérience du docteur supplée à tout, et des précautions, en apparence exagérées, évitent ces petits mécomptes si fréquents au début.

Néanmoins, la caravane avançait toujours en côtoyant le bord méridional du pack dont le capitaine relevait à chaque instant la configuration.

Jusqu'à présent, les accidents s'étaient bornés à des chutes et à des immersions partielles insignifiantes.

Mais, Constant Guignard, l'homme né sous l'étoile de la malchance, le Normand au nom prédestiné, devait bientôt légitimer l'influence de l'étoile et la prédestination du nom.

Le convoi s'en allait cahin-caha. Par prudence, le capitaine, sur les indications d'Oûgiouk, se retournait, et criait aux marins d'éviter tel ou tel point suspect.

Guignard, demeuré quelques pas en arrière pour renouveler l'indispensable paquet de tabac en carotte, courait sur une crête, en homme qui se joue des faux pas, quand tout à coup le pied lui manque, il glisse, et patatras! va s'asseoir au beau milieu d'une flaque.

Le bruit de la chute et le juron qui l'accompagne font retourner Plume-au-Vent et Courapied.

«Monsieur n'a pas besoin d'un fond de bain? s'écrie le Parisien en voyant son matelot barbotter en jurant.

Illustration
«Monsieur n'a pas besoin d'un fond de bain!» s'écrie le Parisien.

«Ben voyons! faudrait pourtant voir à s'arracher de la limonade...

«C'est donc une passion, chez toi, le bain à zéro!

«Allons, attrape ce bout de filin... et hisse-la!...»

Constant Guignard, trempé jusqu'aux aisselles, se retire tout confus et déjà claquant des dents.

«Dis voir, t'as pas cassé le verre de ta montre?

—Mâtin! balbutie l'autre, qué lessive!

«J'ai froid jusqu'à la mœlle des os.

—Stop! commande le capitaine.

«Tu es mouillé, garçon, il faut changer.

—Oh! merci, capitaine... c'est pas la peine.

«En marchant, ça séchera.

«Sauf vot'respect, à Terre-Neuve, j'ai été pas mal de fois saucé par la lame, et en grand...

«J'y ai pas... fait... attention.»

Le docteur est arrivé en courant.

«Déshabillez-moi ce lascar-là, dit-il brièvement, et frictionnez-le ferme... à tour de bras!

«Il était en sueur au moment du plongeon, et il est dans le cas d'attraper une congestion.

«Vite!... une lampe à esprit-de-vin... un morceau de glace dans une casserole.»

En un tour de main, Guignard, qui défaille pour tout de bon, est dépouillé de sa défroque déjà raide comme du carton.

Le capitaine, aidé de Plume-au-Vent, le frotte à lui enlever l'épiderme, puis quand, après cinq minutes d'une gymnastique enragée, le pauvre diable commence à respirer, on l'entonne dans un sac de fourrure.

Déjà l'eau bout, tant la lampe à alcool développe de calorique. Le docteur fait infuser, pour la forme, une pincée de thé, puis additionne le mélange d'une formidable dose de rhum.

«Tiens, mon gars, sirote-moi ça, dit-il au matelot dont les dents crépitent toujours comme des castagnettes.

«Tu n'en mourras pas, mais une autre fois, ne t'avise pas de faire le plongeon quand tu seras en sueur... autrement, gare à ta peau.

«Quant à vous, mes amis, écoutez-moi.

«Ne faites aucun effort violent susceptible de vous mettre en transpiration.

«Nous sommes dans une saison pire que l'hiver, surtout pour les novices qui ont des tendances à trop se couvrir pendant la marche.

«On s'échauffe sans même s'en douter, puis on se refroidit brusquement, et alors, gare aux rhumatismes et aux pleurésies.

«Et surtout, s'il vous arrive un accident comme celui-ci, pas de fausse honte... faites ce que je viens d'ordonner pour votre pauvre camarade qui pouvait très bien mourir là... sous vos yeux, sans reprendre connaissance.

—Pétard! murmure à part lui Plume-au-Vent, j'aurais jamais cru qu'un homme aurait pu être si vite «nettoyé».

«C'est pire qu'un coup de soleil sous l'équateur, et pourtant, Guignard, mon matelot, n'est pas une mauviette!»

Cet accident n'eut d'autre suite qu'un arrêt de deux heures, mis à profit pour déjeuner, mais il servit d'exemple aux matelots, imprudents comme de grands enfants et plus insoucieux qu'on ne saurait le croire.

Constant Guignard nanti d'un vêtement complet, bien sec, mangea de bon appétit, et reprit sa place à l'arrière-garde, mais évita dorénavant, avec le plus grand soin, les fondrières traîtresses.

La soir venu, c'est-à-dire l'heure à laquelle finit ordinairement la journée, puisque le soleil ne quitte plus l'horizon, la tente fut dressée sur le pack. Puis, après un solide repas auquel cette rude marche servit d'apéritif, les matelots se blottirent trois par trois dans les sacs.

Le capitaine eut le docteur pour camarade de lit, et Oûgiouk s'allongea simplement sur la glace.

On avait parcouru dix milles marins (18 kilomètres 570 mètres).

XII

Histoire du Normand qui fait porter à ses moutons des lunettes vertes.—Après six jours de marche.—Les traces du lieutenant Lockwood.—Document allemand.—Encore Pregel.—Pour une avance de deux cents mètres.—La voie du retour.—Pas de passage!—Aboiements dans le lointain.—Halt!... wer-da!...—La Germania.—La fête du 14 juillet sur la banquise.—Comment Plume-au-Vent perdit des illusions et gagna un sobriquet.

L'expédition, fort peu pénible d'ailleurs à cette époque, la moins inclémente de l'année arctique, se continue sans incidents remarquables.

Parfois la capture d'un phoque, subitement harponné au fond de son trou par Oûgiouk, vient rompre la monotonie de la marche et l'uniformité de l'ordinaire.

Parfois aussi, Dumas qui cuisine et chemine l'arme en bandoulière, fusille un ours alléché par l'irrésistible parfum des victuailles accommodées en plein vent.

Les chiens font une curée copieuse, les hommes se régalent d'un morceau de phoque à la tartare, ou savourent un gigot tellement imprégné d'ail, que le gosier vous en fume, prétend le Parisien. La santé se maintient excellente, sauf pourtant l'apparition d'ophtalmies légères, occasionnées par le rayonnement du soleil sur la glace.

Le docteur décrète que chaque homme sera pourvu d'une paire de lunettes vertes, et procède séance tenante à la distribution des instruments.

Plume-au-Vent, ravi, braque aussitôt les bésicles sur son nez, va s'admirer dans une flaque d'eau, en guise de miroir, et déclare que ça lui donne l'air d'un philosophe.

Dumas est superbe avec sa peau brune, sa barbe en éventail, et son vaste nez. Le Parisien trouve qu'il ressemble à un marabout.

Mais Constant Guignard, qui est affreusement camus, ne peut arriver à conserver les lunettes sur son rudiment de nez, ce qui amuse fort Plume-au-Vent.

«Mon pauv' vieux! tes lunettes ont besoin d'aller au manège.

—A cause?

—Pour apprendre l'équitation.

«A peuvent pas rester en selle!... qué que ça sera pendant la nuit!

—Hein?...

—Faut jamais les quitter!... même pour dormir... surtout pour dormir... le docteur l'a dit!

«Tiens!... c'est rigolo tout plein, de regarder là dedans!

«C'est joli comme tout!... on dirait des montagnes avec du gazon dessus.

«J' m'étonne plus si le Normand... un de tes pays, et un malin, faisait porter des lunettes vertes à des moutons.

—Des histoires!

—Que ma première chique me serve de poison si je ne dis pas la vérité!

«A preuve que mon Normand, ficelle comme pas un, donnait à manger des copeaux de menuisier aux pauv' bêtes qui les prenaient pour de l'herbe!»

Bref les bésicles défrayèrent pendant une journée la verve de l'intarissable loustic, et, sauf bien entendu les chefs, chacun, y compris Oûgiouk, eut sa ration de brocards.

De fait, le brave Esquimau avec sa face rondelette, plissée, grassouillette, prêtait singulièrement à la plaisanterie, quand les disques de verre, aussi vastes que ceux dont s'affublent les lettrés chinois, agrémentèrent son physique.

Plume-au-Vent n'ayant jamais fréquenté les potiches incassables du Céleste-Empire ne soupçonna pas l'analogie. Il prétendit simplement que le Grand-Phoque ressemblait trait pour trait à sa concierge. Seulement la dame du cordon était infiniment plus barbue que le guide Esquimau.

Pendant que les matelots rient et plaisantent, le capitaine est soucieux.

On marche depuis six jours et le pack orienté vers le Nord-Est ne présente aucune solution de continuité. Pas un chenal, pas une faille, pas une lézarde, rien!

Encore quarante-huit heures et il faudra songer à la retraite, car les vivres sont mesurés pour deux semaines, et le retour exigera le même temps que l'aller.

D'Ambrieux n'a plus qu'un espoir, bien vague, du reste.

C'est que la banquise ne soit pas soudée au rivage des terres découvertes par Lockwood, le lieutenant de Greely. Ces terres ne sont plus éloignées que de deux milles à deux milles et demi. Il faut s'en rapprocher au plus vite. S'il y avait une fissure, un vague sentier d'eau, comme il serait facile de lui donner les dimensions nécessaires au passage de la goélette!

Hélas! Plus on approche des falaises dont le gris jaunâtre apparaît çà et là, sous le revêtement de glace fondue ou décollée par endroits, plus la marche devient difficile.

Le pack se hérisse de monticules escarpés que séparent des ravins semés de blocs informes. Partout des couloirs anfractueux où l'on trouve à peine place pour poser le pied, où les traîneaux ne peuvent plus avancer. Partout le même chaos où s'accumulent de nouveaux obstacles.

Il faut dételer les chiens, hisser les traîneaux à force de bras, les pousser sur des crêtes vertigineuses, les descendre dans les déclivités, pour les hisser et les redescendre encore.

Comprenant bientôt l'inutilité d'un pareil travail, le capitaine commande la halte au milieu d'un vallon de glace. Ne voulant pas astreindre ses compagnons à d'inutiles fatigues, il part en découverte avec le docteur et le guide esquimau.

La marche des trois hommes n'étant plus entravée par le matériel s'accélère d'autant, et devient un simple exercice d'alpinistes. Ils s'aperçoivent alors que les falaises terminant les terres du Nord-Est, se prolongent dans la mer, en une série d'îlots circonscrits par la banquise. Ces pointes granitiques ont arrêté au passage les masses errantes qui se sont accumulées sur ce point en quantités innombrables, et se sont soudées malgré le courant, grâce à leur surabondance, et surtout grâce à cet arrêt.

Décidément il n'y a pas trace de chenal dans ce hérissement compact de glaçons cimentés par le froid. Là où Lockwood fut arrêté par une rue d'eau, en compagnie du sergent Brainard et du Groenlandais Christiansen, s'allonge l'immuable pack. Preuve évidente qu'entre les deux opinions extrêmes du docteur Kane et du commandant Nares, la moyenne est seule admissible.

En face du cap Wild, le docteur aperçoit les trois pitons de la petite île à laquelle Greely donna le nom de Lockwood, en souvenir de son intrépide lieutenant qui dut interrompre en cet endroit son admirable voyage.

On distingue à la lorgnette le cairn édifié par les trois hommes, et comme jadis pour le tombeau de Hall, d'Ambrieux propose de visiter cet humble monument qui marque la dernière étape sur la voie polaire.

En une heure ils atteignent la pointe Nord-Ouest de l'île, s'arrêtent pensifs, devant le cairn et sont tout stupéfaits d'apercevoir, deux cents mètres plus avant dans la direction du Nord, un petit monticule élevé de main d'homme.

Ils s'approchent, constatent que ce cairn qui est formé de morceaux de charbon superposés, a été construit à une époque très récente.

D'Ambrieux fronce le sourcil et murmure, dépité:

«Pregel!... encore lui!... toujours lui!»

Le docteur et Oûgiouk écartent avec précaution les blocs de charbon et découvrent un épais bocal de verre parfaitement bouché.

Le récipient renferme un parchemin couvert de caractères anglais, français et allemands.

«Vous avez raison, capitaine, dit le docteur après avoir enlevé le bouchon, c'est signé: Pregel.

«Dois-je lire ce document?

—Lisez, docteur; il n'y a aucune indiscrétion, bien au contraire, car ces témoignages matériels du passage d'un explorateur sont laissés pour qu'on en prenne connaissance.

—Voici: «Le soussigné, commandant de l'expédition allemande au Pôle Nord, a élevé ce cairn en souvenir de son arrivée sur cet îlot. Il continue son voyage vers le Nord et édifiera, s'il plaît à Dieu, un autre cairn à dix milles de celui-ci.

«Signé: Julius H. Pregel

«Le 18 mai de l'année 1887.

«C'est tout! grogne le docteur furieux.

«Pauvre Lockwood!... infortuné martyr du devoir!... battu d'une demi-tête par ce Teuton balourd, prétentieux et mystique.

«Voyez, capitaine, si ce n'est pas à faire suer par cinquante degrés au-dessous de zéro!

—Quoi?... mon cher docteur.

—Cette idée bien prussienne de venir s'installer deux cents mètres plus loin que son vaillant prédécesseur, afin de pouvoir dire: «Je suis le premier!»

«Ne point concevoir qu'une victoire comme celle-là ne compte pas et que le comble de la sottise est de faire entrer en ligne de compte un certain nombre de centimètres!

—Que voulez-vous, mon ami, l'Allemand, peu prodigue de sa nature, ne laisse rien perdre.

«Ce fait le peint tout entier.

—Un Anglais, un Russe, un Italien, un Français fût venu s'inscrire modestement près de Lockwood... il eût laissé un mot d'admiration pour le vaillant officier.

«Le Julius Pregel, qui s'intitule modestement: commandant de l'expédition au Pôle Nord, comme s'il y était déjà, essaye, lui, de dévaliser un mort!

«Pouah!... Tenez, capitaine, allons-nous-en!

—Pas sans réintégrer le document dans le cairn.

—Parbleu! Nous sommes d'honnêtes gens, nous!

«Et puis je ne voudrais pas priver les explorateurs futurs de ce témoignage de la bonne foi allemande.

—Bah! Ne vous occupez donc plus de cet incident.

«Du reste, mon concurrent signait ce papier il y a plus de cinq semaines: sa victoire doit être complète à l'heure actuelle.

—Oh! mais nous rattraperons le temps perdu, n'est-ce pas, capitaine?

—A qui le dites-vous, mon cher?

«Je n'en ai d'ailleurs jamais douté... vous entendez: jamais! Et nous en élèverons, nous aussi, de ces signaux de pierre... là-bas... plus loin... et plus loin encore!

—Quel malheur, que ce pack maudit refuse le passage à notre Gallia!

—Nous allons en pratiquer un, docteur.

—Mais, que de retards!

—Vous oubliez que meinherr Pregel, parti une année avant nous, n'a plus que cinq semaines d'avance.

—Tiens, c'est juste!

—Que son navire est peut-être encore à Fort-Conger à la recherche d'un lieu d'hivernage, et conséquemment distancé par la Gallia.

«Que Pregel sera forcé de le rallier avant les froids...

—De plus en plus juste.

—Supposez, chose fort possible, la Germania incapable de s'élever jusqu'ici, alors Pregel perdra l'an prochain son avance.

«Mais assez d'hypothèses! Si j'oublie un moment que je suis sur la terre gelée, le froid aux pieds me rappelle au sentiment de la réalité.

«En route! Nous aurons fort à faire pour rejoindre nos compagnons qu'une plus longue absence inquiéterait.»


Cependant, le capitaine, voulant être absolument certain que le pack était bien homogène sur ses deux bords, ne prit point, pour revenir au bâtiment, la route précédemment suivie.

Il fit descendre sa petite troupe parallèlement aux terres de Lockwood, sans quitter la banquise, mais en côtoyant toujours les falaises.

La marche était plus rude, mais on avait toujours l'espoir d'une compensation apportée par la découverte d'une faille.

C'est ainsi que les explorateurs français, après avoir reconnu à la lorgnette le cap Washington, aperçu par le lieutenant de Greely, et le cap Alexandre-Ramsay, contournèrent l'île Murray, prirent connaissance du Fiord-de-Long, auquel Greely donna le nom de l'infortuné commandant de la Jeannette, et se dirigèrent sur la Gallia, en côtoyant le pack à sa partie méridionale.

Malheureusement un brouillard intense les enveloppe brusquement, alors que depuis cinq jours ils étaient en marche pour rallier le navire, qu'ils avaient quitté quatorze jours auparavant. La route devient forcément plus pénible encore, et les recherches également plus difficiles.

Bah! peu importe! dans trente-six heures l'expédition sera terminée. Si elle n'a pas donné les résultats qu'on était en droit d'attendre, on n'en travaillera que plus vaillamment à saper la banquise. Du moment qu'elle reste fermée à l'étrave de la Gallia et qu'on est certain de ne pouvoir triompher autrement de sa résistance, en avant les grands moyens! Malgré le brouillard et les obstacles qui hérissent à chaque pas la voie du retour, on ne risque pas de s'égarer, tant le capitaine est sûr de sa direction.

Allons, encore douze heures d'écoulées... puis encore douze heures! c'est la dernière fois qu'on déploie la tente.

«En avant! garçons!... en avant et bon courage!... le but approche.»

Le capitaine, ordinairement si impassible, manifeste une hâte singulière.

Le docteur, qui est dans le secret de cette précipitation, car il y a un secret, excite également les matelots, prêche d'exemple, allonge les jambes et paraît oublier qu'il commence à transpirer comme un simple mortel.

C'est que voilà! On est au 14 juillet et le commandant veut faire une surprise à ses compagnons.

Berchou a reçu des ordres, tout doit être prêt à bord pour célébrer dignement la fête nationale: un festin de choix, du bon vin, des liqueurs, puis des divertissements variés dont l'organisation a été laissée à la riche imagination des matelots restés à bord.

Avec de pareils éléments de gaieté folle, d'entrain intarissable, de patriotisme ardent, cette fête, improvisée à moins de sept degrés du pôle, sur un navire français, sera complète, et unique dans son genre.

Aussi, le capitaine maugrée contre la brume qui cache le navire tout flamboyant de couleurs, sous le grand pavois.

On approche de plus en plus. Déjà les chiens tournent leur museau pointu vers le Sud-Est et aspirent bruyamment des émanations presque insaisissables.

L'un d'eux, Pompon, un des favoris du Parisien, pousse un hurlement auquel répondent, comme un écho lointain, des abois saccadés.

Brusquement la meute se met à vociférer en chœur, à la stupéfaction des hommes qui n'en peuvent croire leurs oreilles.

«Bah! opine gravement le Parisien, c'est quéque farceur, qui s'amuse là-bas sur le navire, à imiter mes toutous, histoire de leur faire entonner leur grand air.

«Allons, silence! les cabots!... Vous devriez savoir que c'est pas des animaux de votre espèce.

«Y a pourtant pas à s'y tromper!... moi, si je voulais faire le chien, je m'y prendrais un peu mieux!»

Quoi qu'en dise Plume-au-Vent, l'imitation est parfaite à ce point que les chiens hérissent leur poil et grognent sourdement, à mesure qu'on approche.

A coup sûr, ce n'est point là une bienvenue dans le langage particulier à l'espèce canine.

Bientôt apparaît une masse noirâtre qui se détache vaguement au milieu de l'opaline blancheur des buées. On dirait la coque d'un navire.

En même temps une rauque exclamation retentit:

«Halt!... wer-da?

—Et vous-même: qui vive? riposte le capitaine d'une voix hautaine, vibrante comme un froissement de métal.

—Trois-mâts allemand Germania de Bremerhaven, capitaine Walther.

—Capitaine de la goélette française Gallia, répond d'Ambrieux.

L'inconnu, croyant sans doute à une visite de politesse dont rien ne semble pourtant légitimer l'urgence, continue:

«Veuillez passer à tribord, capitaine, on va larguer l'échelle.

—Merci! j'arrive d'expédition et je rentre à mon bord... j'ai dérivé dans le brouillard.

—Capitaine, la Gallia est à trois encâblures dans le Sud-Ouest.

—Merci! j'ai l'honneur de vous saluer.»

Les hommes, stupéfaits de l'incident, gardent un morne silence, pendant que les chiens, grondant toujours, donnent un coup de collier pour déhaler les traîneaux.

«Eh bien! docteur, que dites-vous de la rencontre?

—Mais, capitaine, je n'en suis ni étonné, ni alarmé.

«Ces gens-là ayant le même objectif, il n'est pas extraordinaire de les trouver sur notre route.

—Sans doute, puisque le second de la Germania m'avait fait pressentir la venue du navire.

—Eh bien?

—Ne trouvez-vous pas qu'il y a chez eux comme un parti pris de devancer leurs concurrents de quantités infinitésimales... autant dire ridicules?

—Oh! oui: là-bas, le cairn deux cents mètres plus avant que celui de Lockwood.

—Et ici, leur bâtiment plus rapproché que le mien.

—Oh! douze cents mètres à peine!

«Une misère!

«Nous regagnerons cela et nous les battrons haut la main.

—J'en ai comme la ferme assurance.

«Mais si nous sommes forcés d'hiverner ici, ne trouvez-vous pas qu'il sera tout à fait assommant de voir à chaque instant nos vainqueurs se goberger à notre nez, et se prévaloir de cette priorité dérisoire.

—Bah! nous avons un excellent mouillage et ils ne peuvent probablement pas en dire autant du leur.

«Il y a compensation.»

Un hourra joyeux accompagne ces derniers mots. La Gallia est en vue. Pour comble de bonheur, le soleil réussit enfin à percer le rideau de brume qui l'enveloppe, et le navire se montre soudain, aux yeux ravis des voyageurs, avec son éclatante floraison de pavillons.

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Le navire se montre soudain...

Un immense cri de «Vive la France!... vive la République!...» accueille la petite troupe; d'énergiques poignées de mains s'échangent avec de chaudes et réconfortantes paroles de bienvenue.

Puis, un nouveau cri, aussi enthousiaste, aussi vibrant:

«Vive le capitaine!...»

En gens pressés de s'amuser, les nouveaux arrivants, oublieux de leurs fatigues, vont revêtir leur tenue de gala, et la fête commence.

D'abord un festin auquel assiste l'état-major, et qui, nonobstant le respect des matelots pour leurs officiers, n'en est pas moins d'une gaîté folle. Puis les toasts, à la France, à la République, au capitaine, à la découverte du Pôle!

Après le repas, un concert dans le carré où se trouve le piano. Il y a une scène de deux mètres superficiels, avec un double rideau formé de deux bonnettes! Et chacun, sans plus de façons, y va carrément de sa romance.

Par exemple, M. Vasseur, le lieutenant, qui tient le piano, a fort à faire, et l'accompagnement est parfois d'un dur!... Il en est de même parmi les virtuoses qui s'arrêtent béants, n'osant pas, par respect pour la discipline, élever la voix quand leur supérieur fait de la musique.

Plume-au-Vent obtient un succès colossal. Il est vrai que le Parisien chante son grand air, celui auquel il doit son pseudonyme et sa célébrité.

Applaudi à tout rompre par dos mains endurcies au contact des amarres goudronnées, il lui faut recommencer à trois fois le morceau fameux de Rigoletto:

Comme la plume au vent
Femme est volage;
Et bien peu sage
Qui s'y fie un instant.

«Bravo!... Parisien... Bravo!... c'est ça qu'est tapé!...

«Mais, Plume-au-Vent, c'est toi... c'est ta chanson.

«T'avais pas dit que tu figurais en nom dans la grande opéra.»

Ainsi mis en cause, le Parisien interrompt son chant pour s'exprimer en langage vulgaire.

«C'est que, voyez-vous, camarades, y avait pas de quoi s'en vanter.

«Vous me rappelez un incident pénible qui a brisé ma carrière dramatique.

—Raconte voir!

—J'avais eu l'idée biscornue d'aller chanter l'opéra dans la bonne ville d'Orléans, et je remplissais, ce jour-là, le rôle du duc de Mantoue, celui qui chante: «Comme la plume au vent...»

«Au moment où j'entonnais de ma plus belle voix ce morceau pour lequel j'ai toujours eu une passion malheureuse, v'là tout le vinaigre de la ville qui monte au nez du public et je suis assailli d'une bordée de sifflets!...

«Pétard, quelle averse!

«Vous pensez si du coup mon engagement fut rompu, à la grande joie des copains jaloux de mes succès, à ce point qu'ils me bombardèrent du nom de Plume-au-Vent, en souvenir de mon four.

«D'Orléans je ne fis qu'un saut jusqu'à Buenos-Ayres où je réussis... à trouver un directeur qui oublia de me solder mes appointements.

«Fallait vivre, pourtant. Je devins cuisinier. Mais je ne sais même pas saigner un hareng saur... et me voilà encore sur le pavé.

«Je me mis perruquier. Mais j'écorchais tout vifs les clients qui sous mon rasoir voyaient leur nez et leurs oreilles s'en aller à chaque séance. Fallut rendre les armes. Je revins en France comme chauffeur à bord d'un transatlantique pour payer mon passage.

«Ma foi, j'ai pris goût au métier, car y a de ça huit ans, et je ne m'en repens pas, puisque j'ai l'honneur aujourd'hui de collaborer humblement, mais de tout cœur, à l'œuvre de notre vaillant capitaine.

«Voilà mon histoire.»

Inutile de dire si le narrateur obtint un succès égal à celui du virtuose.

Le divertissement se continua par des chansons patriotiques ou sentimentales, ou fortement épicées, puis Dumas chanta, de sa voix terrible, une romance provençale à laquelle on ne comprit rien, mais qui fut applaudie de confiance.

Il y eut ensuite un tir à la cible, avec des prix susceptibles d'exciter la convoitise des concurrents, notamment une superbe pipe en écume.

Dumas, préalablement mis hors concours, manqua la cible, tant il avait la vue trouble, et le Parisien, qui n'avait jamais pu toucher un carton aux baraques foraines, fit mouche à tout coup.

Il gagna la pipe et l'offrit généreusement à son mécanicien, Fritz Hermann, le bon Alsacien, qui de temps à autre montrait le poing au navire allemand, immobile au bord de la banquise.

Ce présent rasséréna un peu le digne homme, et cicatrisa une plaie récente. La veille, en voyant arriver la Germania, il avait, de colère, brisé son calumet en porcelaine, et ne parlait rien moins, pour terminer dignement la fête, que d'aller chambarder le vaisseau de malheur.

«Ne chambarde rien, mon vieux Fritz, interrompit doucement le capitaine, et prends patience, en attendant la revanche.

—C'est long à venir, capitaine, et la vie est courte.

—La nôtre commencera dès demain, et elle sera complète.

—Eh bien! alors, revanche

DEUXIÈME PARTIE

L'HIVERNAGE AU PAYS DU FROID

Illustration

I

Lumière sans chaleur.—Comment le capitaine veut couper la banquise.—La scie.—Une découverte française.—Transport des forces par l'électricité.—La réversibilité des machines dynamo-électriques.—Organisation de l'appareil.—Les quinze premiers mètres.—En conseil.—Encore la dynamite.—Rudes labeurs.—Fureur d'un Alsacien.—Deux intrus.—Proposition des officiers de la Germania.—Refus formel.

Le jour polaire continue avec sa ténacité obsédante.

A minuit comme à midi, le soleil, que l'on dirait détraqué, tant sa permanence au milieu de l'azur céleste paraît une absurdité, verse des torrents d'éblouissantes lueurs.

Aussi loin que la vue peut s'étendre, tout scintille et flamboie.

Et pourtant, malgré cette incessante projection de lumière, à peine interrompue de loin en loin par la brume, le morne paysage conserve sa lugubre physionomie.

Sous ces ruissellements de clarté, on sent la douloureuse impression d'une chose morte.

Point d'arbres couverts d'opulentes frondaisons, point de fleurs aux délicats effluves, point de quadrupèdes folâtres, point d'oiseaux jaseurs, point d'insectes bourdonnants.

Partout des cristaux nus, frangés, déchiquetés, se découpant rigides et moroses sur le ciel d'un bleu cru. Et pour animer cet horizon d'où surgit un immense et glacial frisson, la silhouette balourde d'un ours, le soufflet d'un cétacé ou le brusque plongeon d'un phoque.

C'est l'été pourtant! mais l'été arctique, fait de lumière et non de chaleur.

En vain le soleil erre de longs mois au-dessus des régions boréales sur lesquelles il verse sans relâche des flots d'incandescence. Pareil lui-même à un astre gelé, en voie d'extinction, sa clarté ou rose, ou blanchâtre, anémique pour ainsi dire, éblouit, mais ne vivifie pas.

Et l'on sent, à travers cet été pendant lequel un habitant de la zone tempérée n'abandonnerait guère son foyer, la menace prochaine des froids mortels, des ténèbres affolantes de l'épouvantable hiver polaire.

Dans un mois, du 15 au 20 août, le pack, à peine désagrégé superficiellement, va reprendre sa ténacité de roc. Une épaisse couche de neige nivellera les dépressions et les protubérances. Un peu plus tard, avec l'apparition de la première étoile, s'éteindra ce faux-semblant d'existence.

Car le jour, même sans chaleur, c'est encore la vie!

Cependant, d'intrépides matelots, conscients des périls et des souffrances réservés par cet enfer aux audacieux qui l'osent affronter, s'efforcent déjà d'avancer plus loin encore: là où la bise est plus âpre, le froid plus dur, l'inconnu plus terrifiant.

En vain la banquise leur oppose la masse compacte de ses stratifications. Ils se ruent à l'assaut de l'infranchissable barrière avec cet élan farouche qui triomphe de l'obstacle ou brise l'instrument.

Hier la fête des patriotes, aujourd'hui le travail des explorateurs.

Les marins de la Gallia sont à l'œuvre, pendant que ceux de la Germania, sa rivale, n'en pouvant croire leurs yeux, les regardent stupéfaits.

La chose est pourtant bien simple, du moins à ce que prétend le capitaine d'Ambrieux. Le pack s'oppose au passage du navire. Eh bien! profitons des derniers beaux jours pour pratiquer un chenal. C'est-à-dire coupons d'une tranchée large de douze mètres trois kilomètres de glace.

C'est tout! Et c'est assez, n'est-ce pas?

Car ici, la glace n'offre plus, comme à la baie de Melville, une surface unie, d'une épaisseur assez faible, du moins relativement. C'est, au contraire, un redoutable amoncellement d'anciens glaçons amenés par la dérive, comprimés par le courant, soudés par le froid, et superposés de manière à mesurer, par places, trois et quatre fois l'épaisseur du pack proprement dit.

Qu'importe, d'ailleurs! En dépit de l'apparente insanité d'un tel projet qui fait penser à des fourmis essayant de saper une montagne, chacun s'est mis à la besogne, bravement.

Tout ce qui perce, coupe, rompt ou éclate, a été mis en réquisition. Haches, scies, couteaux à glace, tarières sont aux mains des matelots. Il s'agit de pratiquer à la main l'amorce du canal où doit pénétrer, au fur et à mesure de son exécution, la Gallia.

Quant à faire agir le taille-mer en acier, il n'y faut pas songer. L'éperon d'un cuirassé lui-même serait insuffisant.

La dynamite fournira d'excellents résultats, mais son emploi doit être réservé pour certains cas. Sous peine d'épuiser l'approvisionnement, il faut éviter le gaspillage, et ne recourir au précieux explosif que devant urgence absolue.

Mais, enfin, quel procédé rapide, et surtout efficace, pense donc employer le capitaine? Car en voyant les infimes parcelles enlevées à la main par les travailleurs, on ne peut supposer raisonnablement qu'il espère venir à bout de l'ennemi par ce moyen primitif.

Le capitaine veut tout simplement couper la banquise à la scie.

Mais, entendons-nous bien. Il ne s'agit point ici du fragile instrument dont se servent les menuisiers ou les charrons pour découper leurs planches. La scie à glace, dont les dents vont bientôt ronger le pack de la base au sommet, est une énorme bande d'acier, mesurant six mètres de hauteur, sur quatre-vingts centimètres de largeur.

Très bien! Voici l'instrument pourvu de dents formidables, longues de dix centimètres. Mais, où trouver un moteur? Probablement la machine du navire.

La machine, d'accord. Il ne faut pas oublier, pourtant, que la scie, ou plutôt les deux lames de la scie, doivent agir parallèlement à quinze, vingt, peut-être quarante mètres du bâtiment.

Comment actionner, à pareille distance, un tel engin?

Au moyen de l'électricité, parbleu!

L'électricité?... sans doute: grâce à la découverte d'un éminent ingénieur français, Marcel Desprez, qui trouva en 1875 la transmission des forces par l'électricité.

A ce propos, une petite digression est ici nécessaire.

La découverte de Marcel Desprez part d'un principe qui peut se formuler ainsi: Fournissez du mouvement à une machine dynamo-électrique, et elle vous donnera de l'électricité; fournissez-lui de l'électricité, et elle vous donnera du mouvement.

On donne à cette propriété le nom de réversibilité, parce que les machines magnéto ou dynamo-électriques, qui toutes la possèdent, peuvent transformer le travail mécanique en électricité, ou inversement l'électricité en travail mécanique.

Supposons, maintenant, une machine dynamo actionnée par un moteur quelconque: gaz, chute d'eau, air comprimé, vapeur, etc. Sous l'influence du mouvement qu'elle reçoit, elle produit une certaine quantité d'électricité; d'où son nom de génératrice.

Mettons-la en communication par un fil de cuivre ou de fer avec une autre machine de même espèce. Aussitôt cette seconde machine, dite réceptrice, s'empare de l'électricité à elle transmise par le fil conducteur, et, chose étonnante, fournit, au lieu d'électricité, du travail mécanique ou plutôt restitue le travail mécanique développé par le moteur.

De façon que si ce moteur produit, par exemple, une force de cent chevaux, cette force, transformée en électricité par la génératrice, et transportée sous cet état, jusqu'à la réceptrice, redevient force, ou mouvement, susceptible d'être employé à un travail quelconque [7].

Cependant, la transmission ne s'opère pas intégralement. Il se produit, avec les machines actuellement employées, une perte qui atteint encore trente à trente-deux pour cent.

Mais, n'est-ce point merveilleux, de pouvoir expédier ainsi une force, quelque considérable qu'elle soit, par un simple fil, comme une dépêche, à une distance de cent, mille, dix mille mètres et plus!

En préparant son expédition polaire, le capitaine d'Ambrieux ne pouvait manquer de prévoir le cas où il devrait attaquer corps à corps d'énormes barrières de glaçons. Sachant combien sont limités et peu efficaces les moyens habituels, il avait songé, dès le principe, à mettre à profit la découverte de notre éminent compatriote.

Le travail de la machine, inutilisé jusqu'alors, parce qu'elle ne pouvait avoir d'action en dehors du navire, fournirait ainsi un appoint considérable.

Il avait donc acheté, jadis, deux dynamos du système Desprez, susceptibles de transporter, malgré leur peu de volume, une force de six chevaux, à telle ou telle distance.

Le moment est venu de recourir à ces puissants et ingénieux auxiliaires.

Déjà les charpentiers ont préparé les bigues devant supporter l'arbre de couche portant la roue qu'actionnera la réceptrice. Celle-ci est installée sur la glace. La génératrice est à bord, près du «petit cheval» qui va lui fournir le mouvement. Un fil de cuivre isolé sous une couche de gutta-percha les fait communiquer.

En outre, comme à chaque morsure de la scie l'appareil doit progresser d'autant, les bigues sont pourvues, inférieurement, de galets de bois leur permettant de rouler au fur et à mesure, à la condition, toutefois, que les protubérances de la banquise ne seront pas trop accentuées. Il faudra, dans ce cas, recourir, au préalable, à un nivellement sommaire.

Quant au mécanisme qui produira le mouvement de va-et-vient de la lame ou des deux lames, selon qu'on pourra les faire ou non agir simultanément, il est d'une extrême simplicité.

L'arbre de couche porte deux excentriques tournant chacun dans un cadre d'acier, fixé au sommet des deux scies.

Le mouvement de haut en bas et de bas en haut se produira ainsi directement, sans organes intermédiaires, sans complications, presque sans frottements.

Comme les lames, bien que notablement épaisses, risqueraient de se plier et peut-être, vu leur longueur, de se rompre pendant que s'opère le mouvement de haut en bas, le capitaine les a munies à la partie inférieure d'un poids assez lourd pour éviter les flexions latérales et leur donner une rigidité suffisante.

Ce rapide exposé de la situation indique suffisamment quels doivent être les tracas de l'organisateur et les fatigues des travailleurs.

Là-bas, à bord de la Germania toujours immobile et rogue comme un factionnaire prussien, on braque sur la Gallia une batterie de lorgnettes.

Les Allemands en sont pour leurs frais et leur curiosité déçue, car la première journée—c'est-à-dire ce qu'on appelle journée là-bas pendant l'été où il n'y a pas de nuit—se passe en préparatifs accomplis avec une hâte fiévreuse.

Après un repos vaillamment acheté, les travaux proprement dits commencent le 17 juillet, au quart de quatre heures.

Les bigues sont en place et leur mouvement de propulsion assuré par des poulies de renvoi. La génératrice et la réceptrice, reliées par le fil conducteur, sont prêtes à fonctionner. Une seule scie va être actionnée à titre d'essai. La lame, bien verticale, repose, les dents en avant, sur la surface qu'elle doit entamer. La partie inférieure, lestée comme il vient d'être dit, plonge dans l'eau à environ deux mètres.

Un coup de sifflet retentit. Fritz, la main sur le levier de mise en train, régularise doucement la distribution de vapeur et soudain les dynamos se mettent à tourner. En même temps la scie monte avec un raclement métallique, puis descend et remonte, en entamant le banc avec une singulière aisance.

Les matelots n'ont pas jusqu'alors bien compris l'intention du capitaine. Mais la démonstration pratique exécutée sous leurs yeux les édifie complètement.

Aussi, quelle joie, quand ils constatent l'incroyable puissance de l'engin qu'ils viennent d'improviser!

«Mâtin de nom de d'là! comme ça mord!... s'écrie Constant Guignard.

—Qu'on dirait que c'te faillie glace est censément du beurre,» opine gravement son compatriote Courapied dit Marche-à-Terre.

Le va-et-vient de la scie s'opère avec une telle rapidité, qu'en moins d'un quart d'heure l'énorme bloc est sectionné sur une longueur de quinze mètres.

«Stop!» commande le capitaine.

Tout s'arrête en même temps, afin d'opérer un changement dans la direction de l'appareil.

Les bigues sont orientées un peu sur la gauche, de façon à permettre à la scie d'obliquer. Il faut, maintenant couper perpendiculairement à la première section pour détacher de la banquise l'avant de ce premier fragment. La lame obéit à l'impulsion, trace un arc de cercle d'environ douze mètres de diamètre, la largeur du futur chenal; et pour la seconde fois le commandement de: Stop!

Deuxième changement de direction pour revenir parallèlement au premier trait de scie, et achever la section entière du bloc.

Pour leur coup d'essai, les matelots, bien novices pourtant, se sont acquittés à merveille de cette tâche délicate, exigeant une attention de tous les instants et une précision absolue.

En effet, sous peine de laisser la scie fonctionner dans le vide, ils doivent, à chaque coup, faire mouvoir la poulie de renvoi qui entraîne l'appareil tout entier, l'avancer d'une quantité absolument égale au travail de la scie, ni trop, pour éviter une rupture, ni trop peu pour qu'elle morde efficacement.

Comme la réceptrice évolue sur la glace en même temps que les bigues, il faut également surveiller l'allongement progressif du fil conducteur, se garder de toucher aux dynamos sous peine d'être foudroyé, bref un apprentissage complet à improviser.

Enfin, un bloc de quinze mètres de long sur douze de large et quatre d'épaisseur est détaché.

Et maintenant, comment se débarrasser d'une pareille masse, mesurant plus de huit cents mètres cubes, en tenant compte des aspérités.

«Bah! disent entre eux les matelots, le capitaine doit avoir son idée.»

Sans doute!... il en a même trois, avec l'embarras du choix.

Bien qu'il ait, en outre, le droit absolu d'ordonner, quitte à se tromper comme un simple mortel, il préfère, avant de rien entreprendre, tenir conseil avec le second, le lieutenant et le docteur.

«Ton avis, Berchou? dit le capitaine, sans préambule.

—Ma foi, capitaine, toute réflexion faite, je pense qu'il faut donner au canal une largeur double.

—Vingt-cinq mètres au lieu de douze.

—De cette façon, la goélette se rangeant contre un des bords pourra laisser couler les glaçons entraînés par les hommes avec des haussières.

—J'y ai pensé.

«Mais il est à craindre que plus tard, quand le canal aura une certaine longueur, ses bords ne se rapprochent sous la pression exercée latéralement par les deux tronçons de la banquise.

«Alors, les glaçons ne pourront plus s'écouler.

—Diable! Je n'avais pas songé à cela.

—Et vous, docteur?

—Moi, je me réserve.

—Et vous, Vavasseur?

—Moi aussi, capitaine.

—Ce premier procédé provisoirement éliminé, nous devrons, je crois, recourir à la dynamite, pour désarticuler chacun des blocs.

«Les fragments s'enfonceront totalement ou en partie, et ne gêneront peut-être pas trop la marche du navire.

«Il faudra donc tenter ce moyen, bien que la proximité relative des hommes et des appareils le rende périlleux.

—C'est vrai! ajoutent simultanément le second, le docteur et le lieutenant.

—A moins que... ajoute le capitaine.

«Eh! oui... c'est cela!

—Vous avez trouvé?

—Je le crois, mais laissez-moi mûrir ce projet qui fait face à toutes les exigences.

«Je veux vous en laisser la surprise.

«Pour l'instant, essayons de la dynamite.»

Afin de ne pas perdre de temps, cinq trous de mine furent forés et chargés sur le premier glaçon, pendant que la scie en découpait un second d'égales dimensions. Puis la lame retirée de la rainure, les bigues furent éloignées ainsi que la réceptrice.

L'explosion produisit bien moins d'effet que là-bas, à la baie de Melville, sur de jeunes glaces, moitié moins épaisses, et infiniment moins compactes.

Le bloc fut seulement désarticulé en gros fragments que la goélette dut écraser, pulvériser en détail, pour avancer seulement de quinze mètres.

Cependant, le résultat se trouvait acquis. Le procédé n'était pas défectueux, à la condition que la soute aux munitions renfermât un approvisionnement suffisant.

Et d'Ambrieux calculait qu'il lui faudrait au moins un millier de cartouches, en admettant, chose peu probable, que la banquise ne s'épaissirait pas, au centre.

Sinon, il faudrait augmenter le nombre des trous de mine.

Néanmoins, tout marcha très convenablement le premier jour, à ce point que le chenal mesurait soixante mètres de longueur, après un travail acharné de seize heures.

Soixante mètres, c'est là sans doute un résultat, étant donné surtout la nature de l'obstacle, et la multiplicité des opérations que nécessite l'entreprise.

Mais d'Ambrieux, pensant que le pack mesure environ trois kilomètres, il ne faudra pas moins de cinquante jours pour le couper entièrement. Encore, est-on sûr d'atteindre quotidiennement la moyenne de soixante mètres?

Même en l'atteignant, c'est un total de cinquante journées, pour arriver à la bordure septentrionale, si toutefois il ne survient pas d'accident.

Or, dans cinquante jours on sera exactement au 7 septembre, alors que les froids ont déjà repris avec intensité. A cette époque, les glaçons se forment rapidement sur les eaux libres, ceux qui viennent d'être coupés se ressoudent aussitôt, immobilisant la scie. Donc le chenal sera sans cesse obstrué, le sciage deviendra presque impossible.

Il faut à tout prix gagner du temps.

En conséquence, le capitaine décide que les travaux continueront jusqu'à nouvel ordre, sans interruption.

Le docteur, consulté sur la question d'hygiène, déclare que les matelots pourront supporter impunément ce surcroît de fatigue à la condition que leur ordinaire sera augmenté d'une demi-ration, et qu'ils feront le quart comme à bord.

C'est entendu.

Grâce à cette mesure et au prodigieux entrain du vaillant équipage, le chenal s'allonge, le 18, de cent mètres.

Le 19, on gagne cent dix mètres! La longueur totale est donc de deux cent soixante-dix mètres!

Mais aussi, que de difficultés, d'efforts et de fatigues!

Bah! on est Français, après tout, et on triomphe des difficultés par la constance, on aide aux efforts par une chanson, on nargue la fatigue par la gaîté.

Cependant, les Allemands, d'abord claquemurés comme des hiboux, commencent peu à peu à donner signe de vie.

On les voit sortir de leur trois-mâts, se promener sur la glace, patiner, faire courir leur traîneau, bref rompre insensiblement avec leur immobilité des premiers jours.

Ils ont même des tendances à s'approcher du chantier où les français travaillent à corps perdu.

«Diable m'emporte! grogne Fritz, le digne Alsacien qui ne mâche pas ses mots, les faillis chiens sont capables de venir se fourrer jusqu'au milieu de nous.

«Ah! mais, minute!

—Allons, mon camarade, un peu de calme, dit le second qui surveille la génératrice, et n'allez pas nous faire des histoires.

—Peuh! des histoires... je n'en demande qu'une seule...

«Fourrer cent kilos de dynamite dans les flancs à ce cachalot de malheur et y mettre le feu... dussé-je sauter avec lui.

—Diable! comme vous y allez!

—Que voulez-vous, moi, je me tourne les sangs, quand je vois ces corbeaux de Prusse...

«Et dire que je viens au pôle Nord pour me rencontrer avec eux.

«Tenez... quand je vous le disais...

—Ma parole! en voici deux qui se dirigent de ce côté.

—Eh bien! ils ont du toupet.

«Tonnerre! si j'étais à la place du capitaine, ce que je te les recevrais à coups de carabine!

—Mon vieux Fritz, encore une fois, du calme!

«Nous ne sommes pas en guerre... malheureusement!... sans ça...

—A la bonne heure!

«Je sais bien que vous ne les aimez guère, vous qui leur avez si rudement travaillé le cœur, dans des temps.

—Ma foi! ça y est!... les voici chez nous...

«Ils abordent le capitaine.

Correctement vêtus de flanelle bleu-marine, la tenue de bord adoptée généralement par les officiers de la marine marchande, deux personnages se sont approchés du commandant de la Gallia.

Celui-ci, qui n'est pas homme à autoriser des familiarités, ni à entamer des relations de voisinage, répond froidement à leur salut, et attend silencieusement.

«Herr capitaine, dit l'un d'eux, permettez-moi de venir vous rendre ici la visite que vous aviez bien voulu me faire à Fort-Conger, et de vous présenter le commandant de la Germania, herr capitaine Walther.

—Heureux et très honoré de faire votre connaissance, dit ce dernier, sans même attendre un mot de politesse.

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Heureux de faire votre connaissance...

«Et je suis très obligé à mon second, meinherr Vogel, d'opérer ce rapprochement entre des rivaux qui ne sauraient être des ennemis.»

Très ennuyé de l'incident, mais trop gentilhomme pour en laisser rien paraître, d'Ambrieux répond par une de ces banalités de bon ton qui dressent une insurmontable barrière entre des indifférents.

Puis il s'excuse de recevoir ainsi les visiteurs en plein air alléguant les travaux urgents qui exigent toute sa sollicitude.

«Mais, très honoré herr capitaine, répond Walther, nous serions désolés de vous causer le plus petit dérangement.

«Vous accomplissez là une œuvre de géant... une merveille d'audace et de patience...

—J'essaye tout simplement de passer, interrompt d'Ambrieux.

—Votre modestie, Très Honoré herr capitaine, est à la hauteur de votre mérite.

«Car tenter un pareil tour de force avec si peu de monde n'est pas à la portée de tous.

—Croyez-vous qu'en dépit du petit nombre de mes auxiliaires, je ne réussirai pas?

—Dites plutôt que je le crains!

—Pas possible!

—Sans doute! car si, comme il est permis de le supposer ou même de l'admettre, je voulais bénéficier, pour m'élever au Nord, de cette voie si intrépidement ouverte...

—Ah! très bien... je comprends alors l'intérêt qui vous inspire «l'œuvre de géant»...

«Je trace une route... je passe... suivez-moi si bon vous semble... libre à vous de profiter de notre ouvrage.

—Cependant, très honoré herr capitaine, je reconnais volontiers qu'il y aurait injustice à ne pas vous offrir une compensation.

—Monsieur, n'ayant jamais fait aucun négoce, j'ignore ce que peut être un salaire.

—Veuillez m'excuser si l'expression dont je me suis servi a rendu imparfaitement ma pensée.

«En ma qualité d'étranger, la langue française a des subtilités qui m'échappent.

—Où voulez-vous en venir?

—A vous faire une proposition.

—Une proposition?... à moi?... laquelle, s'il vous plaît?

—Mon intention, aussitôt le retour du chef de l'expédition, meinherr Pregel, étant de m'avancer dans votre canal, comme il y aurait, je le répète, injustice pour nous à être au profit, sans avoir été à la peine, j'ai l'honneur de mettre à votre service mon équipage tout entier pour aider le vôtre à couper le pack.

—Vos hommes!... avec les miens!...

«C'est impossible, monsieur.

—Ils vous obéiraient comme à nous-mêmes... du reste, nous serions là.

—Encore une fois, c'est impossible.

«Mon œuvre est et doit rester exclusivement française.

«Pour cela, des Français seuls doivent y collaborer!

—Cependant, très honoré herr capitaine, veuillez considérer que nous passerons quand même après vous.

—Je le répète, vous êtes libres.

—Un dernier mot: Veuillez vous mettre à ma place.

«Si vous trouviez le chenal pratiqué dans la banquise par la Germania, en profiteriez-vous?

—Non!»

II

L'équipage français furieux de tirer les marrons du feu.—Sans-gêne allemand.—Ruse de guerre.—Pris au piège.—Abaissement de la température.—Pronostics fâcheux d'un hiver précoce.—Engelures.—Remède primitif et infaillible.—Expédition de chasse.—Meute sauvage.— Massacre.—Les bœufs musqués.—Moutons géants.—La curée chaude.—Abondance de vivres frais.—Heureux retour.

Le capitaine de la Gallia et son état-major admirent l'équipage dont la constance est magnifique. En vain chaque heure, chaque jour, chaque semaine—car le temps fuit avec rapidité—amènent leur contingent de fatigues; en vain les difficultés croissent à chaque instant, pour amener un résultat plus que médiocre; jamais une plainte, jamais un mot de découragement, jamais un geste de lassitude. Chacun paie de sa personne suivant son tempérament et son caractère, mais avec une égale vaillance. Les uns avec une gaieté communicative dont la source est intarissable, les autres avec une sorte d'élan rageur ou avec une ténacité froide, acharnée.

Le quart fini, lorsque les matelots de la bordée montante viennent remplacer ceux pour qui a sonné l'heure du repos, ces braves gens quittent à regret le chantier en criant: «Déjà!...»

Et pourtant, jamais labeur ne fut plus inusité pour des matelots, et en même temps plus ingrat ni plus excessif. Lutte sans merci contre les fragments rigides, contact incessant avec cette glace maudite en quelque sorte devenue un élément nouveau, barbotage dans la neige à demi fondue, chutes continuelles sur les surfaces glissantes, halage de blocs énormes à travers les sinuosités du chenal, rien ne manque à la série qui, pour être complète, exigerait une interminable description.

Tout cela pour une idée peu ou pas comprise; pour arriver à s'élever de quelques centaines de mètres vers le Nord, pour se rapprocher de ce point géographique perdu sur une mer gelée!

Mais, voilà! on s'est librement engagé à suivre le capitaine en quelque lieu qu'il lui plaira d'aller, et on le suit de confiance, par sympathie pour lui, par respect pour la promesse jurée, par amour pour ce pavillon qui ne descend jamais de la corne.

Car, on l'aime vraiment ce superbe officier, qui, tout gentilhomme qu'il est, ne craint pas, à l'occasion, de haler sur l'haussière, de raidir les jambes et de courber l'épaule quand la glace résiste. Et ce bon docteur, et ce brave second, et ce gentil garçon de lieutenant! Tous vont de l'avant et bûchent comme de simples matelots!

Mais, quel puissant encouragement, quand on voit l'état-major ainsi prêcher par l'exemple!

Et puis, il y a là les «Prussiens» qui poursuivent le même but.

Non seulement des étrangers, mais des «Prussiens». Vous comprenez!...

En conséquence, que ce soit pour aller au pôle ou au diable, ils n'arriveront pas les premiers!

Quant à cela, jamais! Cette rivalité avec l'ennemi séculaire met doublement en jeu l'honneur national.

Aussi, quelle explosion de colère, quand on les vit, avec leur habituel sans-gêne, venir un beau matin embouquer le canal pratiqué au prix de pareils efforts!

N'eût été le proverbial respect des matelots pour la discipline, cette audacieuse prise de possession amenait un conflit.

«Tonnerre! jure Plume-au-Vent exaspéré, on appelle ça tirer les marrons du feu!...

«Dans l'espèce, les marrons sont des glaçons, mais pétard de Brest! ça n'en est pas moins rasant.

—Pécaïré! rugit Dumas, que le capitaine dise un mot, et je les échenille à coups de carabine!...

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Que le capitaine dise un mot, et je les échenille à coups de carabine!...

—Caraï! grondent les Basques, à l'abordage!...

—L'abordage!... eh ben! j'en sis, mè, opinent les Normands.

—Malard'oué!... sabordons le cachalot, vocifèrent les Bretons.

—Allons, tais ton bec, les hommes, dit froidement Guénic.

«Fusillez rien!... abordez rien!... t'entends!...

—Voyons, maître, c'est-y pas bisquant, de voir des choses pareilles...

—Même à travers des lunettes vertes!

—Tais ton bec encore une fois, car je veux que ce bout de bitord me serve de cravate, si le capitaine n'a pas son idée.

—Ah! dame!... si le capitaine a son idée, c'est autre chose.»

Cette affirmation, d'une autorité aussi compétente que celle du digne Breton, calma, comme par enchantement, les susceptibilités de l'équipage.

On était alors au 12 août, et le chenal, après des alternatives de réussite et d'insuccès, atteignait environ seize cents mètres. A mesure que le soleil s'abaissait à l'horizon, le froid avait bien un peu repris, mais pas de façon à encombrer cette voie si intrépidement ouverte.

En conséquence, la Germania quitta son ancrage et put, en moins de deux jours, s'approcher jusqu'à cinq cent cinquante mètres à peine de sa rivale.

Certes, si le procédé n'est pas rigoureusement d'accord avec les convenances, il est singulièrement expéditif et avantageux.

D'autant plus que la nuit suivante, une brise assez forte ayant soufflé du Sud-Ouest, la partie méridionale du pack se resserra au point de combler entièrement le chenal!

Vingt-quatre heures plus tard, l'accès en était fermé à la Germania sans doute pour tout l'hiver!

Comme herr capitaine Walther dut bénir son étoile, et se moquer intérieurement du Français qui usait ainsi son charbon et courbaturait ses hommes pour lui ouvrir un passage!

Car le chenal fermé à sa partie méridionale, par la pression latérale des glaces, n'en restait pas moins libre au milieu, et herr capitaine Walther, bénissant de plus en plus son étoile, se promettait bien de suivre pas à pas le Français, au fur et à mesure que celui-ci continuerait sa tâche.

Mais, ce jour-là, c'est-à-dire quand la marche en arrière fut absolument interdite à la Germania, le capitaine d'Ambrieux, travaillé sans doute par son idée, modifia tout à coup sa façon de procéder.

Soit qu'il craignît d'épuiser sa provision de dynamite, soit pour tout autre motif entrevu par Guénic, il défendit de broyer avec la mine les bancs découpés à la scie.

Puis, il fit pratiquer, dans la rive droite du canal, un dock provisoire, dans lequel se rangea la Gallia, pour laisser passer le premier bloc, halé comme les autres par une partie des hommes.

Ce bloc, taillé un peu plus large que les précédents, et en forme de coin, vint boucher hermétiquement le canal, en raison de son évidement en biseau, de façon à interrompre toute communication.

Retenus par un reste de pudeur et bien loin de soupçonner cette manœuvre originale, les Allemands n'osèrent, ou ne voulurent pas aller jusqu'au chantier français s'enquérir pourquoi on avait renoncé à la mine.

Ils attendirent douze heures.

Pendant ce temps, le capitaine d'Ambrieux et ses hommes firent tant et si bien, que huit blocs entiers, mesurant chacun environ quinze mètres, vinrent se buter au «bouchon».

Près de cent trente mètres de glace, épaisse de douze à quinze pieds, surajoutés un à un au premier, puis soudés pendant la nuit par la gelée, interceptèrent dorénavant la route entre les deux navires, à tel point que si herr capitaine Walther n'est pas muni d'engins aussi puissants que ceux de son rival, il est bel et bien prisonnier dans la banquise!

Pour être un bon tour, c'est un bon tour; et le plus subtil casuiste n'y pourrait, en aucune façon, trouver à redire, car, enfin, chacun est libre de travailler comme bon lui semble, et tant pis pour les intrus qui se trouvent pris au piège dressé par leur sans-gêne.

Aussi, quels lazzis, sur la Gallia, pendant que là-bas, sur la Germania, on épuise l'opulente série des jurons d'outre-Rhin!

«Pincées! mon vieux Fritz, pincées, les têtes carrées! hurle Plume-au-Vent qui exécute un cavalier seul épique.

—Oh! les coquins, gronde l'Alsacien, qu'ils y restent donc jusqu'au jugement dernier!

—Pour une fois, Parisien, interrompt Nick, c'est là une pièce bien mise, sais-tu?

—Diable et ta pièce! Plus de six mille mètres cubes de glace!

—M'a Doué!... dit en riant Le Guern, y z'en ont pour jusqu'à la fin de l'hiver, ou je ne m'y connais plus.

—Morale de l'histoire: fallait pas qu'y y'aillent.

—Au moins, à présent, on va pouvoir turbiner à son aise, en bons Français, et non pas pour le roi de Prusse.

—D'autant plus que les jours raccourcissent et que le temps passe.

—J'te crois!

«Le nommé soleil n'est plus si flambard... le v'là rose pâle comme une guigne pas mûre.

—Et y s'couche, comme pour nous jouer pièce!

—Et puis les nuits allongent... y gèle!...

—Sûr qu'à présent l'air est fraîche!...

—Si on n'allait pas avoir le temps de finir le canal!

—Faudra voir.

—Bah! Fini ou pas, les autres sont toujours pincés.»

Depuis près d'un mois que cet ingrat travail de percement est commencé, les conditions climatériques se sont modifiées avec une rapidité pour ainsi dire foudroyante.

Les nuits, qui d'abord n'étaient qu'un simple crépuscule, s'allongent et l'orbite du soleil s'abaisse visiblement chaque jour sur l'horizon.

Ce n'est déjà plus qu'un astre rougeâtre, clignotant, au disque prodigieusement élargi, qui semble s'élever à regret sur les terres de désolation.

Dans un mois, il n'y aura plus que douze heures de jour, y compris les crépuscules fort longs du matin et du soir, et quand, au 23 septembre, c'est-à-dire dans cinq semaines, le soleil aura dépassé l'équinoxe d'automne, le terrible hiver fera sentir ses douloureuses morsures.

Car, il n'y a pas, là-bas, ces transitions automnales si douces, sous notre zone tempérée.

Le passage du jour sans fin à l'interminable nuit est brutal, violent, sinistre.

La terre, à peine échauffée, se refroidit si vite, que d'épais brouillards flottent lourdement sur la banquise, tant que le soleil n'est pas monté à une certaine hauteur. Parfois il neige, et il gèle chaque nuit.

Tout cela depuis une dizaine de jours seulement, alors que la période de beau temps devrait durer près de trois semaines.

Bref, tout annonce un hiver précoce!

Une semaine se passe encore, et il devient impossible aux hommes de la Gallia de fournir une égale somme de travail.

Le capitaine, voulant lutter quand même contre les éléments, contre la malchance, contre l'impossible, a fait monter deux lames de scie. Elles fonctionnent d'une façon à peu près satisfaisante, même pendant la nuit, grâce au fanal électrique remplaçant le soleil.

Mais les matelots, en dépit de leur indomptable énergie, commencent à être épuisés. Leurs mains et leurs pieds sont criblés d'engelures. Le docteur craint de les voir s'envenimer. Il a dû ordonner pour quelques-uns le repos absolu.

C'est que si le petit œdème phlegmoneux, connu sous le nom d'engelure, est ici un simple bobo, il n'en est pas de même là-bas, où il atteint des proportions énormes, et produit d'horribles plaies demeurant longtemps incurables.

Cinq hommes sont déjà réduits à l'inaction.

Le pauvre Constant Guignard, qui semble collectionner les avaries, est le plus maltraité de tous.

Un de ses pieds, devenu comme celui d'un éléphantiasique, n'a plus aucune forme. C'est une masse de chair tuméfiée, violette, couverte de nodosités et d'ampoules d'où suinte une sérosité jaunâtre.

Le docteur possède heureusement une panacée souveraine dont la matière première n'est pas près de faire défaut. C'est la glace pilée, appliquée en compresses loco dolenti, et sans cesse renouvelée jusqu'à résolution de l'œdème.

Remède simple, peu coûteux, d'emploi facile, et dont la préparation n'exige pas des connaissances pharmaceutiques très étendues.

Dans huit jours, les éclopés seront guéris.

Huit jours, soit! C'est court pour des malades, et bien long pour des gens pressés.

Mais il n'y a pas à s'insurger contre une formelle nécessité. Le capitaine le comprend tout le premier. Sous peine de compromettre gravement, à l'entrée de l'hiver, la santé de son équipage, il sent qu'il faut enrayer.

Et pourtant, il n'y a plus guère qu'un kilomètre de banquise à couper, pour que la Gallia flotte sur les eaux libres!

D'Ambrieux n'a plus qu'un espoir. C'est qu'il se produira dans l'état de l'atmosphère une de ces détentes assez fréquentes à la fin de l'été. Peut-être alors pourra-t-on recommencer la section des glaces.

Peut-être! Sinon la Gallia restera, elle aussi, prisonnière jusqu'à la débâcle.

Ayant pris bravement son parti de ce contretemps, le capitaine pensa qu'il serait utile de distraire les hommes valides par un service modéré. Depuis longtemps les chiens sont inactifs, et les vivres frais font défaut. Si l'on faisait une petite excursion en traîneau? Une excursion dont la chasse pourrait être le prétexte.

Le docteur trouve excellente l'idée qui sera profitable aux gens, aux bêtes, au garde-manger.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Pour la seconde fois, les traîneaux sont approvisionnés et attelés. Le docteur, le lieutenant, Dumas, le Parisien, les deux Basques, l'armurier, le deuxième mécanicien et le Groenlandais sont de l'expédition. Le capitaine, le second, le maître d'équipage, le maître mécanicien restent avec les éclopés.

Le temps, bien que brumeux, n'est pas défavorable.

Surtout pas d'imprudence! Une dernière poignée de main, et bonne chance!

On part, on est parti!

La petite troupe se dirige, par le plus court, vers la partie méridionale des terres entrevues par Lockwood. Il suffit d'une journée pour les atteindre, si toutefois le traînage n'est pas trop difficile.

Allons, tout va bien! Les chiens ont du salpêtre dans les veines. Ils galopent comme des fous, et font voler les traîneaux sur lesquels, pour cette fois, les hommes se sont installés, car on emporte seulement des vivres pour quatre jours.

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Les chiens galopent comme des fous...

Grâce à cette vitesse désordonnée, on fut en vue des côtes bien avant le coucher du soleil, de façon à choisir sans peine, au milieu des roches, une cavité bien abritée pour passer la nuit.

Le lendemain, dès l'aube, les traîneaux escaladèrent, non sans difficultés, des pentes assez abruptes, mais heureusement recouvertes d'une couche de neige nouvelle suffisamment épaisse.

On atteignit de la sorte un vaste plateau élevé de cent vingt à cent trente mètres, garanti des vents du Nord par une série de montagnes qui se dressent à perte de vue dans le lointain.

Cette disposition permet à quelques représentants du règne végétal de croître, par quel prodige! au milieu d'anfractuosités, où la terre se compose de poussières à peine agglomérées. Non seulement des mousses, des lichens, noirs et jaunes, tapissent les roches du côté du Midi, mais encore on voit surgir des pavots, des saxifrages, des renoncules, qui jettent çà et là quelques points d'or et de pourpre sur la blancheur immaculée de l'interminable tapis.

Bien plus, des forêts véritables de bouleaux nains, au tronc gros comme une allumette mélangés d'airelles, et de saules à peine aussi élevés que des tuyaux de pipes, s'étalent en épaisses futaies jusqu'aux montagnes.

Pendant que le docteur, charmé de la trouvaille, examine avec la jubilation d'un savant féru de botanique le parterre boréal, le guide esquimau se met prosaïquement à quatre pattes, écarte la neige avec ses mains, colle son nez sur le sol, et fait entendre ces brusques aspirations familières aux limiers.

Très curieux de sa nature, Plume-au-Vent s'approche, regarde, fait un geste comique de dégoût, et s'écrie:

«En v'là une drôle d'idée, par exemple.

—Quoi donque? interroge Dumas qui regarde à son tour.

«Oh! le sale!...

«Tien!... mais... ça empoisonne le musc, continue le Provençal qui, en sa qualité de cuisinier, abhorre la parfumerie.

—Le musc! interrompt le docteur en s'arrachant à la contemplation de la flore arctique.

«Alors, le gibier n'est pas loin!

—Té vé!... monsieur le dôtur, lequel s'il vous plaît, de gibier?

—Mais, celui dont les laissées, comme on dit en vénerie, exhalent cette odeur.

«Un gibier de taille et de choix, mon camarade!

—Aussi, voyez avec quelle jubilation maître Oûgiouk se pourlèche les babines et se frotte la panse.»

Les chiens, qui ont également perçu les émanations, dressent la tête, pointent les oreilles et font entendre un brusque aboi, auquel répond un hurlement lointain.

«Eh! pécaïré!... on çasse aussi, là-bas... on dirait les cris d'une meute!»

Les hurlements, couverts parfois de mugissements étouffés, se rapprochent. Puis, on perçoit une sorte de roulement qui rappelle celui d'un peloton de cavalerie.

«Attention! commande le docteur en armant sa carabine.

«Lieutenant, ouvrez l'œil... Dumas, mon garçon, il vous faut faire coup double.

«Visez au défaut de l'épaule.»

D'abord très excités, les chiens, soudain pris de peur, baissent la queue, serrent les oreilles, se collent les uns contre les autres, se font petits et tremblent de tous leurs membres.

Soudain, on voit accourir du fond du plateau un groupe compact d'animaux de nuance bise, et galopant avec une vélocité prodigieuse.

Derrière, un autre groupe de quadrupèdes beaucoup plus petits, mais infiniment plus nombreux, de couleur gris clair, et bondissant comme des lévriers, en hurlant à pleine gorge.

La première troupe passe à peine à vingt mètres des chasseurs accroupis, le genou en terre, l'arme à l'épaule.

«Feu!» commande le docteur.

Une dizaine de détonations éclatent, puis une seconde salve qui jette un désordre inouï au milieu du peloton.

«Bravo! s'écrie le lieutenant qui voit à travers la fumée une demi-douzaine au moins des animaux culbuter sur la neige.

—Mais, il y a des blessés! crie une voix.

«Deux!... trois... quatre...»

Un moment interdits par cette pétarade, les bêtes de meute regardent les hommes et leurs chiens, puis s'élancent vers les blessés qu'elles dévorent tout vifs, avec une incroyable furie d'affamés.

«Eh! pardieu! continue le lieutenant, ce sont des loups!

«Des loups chassant à courre... des...

—Des bœufs musqués, mon cher! interrompt le docteur.

—Des bœufs musqués! mais ils sont énormes.

«Ma parole, ils atteignent les dimensions d'une vache d'Europe.»

Les chasseurs s'approchent de leurs victimes et demeurent stupéfaits. Trompés plusieurs fois par le phénomène de réfraction qui leur faisait voir les objets beaucoup plus grands que leur taille naturelle, ils s'étaient crus le jouet d'une illusion analogue, au moment où ils déchargeaient leurs armes.

Mais la réalité ne leur laisse aucun doute sur l'opulence de leur capture, véritable trésor pour des gens depuis si longtemps condamnés à l'usage exclusif des conserves ou des salaisons.

Chaque sujet pèse approximativement cinq cents kilogrammes, et il y en a sept qui se tordent en proie aux dernières convulsions, sur la neige rougie de leur sang!

«Et c'est là, monsieur le dôtur, ce qu'on appelle bœufs musqués, sans doute pour la chose de l'ôdeur qu'il parfumait les substances que le guide il mettait son nez dessus.

—Parfaitement vrai, mon brave!

—Eh! tron de l'air, qu'est-ce qu'il fait là, lui, ce cannibale d'Esquimau?

Pendant que les chasseurs admirent et conversent, Oûgiouk s'est avancé vers un bœuf, lui a enfoncé son couteau dans le cou, puis a collé à la plaie ses lèvres qui aspirent, avec une sensualité gloutonne, le sang tout chaud de l'animal.

«Fichue cuisine! murmure le lieutenant.

—Bah! conclut le docteur, affaire de climat et d'habitude.

—Mais, dites donc, docteur, voyez comme ces coquins de loups qui nous ont rabattu ce beau gibier sont audacieux!

«Ils dévorent nos blessés à cent et deux cents mètres à peine.

«Si nous leur donnions la chasse!

—A quoi bon! Ne faut-il pas que tout le monde vive!

—Mais nos chiens!

—Nos chiens auront de quoi faire ici, avec les entrailles et les bas morceaux, une curée qui les rassasiera pour trois jours.

«Puisque, d'autre part, la chance, nous a si bien favorisés, il est, je crois, utile de travailler ce tas de viande et le mettre en état d'être transporté au navire.

—Vous avez pleinement raison, docteur.

«Sacrebleu! quelle aubaine! et quel régal monstre pour nos amis, là-bas!

—Sans compter le rôti que va nous accommoder, séance tenante, maître Dumas.

—Si vous voulez, monsieur le dôtur, je pourrai préparer un zoli plat de foie sauté pour tout le monde.

«Le foie, sauté, à défaut d'huile, dans cette belle graisse blance, il sera divin!

—Comme vous voudrez, mon brave.

«Je connais et j'apprécie vos mérites, suivez votre inspiration.»

De tous côtés, les matelots, devenus bouchers, travaillent la viande, selon l'expression du docteur.

Les bœufs sont ouverts, puis vidés, à la grande joie des chiens qui font ripaille, et du Groenlandais qui s'empiffre, à éclater, de viscères tout chauds.

Pendant ce temps, le docteur et le lieutenant causent à bâtons rompus, et naturellement les bœufs musqués font les frais de l'entretien.

«Je n'aurais jamais cru que des animaux de telle taille pussent vivre sous un pareil climat, où l'existence paraît, de prime abord, impossible.

—Vous oubliez, mon ami, qu'il y a ici des végétaux en quantité.

«Ils sont microscopiques, j'en conviens, mais ils surabondent.

«Aussi, un bœuf n'est-il pas embarrassé pour déjeuner d'une futaie, et souper d'un taillis.

—Et pendant l'hiver?

—Ils écartent la neige avec leurs pieds et broutent les mousses et les lichens.

—Ils peuvent supporter les terribles froids polaires?

—Comme les ours, les lièvres, les renards et les loups.

«Voyez cette fourrure plus épaisse, plus longue et plus fine encore que celle des bisons d'Amérique.

«Un pareil vêtement n'est-il pas capable de les défendre contre un froid de −40 degrés?

—C'est possible et cela doit être, puisqu'on en trouve jusqu'ici.

—Et même plus loin vers le pôle.

«Bien plus: les grands froids arctiques semblent à ce point favorables à leur reproduction, qu'ils se multiplient avec plus d'abondance au delà du soixante-dix-huitième degré!

—Ils doivent avoir pourtant des ennemis.

—A part les hommes, je ne vois guère que les loups.

—Les hommes! il y en a qui vivent dans cette région?

—Quelques nomades... au moins pendant l'été.

—Quant aux loups, je m'étonne qu'ils osent poursuivre et sans doute forcer des animaux aussi agiles, aussi vigoureux qui, s'ils voulaient bien, écraseraient comme des mouches ces pirates hyperboréens.

—C'est que le bœuf musqué, malgré son aspect rébarbatif et sa figure farouche, est le plus inoffensif des quadrupèdes.

«Du reste, son nom scientifique, admirablement trouvé, le dépeint on ne peut mieux: ovibos moschatus.

«Ovibos: un mouton-bœuf!

—C'est juste; quoique l'épithète de moschatus, musqué, me semble un peu exagérée.

—Vous vous apercevrez du contraire en le mangeant.

«Le guide esquimau ne s'y est pas trompé, lui.

—L'odeur, en tout cas, ne me paraît pas, à beaucoup près, aussi prononcée que chez certains crocodiles.

—Mais elle n'en est pas moins fort sensible et parfois très désagréable, au printemps surtout, et chez les vieux mâles.

«J'en reviens à la structure un peu paradoxale.

«Doit-on le comprendre dans cette espèce de moutons à longs poils, à queue très courte, et de la grosseur d'un cheval, que l'on rencontre au Nord du Mexique, sur les confins de l'Etat d'Arizona?

«Je le croirais volontiers, car, malgré sa grosseur, il est plutôt mouton que bœuf.

«Voyez, il n'a point, à proprement parler, de mufle, ou museau nu, puisque ses naseaux sont couverts de poils jaunâtres, ainsi que les lèvres et le menton. Il n'a pas de fanon sous la gorge, il n'a que deux mamelles, sa queue est imperceptible et ses pieds sont asymétriques, puisque ceux de devant sont arrondis et ceux de derrière pointus.

«Donc, il n'a aucun des caractères essentiels des bovidés; car son squelette lui-même diffère essentiellement de celui du bœuf.»

... Les bouchers amateurs avaient lestement accompli leur tâche pendant cette digression zoologique.

Les ovibos, décapités, puis vidés, étaient arrivés déjà sur les traîneaux, en prévision du départ qui devait s'effectuer le lendemain matin.

Les chiens repus, gonflés comme des outres, digéraient, allongés au milieu d'une épaisse litière de saules nains, en compagnie d'Oûgiouk, gavé à ne plus pouvoir respirer.

Le foie, accommodé par maître Dumas, fut déclaré succulent, malgré son odeur assez accentuée de musc, imparfaitement dissimulée par celle de l'ail libéralement prodigué.

Mais des voyageurs polaires réduits à la portion congrue de salaisons n'ont pas le droit de se montrer difficiles.

Et l'on fêta comme il convient la bonne aubaine en attendant le retour qui s'opéra sans incident.

III

Prisonniers dans les glaces.—Approches de l'hiver polaire.—Bombardement pacifique.—Falaise de glace.—Aménagement intérieur.—Programme d'existence.—L'ordinaire des hivernants.—Comment s'entretient la chaleur animale.—Faisons du carbone.—Aliments respiratoires.—Ne jamais absorber de neige.—Première étoile.—Que sera l'hiver 1887?—Menaces.—La tempête.—En péril.—Attente passive.

C'en est fait!

Le pâle et fugitif sourire de la nature arctique s'est évanoui. Plus de soleil, peu ou point de lumière. Plus de ciel bleu, plus de mer azurée, sur laquelle flamboient les icebergs. Pas une ombre, pas d'horizon. Tout est gris, terne, brumeux. La distance et la hauteur n'existent plus. L'atmosphère âpre et glaciale est saturée de vapeurs. De gros nuages bas flottent lourdement au-dessus de la plaine blanche, et se résolvent en averses de neige. Au loin, des bruits bizarres, incessants, retentissent. Saisie par le froid qui la pénètre à travers les crevasses, la banquise craque sans relâche, emplissant l'air d'un tumulte vague, ininterrompu. On est au 30 septembre, et le thermomètre ne s'élève jamais au-dessus de −17° centigrades.

C'en est fait, l'hiver est commencé, la Gallia est captive.

En dépit d'une lutte farouche, surhumaine, elle s'est rendue, la vaillante, ou plutôt, elle a été prise de vive force, en plein combat.

Vainement l'intrépide capitaine et son héroïque équipage se sont acharnés avec l'énergie furieuse des désespérés, vainement ils ont livré à la banquise assaut sur assaut, brisé leurs outils, faussé leurs moteurs, presque épuisé leurs munitions et risqué cent fois leur vie. La brutale inertie des choses les a vaincus.

Les forces de l'homme, fussent-elles aidées par les engins les plus puissants, sont nécessairement limitées!

Et maintenant, les Français résignés, mais non abattus, se préparent à subir sur place les rigueurs de l'hivernage.

La Gallia, scellée dans la jeune glace qui recouvre le chenal, ressemble à un vaisseau de pierre. Agrès, manœuvres, vergues, mâts, bastingages, tout disparaît sous une épaisse couche de verglas revêtu de givre. De longs stalactites pendent bizarrement en festons alourdis dont les pointes dentelées oscillent et claquent sous la poussée de la bise. Les embarcations, bien saisies et retournées la quille en l'air, ont perdu toute forme sous la neige et le verglas. L'hélice et la barre du gouvernail, retirées avant l'embâcle, gisent sur le pont, semblable lui-même à un hummock. Et n'était le filet de fumée noire qui s'échappe en épais tourbillons de la cheminée du calorifère, on dirait le spectre d'un navire échoué là depuis des années.

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La Gallia ressemble à un vaisseau de pierre.

A moins de cent mètres, l'atmosphère est tellement épaisse, que l'on ne peut plus rien apercevoir. Pas même la Germania, immobilisée à deux encâblures de sa rivale, et dans une position identique. L'intervention prématurée de l'hiver, en arrêtant ainsi les deux antagonistes, les a rendus égaux devant un même insuccès.

Il n'y a ni vainqueur, ni vaincu, à moins toutefois que l'expédition du chef, meinherr Pregel, n'ait été poursuivie beaucoup plus loin; ce qui est possible. Il est rentré depuis le commencement du mois, avec des traîneaux presque vides. Les marins de la Gallia l'ont vu passer un matin avec ses compagnons et ses chiens paraissant exténués. Depuis ce temps, il n'a pas donné signe de vie.

Tant mieux! car le capitaine d'Ambrieux a l'horreur des relations forcées.

On n'a pas aperçu la chaloupe allemande, de l'autre côté de la banquise. Pregel l'a-t-il cachée dans quelque coin ignoré pour la retrouver après les grands froids!... Est-elle perdue?... C'est un mystère que nul ne se donne la peine d'approfondir.

Il est neuf heures du matin et les travaux préparatoires accomplis en vue de l'hivernage vont continuer.

Maintenant que la neige est assez abondante, il s'agit d'élever, au nord de la Gallia, une falaise, pour l'abriter contre les rafales accourues du pôle. La glace fournit les moellons, et la neige additionnée d'eau le mortier.

Chaussés de leurs bottes esquimaudes qui sont réellement incomparables, vêtus de fourrures légères pour éviter la transpiration, les marins, lestés d'un déjeuner substantiel, se mettent joyeusement à l'ouvrage.

Soudain le pack s'anime: la morne solitude retentit du bruit des instruments, des éclats de voix des travailleurs.

On équarrit à la scie d'énormes blocs, on les fait rouler sur des barres d'anspect, et on les met en place après les avoir vivement cimentés.

«Gâchez serré, les enfants, et du train! car le mortier prend vite.»

Malgré les moufles de peau qui protègent les mains, l'onglée survient.

«Branle-bas!» commande le capitaine.

Heureux comme des écoliers en récréation, les marins se dégantent, pétrissent des pelotes de neige et se séparent en deux camps.

Chaque homme a bientôt près de lui sa réserve de projectiles entassés comme des boulets dans un parc.

«Feu à volonté!»

Alors commence une lutte épique. Les pelotes volent de tous côtés, rebondissent sur les fourrures et parfois s'aplatissent sur un visage barbu drôlement hérissé de givre.

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Alors commence une lutte épique...

«A toi, Bigorneau!

—Pan! dans l'œil, mon vieux Marche-à-Terre.

—Gare à ton nez, Guignard.

—A moi... touché!

—Sans rancune, hein!

—Comment donc, à ton service... eh, zou!»

Ce pacifique bombardement dure dix minutes, et tout le monde a chaud.

«Cessez le feu! à l'ouvrage, mes amis.»

Et chacun s'escrime soudain de la hache, de la scie, du pic, du ciseau.

Les cubes, équarris en un clin d'œil, sont roulés sous les bigues demeurés en place, puis hissés sur la muraille qui monte rapidement.

En deux jours elle atteint la hauteur de sept mètres, plus que suffisante pour protéger très efficacement le navire contre les rafales et les projections de neige.

Cette opération, dont l'avenir montrera l'extrême urgence, étant terminée, le capitaine fait mettre la dernière main à l'aménagement intérieur du vaisseau.

Le pont, parfaitement étanche, a été préalablement recouvert de toiles goudronnées qui assurent et complètent son imperméabilité. La neige, tombée en abondance, s'accumula sur ces toiles et forma le meilleur isolant pour empêcher la déperdition du calorique intérieur. Pour plus de précaution, le capitaine fit d'abord tasser cette neige, afin de lui donner plus de corps. Elle fut ensuite poudrée de cendres et d'escarbilles, puis légèrement arrosée avec la pompe à incendie.

Cette couche rigide, parfaitement plane et pourvue d'aspérités destinées à empêcher les glissades, devint par la suite un promenoir pour l'équipage, quand la banquise fut devenue impraticable.

Il suffit, pour le conserver en état, de le débarrasser chaque jour de la neige nouvellement tombée.

Cette condition essentielle résolue, d'Ambrieux prit une autre mesure également urgente.

La cloison séparant le carré du poste aménagé comme l'on sait [8] fut abattue pour les besoins de la vie en commun de l'état-major et de l'équipage.

Egalité pour tous, à la table, au lit, et devant le calorifère.

Pour pénétrer dans cette vaste cavité, éclairée à l'électricité, grâce aux accumulateurs logés dans la cale, il n'y a plus qu'une seule entrée, celle du panneau de l'arrière qui conduit à l'ancien escalier de l'état-major.

Comme il doit y régner une température constante d'environ 12 degrés centigrades, il est absolument indispensable d'éviter la brusque transition d'une atmosphère relativement chaude, à un froid terrible, et réciproquement.

En supposant à l'extérieur un froid de −45° ou de −50°, l'homme sortant du navire ou y rentrant subirait une variation instantanée de 60 à 62°, susceptible de produire une congestion mortelle.

Pour parer à cette redoutable éventualité, le capitaine fit établir au-dessus de l'écoutille fermant le panneau, une tente composée de deux toiles superposées, dans laquelle tout homme devra séjourner quelques minutes, avant d'entrer ou de sortir.

La température de la tente se trouvant sensiblement plus élevée que celle du dehors, l'homme pourra s'habituer progressivement à celle qu'il va trouver, et n'aura plus à souffrir de la transition.

C'est ainsi, d'ailleurs, que procèdent les plongeurs munis du scaphandre. Ils s'immergent lentement afin de subir peu à peu les pressions considérables qu'ils trouveront au fond de l'eau, et sortent avec les mêmes précautions, pour éviter une brusque décompression.

Plume-au-Vent donne à ce retiro le nom fort bien approprié d'écluse.

Les inconvénients du froid étant ainsi atténués dans la limite du possible, il fallut combattre préventivement l'humidité qui doit résulter de la réunion d'hommes enfermés dans un espace aussi restreint. Une prise d'air à laquelle on ajusta une manche à vent fut pratiquée dans le pont et à travers la couche de neige, de façon à obtenir instantanément un courant, tamisé par de l'étoupe. En outre, des récipients emplis de potasse et de chaux caustique furent installés aux encoignures pour absorber l'excès de vapeur d'eau et d'acide carbonique. Chaque jour, le poste devait être ouvert, si l'état de l'atmosphère le permettait, et les hamacs exposés à la gelée.

Enfin, comme il était impossible de garder les chiens à bord, il fut décidé qu'on leur construirait un abri à la partie septentrionale du mur de glace.

Bien que les chiens esquimaux possèdent une incroyable force de résistance au froid, leur quartier d'hiver fut rigoureusement clos, planchéié de sapin, et pourvu d'une solide porte en chêne, pour résister aux tentatives aux moins probables des ours en quête de gibier.

Restait à réglementer l'emploi du temps, l'hygiène et l'alimentation.

Il importe, en effet, pour les hivernants, d'avoir une vie active, une hygiène sévère et une alimentation spéciale, sous peine de contracter de graves maladies, notamment le scorbut.

Il est indispensable de réagir à tout prix contre la torpeur causée par le froid, dont l'action déprimante est d'autant plus dangereuse, qu'il faut une grande force de caractère pour la secouer.

D'abord et avant tout, la régularisation des heures de repos. Le hamac est l'ennemi de l'hivernant. D'accord avec le docteur, le capitaine réduisit à sept heures le sommeil de chaque matelot, sauf, bien entendu, en cas d'indisposition ou de fatigue.

En conséquence, coucher à dix heures, branle-bas à six. Les hamacs et leur literie roulés comme en route, en attendant l'exposition à l'air. Puis, la toilette. Un copieux lessivage à l'eau froide, dans des tubs en caoutchouc disposés à la cuisine.

Une pompe forée dans la glace amène l'eau à bord en abondance. Cette pompe se compose de deux tubes concentriques isolés l'un de l'autre par de l'étoupe, de façon à éviter la gelée. Comme, cependant, elle pourrait, à un moment donné, ne plus fournir de liquide, ce qui en cas d'incendie serait désastreux, le carré est pourvu de deux extincteurs chargés d'acide carbonique.

Après la douche qui excite les vaso-moteurs, accélère la circulation et produit une réaction salutaire, le déjeuner: cacao, pain ou biscuit, jambon et beurre, thé bouillant, très sucré, à discrétion. A neuf heures, deux pastilles de jus de citron absorbées militairement, devant le docteur ou un officier.

A midi, soupe au riz; lard et bœuf conservé, choux au vinaigre ou raifort comme hors-d'œuvre. Vin, café noir additionné de rhum ou d'eau-de-vie.

Le soir, viande ou pemmican [9], légumes secs ou poisson, beurre, un verre de vin et thé bouillant à discrétion.

Une pareille abondance de victuailles semblerait peut-être superflue, surtout pour des gens habitués à un régime frugal, et condamnés par la rigueur du climat à un sédentarisme complet.

Les matelots eux-mêmes s'en étonnèrent à ce point qu'ils en firent la remarque au docteur, déclarant qu'ils ne sauraient absorber et digérer un tel ordinaire.

«Vous!... mais avant un mois vous demanderez un supplément de ration, et on s'empressera de vous l'accorder.

—Pas possible! observa Plume-au-Vent, l'orateur en titre de l'équipage.

«Mais alors, monsieur le docteur, faudrait admettre que nos boyaux s'allongeraient comme ceux des Groenlandais.

—Non, mon garçon.

«Seulement, votre corps consommera le double, sous ce climat de fer, comme une machine soumise au tirage forcé.

—Faites excuse, monsieur, mais je ne comprends pas bien la chose... et les camarades non plus.

—Je vais vous l'expliquer brièvement, car il est essentiel que vous soyez bien édifiés.

«Voyons, Parisien, vous êtes chauffeur, n'est-ce pas?

«Que donnez-vous à votre machine, pour qu'elle produise de la chaleur et par cela même du mouvement?

—Du charbon, monsieur le docteur.

—Pour atteindre une égale pression, où consommera-t-elle une plus grande quantité de charbon, au pôle, où à l'équateur?

—Au pôle, sans contredit, à cause de la déperdition plus considérable de chaleur.

—Parfaitement raisonné! Vous avez en vous l'étoffe d'un mécanicien principal.

«Eh bien! mon garçon, le corps humain est, jusqu'à un certain point, comparable à une machine à vapeur.

«Il lui faut, comme à elle, du charbon pour produire de la chaleur.

«Non pas le grossier combustible que vous entonnez dans votre fourneau de chauffe, mais une substance plus en rapport avec sa délicatesse, et chimiquement identique.

«Quand vous absorbez, par exemple, un verre de rhum ou d'huile, une bouchée de lard ou un morceau de sucre, vous introduisez dans votre estomac une substance riche en charbon, ou en carbone, ce qui est la même chose.

«Ce carbone passe, au moyen de la digestion, dans votre sang qui le charrie au poumon. Là, il est mis en contact avec l'air, et se combine avec un de ses éléments, l'oxygène, qui le brûle.

«Bien que cette combustion s'opère sans feu, elle n'en donne pas moins lieu à un dégagement de chaleur suffisant pour conserver au corps sa température qui est de 37°7 dixièmes.

«C'est compris, n'est-ce pas?

—C'est dit si clairement qu'il faudrait être un calfat ou simplement un terrien pour ne pas saisir.

—Alors, continue le docteur flatté dans son amour-propre de professeur, de même qu'il faut à votre machine une plus grande quantité de charbon pour conserver sa pression sous les latitudes arctiques, de même votre corps a besoin d'un supplément de carbone pour se maintenir à sa température.

«Sinon...

—La machine s'éteint et le mathurin largue son amarre.

—Parfaitement!

«Tel est, mes braves camarades, le motif pour lequel on vous fait absorber une ration abondante et surtout riche en carbone.

«C'est pour vous permettre de porter en vous cette source constante de chaleur, c'est même pour l'exagérer, en vue des pertes énormes causées par le froid, que vous êtes soumis au régime du cacao, du sucre, du beurre, du lard, des légumes secs, du vin et de l'alcool.

«Cette nécessité de l'existence polaire est même si bien comprise ou sentie par les Esquimaux, que vous les voyez se gorger à satiété d'huile ou de graisse.

—Sans compter, monsieur le docteur, que je préfère, et de beaucoup, pour fabriquer le nommé carbone, votre procédé à celui d'Oûgiouk.

—Eh! mon garçon, sait-on jamais à quelle nécessité on peut se trouver réduit.

«Quant aux condiments comme choux confits, raifort et radis noir, ils doivent vous prémunir contre le scorbut, ainsi que les pastilles au citron.

«Nous en reparlerons plus tard, s'il en est besoin.

«Un mot encore.

«J'ai remarqué chez vous, pendant vos deux expéditions en traîneau, une tendance fâcheuse à vous désaltérer avec de la neige.

«Pardieu! je n'ignore pas que par les grands froids la soif est souvent intolérable.

«Alors buvez chaud; très chaud!... autant que vous pourrez le supporter.

«Le thé est le meilleur breuvage, et vous l'avez à discrétion.

«Quant à essayer d'étancher la soif avec de la neige, c'est un moyen déplorable qui produit des ulcérations de la langue et de la bouche, sans compter les maux de dents et les diarrhées rebelles.

«Du reste, le remède est pire que le mal.

«Par 35° ou 40° centigrades, la neige produit sur les muqueuses l'effet d'un métal brûlant. Elle les échauffe outre mesure, et augmente peu après le tourment de la soif.

«C'est ainsi que, pour vous réchauffer les mains, vous les frottez avec de la neige.

«Aussi les Esquimaux, instruits par l'expérience, préfèrent-ils s'abstenir de neige, quitte à souffrir d'une soif atroce.

«Tout cela est bien entendu, n'est-ce pas, mes enfants?

«Suivez à la lettre mes prescriptions, et vous vous en trouverez à merveille.»

Comme la température, au dehors, bien que très basse, est encore supportable, comme les travaux nécessités par l'approche de l'hiver fournissent aux marins une somme d'activité suffisante, ils ne sont pas encore astreints aux exercices forcés.

Du reste, ils sortent très volontiers, n'ayant pas subi l'action déprimante du froid qui engourdit les sujets les plus robustes et les immobilise près du calorifère.

Pour ne point les rebuter, on alterne la tâche quotidienne avec des promenades hygiéniques sur le pack et des parties de chasse auxquelles sont conviés les chiens.

Le 23 septembre, on salue la première étoile aperçue à midi et demi, pendant que le soleil clignote, là-bas, au-dessus des eaux libres encore, du moins en partie.

Parvenus à la limite septentrionale de la banquise, les matelots voient se former rapidement la glace nouvelle. C'est un phénomène curieux qui les intéresse vivement.

Malgré l'agitation des flots, des petites dentelures isolées apparaissent ça et là, se rapprochent, se juxtaposent en festons déliés, mais sans aucune cohésion. Bientôt, ils se prennent en une pâte épaisse, une sorte de magma qui se solidifie en une croûte. Et, chose singulière, bien que la glace n'ait aucune souplesse, elle participe sans se rompre à tous les mouvements de la houle, se creuse et monte avec elle, suit toutes ses inflexions fugitives, se moule sur elle comme une pellicule d'huile.

Mais la croûte s'épanouit encore. Les ondulations diminuent peu à peu, la houle se calme, et demain la mer, la grande indomptée, sera captive.

Cependant les jours s'écoulent et deviennent de plus en plus courts. Octobre est arrivé avec des froids plus vifs, des rafales plus intenses, et de violentes perturbations dans la région des vents. D'énormes parhélies, précurseurs des tempêtes, apparaissent dans le ciel. Le baromètre éprouve de soudaines dépressions. On s'attend aux ouragans si fréquents parfois à l'époque des équinoxes.

Si d'aventure ils allaient disloquer le pack, arracher la Gallia de son socle de glace et lui permettre de s'avancer plus loin? Qui sait! les eaux de l'extrême Nord ne sont peut-être pas prises? C'est là une hypothèse en apparence absurde, et pourtant! Qui peut jamais prévoir les surprises ménagées aux explorateurs par cet étrange et sinistre climat!

Il est des années où tout l'océan garde une immobilité de pierre. Témoin les deux hivernages du commandant Naves. Il en est d'autres où tout est bruit, agitation et débâcle, comme l'observa deux hivers de suite le lieutenant Greely.

L'hiver 1887 sera-t-il calme ou tempêtueux?

Pour être prêt à toute éventualité, le capitaine fait remettre en place l'hélice et le gouvernail. Rude et difficile manœuvre qui exige la rupture de la jeune glace du chenal, épaisse déjà d'un mètre, et l'enlèvement à fond du verglas et des neiges encombrant tout l'arrière.

C'est fait! sans une plainte, sans une hésitation.

Les fourneaux sont ensuite allumés de façon à pouvoir appareiller, ou, tout au moins gouverner si le navire se trouve dégagé.

Bientôt la brise augmente. Les brumes disparaissent comme par enchantement. Le ciel apparaît avec ses tons de velours indigo et opulent semis d'étoiles.

De sourds craquements retentissent, la banquise tremble, oscille et semble agitée d'un imperceptible mouvement de houle. Sous l'effort de poussées intenses, elle subit çà et là des dénivellements, se creuse par place ou s'élève en croupes mamelonnées qui surgissent inopinément.

Après une courte accalmie, l'immense plaine, un instant immobile, tremblote, avec de vagues et lointains murmures qui vont crescendo. Les glaçons, secoués de proche en proche, se désarticulent, s'arrachent, se chevauchent, grimpent à l'assaut les uns des autres, s'écroulent avec fracas, au milieu de failles aussitôt fermées qu'ouvertes, au fond desquelles clapote l'eau glauque de l'océan.

C'est un tumulte infernal où se confondent les bruits les plus étranges et les plus formidables qu'ait jamais enregistrés l'oreille humaine. Roulements de tonnerre, sifflements de machines, hurlements de fauves, déchirements stridents comme des coups de mitrailleuses, glissements de cascades, tapage d'usines en travail, brouhaha de foule, hurlements de tempête, tout cela forme un concert baroque et terrifiant qui assourdit les hommes et semble pronostiquer un épouvantable effondrement.

Des blocs monstrueux, comprimés avec une force irrésistible, jaillissent comme sous la poussée d'une mine, roulent sur les déclivités, rebondissent jusqu'au navire et menacent de le broyer. Il en est un qui, pesant plusieurs centaines de tonnes, atteint presque aux huniers et reste en équilibre, à la merci d'une secousse qui va le précipiter sur le pont et l'effondrer sous sa masse.

En dépit de sa solidité éprouvée, la Gallia craque lugubrement. Les planches et les madriers plient à se rompre, les cloisons gauchissent, les bordages se bombent... Encore une pression et tout va voler en éclats.

Ce n'est pas tout. La machine est en pression, les fourneaux de chauffe sont bourrés de houille incandescente, et le calorifère flambe.

La Gallia, chargée de matières explosibles ou incendiaires, est comme un brûlot qu'une étincelle peut faire sauter. Qu'un écrasement partiel, qu'une rupture, mette en contact la cambuse ou la soute aux poudres avec un de ces foyers de combustion, et la goélette est pulvérisée!

Que résoudre, en de pareilles conjonctures? Il faudrait, sans doute, descendre sur la glace des provisions, des armes, des embarcations, des instruments astronomiques, des effets de campement, en prévision d'une catastrophe.

Mais où trouver un lieu sûr pour opérer ce précieux dépôt qui deviendra peut-être l'unique ressource de l'équipage, si cette suprême infortune lui est réservée? Car la glace, manquant encore de cohésion, est l'objet de transformations si brutales et si complètes, les remaniements qu'elle subit sont si étranges et si instantanés, qu'il est impossible d'assigner un emplacement offrant un faux semblant de sécurité.

Là où s'élevait un monticule, s'ouvre une lézarde profonde, bientôt comblée par une convulsion nouvelle et remplacée par des paquets qui disparaissent pour se reformer de nouveau. Une surface plane se bombe en une voussure qui éclate avec un bruit de canon. Un rictus fugitif balafre la couche rigide, et engloutit fort heureusement une masse glissant sur la déclivité, comme une avalanche...

... Pendant vingt-quatre heures, la région si énergiquement nommée par Hayes «Terres de la Désolation» n'offre plus qu'un mouvant chaos accompagné de l'infernale symphonie.

Toute décision est impossible! Tout effort superflu! Toute mesure de salut impraticable.

Encore une fois, que faire?... que résoudre?

Contempler intrépidement le désastre, opposer un cœur impassible aux menaces de la matière en furie, attendre des éléments et des fatales influences qui les déchaînent le salut ou l'anéantissement...

IV

Après la tempête.—Mystère.—Le pack dérive.—Constant Guignard perd de l'argent.—Alarmes.—Il faut distraire les hivernants.—Un peu de météorologie.—Halos, parhélies et parasélènes.—A propos de l'arc-en-ciel.—Meute en liberté.—Promenade quotidienne.—Ce que le Parisien entend par faire: «Iapp!... iapp!...»—La patrouille.—Chiens savants.

L'ouragan polaire s'est enfin apaisé.

Après de chaudes alertes et de poignantes angoisses, le calme s'est peu à peu rétabli. Mais, un calme très relatif, car la morne solitude n'est plus faite, comme jadis, de silence et d'immobilité.

Depuis huit jours, l'ébranlement transmis au colossal amas de glaçons par la tempête, continue à se manifester par des craquements plus bruyants que dangereux, mais ininterrompus.

Le pack, soumis à une influence mystérieuse encore, semble travaillé par une force inconnue qui l'agite jusque dans ses assises, le fait frissonner et gémir lugubrement à toute minute.

Chacun, parmi les matelots de la Gallia sent qu'il y a un vague et inexprimable «quelque chose» dont il ne se rend pas compte, et renfermant peut-être une menace plus vague et plus inexprimable encore.

Mais quoi?...

Les gens de mer sont, par bonheur, d'un caractère assez insouciant, sans quoi l'exercice de leur profession deviendrait absolument impossible.

Alarmés tout d'abord de cette incessante révolte de la matière, ils ont fini par en prendre leur parti et se sont accommodés aux alertes continuelles de l'hivernage, en se disant philosophiquement:

—C'est que ce qui est, doit être ainsi.

Cependant, une chose les étonne, en dépit de leur habituelle indifférence pour ce qui ne concerne pas exclusivement la navigation.

Pourquoi, depuis la fin de la tempête, le soleil ne se lève-t-il plus à la même place?

Pourquoi l'orbite qu'il décrit chaque jour paraît-elle s'en aller de plus en plus vers l'Est.

Sans doute elle s'abaisse sur l'horizon à mesure que l'hiver approche, mais pourquoi se déplace-t-elle par rapport aux falaises de glace qui jadis la limitaient à l'orient et à l'occident?

Le soleil n'ayant pas coutume de participer aux fantaisies erratiques dévolues aux comètes, n'a pu changer de place. Il ne saurait y avoir davantage d'illusion d'optique, pour colorer d'un vague prétexte de vraisemblance, une pareille infraction aux lois jusqu'alors immuables de la gravitation.

Mais, alors!...

—Eh! pardieu!... s'avise enfin une forte tête, si le soleil ne s'est pas détraqué depuis huit jours, c'est nous qui changeons de place.

Nul pourtant n'avait pensé à cette chose si simple, pouvant se formuler en trois mots: Le pack dérive!

L'ouragan a-t-il rompu les adhérences qui attachaient la banquise aux rivages?... Un fragment énorme s'est-il détaché de la masse totale?... Est-ce la barrière qui voyage tout entière ou simplement une partie?...

Toujours est-il que la portion où sont encastrés les deux navires se déplace du Nord-Est au Sud-Ouest, avec une vitesse atteignant environ quinze milles par vingt-quatre heures (près de vingt-huit kilomètres).

Voici le fait qui, pendant plus de huit jours, s'est posé comme une énigme indéchiffrable aux raisonnements des marins de la Gallia.

Aujourd'hui le doute n'est plus permis, et les Français, officiellement informés par leurs chefs, commentent avec vivacité l'incident qui peut avoir des suites déplorables pour le résultat de l'expédition.

Passe encore si on marchait vers le Nord! Bien que ce ne soit pas là une façon orthodoxe de naviguer pour de francs mangeurs d'écoute, on serait enchanté.

Car enfin, qu'importe de s'avancer sur un écueil flottant avec la vitesse d'une péniche, pourvu qu'on fasse de la route.

Mais, hélas! on s'éloigne du but si ardemment convoité. Pour la première fois on recule, sans que rien au monde puisse faire prévoir où et quand s'arrêtera ce mouvement de retraite.

Les hommes d'abord déconcertés commentent, chacun selon sa manière d'envisager les choses, l'événement du jour.

Plume-au-Vent, lui, n'y voit qu'une occasion d'exercer sa verve.

—Ainsi, voilà qui est entendu: le nommé Pôle fait de plus en plus des manières, et nous ne sommes pas près d'y arriver.

«Moi qu'avais envie d'y faire fortune en fondant une société pour l'exploitation d'une ligne de tramways, d'un bain turc et d'un opéra!

«Encore une occasion de fichue!

«Qué que t'en dis, Guignard?

—Sûr! opine gravement le matelot normand.

—Avec ça, c'est bisquant à cause de la gloire...

«Que ce Monsieur Pôle ait fermé sa porte aux Anglais, aux Allemands, aux Américains ou autres citoyens de pays quelconque, je m'en bats volontiers les paupières.

«Mais faire une pareille sottise à de fins mathurins du pays de France!...

«Oh!... là!... là!... ce que c'est d'un mal élevé.

—Et puis, continue Guignard tout pensif, du moment qu'on fait la route à l'envers, y aura un décompte de degrés.

—Tiens! c'est juste... rapport à la haute paye!

—Bien sûr!

—Et ça te chavire en pensant à ta bourse, ô le plus économe de tous les Normands!

—Dame! Parisien, tu sais, la bonne argent, c'est toujours la bonne argent.

«V'là mon opinion, à mè, et j'la partage!

—Qué que tu veux, mon pauv' vieux, fais comme moi et laisse aller.

«J'y perds encore plus que toi, puisque si toutefois on brasse toujours à culer, je n'aurai ni mon tramway, ni mon bain turc, ni mon opéra!... et que je serai privé du bonheur de t'offrir à perpétuité un fauteuil d'orchestre!

—Blague tant que tu voudras!... c'est dans ton sang, à toi de blaguer, même quand y s'agit de l'argent.

—Te galipote donc pas la cervelle, faudra bien que ça s'arrange, après tout.

Au grand désespoir de Constant Guignard qui craint pour sa haute paye, ça ne s'arrange en aucune façon.

A mesure que le temps s'écoule, la dérive continue sans relâche, avec l'implacable ténacité des choses inertes.

La seule modification survenue consiste en un changement assez notable dans la direction suivie par les glaces.

Le pack, après être descendu jusqu'alors dans le Sud-Ouest, oblique franchement, depuis deux jours, vers l'Ouest.

En dix jours il a parcouru près de trois cents kilomètres, entraînant les deux navires au-dessus de l'hivernage du commandant Nares, puis à cinquante kilomètres environ du cap Colon découvert par Markham et Aldrich.

Le capitaine a même pu reconnaître de loin, à la lorgnette, la baie Doidge et le cap Colombia.

Et la banquise avance toujours, là où sir Naves trouvait la mer Paléocrystique, ce glacier aux masses colossales qu'il croyait éternelles!

Quoique très inquiet, d'Ambrieux dissimule soigneusement ses impressions et affecte une assurance qu'il est bien loin de ressentir.

Ah! si Pregel n'avait pas fait sa mystérieuse expédition vers le Nord, alors que la Gallia s'acharnait à briser les glaçons du pack!

Comme il eût vite pris son parti de ce mécompte, puisque la Germania, bloquée comme la goélette, participait, elle aussi à cette dérive maudite!

Mais hélas! à n'en pas douter, Pregel est jusqu'alors vainqueur; et si cet état de chose continue, comment réussir, au printemps prochain, à s'élever plus haut que le géographe allemand?

D'autre part, les navires seront-ils dégagés, à cette époque, et ne sont-ils pas d'ores et déjà condamnés à errer ainsi pendant de longues années!

Mais l'intrépide marin n'est pas de ceux qui perdent leur temps en regrets stériles. Il accepte avec sa fermeté ordinaire le fait accompli et attend les événements, quels qu'ils soient, avec une constance inébranlable.

Du reste, tout va bien à bord, où la vie est déjà organisée en vue de l'hivernage, avec autant de régularité que si la goélette n'avait pas quitté le point géographique atteint primitivement.

D'autre part, ce phénomène très inattendu offre du moins cette particularité, qu'il procure, jusqu'à présent, à l'équipage une source de distractions salutaires.

Dans quelques jours, le soleil va disparaître pour bien longtemps et les nuits ont déjà une interminable longueur.

Or, après le froid et le manque de provisions, le plus redoutable ennemi du voyageur arctique est, sans contredit, la lugubre monotonie des ténèbres qui se continuent, sans autre rémission que de fugitives aurores boréales, jusqu'à la lointaine apparition du soleil.

Aussi, le principal souci des chefs, après avoir assuré à leur personnel des subsistances et un abri contre les morsures du froid polaire, est-il d'obvier à cette absence de lumière, à cette nuit des yeux que produit la nuit des âmes.

On sait l'étiolement causé aux végétaux par l'obscurité prolongée. Ils deviennent veules, blafards, incolores et succombent après un dépérissement rapide.

Toutes proportions gardées, il en est de même pour l'homme chez qui l'absence continuelle du jour produit une sorte de paralysie intellectuelle se répercutant sur le physique, au point de compromettre gravement sa santé.

Aussi, l'imagination, la sagacité d'un commandant d'expédition arctique sont-elles excitées sans relâche pour lutter contre cette atonie, qui est une porte ouverte à toutes les maladies menaçant les reclus.

Encore ne peut-on pas imposer aux gens la consigne de se distraire par ordre, au commandement, comme on exécute une manœuvre. Il faut, sous peine de les voir s'étioler, tomber en langueur et dépérir, trouver quelque chose qui frappe leur esprit, les intéresse, les intrigue, les pousse au travail intellectuel, les mette en gaieté, les émeuve, bref, leur fasse exécuter, inconsciemment, une sorte de gymnastique cérébrale.

C'est là une hygiène morale qu'il ne faut pas plus négliger que l'hygiène physique, car elle est pour le moins aussi indispensable à la santé des hivernants.

Or le déplacement incessant de la banquise amène chaque jour un contingent de distractions, en ce sens qu'il donne lieu à toutes sortes d'incidents imprévus, sans compter que les glaçons n'étant jamais en repos, les hommes sont constamment en alerte, et comme on le verra dans la suite, sur un perpétuel qui-vive!

Donc, pour résumer en un mot la situation, à quelque chose malheur est bon. Car, n'était le froid qui devient de plus en plus dur, la vie à bord de la Gallia serait une vie de cocagne, du moins autant que peut l'être celle d'hivernants au voisinage du pôle.

Entre temps, le soleil, avant de quitter l'hémisphère, semble multiplier comme à plaisir les anomalies les plus étranges et les plus inattendues. Et tel ou tel phénomène dont l'apparition est lettre close pour les marins, devient, pour les officiers, l'occasion d'une substantielle et attrayante leçon donnée avec une simplicité pleine d'affectueuse bonhomie.

Cette explication suscite alors une bordée de commentaires parfois extravagants, mais accueillis avec gaieté, de façon à éloigner pour un jour encore l'intolérable ennui.

Le plus fréquent de ces phénomènes est sans contredit le halo.

Illustration
Le plus fréquent de ces phénomènes est le halo.

Brusquement et sans raison apparente, on voit des cercles lumineux apparaître autour du soleil.

Les marins, très intrigués et incapables d'attribuer une cause à ce météore, sont ravis d'apprendre, en fumant leur pipe autour du calorifère, qu'on lui donne le nom scientifique de halo, et qu'il se forme de la façon suivante.

Il existe, dans les régions froides et élevées de l'atmosphère, des vapeurs excessivement légères que leur ténuité rend presque imperceptibles et qui sont chargés de minuscules cristaux de glace.

Ces vapeurs glacées, de véritables nuages, en somme, s'appellent des cirrhus.

Qu'y a-t-il donc de commun entre ces cirrhus et les cercles lumineux dont la présence constitue le halo?

C'est bien simple, du moins à ce que prétend le docteur auquel incombe, ce jour-là, le soin de la démonstration.

Il pleut et le soleil luit. Qu'arrive-t-il?

Réfractés dans chaque goutte d'eau, à leur entrée comme à leur sortie, les rayons du soleil réfléchis en outre une ou deux fois dans l'intérieur de la goutte, produisent un jeu de lumière bien connu. C'est l'arc-en-ciel.

Eh bien! la théorie du halo est identique à celle de l'arc-en-ciel et fondée sur le même principe, quoique la cause en soit différente.

Le halo est dû à la dispersion des rayons solaires réfractés à leur entrée dans les cristaux de glace tenus en suspension dans les cirrhus, et à leur sortie de ces cristaux.

C'est cette réfraction qui donne lieu, sous forme de cercle, à un jeu de lumière ou sont représentées toutes les couleurs du prisme, mais le violet est en dehors et le rouge en dedans.

Enfin, la distance des cercles à l'axe est toujours constante. Le cercle intérieur mesure 23 degrés de diamètre, et le second 46 degrés.

Quand le halo se forme près de l'horizon, et c'est actuellement le cas, car le soleil ne s'élève plus guère, on voit apparaître, sur le diamètre horizontal et un peu en dehors de chaque cercle, des taches lumineuses qui sont l'exacte représentation du soleil.

Ce phénomène splendide, qui fait apercevoir dans ces auréoles éclatantes six astres comme une pléiade radieuse, porte le nom de parhélie.

Du reste, cette étrange et fugitive multiplication n'est pas seulement particulière au soleil. Il y a aussi des halos lunaires ou parasélènes qui sont la copie exacte des parhélies, du moins comme reproduction des cercles et des taches, car les teintes et l'éclat sont très atténués.

Les matelots ont-ils bien saisi tous les termes de cette petite leçon? c'est peu probable. Mais, en dépit des lacunes résultant nécessairement de l'absence d'instruction première, ils sont très satisfaits.

Il y a pourtant des sceptiques. Mais ils n'osent pas formuler d'observations, quoique le docteur les accueille toujours avec la plus cordiale bienveillance.

Heureusement le Parisien est là, comme le chœur des tragédies antiques, pour recevoir les doléances et servir de confident.

On lui objecte que c'est très bien de prétendre que les choses se passent ainsi, mais comment contrôler les affirmations des savants?

Plume-au-Vent, très ferré sur la riposte, prend l'interpellation pour son compte, et déclare que le docteur a raison, puisqu'on peut former des arcs-en-ciel artificiels.

—Des blagues! interrompt Nick, l'ancien mineur.

—Que t'es bête! mon pauvr' Bigorneau, pour un homme de la machine.

—Ben! comment que tu ferais... dis voir un peu.

—J'prétends pas que j'en fabriquerais un, d'artificiel, mais j'en ai vu.

—Ben! ousque t'en as vu?

—A Paris... au parc Monceaux... en été, quand on arrose les pelouses.

«Y a des trucs pour envoyer en pluie l'eau amenée par les tuyaux.

«Eh bien, quand le soleil tape sur la gerbe d'eau, ça forme un arc-en-ciel... un petit, comme qui dirait un arc-en-ciel de poche.

—C'est vrai!... c'est vrai!... ajoutent plusieurs voix, à preuve que ça se voit aussi, l'espace d'un moment, dans les embruns.

—Collé! l'homme qui fait saint Thomas, s'écrie le Parisien triomphant.

—Bon pour l'arc-en-ciel, reprend Nick dit Bigorneau qui a le scepticisme tenace.

«Mais je donne ma prochaine ration de tabac à celui qui pourra me fabriquer l'image des six soleils au milieu des cercles d'or.

—Vous perdriez, mon garçon, ne pariez pas, interrompt le docteur.

«Car, je me fais fort de vous reproduire, quand vous voudrez, le halo tel que vous l'avez vu.

«Il me suffira, pour cela, de placer devant la flamme d'une lampe une plaque de verre couverte de cristaux d'alun...

«Vous verrez.

—M'en rapporte à vous, monsieur le docteur, et faut me pardonner si j'ai évu de la doutance.

«C'est que ce mâtin de Parisien nous en fait voir de si fortes!...

—Comment donc!... mais je suis enchanté au contraire de vos réflexions.

«Elles prouvent que vous approfondissez avant de conclure et je vous en félicite.»

Il est dix heures du matin et l'on entend japper les chiens dans leur cabanon dont la porte est demeurée close.

C'est le moment de la sortie quotidienne impatiemment attendue par les bonnes bêtes.

—Allons, dit le Parisien, les hommes pour la corvée des chiens...

«A qui le tour?»

Nul ne s'empresse de répondre. On est si bien, dans le poste, et le froid est si âpre, là-haut, sur les glaçons.

—C'est ça! causez tous en même temps, reprend le Parisien auquel, en sa qualité de capitaine des chiens, la corvée échoit chaque jour.

«Voyons la liste, puisque tout un chacun avale sa langue.

«Tas de sans cœur, va! Si on les croyait, on laisserait claquer ces pauv' toutous qui sont mignons et gentils comme des enfants.

«Eh! Nick!... beau parleur... t'en es... pour une fois, sais-tu?

«Et toi aussi, Courapied!

«Houst! au trot...»

Les trois hommes enfilent l'escalier, arrivent dans la tente intérieurement capitonnée de givre, revêtent leurs fourrures, et attendent quelques minutes en battant la semelle.

Les voici bientôt dehors, frissonnant sous l'âpre bise qui fouette et bleuit leurs joues.

—Brrr!... Un temps qui fait songer aux marchandes de marrons, observe Courapied toujours prosaïque.

—Moi, répond le Parisien, ça me rappelle plutôt les Antilles... par contraste.

«Pétard!... dire qu'y a quéque part, sur la terre, des gens qui se promènent habillés de coutil, et s'ensauvent du soleil!

—Et des endroits ousqu'on trouve des manguiers, des orangers, des bananiers et autres légumes de choix...

—Avec des oiseaux de paradis et des perroquets que c'est comme un jour de grands pavois.

Les chiens, entendant les hommes s'approcher, en causant, se mettent à aboyer bruyamment.

Le Parisien ouvre toute grande la porte et se jette de côté pour n'être pas renversé par la poussée des bêtes folles de joie.

—Allons, les toutous, en ballade!...

«Doucement, donc, tas de toqués, vous allez m'étouffer!»

Le brave garçon, qui est adoré de ses pensionnaires, se trouve littéralement assailli de caresses, assourdi de jappements, suffoqué d'embrassades.

—Assez!... c'est entendu... vous êtes gentils comme des amours, et vous aurez du nanan.

«Vous, les hommes, ayez l'obligeance de nettoyer la case pendant que je vais mener les bêtes faire: iapp!... iapp!...»

A ces mots, dont ils comprennent très bien la signification, les chiens s'élancent sur le navire, parcourent en un temps de galop le pont et s'arrêtent devant la tente. Une main discrète entre-bâille l'entrée, puis tous se précipitent en jappant dans le vestibule de toile.

Nanti de trois énormes écuelles de bois, Mossieu Dumas les appelle d'un mot aimable, et tous, la queue en trompette, lapent avec un entrain prodigieux le contenu des récipients.

Iapp!... iapp!... iapp!... iapp!...

Oh! la bonne soupe bien chaude embaumant la graisse et l'eau de vaisselle! On s'en lèche les babines jusqu'aux oreilles, et les plats sont nettoyés en un tour de langue... je ne vous dis que ça.

Pas bête, le Parisien qui a trouvé cette onomatopée, rappelant le clappement particulier au chien quand il boit. Aussi, l'expression: Faire iapp!... iapp!... est-elle entrée couramment dans le vocabulaire de l'équipage, pour désigner l'action de boire, non seulement pour les toutous, mais encore pour les hommes.

Le chenil est bien propre. La porte en reste ouverte pour laisser pénétrer le grand air qui va balayer les miasmes. Les trois hommes s'arment chacun d'une carabine, s'adjoignent Oûgiouk dont les prunelles avides reluquent les écuelles et le Parisien donne un coup de sifflet.

La meute bien repue quitte aussitôt la tente et s'élance à corps perdu sur le pack, au beau milieu de la neige.

Et c'est une sarabande folle, entremêlée de jappements éperdus, de cabrioles épiques à travers la poussière blanche, de courses désordonnées, de frétillements convulsifs.

La première frénésie passée, la meute se forme en groupe autour de son capitaine, prête à se ruer à la poursuite d'un ptarmigan, d'un lièvre ou d'un renard. Mais le capitaine, en homme avisé, modère cette ardeur, au cas où l'on éventerait un ours.

Il faut de la prudence, car la rencontre pourrait être tragique.

Parfois, cependant, il arrive qu'on s'émancipe. Le Parisien crie, siffle, appelle, on feint de ne pas l'entendre. Alors Oûgiouk fait claquer la terrible lanière qui détone avec fracas.

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Alors Oûgiouk fait claquer la terrible lanière.

L'argument est sans réplique et manque rarement son effet.

S'il se trouve un délinquant par trop dur d'oreille, le capitaine met en mouvement sa garde d'honneur, ses fidèles qui ne discutent jamais la consigne.

—Ho!... Bélisaire!... Cabo!... Pompon!... Ramonat!... Ho!... là!... mes petits chiens!... allez chercher... en patrouille!...

L'escouade pousse un cri retentissant, prend la piste et s'élance. On entend au loin le bruit d'une lutte bruyante, et bientôt le retardataire tiraillé, poussé, mordu au besoin, revient piteux, la queue basse, entre les quatre gendarmes, que le Parisien appelle plaisamment ses «brassés-carrés».

Depuis qu'ils sont confiés à ses soins, le Parisien, avec une patience et une ingéniosité sans égale, a su les dresser au point d'en faire de véritables chiens savants.

Chose singulière, l'intelligence de ces animaux à demi sauvages, roués de coups avec une brutalité inouïe, à peine nourris quand ils quittèrent Julianeshaab, s'est développée avec une incroyable rapidité.

Le Parisien, il est vrai, s'est occupé d'eux à tout moment, après les avoir pris en affection dès le premier jour.

Non pas qu'ils soient plus beaux et plus intelligents que les autres, du moins à première vue.

Bélisaire est un roquet poivre et sel qui a l'air aveugle, avec ses yeux vairons. Pompon est tout blanc, et frisé comme... un pompon, et Ramonat est tout noir, naturellement. Quant à Cabo, c'est un grand mâtin rageur qui exerce sur ses congénères une autorité incontestée.

Leur éducation est presque terminée. Leur maître attend l'occasion d'une grande fête pour montrer à l'équipage leur savoir-faire. Il paraît que le spectacle des chiens présentés en liberté par M. Farin, artiste lyrique, sera surprenant.

Quoique l'artiste en question s'entoure du plus profond mystère, le secret a vaguement transpiré. On s'attend à des merveilles.

... La promenade a duré une heure. Pas de mauvaise rencontre pour cette fois.

Les chiens, avant de réintégrer leur domicile, viennent boire sous la tente, une ample rasade d'eau bien claire produite par la fusion de la glace, et les hommes regagnent le poste où ils arrivent fumants comme des chaudières en ébullition.

V

Encore et toujours la dérive.—Comment Plume-au-Vent interprète l'histoire.—Imprudence.—Congestion.—Constant Guignard perd son nez, mais retrouve sa prime.—Surveillez vos nez!—Effet du froid sur les verres de lunettes.—La corvée de glace et le tonneau du porteur d'eau.—Le garde-manger en plein air.—Solitude.—Alertes.—Quitte pour la peur.—Nouvelles incartades du pack.

Avec novembre sont arrivés ces grands crépuscules produisant d'indescriptibles effets de lumière et d'ombre, que l'on ne rencontre que sous le ciel boréal.

Le froid oscille entre −28° et −35°. Il est encore supportable, dans les conditions où se trouvent les hivernants, mais on commence à souffrir de ses rigueurs, après une station prolongée au dehors.

Chose étonnante, le thermomètre s'abaisse dès que le vent souffle du sud-ouest. Il remonte, au contraire, aussitôt que la bise vient du nord.

Y aurait-il donc réellement là-bas de vastes étendues d'eau libre, au-dessus desquelles flotterait une atmosphère moins dure, moins inclémente?

La dérive qui entraîne le pack et les deux navires à travers les espaces jusqu'alors inexplorés, continue toujours. Mais ce phénomène de translation, exaspérant dans son irrésistible et tenace lenteur, s'est peu à peu modifié sans cause apparente.

Après être peu à peu descendue au quatre-vingt-troisième parallèle, jusqu'à une faible distance du cap Colon, la banquise s'est élevée en coupant le soixante-dixième méridien de latitude ouest. Puis ce mouvement ne s'est plus arrêté. Les vaisseaux maintenant remontent vers le nord nord-ouest, et atteignent enfin le quatre-vingt-quatrième parallèle, où jamais navire et traîneau ne se sont avancés.

La latitude fournie au capitaine de la Gallia par une hauteur d'étoile a donné 84° 6′ 15″. La longitude est exactement 72° 20′.

Ainsi la dérive, après avoir fait perdre aux explorateurs une distance assez considérable, leur procure, en fin de compte, le bénéfice de 1° 12′ et une fraction infime. Bien qu'elle soit ininterrompue, sa vitesse est essentiellement variable et soumise à la direction des vents. Ainsi soufflent-ils du sud ou du sud-ouest, le pack se déplace d'environ dix mille en vingt-quatre heures. Soufflent-ils du Nord, sa course quotidienne est seulement de trois ou quatre milles.

Cela se comprend très facilement du reste. L'énorme radeau de glace recevant du courant océanique une impulsion dans un sens quelconque, cette impulsion se trouve retardée ou accélérée, selon que le vent souffle de l'avant ou de l'arrière sur son énorme masse.

Aussi les matelots français qui jadis chargeaient de malédictions le courant polaire, commencent à bénir son intervention.

Constant Guignard, surtout, ne se sent pas de joie. Pensez donc: le quatre-vingt-quatrième degré de latitude est franchi, et la haute paye du Normand parcimonieux s'élève d'autant.

Nul comme lui n'est préoccupé du point, de la vitesse de la dérive, de l'influence de la brise et en général des causes pouvant influencer en marche de la banquise.

—Prends garde, matelot, ne cesse de lui répéter le Parisien, l'avarice te perdra.

—A pas peur! riposte le Normand ravi d'apprendre qu'il gagne dix francs par jour de boni, sans même remuer le petit doigt.

«Arrive qui plante, l'argent est toujours l'argent.

—J'te dis, moi, que tout va trop bien pour toi, et qu'il faut te défier de la chance.

«Vois-tu, dans la vie, tout se paye.

—Tout se paye... ben sûr... même le tabac et la chandelle... mais avec de l'argent.

«Donc, faut de l'argent.

—Tu ne me comprends pas.

«Je veux te dire que, dans l'existence, un malheur fait généralement contrepoids à un bonheur.

«Tiens, à propos de gens trop riches ou trop heureux, écoute une histoire.

«Il était une fois un roi, un empereur, ou un pape, je ne sais plus au juste; p'têt'e ben le grand Napoléon ou un empereur d'Amérique, bref un grand personnage de l'antiquité. Tout lui arrivait si tellement bien à point, il était si opulent et si veinard que ça l'épouvantait, et qu'il se disait: Gare à la guigne!

«Tracassé au point d'être malheureux à force de prospérité, il pensa qu'il faudrait faire un sacrifice à la fortune afin de conjurer par avance le mauvais œil. Pour lors, il jette dans les fins fonds de la mer, par cent mille brasses de fond, sa bague d'empereur à laquelle il tenait beaucoup, et qui valait au moins cinquante millions.

—Il aurait mieux fait de la donner à un gabier de la flotte.

—Possible!... mais écoute la suite.

«Or donc, mon particulier—je me souviens maintenant que c'était le grand Napoléon—est toujours si tellement chançard, que la veine le persécute... oh! mais à devenir fou.

«Un beau matin, sa bonne lui apporte une sole frite qu'embaumait, fallait voir!

«Naturellement y s'met à manger comme un homme pressé de retourner à la bataille, et crac!... se casse deux dents sur un quéque chose que la sole avait dans le ventre!

«C'était sa bague!... t'entends, sa bague avalée par le poisson que des pêcheurs trouvent dans leur filet, et qui lui arrive tout frais pour sauter dans la poêle.

«Ma foi! ce bonheur insolent lui tourne la bile et lui met la cervelle à l'envers au point que rien ne lui réussit plus.

«A preuve que l'année suivante il est pris par les Anglais pendant la campagne de Russie, et jeté à Sainte-Hélène, un rocher d'enfer où il est resté amarré par une jambe à une chaîne pesant plus de cent livres, pendant vingt-cinq ans!

«Eh! ben, quéque tu dis de ça?

—J'dis rin! vu que j'suis pas empereur, que j'ai pas de bague de cinquante millions, ni de cuisinière et point davantage de sole frite à manger.

—C'est bon! qui vivra verra, riposte aigrement le Parisien vexé dans son amour-propre de narrateur et de moraliste.»

Certes, il ne croyait pas si bien dire.

Pendant deux jours il y eut un léger brouillard blanchâtre qui, malgré son peu de densité, empêcha néanmoins les observations astronomiques. Dévoré par la convoitise et craignant que le pack ne reprît sa marche rétrograde, Constant Guignard multipliait les allées et venues du poste au pont du navire et réciproquement.

—Où que tu vas encore? lui demandait son camarade.

—Voir si le temps est clair, pour prévenir le capitaine qu'il peut fusiller les étoiles et calculer son point.

—Tu finiras par te faire geler...

«Vois donc: y fait un temps à pas mettre un «brassé-carré» dehors.

—As pas peur!... ça me connaît, la fraid!»

La dernière absence fut plus longue que les autres. Le temps paraissant vouloir s'éclaircir, Guignard demeura près d'un quart d'heure immobile, au pied du grand mât, le visage exposé aux furieuses morsures de la bise polaire.

Ayant enfin aperçu quelques étoiles, il rentre dans le poste sans avoir la précaution de séjourner dans la tente et s'écrie, d'une voix toute changée:

—Capitaine, le ciel est clair... on voit des... des...

Et brusquement, saisi par la chaleur, il chancelle, et va s'abattre sur un banc.

Le docteur s'élance vers lui, le soulève, examine sa figure et s'écrie:

—Mais il a le nez gelé!

Vite! deux hommes... un falot!

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Vite! deux hommes... un falot!

«Portez-le sous la tente... bien!... maintenant de la neige...»

Déshabillé en un tour de main, le patient apparaît livide, exsangue et rigide comme un homme de pierre.

La face est tuméfiée, violette, sous le givre qui s'attache à la barbe, aux cils et aux sourcils; mais le nez blafard pareil à du plâtre, se détache singulièrement, au milieu de ce masque hypérémié.

—Frictionnez le corps à tour de bras, avec de la neige, continue le docteur.

«Moi, je me charge de la figure.

Après un quart d'heure d'efforts, le pauvre diable astiqué comme un morceau de métal par les rudes mains de ses compagnons, se débat faiblement, et recouvre peu à peu la voix.

—Où diable! que j'sis donc?...

«Drôle!... ça!... j'me rappelle de rin?...

«J'ai été foudroyé par la fraid...

—Eh bien! ça va? demande le docteur essoufflé de l'exercice.

—Un miot (peu), monsieur... sauf que j'sens plus mon nez.

«Nom d'un d'là... s'rait-t'y pas gelé?

—Allons! silence... on va vous mettre au lit, et demain vous serez sur pied.

«Mais, une autre fois, ne commettez pas de pareilles imprudences, sans quoi, mon cher garçon, vous irez toucher votre boni sous la banquise.

—Et mon nez, monsieur le docteur?

—Nous en reparlerons plus tard, dit évasivement le médecin.»

Vingt-quatre heures après, le Normand pouvait en effet quitter son hamac, mais son nez, jadis exigu, avait pris les dimensions et la couleur d'une aubergine.

En raison de ce développement, l'organe devint le siège de douleurs alternant avec des démangeaisons intenses, puis il entra en suppuration, se fendilla, et finalement désenfla sous l'influence des révulsifs appliqués par le docteur.

Au bout de quinze jours il était à peu près guéri, mais se trouvait hélas! diminué de moitié. La gelure trop intense avait mortifié tout le bout de l'appendice, qui devait rester atrocement camard jusqu'à la mort de son propriétaire.

Il fut en revanche nanti pour longtemps d'un superbe coloris violet qui le faisait ressembler à un bigarreau planté dans un fromage à la crème.

Comme compensation, Constant Guignard apprit que la banquise allait toujours vers le Nord et que sa haute paye s'augmentait d'autant.

Plus heureux que Polycrate, tyran de Samos, dont le Parisien avait si drôlement travesti la légende, l'avaricieux Bas-Normand se consola en pensant qu'il pouvait lui arriver pis encore, et que les écus s'amassaient tout seuls.

Avant cet incident qui eût pu plonger dans le deuil, l'équipage de la Gallia, les matelots, avec leur légèreté de grands enfants, étaient tentés de crier à l'exagération, lorsque leurs officiers les entouraient de précautions poussées jusqu'à la minutie.

Ils devinrent un peu plus soucieux de leur santé, tant ils furent impressionnés par cette congestion foudroyante.

Du reste, défense formelle fut faite à chacun de séjourner au dehors et de sortir seul, ne fût-ce qu'un moment. De cette façon, il fut facile aux hommes de se surveiller mutuellement et de reconnaître sur le visage des camarades les premiers symptômes de gelure, dont la victime ne s'aperçoit jamais que trop tard.

Le nez est toujours le premier atteint par la terrible morsure du froid. Il devient blanchâtre, exsangue, insensible, et sous peine d'être mortifié comme celui du pauvre Guignard, il faut, sans tarder, le frictionner avec de la neige.

Aussi, la recommandation qui ne manquait jamais, au moment de partir en corvée, se formulait-elle invariablement par ces mots:

—Surveillez vos nez!

Les nez de l'équipage devinrent, en conséquence, une sorte de propriété indivise à laquelle chacune se trouva dès lors intéressé, et le dicton: «Gare à ton nez» vint s'ajouter à celui de: «Faisons du carbone».

Enfin, pour plus de précaution, le docteur enduisit chaque appendice d'une couche de collodion iodé qui raffermit l'épiderme gercé par des commencements de congélation antérieure et agit comme isolant contre les accidents à venir. Et rien n'était bizarre comme cette collection de nez luisants, cornés, enluminés, rappelant une collection de masques de mardi gras.

Les paupières devinrent également le siège d'inflammations douloureuses causées par les glaçons qui se collaient aux cils et attaquaient à la longue la conjonctive. Bien que le faible rayonnement des lueurs crépusculaires eût rendu l'usage des lunettes superflu, on les avait conservées pour interposer entre le vent et le globe oculaire une sorte d'écran protecteur. Il fallut bientôt y renoncer, car l'évaporation de l'œil couvrait, en quelques instants, les verres d'une croûte aussi opaque que celle des fenêtres enduites de givre.

Là encore il fallut redoubler d'attention et se prêter mutuellement assistance pour débarrasser, en temps opportun, les paupières des adhérences du givre.

La pompe fournit toujours de l'eau de mer pour la douche quotidienne à laquelle on s'est à la longue habitué. Mais il faut de l'eau douce pour la cuisine, les boissons et le lavage du linge de corps.

Cette eau est produite par l'évaporation de la glace.

Mais, de même qu'il y a fagots et fagots, il y a également glace douce et glace salée.

Celle provenant de la mer et gelée sur place est aussi salée que les flots eux-mêmes et conséquemment inutilisable. Les Anglais, qui ont presque exclusivement collaboré au vocabulaire arctique, la nomment: floeberg.

Par contre, celle qui vient des glaciers, produits comme on sait par les névés, est douce et d'une teinte plus franchement azurée. Elle est amenée par la dérive et compose exclusivement les icebergs.

Or le pack, aux environs de la Gallia, étant formé de floebergs, il faut aller chercher, à près d'un mille, celle qui est nécessaire à l'approvisionnement du navire. Il y a là un gisement inépuisable d'icebergs.

On pourrait employer, il est vrai, la neige. Mais le capitaine voulant tenir son monde et ses bêtes en haleine, a trouvé, dans ce voyage quotidien, le prétexte à un exercice corporel des plus salutaires.

En conséquence, un traîneau, dénommé pour ce motif «la voiture du porteur d'eau», est attelé de dix chiens, et envoyé à «la Dhuys» escorté de quatre hommes armés de carabines.

Les chiens, heureux de quitter l'abri où ils se morfondent après la promenade, accomplissent leur tâche avec un entrain magnifique. On dirait qu'ils sentent réellement que cette corvée les endurcit aux fatigues à venir, d'autant plus rudes au début, que le farniente aurait été plus complet pendant l'hivernage.

Les hommes de leur côté apprennent comment il faut les conduire, les aider, les soigner. Ils savent comment débute l'engravée des pattes et les soins nécessités dès la première heure par cette affection qui peut devenir incurable, si elle n'est combattue en temps opportun. Des lotions quotidiennes à l'alcool, suivies d'une application de collodion et complétées par l'enveloppement de la partie malade avec de la flanelle, sont à la fois le meilleur préventif et le curatif par excellence.

Un chien se trouve-t-il pris de courbature ou de congestion, vite on lui tire, selon la méthode esquimaude, un peu de sang par les oreilles ou la queue.

La conduite du traîneau, surtout quand il est chargé, demande une certaine expérience que seule peut conférer l'habitude.

Aujourd'hui, le chemin suivi par le tonneau du porteur d'eau pour se rendre du navire à la Dhuys est à peu près praticable. Mais, au commencement, quelle incohérente succession de casse-cou!

A l'aller, il n'y avait que demi-mal. Et même les hommes devaient modérer l'allure des chiens qui s'emballaient comme des bêtes folles, et faisaient voler derrière eux le traîneau vide.

Mais, au retour, quand le porteur d'eau ramenait un quintal de glace! Un conducteur se tenait en tête, et guidait l'attelage avec son fouet, à travers les hummocks et les glaces raboteuses. Les autres hommes de corvée se tenaient à droite, à gauche et en arrière du traîneau pour le soulever d'un bord ou de l'autre, quand un bloc venait caler un des patins. Le véhicule tiraillé, poussé, arraché, s'avançait en basculant, toujours prêt à chavirer, jusqu'à ce que, butant sur des hérissements de pointes anguleuses, il s'arrêtait, figé sur place.

Reconnaissant l'inutilité de leurs efforts, les chiens faisaient tête en queue, s'asseyaient sur leur derrière et regardaient narquoisement les marins, comme pour leur dire: «Allons, souquez, vous, les hommes!»

Et les hommes passaient à l'avant, empoignaient les courroies de halage et tiraient comme des cabestans en criant à tue-tête:

—Hisse-la!... oh hisse!

On progressait ainsi par «étapes» de deux ou trois mètres, jusqu'à ce que l'obstacle fût franchi, et l'on recommençait, indéfiniment.

A la longue, la voie s'est améliorée, par l'usage incessant du pic et du ciseau à glace, et le voyage s'accomplit avec assez de facilité.

Mais les ours, dont l'odorat est doué d'une incomparable subtilité, ont fini par éventer de très loin les émanations des matelots et de leurs chiens. On les voit errer comme des spectres sur la plaine blanche, et se rapprocher peu à peu, talonnés par la fringale qui leur tord les entrailles.

Au début, ils se tenaient à une distance respectueuse, mais, enhardis par un faux semblant d'impunité, ils devinrent plus audacieux, et firent mine d'attaquer.

Pardieu! on ne demandait pas autre chose, et il y eut de rudes batailles invariablement terminées par le meurtre de l'assaillant.

Aussi, quelle joie de revenir avec cinq ou six cents kilogrammes de viande fraîche.

Vite! au plus pressé. On culbutait le bloc de glace. Le plantigrade était hissé sur le traîneau et aussitôt à bord, la curée commençait.

Le garde-manger fut ainsi renouvelé de temps en temps, à la grande joie des chiens qui faisaient une ripaille monstre, et des hommes dont l'organisme avait besoin de vivres frais.

Quant au procédé de conservation, il est des plus élémentaires. Le gibier, dépouillé de sa fourrure et dépecé par quartiers, est tout simplement accroché en plein air, à l'extrémité d'une vergue.

Les morceaux gelés à fond, et devenus aussi durs que la pierre, se balancent, à l'abri des griffes et des crocs des maraudeurs, et préservés de la putréfaction par le froid, cet incomparable embaumeur.

Entre temps,Oûgiouk, un peu relégué au second plan pendant cette période d'immobilité, ou plutôt de claustration, harponne un phoque venu pour respirer au fond d'une faille qui surgit inopinément dans la banquise.

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Oûgiouk harponne un phoque...

Le phoque est le bienvenu comme l'ours, auquel il va tenir compagnie, dans le gréement, jusqu'au jour où maître Dumas, armé d'une hache et d'une scie vient enlever la quantité nécessaire au repas.

Et c'est ainsi qu'on vit à bord du navire français, en faisant alterner, avec des exercices variés, des lectures, des conférences, de substantiels entretiens, des chansons, qui rompent la monotonie du rude hiver et tiennent le personnel en haleine.

La santé est toujours bonne, grâce à l'hygiène rigoureuse observée par chacun. Sauf des cas peu graves de gelure, tout va bien.

Des Allemands, pas de nouvelles. On aperçoit, dans le lointain, quand la lune est bien claire, l'ombre de leur navire. Mais on ne les rencontre jamais. Ils évoluent vers le sud, pendant que les Français vaquent à leurs affaires du côté du Nord. Il semble résulter d'un accord tacite qu'on doive s'éviter soigneusement. C'est le meilleur moyen de ne pas donner lieu à des conflits qui finiraient par s'élever entre les deux équipages.

Somme toute, on vit à mille mètres de distance comme si l'on se trouvait à mille lieues.

Néanmoins, on s'observe, car à mainte reprise, les Français munis de lorgnettes ont vu, quand le soleil éclairait encore la région, leurs voisins les examiner aussi.

Mais depuis que les ténèbres ont remplacé les crépuscules d'hiver, l'obscurité a rendu cet éloignement plus complet encore s'il est possible.

Somme toute, on serait aussi heureux que peuvent l'être des hivernants auxquels rien ne manque, n'étaient la continuité de la dérive et surtout l'incessant travail de la banquise.

On s'inquiète, d'une part si le mouvement s'accentue au Nord, et l'on appréhende toujours qu'il ne se modifie. D'autre part, le tapage infernal des glaçons agités par les courants excite de perpétuelles alarmes. Impossible de s'habituer à ces brusques trépidations qui secouent le navire, comme un édifice ébranlé par un tremblement de terre. Il y a souvent par jour trois ou quatre alertes, pendant lesquelles on se demande si la goélette ne sera pas écrasée par l'entassement de blocs soulevés, puis comprimés avec une force irrésistible.

Une nuit, c'était le 10 novembre, on crut réellement que la dernière heure était arrivée. Un craquement terrible se fait entendre après une série de soubresauts qui agitent la mâture et font dégringoler bruyamment les stalactites. Puis des coups sourds, comme les pulsations des vagues cherchant issue. Un ronflement analogue à celui que produit une machine à vapeur surchauffée emplit le navire agité de brusques saccades.

En un clin d'œil, tout le monde accourt sur le pont, malgré les officiers qui s'époumonnent à crier:

—Prenez garde aux congestions!

Un tumulte épouvantable, suivi de sifflements, couvre leur voix. Puis un clapotis sinistre, suivi d'un bruit caractéristique de ressac. La mer, comprimée sous la pesante enveloppe de glace, a fini par se faire jour en un point où le pack est plus faible. Un pan tout entier se soulève avec un fracas de tonnerre, se dresse à pic, se balance un moment au sommet de la lame sourde qui surgit de l'ouverture béante, et s'écroule à vingt mètres de l'arrière.

Deux ou trois vagues échevelées, furieuses, se succèdent et s'étalent en grondant au milieu des hummocks, et bientôt, saisies par le froid, se cristallisent en une couche unie qui luit comme un miroir, sous la pâle clarté de la lune.

En moins d'une heure, la banquise est nivelée à perte de vue par cet étrange ras de marée. A ce point que la couche de neige, les dépressions et les protubérances ne dépassant pas un mètre se trouvaient submergées, puis emprisonnées sous une jeune glace d'où émergent de loin en loin, comme des îlots, les blanches pointes des hummocks et des icebergs.

Et chacun frémit, à la pensée que cet effondrement pouvait se produire au point exact où le navire se trouve scellé.

Fort heureusement les révoltes de la mer captive n'ont pas souvent cette violence et cette soudaineté.

Ses protestations sont plus bruyantes que redoutables et se bornent à un vacarme infernal. Mais les appréhensions qu'elles causent aux marins édifiés sur leur irrésistible puissance, n'en sont pas moins vives.

Quelque vaillants qu'ils soient, ce fracas dont la sonorité s'exaspère depuis la recrudescence du froid, les émeut d'autant plus, qu'ils se trouvent condamnés à une immobilité complète, et à une impuissance dont les ténèbres augmentent encore l'énervante passivité.

L'alerte est passée. Les bruits s'apaisent peu à peu, comme ceux d'un volcan qui a vomi sa lave et ses scories.

L'équipage transi retourne au poste, moins deux hommes demeurés en faction sur le pont éclairé d'un falot. Les sentinelles fument leur pipe et marchent à grandes enjambées au milieu d'une épaisse vapeur.

Une heure se passe. Au moment où ils vont aller éveiller doux camarades pour prendre la garde à leur place, on voit dans le lointain des silhouettes errantes.

—Eh! les hommes, des ours! crie l'un d'eux en heurtant du poing la porte du dortoir.

—Le Diable les emporte! il fait si bon dormir!

—Allons! houst!... à la viande.

Si les rôdeurs sont par trop affamés, ils attaquent et paient de leur vie leur témérité. Sinon ils randonnent autour de la goélette avec des attitudes effarées d'un comique achevé.

Une autre fois, le calme est à peine rétabli, que la coque du vaisseau se met à gémir. Les dormeurs, connaissant la signification de cette plainte, s'éveillent brusquement.

Au loin le pack ronronne en notes basses. La coque grince plus fort et craque de bout en bout. Le ronron du pack va crescendo. Il se rapproche et augmente d'intensité. C'est maintenant une sorte de mugissement sourd de marée brisant sur les galets.

La pression devient plus forte et les glaces s'écrasent autour du navire avec des sifflements de vapeur fusant sous des soupapes.

Le formidable grondement jaillit en rafales et entoure les hivernants d'un véritable ouragan où se confondent les bruits les plus incohérents. On dirait des milliers de chariots pesamment chargés qui roulent sur des routes mal pavées, des cris d'animaux, des hurlements de vent dans des ravins, des glapissements comparables à ceux des sirènes à vapeur...

Au moment où ce concert infernal emplit les airs de son épouvantable vacarme, la pression est à son maximum.

Le vaillant bâtiment résiste comme un bloc au milieu des fêlures concentriques rayonnant autour de lui.

Les saccades se multiplient brusquement, par à-coups. Puis un dernier et plus terrible craquement. Quelques raies noires balafrent au hasard la neige en lézardes au fond desquelles on entend le clapotis bien connu. De nouveaux abîmes s'ouvrent et se referment soudain, sous l'effort des pressions latérales.

Toutes les stratifications accidentelles, tous les blocs chancelants dressés en équilibre instable pendant le cataclysme s'écroulent avec fracas, comme des pans démantelés.

On entend, pendant deux ou trois minutes quelques murmures, dernières protestations de la matière en révolte, puis le calme renaît.

Pour combien de temps?

VI

Effets du froid.—Son action déprimante sur les hommes.—Debout au quart.—Célébration du jour de l'an.—Un programme séduisant.—Représentation de jour donnée pendant la nuit.—Ne pas confondre midi avec minuit.—Assaut d'armes.—Guignard et son Sosie.—Chiens savants.—Boniment.—Les prouesses de Dumas.—Les Deux Aveugles.—Succès inouï.—La Vieille-Alsace.—Espérance.

Jusqu'au 23 décembre, le soleil, bien qu'abaissé de quatorze degrés et demi au-dessous de l'horizon, émettait encore, une fois en vingt-quatre heures, et par rayonnement, une vague lueur verdâtre aussitôt évanouie qu'apparue.

Cette «aube» fugitive, à peine entrevue pendant cinq minutes, comme une ligne un peu moins sombre sur l'horizon noir, constituait pour les hivernants le jour polaire.

Tout n'était donc pas mort, puisque la nature essayait encore de soulever là-bas un coin de son suaire, et d'attester un reste de vitalité expirante.

Cette tache livide, cet atome de lumière, insaisissable comme le soupir d'un moribond qui ternit à peine la face d'un miroir, c'était encore la vie.

Le 24, à midi, rien n'apparut! le soleil ayant atteint sa position la plus méridionale.

Sur l'enfer des glaces plane définitivement l'enfer des ténèbres.

Le froid, déjà si rigoureux précédemment, est devenu atroce.

Par bonheur, aucun souffle n'agite l'air qui est d'une sérénité merveilleuse. Si de pareilles températures s'accompagnaient de vent, nulle créature humaine n'y résisterait.

Depuis quatre jours, le thermomètre à alcool marque −46° centigrades. A −42° ceux à mercure sont restés gelés!

Et l'on s'attend à voir plus tard la dépression s'accentuer encore!

Que sera-ce?... grand Dieu!

Déjà le feu semble avoir perdu sa chaleur, et les choses d'usage courant sont l'objet de transformations inattendues.

Le calorifère chauffé à blanc nuit et jour est impuissant à maintenir la température dans le poste. N'était la façon ingénieuse dont le navire a été agencé, avec double cloison, revêtement de feutre, interposition de sciure de bois, les hommes, à la longue, gèleraient sur place.

Dès que la porte s'entr'ouvre, un tourbillon de vapeur, qui se résout en légers flocons de neige envahit la coursive. L'homme qui arrive du dehors apparaît comme dans un nuage, et si une goutte d'eau tombe sur ses vêtements, elle se change en une perle de glace.

Un livre quand on l'ouvre, un linge quand on le déplie, fument comme s'ils brûlaient.

La viande se débite à la scie et à la hache. Elle a pris la consistance du bois. De son côté, le bois, quand on le travaille au couteau, est devenu aussi dur que l'os. Il ébrèche les meilleures lames qui, du reste, sont cassantes comme verre.

Le pain est aussi ferme que de la brique et résiste aux efforts de mastication les plus violents.

Fumeurs enragés, les hommes ont toutes les peines à satisfaire leur passion. La sécheresse de l'atmosphère est telle que le tabac tombe en miettes et se réduit en poussière. Une pipe chargée avec ces corpuscules tire mal et s'éteint comme une allumette de la défunte régie. Un cigare grésille et meurt étouffé sous les glaçons qui hérissent barbes et moustaches.

Impossible de toucher, sans être ganté, les instruments et les outils en métal dont le contact produit sur la peau l'effet d'une brûlure.

Le beurre et le saindoux, réduits à l'état oléagineux sous l'équateur, sont durs comme du silex. L'huile a la consistance de la glace, et le rhum s'épaissit comme du sirop. L'acide azotique se prend en une substance qui ressemble au lard et l'eau-de-vie ordinaire se solidifie en moins d'une heure.

L'essence de térébenthine reste liquide, mais donne naissance à un sédiment. L'éther et le chloroforme restent également liquides, mais tiennent en suspension, le premier des cristaux, le second de fines aiguilles. Quatre parties d'alcool et une partie d'eau ne se congèlent pas, mais semblent s'épaissir.

L'acide chlorhydrique et l'alcool rectifié sont les seuls à ne pas manifester une modification quelconque dans leurs propriétés physiques.

... On affirme volontiers que les chaleurs excessives amollissent l'homme et le rendent paresseux, tandis que le froid l'excite et l'aguerrit.

Peut-être celui des régions moins inclémentes que celles occupées par nos hivernants, car ceux-ci peuvent, en raison de ce qu'ils ressentent, formuler d'étranges réserves, au sujet du froid polaire.

S'il agit d'abord comme excitant sur la volonté, il ne tarde pas à produire une invincible atonie. Quand il a subi pendant un certain temps l'action déprimante de ce climat terrible, l'homme se sent gagné par une sorte d'ivresse morne. Ses mâchoires tremblent et s'engourdissent, sa langue s'empâte; il n'articule plus les mots qu'avec difficulté, ses mouvements deviennent incertains, ses yeux se troublent, son oreille devient dure, son corps est lourd, son esprit obtus et il vit dans une sorte de torpeur intellectuelle et morale qui le rend incapable d'effort et de pensée.

Seuls, Oûgiouk, l'homme à demi sauvage des glaciers hyperboréens, et les chiens, ses compagnons habituels, supportent sans défaillance les implacables rigueurs de cet enfer.

Le digne Groenlandais boit et mange comme un gouffre et évolue au milieu des frimas, comme son compatriote, l'ours arctique.

Les chiens conservent toute leur vivacité. Ils cabriolent et frétillent dans la neige avec un entrain magnifique, et semblent s'apercevoir seulement du froid quand ils sont immobiles sur leurs pattes. On les voit alors lever alternativement les pieds, comme si le contact du sol leur faisait éprouver la sensation de brûlure provenant de ce froid intense.

Aussi, pour combattre cette action débilitante qui, parfois, menace d'abattre les plus énergiques, le capitaine multiplie les exercices physiques et les distractions morales. Pour compenser les pertes subies par les organismes, il fait augmenter les rations, et veille à la rigoureuse observance des prescriptions hygiéniques.

Quand un homme paraît céder à la torpeur et demande comme une grâce à être exempté d'une corvée, le capitaine lui cite à titre d'exemple le cuisinier Dumas, de beaucoup plus occupé depuis l'hivernage. Dumas, qui n'a pas un instant de trêve, se porte comme un charme et déclare volontiers que ce saut de la Cannebière au voisinage du Pôle ne l'incommode pas.

Toujours le premier debout, toujours le dernier couché, il va, il vient, il tripote autour de son fourneau, coupe la viande, fait fondre la glace, prépare le thé, fait bouillir sa marmite, surveille son rata, fume comme un Suisse, siffle comme un loriot et trouve encore le temps de combattre les ours.

Illustration
Dumas surveille son rata, fume comme un Suisse

Levé dès cinq heures, il allume sa lampe à alcool, apprête le repas du matin, et au coup de six heures pénètre dans le dortoir.

—Capitaine, il est six heures, dit-il de sa voix retentissante.

«Allons, les hommes, debout au quart!... debout!... debout!... debouttt!...»

On entend un concert de bâillements, et chaque dormeur semble s'incruster sous sa fourrure.

—Deboutt!... reprend le cuisinier d'un ton qui ne souffre pas de réplique.

«Debouttt!... ou je largue les hamacs.»

Comme on le sait homme à exécuter cette menace, et à culbuter les récalcitrants, on s'arrache en grommelant du nid bien tiède et, bon gré mal gré, on procède aux ablutions.

Les factionnaires du pont arrivent à demi gelés et chacun absorbe la bouillante infusion largement additionnée de rhum.

Après quoi on s'ingénie de toutes façons pour aider à l'interminable défilé des heures.

Cahin-caha le 1er janvier 1888 arrive enfin. Un beau jour même là-bas, au milieu des ténèbres, sous la sombre coupole du firmament piquée d'étoiles aux scintillements aigus.

On «se la souhaite bonne et heureuse» accompagnée de plusieurs autres, et Plume-au-Vent récite au capitaine un compliment fort bien tourné, se terminant par une promesse de dévouement absolu, et l'engagement d'honneur de faire tout au monde pour assurer le succès de l'expédition.

Le capitaine, touché de cette protestation, serre la main à tous les hommes, les remercie par quelques mots du cœur et ajoute, pour finir:

—Maintenant, divertissez-vous!

La réjouissance commença naturellement par une double distribution de vieux rhum, absorbé comme du petit lait, tant la rigueur du climat facilite l'ingestion des liquides les plus capiteux.

Puis, Plume-au-Vent, très mystérieux depuis une quinzaine, tire de son coffre deux feuilles de papier couvertes de superbes caractères calligraphiques, et les colle gravement à chaque extrémité du poste.

Les camarades intrigués, sauf bien entendu ceux qui doivent collaborer au divertissement, s'approchent et lisent:

GRAND THÉÂTRE NATIONAL POLAIRE
Salle des glaces, rue de l'Ours-Blanc, numéro 48 au-dessous de zéro.

GRANDE REPRÉSENTATION
Offerte à MIDI TRÈS PRÉCIS, par une troupe d'artistes et d'amateurs.

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

N. B. Comme le spectacle est une représentation de jour donnée pendant la nuit pour cause d'absence momentanée du soleil, ne pas confondre midi avec minuit!...

C'est pour midi! midi! midi!!!

Qu'on se le dise.

Quiconque n'a pas vu le peuple de Paris faire queue, un jour de 14 juillet, devant l'Académie nationale de musique, la Comédie-Française, l'Opéra-Comique ou même l'Odéon, concevra difficilement l'enthousiasme et l'impatience des marins de la Gallia, quand le programme élaboré par Plume-au-Vent annonça ces merveilles inattendues.

Encore, ce brave public, très gobeur et déjà emballé avant l'ouverture de nos grandes scènes, accessibles à tout venant, ce jour-là, n'est-il pas sevré de distractions comme les malheureux hivernants polaires, grelottants sous un ciel de fer, et submergés dans un océan de ténèbres.

Aussi, quelle attente nerveuse, après les applaudissements soulevés par la seule lecture de l'affiche! Quel déploiement d'imagination pour tuer les heures, avant que les chronomètres, entêtés à marcher, contre toute vraisemblance, ne marquent midi!

Enfin, la scène est installée, comme jadis, avec sa bonnette en guise de rideau... la toile! sans métaphore, derrière laquelle se dissimulent au dernier moment les artistes.

Les trois coups sacramentels retentissent: Pan!... Pan!... Pan!...

Et soudain apparaissent, au milieu d'un décor de pavillons, les deux champions, Pontac et Bédarrides, appuyés chacun sur un sabre de bois.

—A vous l'honneur!...

—Je n'en ferai rien!...

—Par obéissance!...

Bédarrides, agile comme un singe, se met à asticoter Pontac, qui, solide et trapu comme un bloc, s'entoure de moulinets vertigineux.

Coups de tête et coups de banderole, coups de flanc et coups de manchette se succèdent avec une rapidité inouïe qui n'a d'égale que celle des parades.

Les deux adversaires sont dignes l'un de l'autre, et ils y vont bon jeu bon argent, en hommes qui ne pensent guère à se ménager.

Et les espadons claquent, ronflent, tourbillonnent, à la grande joie du public, très connaisseur, qui n'épargne ni les encouragements ni les bravos.

Bédarrides est fantaisiste, mais Pontac est classique. Le premier s'excite, mais le second demeure imperturbable. Ce que l'un gagne en vitesse, l'autre le récupère en sang-froid.

En somme, de vaillants escrimeurs, à ce point qu'après un rude assaut de quinze minutes, il n'y a ni vainqueur ni vaincu.

Allons, tant mieux! Et cette lutte pacifique n'aura même pas occasionné une blessure d'amour-propre.

—Bravo! camarades!... Bravo!... et encore bravo!

Après un entr'acte assez long, car il faut faire durer le plaisir, la toile s'ouvre de nouveau, et on voit apparaître en scène... Constant Guignard!

Mais le programme n'annonce pas la collaboration du Normand; du reste, il est parmi les spectateurs...

Son Sosie, alors. Parbleu! Plume-au-Vent, qui inaugure ses imitations par celle de son matelot. Plume-au-Vent grimé, déhanché, camard comme nature, et aussi Constant Guignard que Constant Guignard lui-même.

Il parle, c'est Guignard et son accent de terroir. Il marche, essaie de mettre ses lunettes, raconte ses transes au sujet du boni, c'est toujours et de plus en plus Guignard.

Tant et si bien que le docteur qui rit à en être malade, propose de mettre en présence les deux Guignard sur la scène.

Alors, un fou rire qui gagne le Normand et sa doublure s'empare de l'assistance, car la charge est si bien réussie, qu'on ne peut plus les distinguer au milieu du dialogue incohérent qu'ils improvisent.

On peut juger si les imitations si bien commencées obtiennent un succès complet.

C'est fini pour Guignard, à un autre. L'endiablé Parisien se grime en un tour de main, se costume en un clin d'œil, et apparaît sous l'aspect formidable de Dumas, vêtu en cuisinier, le coutelas professionnel au flanc, la carabine sur l'épaule, et faisant ronfler les r avec son exubérance provençale.

C'est ensuite le camarade Nick, dit Bigorneau, puis Courapied, dit Marche-à-Terre, et, pour terminer, Oûgiouk! Le Grand-Phoque lui-même, qui, tout ahuri, croit à la présence d'un esquimau véritable et l'interpelle dans sa langue!

Après celle-là, il faut tirer l'échelle, et le Parisien est décidément un grand artiste.

Vinrent ensuite les exercices de force, par Pontac, le prévôt herculéen, également très goûtés, puis un des «clous» de la soirée, les chiens savants.

Plume-au-Vent, muni d'un falot, s'en alla au chenil chercher les artistes, et les amena, fumants comme des tisons, au milieu du poste où ils pénétraient pour la première fois.

Eblouis à la vue de la lumière électrique et la prenant pour celle du soleil, stupéfaits et ravis de cette bonne chaleur qui les enveloppe, ils se mettent à japper éperdument, à cabrioler, et tendent des narines avides vers les succulents reliefs du festin.

—Ne leur donnez pas à manger! s'écrie Plume-au-Vent, ou j' pourrais plus rien en faire.

Déçus dans leur convoitise, les toutous avisent le calorifère dont la brûlante haleine sollicite violemment leur épiderme arctique.

—Sapristi! murmure Plume-au-Vent, y sont habitués à travailler en plein air, y aura du tirage, car ils m'ont l'air tout décontenancés.

«Faut un boniment... Allons-y!

«Mesdames et Messieurs, avant de vous présenter mes élèves, je réclamerai toute votre indulgence. C'est la première fois qu'ils affrontent le feu de la rampe qui dans l'espèce est le feu du calorifère, et ils ressentent l'émotion inséparable d'un premier début. J'aurai, en outre, l'honneur de vous faire observer qu'ils ont étudié à temps perdu, qu'ils étaient encore, il y a six mois, sauvages comme des phoques, et que par conséquent leur instruction est fort incomplète.

«Je ferai néanmoins tout mon possible pour vous être agréable.

«Encore une fois, Mesdames et Messieurs, soyez indulgents.

«Et vous, mes chers toutous, montrez votre savoir-faire à honorable assemblée.»

Amenés à grand'peine sur la scène, les quatre artistes qui témoignent au calorifère une tendresse excessive, restent la tête et la queue basse, très piteux.

—Allons, assis! commande le professeur d'une voix brève.

Et l'on s'assied gravement, avec des bâillements alanguis.

—Vous avez faim?

—Ouap!... ouap!... glapit d'une seule voix le quatuor.

—Très bien! Voici pour vous mettre sous la dent, continue le Parisien en distribuant équitablement quatre morceaux de sucre.

«Dites-moi, Monsieur Pompon, où allons-nous?...

«En France?...

Pas de réponse.

—Est-ce en Amérique?... en Chine?... à Constantinople?...

Rien encore.

—Au Pôle Nord?...

—Ouap!... oû... ouap!...

—C'est parfait! vous êtes en géographie de la force de douze chevaux-vapeur.

«Et vous, Monsieur Cabo, qu'aimez-vous le mieux?

«La moutarde?... le verre pilé?... les coups de bâton!...

—...

—Le sucre?

—Ouap!... ouap!...

—A merveille, puisque vous préférez le sucre, grignotez à loisir ce morceau que vous offre ma blanche main.

«Quant à vous, Monsieur Bélisaire, vous allez nous dire quel est notre chef.

«Voyons, réfléchissez bien et ne faites pas de gaffe!...

«Est-ce Constant Guignard?... Non, n'est-ce pas?

«Est-ce votre ami Monsieur Dumas qui vous confectionne de si bonne soupe? Pas davantage, hein!

«Ne serait-ce pas le capitaine?...

—Ouap!... ouap!...

«Bravo! mon fils!... vous avez le sentiment de la hiérarchie...

«Vous, monsieur Ramonat, je me suis laissé dire que vous étiez patriote, est-ce vrai?...

«Voyons cela. Criez: Vive l'Angleterre!...

«Paraît que vous n'aimez pas les Anglais.

«Eh bien, criez: Vive l'Autriche!

«Ce n'est pas encore cela?... criez donc: Vive l'Allemagne.

«Vous grognez et vous montrez les dents... tous mes compliments.

«Criez alors: Vive la France!...»

Et soudain, Ramonat se met à clamer d'une si belle voix que ses trois camarades, par sympathie, font chorus, à s'érailler la gorge.

Un ouragan de bravos accueille cette démonstration patriotique d'autant plus méritoire, que les artistes sont seulement Français d'adoption, et depuis si peu de temps!

Plume-au-Vent, très fier de voir que tout marche sans embardées, salue, la main sur son cœur, attend la fin des applaudissements et ajoute:

—Mesdames et Messieurs, je vous remercie au nom de mes élèves qui, pour vous témoigner leur gratitude, vont avoir l'honneur de vous montrer le fond et le tréfond de leur savoir-faire.

«Ils ont répondu jusqu'à présent avec une précision parfaite à mes questions, maintenant ils vont faire plus fort.

«Je prétends qu'ils savent leur alphabet, et je vais vous le prouver.

—Attention!

A ce mot, les chiens qui se sont levés, s'accroupissent de nouveau sur leur derrière et demeurent immobiles.

Plume-au-Vent leur met à chacun un morceau de sucre sur le bout du nez et commande:

—Bougeons pas!... A... B... C... D... E... F... G... Pompon, ton nez remue... H... Cabo!... I... ne nous pressons pas... J... K... L...M!...

En même temps, les quatre chiens donnent avec leur museau une brusque saccade, le morceau de sucre jusqu'alors d'aplomb sur leur nez jaillit en l'air, et retombe dans chaque gueule béante.

—Ceci, Mesdames et Messieurs, est pour avoir l'honneur de vous remercier, termine le professeur, dont la voix est couverte par des bravos retentissants.

Nouvel intermède pendant lequel on ne ménage ni les applaudissements, ni les commentaires, ni les toasts variés qui allument encore un peu l'assistance et la rendent singulièrement loquace.

Une fois n'est pas coutume.

Le programme annonce Les Cerises, chantées sans accent par M. Dumas.

Certes le Provençal est doué d'un organe superbe et il expectore la romance avec une magistrale ampleur. Mais ses efforts pour atténuer ce diable d'accent donnent lieu à des effets tellement inattendus, que la langoureuse cantilène devient d'un comique achevé.

On dirait un Auvergnat qui veut singer le Provençal, ou un provençal imitant l'auvergnat.

C'est d'un cocasse inouï, et M. Dumas, qui est de très bonne foi, ne peut s'expliquer son formidable succès d'hilarité.

Maintenant, les Deux Aveugles dont l'audition est impatiemment attendue.

Dumas-Patachon, «pauvre aveugle atteint de cécité et même privé de la lumière», apparaît, et entonne le couplet:

Dans sa pau...vre vi' malhûreuse,
Pour l'aveugle pas de bonheur...

et soudain l'auditoire est pris d'un rire colossal, tordant, inextinguible!

Les chiens, demeurés près du calorifère, font chorus, et le poste est empli d'un vacarme tellement intense, que la représentation est interrompue.

Non! vraiment, c'est trop... Le rire, atteignant de telles proportions, est presque douloureux.

Et cette nouvelle explosion, quand Giraffier-Plume-au-Vent fait son entrée, avec sa pancarte: «Aveugle par axidans...» et ce dialogue épique entre les deux sycophantes, et cette romance de Bélisario, hurlée du nez par le Parisien:

Justinien, ce monstre odieux,
Après m'être couvert de gloire,
Il m'a dépouillé de mes yeux,
Plaignez-moi, je n'y peux plus voir...

Ah! le bon moment d'oubli, après tant de fatigues!... la puissante diversion aux horreurs de l'hivernage!... la délirante gaieté, peut-être sans lendemain, hélas!

Amusez-vous, braves matelots que guette l'enfer de glaces!... soyez enfants pour quelques heures encore!... Fermez les yeux aux tortures de l'avenir, et faites en sorte de ne pas apercevoir le pli soucieux qui parfois assombrit le front de votre vaillant chef.

Oubliez et soyez tout entiers à cet instant de bonheur furtif!

Et maintenant que vous vous êtes grisés de gaieté, recueillez-vous avant d'entendre ce chant plein de colère et de regrets, qui va terminer votre fête.

La Vieille Alsace! Cette protestation indignée d'une infortune imméritée, cette fière bravade au vainqueur qui a volé le sol, mais n'a pas courbé les fronts.

Le Parisien, débarrassé de son grimage et de ses oripeaux, commence d'une voix sourde, un peu voilée, presque tremblante, et qui n'en est que plus sympathique:

Dis-moi quel est ton pays,
Est ce la France ou l'Allemagne?
C'est un pays de plaine et de montagne,
Une terre où les blonds épis
En été couvrent la campagne;
Où l'étranger voit, tout surpris,
Les grands houblons en longues lignes,
Pousser joyeux au pied des vignes
Que couvrent les vieux coteaux gris;
La terre où vit la forte race
Qui regarde toujours les gens en face!...
C'est la vieille et loyale Alsace!
Illustration
—Dis-moi quel est ton pays.
—Est-ce la France ou l'Allemagne?

La voix du chanteur s'est bientôt affermie. Elle éclate avec une chaleur qui se communique aux matelots, les étreint, les fait frissonner et précipite les battements de leurs cœurs.

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?
C'est un pays de plaine et de montagne,
Que les vieux Gaulois ont conquis
Deux mille ans avant Charlemagne...
Et que l'étranger nous a pris!
C'est la vieille terre Française.
De Kléber, de la Marseillaise!...
La terre des soldats hardis,
A l'intrépide et froide audace,
Qui regardent toujours la mort en face!...
C'est la vieille et loyale Alsace!

L'émotion grandit, et se traduit par un silence plein de recueillement. Nul ne songe à troubler d'un applaudissement cette héroïque protestation que sa simplicité rend plus poignante encore.

On croit entendre gronder l'âme d'un peuple vaincu, mais non asservi, tant la voix de cet enfant de Paris, tout à l'heure débordante de verve comique, se fait digne, émue, passionnée, tragique!

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?
C'est un pays de plaine et de montagne,
Où poussent avec les épis,
Sur les monts et dans la campagne,
La haine de tes ennemis
Et l'amour profond et vivace,
O France, de ta noble race!...
Allemands, voilà mon pays!...
Quoi que l'on dise et quoi qu'on fasse,
On changera plutôt le cœur de place
Que de changer la vieille Alsace!...

Une sourde rumeur accompagne la fin de cette strophe. Puis le bruit d'un rauque sanglot échappé au mécanicien Fritz Hermann, le brave Alsacien.

Il se lève, sans chercher à dissimuler les larmes qui coulent sur son mâle visage, et serrant, à les briser, les mains du jeune homme, s'écria d'une voix entrecoupée:

—Merci, matelot!

«Tu as bien dit!... La France... Voilà notre patrie...

«Et l'Alsace... vois-tu... se reprendra!...

«Et nous les battrons là-bas, après les avoir vaincus ici.»

VII

Inaction forcée.—Brûlure par congélation.—Le plus grand froid de l'année.—Souffrances des chiens.—La maladie groenlandaise.—Premières victimes.—Courant circulaire.—La goélette revenue à son point de départ.—Aurores boréales.—Observations tirées de leur apparition.—Les crépuscules polaires.—Retour du soleil.—Phénomène de réfraction.—Premières tempêtes.—Nouveaux périls.—Situation critique de la Gallia.

Quoique la chose parût en principe impossible, le thermomètre descendit encore pendant le mois de janvier et la première quinzaine de février.

Le commandant Nares et le lieutenant Greely avaient observé, pendant leur hivernage, un abaissement de 58° au-dessous de zéro. Les marins de la Gallia éprouvèrent, durant une semaine entière, un froid de −59°!...

Malgré toute leur énergie et leur formelle intention de réagir, ils demeurèrent claquemurés dans le poste, ne sortant qu'en cas de besoin absolu, pour recueillir la quantité de neige indispensable à la consommation quotidienne.

On avait dû renoncer provisoirement à aller chercher de la glace tant cette épouvantable température rendait difficile le travail des hommes et des chiens. Du reste, la fusion de la neige suppléait parfaitement à celle de la glace, tant pour la cuisine que pour la toilette. Malgré toutes les précautions et en dépit d'une active surveillance, la pompe gelée à fond ne fonctionnait plus. Mais comme il y avait surabondance de neige, cet inconvénient se trouvait en partie compensé.

La température du poste s'était légèrement abaissée. Grâce pourtant à la couche de neige sous laquelle disparaissait entièrement le navire et qui agissait comme isolant, grâce aussi au feu d'enfer entretenu sans relâche, elle ne fut pas inférieure à 3° au-dessus de zéro.

Inquiets pour la première fois d'une telle rigueur des éléments attribuée par eux à une sorte d'aberration de la nature, abrutis par leur claustration et la permanence des ténèbres, les matelots se sentaient devenir de jour en jour plus sombres.

—Allons, mes enfants, ne cessait de répéter le docteur, du nerf!... réagissons, morbleu!

«Un peu de patience et vous reverrez bientôt le soleil.

—Pas de refus, allez, Monsieur, gémissait une voix sortant d'un paquet de fourrures, car, y s'fait rudement espérer.

—Et dire qu'il y a des gens qui meurent en ce moment d'insolation.

—C'est égal, je ne peux pas croire que la chaleur puisse être aussi dure à supporter que ce froid noir.

—C'est ce qui vous trompe, mon garçon.

«On observe en Syrie, ou dans les steppes de l'Asie centrale, et en certains points de l'Afrique équatoriale, des chaleurs de 60 et 65° au-dessus de zéro.

«C'est une fournaise, un bain de vapeur qui congestionnent les gens et vous les assomment tout net.

—Ma foi, congestion pour congestion, j'aimerais encore mieux celle-là.

«Et puis, enfin là-bas, on voit du moins clair à son ouvrage...

—Plaignez-vous donc!

«Est-ce que vous n'avez pas déjà deux heures de crépuscule à midi. Les étoiles disparaissent pendant ce temps et vous apercevez un homme à plus de deux cents mètres!

«Et vous n'êtes pas contents!

—Faites excuse, monsieur le docteur, mais le mathurin quand il n'a rien à fiche de ses dix doigts pendant des semaines entières, y d'vient ronchonneur.

—C'est un tort!

«Car, enfin, vous êtes ici comme des coqs en pâte, et vous avez subi, sans l'ombre de maladie, les rigueurs d'un hivernage terrible.

«A peine quelques cas de gelure bénigne qui vous a bleui le bout du nez, tandis que vos prédécesseurs ne s'en sont jamais tirés sans ophtalmies graves, et sans scorbut.

«Allons! le plus dur est passé. Dans peu de temps le thermomètre va remonter et vous pourrez vaquer à vos occupations, en attendant le jour bienheureux de la débâcle.»

Malgré les encouragements du digne homme qui résiste moralement et physiquement à la dépression du froid avec un courage surhumain, la situation n'en est pas moins cruelle.

Pouvons-nous bien, en effet, imaginer des températures si effroyables, nous qu'un simple abaissement de 12 ou 15° embobeline de fourrures ou consigne devant le foyer.

59° au-dessous de zéro! Mais c'est à croire que la terre a cédé par rayonnement tout son calorique aux espaces célestes; que la masse atmosphérique accumulée à l'équateur par la force centrifuge n'est plus assez épaisse, au pôle, pour empêcher cette effroyable déperdition, et qu'il y a, là-haut, comme une déchirure à ce revêtement protecteur, une fuite par où s'en va la chaleur de notre planète. C'est à penser que toute source de calorique est à jamais tarie, et que la terre va prochainement se transformer en un colossal glaçon que le soleil n'échauffera plus.

Du reste, tout semble concourir, à chaque instant de leur triste vie, pour rappeler aux matelots l'implacable ennemi. La morsure tenace du froid qui les pénètre jusqu'aux os dès qu'ils s'aventurent au dehors, l'aspect désolé de l'espace environnant, la neige sous laquelle la goélette a cessé de faire saillie, la fine poussière qui tombe sans relâche, même par les nuits les plus sereines, et laisse apercevoir les astres comme à travers une gaze, la sonorité exaspérée des glaçons qui craquent sans trêve, les congélations partielles qu'on ne compte plus et jusqu'aux surprises occasionnées par le contact d'objets en apparence inoffensifs.

Un exemple entre cent. Un jour, Constant Guignard, après sa faction, voulut au moment de rentrer au poste, consulter le grand thermomètre à mercure, suspendu au-dessous du falot éclairant le pont.

Il marquait seulement −43°, tandis que le thermomètre à alcool placé à côté marquait −47°.

—Tiens! y radote, c'ui-là, dit le Normand à son camarade.

—P't'êt'e qu'il est gelé.

—J'vas y souffler dessus, ça le fera monter.

Et voila mon Normand qui s'époumonne à entourer des vapeurs de son haleine la boule de verre, sans autre résultat, d'ailleurs que de la couvrir d'une croûte de givre.

—T'as raison? il est gelé... mâtin!... même du métail qui sert à mesurer la fraid!...

«Si j'l'entonnais dans mon gant!»

L'enveloppement avec la fourrure n'ayant pas plus réussi, Guignard continue à tripoter l'appareil, tant et si bien qu'il lui glisse des mains et se brise sur la glace couvrant le pont.

O surprise! il s'échappe du tube un petit lingot métallique, solide et aussi luisant que de l'argent.

Comme un enfant qui veut esquiver les suites de sa maladresse, le premier soin du matelot est de saisir le lingot et de le réintégrer dans les fragments du tube.

A peine l'a-t-il serré entre le pouce et l'index, qu'il pousse un cri de stupeur.

—Quoi donc qu'y a? demande le camarade.

—Vingt-cinq noms d'un d'là!... c'est comme si que je tenais un fer rouge.

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C'est comme si que je tenais un fer rouge

—T'es bête!...

—Ou! lè! là!... ou! lè! là!... ça me brûle jusqu'aux os... Il laisse enfin tomber le lingot, mais trop tard pour éviter une cruelle brûlure par congélation.

Arrivé tout penaud au poste, il cache sa main qui bientôt se gonfle et devient de plus en plus douloureuse.

—Qu'est-ce que vous avez encore, vous? demande le docteur auquel rien n'échappe.

—Rin! monsieur le docteur.

—Mais vous vous êtes brûlé! il faut panser cela!...

—Faites excuse, Monsieur, c'est pas une brûlure, c'est une chose arrivée censément par rapport à la fraid.

—Pas tant d'histoires!... la vérité!... sinon je serai forcé de vous abattre plus tard deux doigts.

«Ma parole, vous avez envie de vous en aller par morceaux et c'est à croire que vous collectionnez les avaries.

«Décidément, votre nom vous prédestine.»

Le matelot très effrayé confessa enfin sa maladresse et reçut des soins en conséquence.

Il jura, mais un peu tard qu'on ne le reprendrait plus à toucher avec ses mains nues tout ce qui est métail, et se vit condamné à une incapacité absolue de travail pendant plus de quinze jours.

Enfin, si les hommes souffrent si durement des rigueurs de l'hivernage, il n'est pas jusqu'aux chiens qui ne leur payent aussi un terrible tribut.

Pendant la cruelle semaine qui amena la dépression de −59°, les pauvres bêtes, jusqu'alors indemnes, sont tout à coup décimées par les ravages de la maladie groenlandaise.

En moins de trois jours, dix d'entre eux, après avoir refusé de boire et de manger, sont pris de convulsions terribles. Crispés, la langue pendante et injectée, la gueule souillé d'écume, le poil hérissé, l'œil fou, ils poussent de rauques et sinistres aboiements.

Bien que la maladie ne se communique pas, dit-on, par la morsure, elle offre tous les symptômes de l'hydrophobie, et débute spontanément chez les chiens soumis à un froid exceptionnel.

Malheureusement elle est incurable comme la rage.

En dépit des soins les plus attentifs et les plus éclairés, les pauvres animaux succombèrent en moins de huit jours.

Par bonheur, les vingt qui restaient et parmi eux les favoris du Parisien, demeurèrent complètement à l'abri du fléau.

Si tous ces faits contribuent à assombrir les marins de la Gallia, il est un autre sujet de préoccupation bien autrement grave qui inquiète les officiers.

C'est la dérive du pack. L'implacable dérive dont la direction assez longtemps favorable aux explorateurs, se modifie pour la troisième fois.

Après être descendue franchement du nord-est au sud-ouest, et être remontée vers le nord, la banquise resta immobile pendant trois semaines environ, quand elle eut atteint le point le plus septentrional.

Déjà le capitaine espérait qu'elle était fixée enfin jusqu'à la débâcle, et qu'il pourrait, aux beaux jours, prendre de là son audacieuse envolée vers le pôle.

La goélette se trouvait alors à peu près par 86° de latitude nord. Par conséquent à 4° seulement de l'axe terrestre! C'est-à-dire à quatre cent quarante-quatre kilomètres... un peu plus de cent dix lieues.

Malheureusement elle abandonna peu à peu ce point mort où l'influence du courant était contre-balancée par une cause inconnue, et reprit son mouvement circulaire qui l'entraîna vers le nord-est.

Le capitaine, attentif à toutes les variations de latitudes, est édifié désormais.

Le courant océanique accomplit un cycle régulier dans le sens des aiguilles d'une montre et emporte avec lui, dans cette colossale circonférence, la barrière de glace.

Il n'y a plus de doute possible, le navire oblique maintenant vers le nord-est. Etant donnée sa vitesse de translation, il se trouvera, dans un mois, c'est-à-dire au 10 mars, à peu de chose près où il était avant l'hivernage. Avec cette différence toutefois que le vaisseau allemand sera placé au nord, et la Gallia au sud, son avant dirigé vers le détroit de Robeson, puisque l'évolution aura été complète.

Oh! les désespérantes surprises ménagées aux téméraires qui l'osent braver par l'implacable région hyperboréenne!

Eh! quoi, tant de constance, tant d'efforts, tant de labeurs pour arriver, en fin de compte, à perdre un kilomètre! Ces travaux de géants accomplis sans murmure, cette lutte fiévreuse contre le pack, ce chenal, une merveille de patience et d'énergie, bref, tout ce que peut entreprendre et réaliser la vaillance humaine décuplée par l'espérance, tout cela se chiffre, comme résultat, par une quantité négative: −un kilomètre!...

Comment informer de ce lugubre incident les matelots énervés moralement par l'interminable hivernage, et déprimés physiquement par ce froid mortel!

Comment leur dire: «Nous combattons depuis dix mois et nous sommes vaincus à la fois par les hommes et les éléments!»

Toutes réflexions faites, il vaut mieux attendre le retour du soleil qui va succéder aux longs crépuscules. A ce moment, les hommes, soustraits à l'influence néfaste des ténèbres et de la claustration, auront partiellement récupéré leur énergie, et l'effet de la mauvaise nouvelle se trouvera notablement atténué.

Entre temps, les matelots toujours en quête de distractions, se complaisent au spectacle féerique des aurores boréales qui surabondent à cette époque de l'année.

Ces incomparables météores qui constituent l'unique manifestation extérieure de la vie, deviennent de plus en plus nombreux de janvier à mars, et se montrent souvent plusieurs fois en une seule nuit.

Bien que ces mystérieuses clartés soient trop faibles et trop passagères pour rompre d'une façon appréciable la triste monotonie des ténèbres polaires, elles n'en excitent pas moins une admiration toujours nouvelle, exempte de satiété.

Du reste, le capitaine sait tirer parti de leur apparition pour imposer à ses hommes une tâche qui les occupe. Tel est chargé de les signaler. Tel autre doit observer leur durée. Tel étudie les variations de l'aiguille aimantée. Les plus intelligents s'ingénient à les décrire, et tous de très bonne foi s'imaginent collaborer ainsi au grand œuvre.

Généralement le phénomène a pour lieu d'élection la partie septentrionale de l'azur céleste.

On voit d'abord apparaître, dit le lieutenant Payer, un des plus consciencieux observateurs, sur l'horizon, un arc pâle qui s'élève peu à peu vers le zénith. Il est parfaitement régulier. Ses deux extrémités touchent presque l'horizon et s'allongent du côté de l'Est et de l'Ouest, à mesure que monte le météore.

L'ensemble présente une belle couleur tendre à peu près uniforme, d'un blanc diaphane légèrement teinté de vert, assez analogue à celui d'une jeune plante qui aurait poussé à l'ombre loin des regards du soleil. La clarté de la lune paraît jaune à côté de cette nuance délicate, très douce à l'œil, et dont les mots ne sauraient donner une idée.

La largeur de cet arc peut atteindre le triple de celui de l'arc-en-ciel, et le scintillement des étoiles la traverse sans être affaibli.

Il s'élève de plus en plus dans une majesté tranquille; de temps en temps seulement, une onde lumineuse se meut lentement d'un côté à l'autre, et laisse apercevoir distinctement les hummocks.

Bien avant que la ligne cintrée ait atteint le zénith, un second arc naît, au Sud, du sombre segment primitif, puis est suivi après de plusieurs autres qui cerclent ensemble ou tour à tour le firmament, puis pâlissent et s'éteignent.

D'autres fois, ce sont des rubans lumineux de même couleur que les arcs, qui se déploient et se meurent en spires ondoyantes de droite à gauche ou de gauche à droite, pareils aux plis retombants d'un rideau. Souvent ces bandes de lumière se réunissent en un point commun du ciel.

La bizarre fantasmagorie peut enfin se compléter d'un jeu vigoureux de rayons qui convergent dans le sens de l'inclinaison de l'aiguille aimantée et embrasent littéralement de leurs trépidations et de leurs voltiges la voûte céleste.

C'est alors un véritable feu d'artifice, tel que l'imagination la plus hardie ne saurait s'en figurer. Involontairement l'on prête l'oreille comme pour saisir un pétillement, une détonation. Mais le plus profond silence ne cesse d'accompagner ces mouvantes illuminations dont un pinceau ne saurait jamais rendre la décevante beauté.

Les formes sous lesquelles se présentent généralement les aurores boréales sont trop fugitives et trop multiples, pour qu'on essaye de les caractériser. Généralement, elles affectent, soit des arcs lumineux, avec de beaux globes étincelants, soit l'aspect d'une sorte de voie lactée, ou de festons multicolores agités de frissons qui les font onduler sur l'écran bleu du firmament.

La plupart du temps, d'ailleurs, ces formes s'engendrent mutuellement et se confondent dans une radieuse féerie.

Très intrigués à l'aspect de ces fulgurations silencieuses, les matelots s'ingéniaient à en chercher la cause, et pour la première fois ne trouvaient pas chez le docteur leur impeccable Mentor, un «parce que» catégorique à leurs interminables «pourquoi»?

Bien qu'on leur attribue, en effet, une origine électrique, les aurores boréales sont influencées très notablement dans leur formation et leur développement par les vapeurs atmosphériques. Et il est tel ou tel observateur qui se trompe rarement à l'aspect d'une buée qui favorise ou non la formation du météore.

Elles ont également sur les variations de l'aiguille aimantée une action très variable. Cette influence presque nulle quand les arcs lumineux sont immobiles et peu éclatants, s'accroît avec l'intensité des couleurs et des vibrations. Les perturbations manifestées par l'aiguille aimantée se produisent toujours à l'Est.

Enfin, remarque très importante confirmée par des observations nombreuses, les aurores boréales sont presque infailliblement suivies de mauvais temps quand elles se développent avec leur émerveillante splendeur. Si au contraire leur éclat est modéré, si elles sont peu élevées sur l'horizon et si leurs vibrations sont peu accentuées, elles pronostiquent le calme.

Cependant les heures s'écoulent et la durée des crépuscules va croissant. Il fait grand jour à midi, au point que les hommes venant du poste sur le pont du navire ont les yeux affectés par le changement de lumière.

Au 2 mars on doit apercevoir pour la première fois la réfraction du soleil, et il y a fête à bord pour célébrer la résurrection du Dieu Lumière.

La température est épouvantable: −41°! Mais qu'importe! On est heureux quand même, tant ce retour est impatiemment attendu.

Le soleil devrait réellement émerger au-dessus de l'horizon à la date du 5 mars. Mais, par un effet de réfraction dû à cette basse température, il est donné aux hivernants de l'apercevoir trois jours plus tôt.

A quelque chose malheur est bon, et pour la première fois on est tenté de bénir l'austère frimas.

Silencieux, attentifs, recueillis, officiers et matelots, cramponnés aux agrès capitonnés de givre, attendent la première onde lumineuse qui va enfin animer la morne solitude.

Jamais naufragés ballottés à demi morts sur une épave, n'ont interrogé plus anxieusement l'horizon, au moment où retentit ce mot magique de: Terre! qui renferme à la fois l'espérance et le salut!

Enfin une bande cramoisie s'allume sur le fond rosé du ciel, baigne les crêtes des hummocks, flamboie à la cime des mâts et soudain apparaît, immense, démesuré, le soleil rouge comme un disque de métal.

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Le soleil rouge comme un disque de métal leur apparaît

Il monte lentement et en quelque sorte à regret, au-dessus de la plaine désolée, s'arrête un moment et commence à décliner.

A peine si les observateurs ont pu, de la place élevée qu'ils occupent, l'apercevoir en son entier...

Les ombres opaques des glaçons s'allongent sur le rose tendre qui colorent étrangement le champ de glace... L'or, le pourpre et le violet qui s'étalent sur le ciel en une merveilleuse teinte dégradée pâlissent... L'embrasement de la mâture et des manœuvres s'éteint et la radieuse apparition s'enfonce derrière la muraille dentelée qui forme l'horizon polaire.

Contre toute prévision, les marins gardent un silence absolu. Pas un vivat, pas un cri, pas un mot!

Est-ce le regret de la vision trop vite évanouie?... Est-ce la désillusion qui succède au bonheur trop longtemps attendu et trouvé inférieur à l'espérance?... Ont-ils constaté pendant cette fugitive incandescence qui leur montre sous leur aspect réel les hommes et les choses, les ravages occasionnés par le ténébreux hiver?...

Peut-être!

Habitués à se voir sous la lumière artificielle qui pendant si longtemps fut leur soleil, ils n'avaient pas constaté cette lividité qui étendait sur leurs visages ses teintes blafardes; et ils se trouvaient tout à coup ressembler à autant de spectres, ou du moins de prisonniers en rupture de cachot.

Du reste, l'influence du jour qui, dès le lendemain, s'accrut notablement, fit disparaître cette première et néfaste impression. La joie revint et l'espérance avec elle.

D'autre part, quelque courtes que fussent pendant les premiers temps les apparitions du soleil, elles n'en produisirent pas moins une élévation assez notable de température.


... Allons, c'est fini. Si le thermomètre s'oublie parfois jusqu'à −35° pendant la nuit, il remonte pendant le jour à −28°.

Ma foi! il semble qu'on a chaud, même en plein air, du moins prétendent les optimistes.

Entre temps, les ours, éveillés aussi par le soleil, font leur apparition. Magnifiques aubaines pour les chasseurs et régal savoureux pour les estomacs.

Ah! si la damnée banquise n'était pas revenue à son point de départ, comme la joie serait complète!

Mais voici qu'après les ténèbres sans fin de l'hiver, on commence à pressentir les interminables clartés, qui dans deux mois vont rayonner sur le désert de glace.

A partir du 18 mars, les reflets roses du crépuscule se maintiennent longtemps sur l'horizon, à tel point qu'à onze heures du soir et à deux heures du matin, les lueurs sont comparables à celles de décembre.

Il n'y a plus guère que trois heures de nuit réelle.

Malheureusement cette élévation trop subite et beaucoup trop prématurée de la température est bientôt suivie de violentes perturbations atmosphériques.

Des vents terribles, singulièrement inconstants, soufflent avec rage et sautent brusquement d'un point à un autre. De grosses nuées grises, très basses, courent et tournoyent avec une vélocité prodigieuse, et se résolvent on colossales averses de neige.

Un jour terne, blafard succède aux premiers ensoleillements, et fait presque regretter aux marins des nuits d'antan, glacées, mais splendides sous leur scintillement d'étoiles.

En outre, le pack n'étant plus comme autrefois maintenu par l'implacable froid, s'agite en proie à des convulsions de mauvais augure. Sourdement travaillé par les vents et le courant sous-marin, il craque, détone, et semble repris de ses anciennes colères.

A ces trépidations caractéristiques rappelant à s'y méprendre celles des tremblements de terre, se joignent des pressions latérales amenant de brusques dénivellations auxquelles succèdent des ruptures.

Les glaçons, comprimés avec une violence inouïe, se soulèvent, sautent sur place et découvrent un abîme.

La goélette n'est jamais immobile. Secouée à chaque instant, elle gémit lugubrement, et suit passivement les capricieuses fluctuations du pack. Il arrive parfois qu'elle est soulevée de deux ou trois mètres sur une sorte de piédestal qui l'isole tout entière. Parfois aussi, elle s'abaisse comme sollicitée de haut en bas par une attraction mystérieuse qui menace de l'engloutir.

Le capitaine, de plus en plus inquiet, en arrive à craindre qu'elle ne soit ou disloquée, ou submergée sur place, tant ces révoltes de la barrière flottante sont rapides et irrésistibles.

Un jour, pendant que la moitié de l'équipage était à la chasse avec les chiens et les traîneaux, la muraille de glace élevée à l'avant du navire disparut soudain, comme escamotée, dans une faille instantanément creusée.

Deux heures plus tôt ou plus tard, les vingt chiens échappés à la maladie groenlandaise coulaient à pic dans leur chenil, adossé, l'on s'en souvient, à la massive construction.

La Gallia soulevée par l'arrière piqua de l'avant, et demeura inclinée à 25° environ!

Malgré son intrépidité, le capitaine frémit en pensant que, si ce mouvement se continue, son navire va sombrer par l'avant.

Un cri d'angoisse échappe aux marins qui voient le péril, abandonnent précipitamment le pont et se pressent éperdus autour de leur chef.

VIII

Fractionnement des vivres.—Trois dépôts sur le pack.—En prévision d'un désastre.—Abnégation.—Temps affreux.—A propos d'un ours blessé.—Allemands et Français.—Collision évitée.—La retraite!—Bredouilles.—Encore l'ouragan.—Transes mortelles.—Agonie d'un navire.—Chute d'un mât.—Sauvée!—Signal involontaire.—Désastre.—Commencement de débâcle.—Perte de la Germania.

L'effroi grandit encore à l'aspect de la goélette qui s'incline de plus en plus.

—Courage, enfants! dit le capitaine dont l'admirable sang-froid ne se dément pas en présence d'un tel péril.

«Courage!... et je réponds de tout.

«Aux provisions!»

Devant la menace d'une catastrophe subite, il faut, à tout prix, et au plus vite, assurer la subsistance du lendemain.

Aura-t-on le temps matériel d'arracher quelques épaves à ce désastre, dont chacun prévoit l'épouvantable horreur!

Le premier en tête, l'intrépide officier s'élance vers la cale où sont emmagasinés les vivres, et, prêchant d'exemple, essaye d'enlever les tonneaux et les caisses.

Malheureusement, la température est très basse dans cette partie du navire. D'épaisses croûtes de glace formées depuis l'hiver aux dépens de l'humidité ambiante, tapissent la muraille de bois, encastrent les récipients et les soudent les uns aux autres.

Il faut la hache, la scie, le couteau à glace pour les dégager!

Aussi, que de temps perdu, que d'efforts écrasants pour arriver à sortir et à hisser un millier de rations!... de quoi ne pas mourir de faim pendant une vingtaine de jours.

Ce n'est pas tout. Ces rations, qui représentent peut-être l'unique ressource du lendemain, il est urgent de les déposer sur la glace.

Mais, comment? Par quel moyen?... Les cordages, encore encroûtés de glace, sont gros comme la jambe. Les poulies sont larges et épaisses comme des meules.

Impossible, en conséquence, de frapper un palan.

Les chasseurs arrivent enfin, apportant le secours de leur vigueur et de leur énergie.

La besogne est distribuée méthodiquement, et le navire, menacé de perdition, offre bientôt le spectacle d'une ruche en travail.

Travail convulsif, presque désespéré, nécessitant des efforts terribles sous lesquels succomberait l'organisme humain, si le devoir et la poignante nécessité n'en décuplaient la résistance.

La couche de neige tassée recouvrant le pont est attaquée à grands coups de pic, au niveau des panneaux de charge. Cordages et poulies sont débarrassées de leur enduit. On dégage, au prix de quelles peines! la chaloupe prise la quille en l'air, sous deux mètres de glaçons.

Fritz a reçu l'ordre de chauffer, afin de fournir assez de vapeur pour actionner le petit cheval.

Mais les chaudières ont été vidées avant les grands froids, on manque d'eau douce pour les remplir et les alimenter.

Le mécanicien fait installer une manche à air en toile partant du pont et débouchant dans la chambre. Ses hommes la remplissent de neige entonnée à pleines pelletées. On la fera fondre en bas, comme on pourra.

Chose à peine croyable, le brave Alsacien réussit en moins de trois heures à obtenir de la pression. Mais il est épuisé ainsi que son collègue et les deux chauffeurs qui ont dû rompre, avec des pics, le charbon des soutes gelé à fond et formant un bloc aussi compact, que le granit.

Enfin le petit cheval fonctionne et les élingues peuvent aller chercher, au fond des cales, ces mille et un objets disparates composant tout un monde.

Un premier dépôt est installé provisoirement à cent mètres du navire, en un point où la glace paraît n'avoir pas travaillé. Les traîneaux reçoivent directement les barils et les caisses, puis les transportent rapidement sous la tente.

Vingt-quatre heures s'écoulent ainsi au milieu d'angoisses mortelles, et sans que nul ait songé à prendre un moment de repos, car la situation, au lieu de s'améliorer, semble encore empirer s'il est possible.

L'équipage est divisé en deux bordées. L'une restera sous la tente, avec des sentinelles relevées d'heure en heure, pour signaler l'apparition très probable d'ours attirés par l'odeur des vivres et les émanations des hommes ou des chiens. L'autre couchera au poste, mais prête à évacuer le bord en cas de péril absolu. Malgré le fracas des vents et des glaçons, chacun s'endort d'un sommeil agité, peuplé de cauchemars.

Par prudence, le capitaine a fait éteindre le calorifère. Il gèle maintenant dans le dortoir, mais les hommes, blottis trois par trois dans les sacs de fourrures, n'ont pas à souffrir du froid. Du reste, leurs camarades, campés sous la tente, sont encore plus mal partagés.

Cette sage précaution de l'officier n'est point superflue. A une heure du matin, une secousse plus violente que les autres, et suivie d'un craquement sinistre, se fait entendre.

La goélette roule bord sur bord, prise cette fois d'un mouvement de roulis que rien ne faisait prévoir. Le globe de l'appareil électrique vole en éclats, et le calorifère désarticulé s'abîme sur le plancher.

Nul doute que, s'il eût été bourré de charbons incandescents, un terrible incendie se fût aussitôt déclaré.

Les hommes éperdus s'arrachent de leurs couches, empoignent leur carabine, le sac renfermant leur bagage et enfilent en titubant l'escalier.

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Les hommes enfilent en titubant, l'escalier

La houle de glaçons oscille encore, mais plus faiblement. Allons! ce n'est qu'une alerte. Pas la dernière, hélas!

A quatre heures, les travaux reprennent avec la même ardeur. Les hommes, lestés d'un bon déjeuner additionné de copieuses rasades, envisagent plus froidement l'éventualité d'une catastrophe.

Ils ont lu, pendant l'hivernage, maintes relations de voyages arctiques et savent que souvent des marins, privés de leur navire, n'en ont pas moins terminé favorablement leur exploration.

De son côté, le capitaine, après mûres réflexions, s'est arrêté à un plan fort sage qui semble répondre à toutes les exigences.

Dans son esprit, la Gallia est très gravement compromise, si elle n'est pas irrévocablement perdue. Si les pressions n'ont pas déterminé de voies d'eau dans sa coque, pourra-t-elle jamais se relever ou se dégager au moment de la débâcle!

Comme elle est approvisionnée pour trois ans et quelques mois, voici ce qu'il a résolu.

Trois dépôts de vivres, représentant chacun la ration de l'équipage pendant une année, seront installés en équerre sur le pack, autour de la goélette, et sur des points paraissant le moins menacés.

Chaque dépôt doit renfermer tout un approvisionnement en aliments, spiritueux, thé, café, médicaments, habillements, appareils de navigation, armes, outils, munitions, plus un traîneau et une embarcation. Bref, un matériel complet.

De cette façon, quand bien même la fatalité permettrait que non seulement le navire, mais encore, chose peu admissible, deux dépôts soient anéantis, il en resterait au moins un troisième, où les explorateurs trouveraient les moyens de se rapatrier.

En outre, comme il faut tout prévoir, même l'invraisemblable, le capitaine décide que la Gallia conservera deux mois de vivres, au cas bien improbable où, contre toute précision, elle survivrait seule à un désastre complet.

Un approvisionnement de deux mois serait alors plus que suffisant pour permettre d'atteindre les établissements danois.

Enfin, au fractionnement de la cargaison doit correspondre un fractionnement de l'équipage. Quatre hommes commandés par un officier seront commis, avec six chiens, à la garde de chaque dépôt, du moins pendant la nuit.

Le capitaine, lui, reste à bord avec son vieux maître d'équipage Guénic Trégastel, Fritz Hermann le mécanicien, et deux chiens, sentinelles vigilantes dont le flair infaillible doit signaler les rôdeurs nocturnes.

Du reste, on est à portée de la voix, et il est impossible que l'alarme donnée par un coup de feu ne soit point entendue. Dans ce cas, ordre formel à tous les postes de se replier sur celui qui est en alerte, et de lui prêter sans retard main forte.

Ces différents travaux s'accomplissent dans un ordre parfait, et avec cette admirable discipline dont les marins offrent de si magnifiques exemples dans les situations les plus désespérées.

Le temps est toujours affreux. Le vent ne cesse de souffler en tempête, poussant les glaçons à l'assaut les uns des autres, prenant le pack en enfilade, le tordant sur les flots qui résistent et menacent à chaque moment de produire un gigantesque effondrement.

La neige tombe en flocons serrés, intenses, aveuglants. On ne voit rien à vingt mètres. Si parfois les nuages gris de plomb sont balayés par l'ouragan, la tempête redouble de rage, tant ces innombrables corpuscules paraissent, en dépit de leur ténuité, faire obstacle à sa fureur.

Alors on aperçoit brusquement un soleil aux lueurs crues, éblouissantes, qui affectent douloureusement les yeux et occasionnent des migraines atroces.

Chose bizarre, bien que cette incandescence n'élève pas sensiblement la température ambiante, elle produit sur la peau une sensation de chaleur très vive, presque pénible.

Aussi, arrive-t-il qu'un homme, immobile en plein soleil, se trouve gelé d'un côté et légèrement échaudé de l'autre.

Pendant la nuit, le thermomètre descend généralement à −30°, mais il marque pendant le jour, environ −20°. Ce qui, en somme, est supportable.

Du reste, les hommes, tenus en haleine par leurs travaux menés fiévreusement, n'ont point trop à souffrir. Le soir venu, ils s'endorment harassés, et s'éveillent avec cette sensation désagréable bien connue de ceux qui ont bivouaqué dans la neige. Il semble que les yeux sont gelés sous les paupières cerclées de glace, comme aussi les gencives qui demandent des frictions énergiques pour récupérer leur température.

Ils ont d'ailleurs construit des maisons de neige à la façon des Esquimaux, grâce aux conseils d'Oûgiouk passé architecte, et se trouvent aussi bien que possible sous ces abris primitifs.

Quand le temps est très clair, il arrive parfois qu'on regarde, d'une manière en quelque sorte inconsciente, du côté des Allemands dont, par un accord tacite, on ne parle jamais.

A peine si deux camarades, pendant une pause, se font un léger signe, accompagné d'un clignement d'yeux dans la direction de la Germania.

—C'qui est mauvais pour l'un, n'est pas bon pour l'autre, hein!

—Ils ne doivent pas s'amuser plus que nous.

C'est tout.

Un incident futile allait pourtant mettre en communication, avec eux, et pour un temps très court, les marins de la Gallia.

Le déchargement de la goélette, commencé depuis huit jours, était presque achevé. Restait à compléter l'agencement de chaque dépôt, de façon à empêcher les rapines des ours que la faim rendait de plus en plus audacieux.

Le Parisien et son inséparable Dumas se trouvaient occupés à ranger les caisses, quand ce dernier, se retournant brusquement se trouve en tête à tête avec un ours.

—Quésaco? s'écria le Provençal.

—Une visite!... ousqu'est mon fusil?

Plume-au-Vent, plus tôt prêt que son camarade, met en joue l'intrus qui détale, pris de peur, et lui envoie au bas des reins une balle qui le fait hurler de douleur.

Dumas fait feu à son tour. Mais l'animal, présentant aux tireurs une surface peu vulnérable, n'est point arrêté.

—Coquine de Diou!... il s'ensauve...

«Allons, Parisien! en çasse, mon bon... nous ne pouvons pas laisser perdre ainsi cinq cents kilos de viande.»

Et les voilà partis, toujours tiraillant sur l'ours qui traîne la patte et semble de plus en plus mal en point.

Par hasard, cette fuite éperdue le conduit vers la Germania, près de laquelle il s'en va tomber en beuglant comme un taureau musqué.

Très fiers de leur exploit, et croyant naïvement que nul ne saurait leur contester la propriété du gibier, les deux chasseurs, pressent le pas et arrivent époumonnés, au moment où cinq matelots allemands ont déjà opéré une prise de possession.

L'ours, égorgé d'un coup de couteau, est attaché, à leur nez, à leur barbe, avec un grelin, et va être halé vers le navire, distant de cent mètres à peine.

Plume-au-Vent, très calme, salue poliment, et dit:

—Pardon! Messieurs, vous semblez ignorer que ce gibier nous appartient.

Feignant non seulement de ne pas comprendre, mais encore de ne pas entendre l'observation du jeune homme, les Allemands s'attellent au grelin et tirent de toutes leurs forces.

Le Parisien, de son côté, empoigne une patte de la bête, et tire en sens inverse, pour bien montrer qu'il n'abandonne rien de ses prétentions.

Alors, un grand diable à tignasse rousse, une sorte d'hercule mal équarri, pousse un juron et lâchant le cordage, se rue sur le jeune homme, le couteau levé.

Prompt comme l'éclair, Dumas le met en joue et s'écrie d'une voix que la fureur fait trembler.

—Bas le couteau, coquin! ou je te fais sauter la face.

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Bas le couteau coquin! ou je te fais sauter la face

Le rustre intimidé crache une imprécation allemande et semble appeler à l'aide.

—Ah!... ah!... paraît que vous n'êtes pas assez nombreux encore...

«Pourtant, cinq contre deux!...

«Eh bien!... venez-y donc tous et nous allons rire.

—Parisien, mon bon, tu parles comme un livre!

«Le diable m'emporte si nous ne chambardons pas la sacrée cambuse.

—Malheur que mon pauvre Fritz soit pas là!

«Qué pétard!»

Une terrible collision va se produire, car le Parisien et le Provençal, supérieurement armés d'ailleurs de carabines à répétition, ne sont pas hommes à lâcher prise.

Trois hommes brandissant des fusils accourent de la Germania. Dumas pour la seconde fois met en joue, quand une forte détonation partie de la Gallia retentit et se répercute avec fracas sur les collines de la banquise.

—Un coup de canon, s'écrie Plume-au-Vent.

—Pécaïre!... signal d'alarme.

—Matelot, rappliquons là-bas!

«C'est l'ordre...

—Allons, partie remise et rentrons bredouilles.

«Mais, nous nous reverrons, tas de...»

Furieux de ce contretemps, mais esclaves de la consigne, les deux Français font volte-face et regagnent en courant leur bord, poursuivis par les huées des pillards.

Cependant le capitaine, averti par les coups de feu tirés sur l'ours, a suivi, avec sa lorgnette, les péripéties de la chasse. Ennuyé d'abord en voyant la direction prise par l'animal blessé, trop éloigné pour crier à ses deux hommes d'abandonner la poursuite, il attend impatiemment la fin de l'équipée, ne pouvant pas croire, dans sa loyauté, à un pareil manque de courtoisie, de la part des Allemands.

Mais les affaires se gâtent. Le Parisien et son camarade ont la tête près du bonnet. Un conflit est imminent.

Sans perdre une seconde, le capitaine se précipite vers un des canons à signaux toujours chargés, fait agir le cordon tire-feu et provoque l'explosion.

Dix minutes après, Dumas et Plume-au-Vent, très penauds, se trouvaient devant leur chef.

Celui-ci, ne pouvant en bonne justice les réprimander, leur enjoint formellement, à l'avenir, d'éviter tout contact, même indirect avec «ces gens de là-bas», dont il n'y a rien de bon à espérer.

—Ainsi, c'est entendu, n'est-ce pas, matelots: sous aucun prétexte.

—Mais, capitaine, s'ils nous attaquent!

—Dans ce cas, c'est moi-même qui commanderai le branle-bas.

«Car je suis le gardien de votre honneur et de votre sécurité.

«Je ne permettrai donc pas qu'il y soit fait la plus légère atteinte.

«Mais, ne provoquez jamais!

—Foi de matelots, capitaine, nous vous le jurons!

«Nous ne sommes pas gens à chercher ces querelles idiotes si bien nommées «querelles d'Allemands».

«Après tout, ils nous ont volé un ours, grand bien leur fasse.

—Parfaitement raisonné, mon ami.

—Et puis, pour chaparder ainsi notre gibier, faut croire que leur cambuse n'est pas garnie comme la nôtre.

«Ils vous ont des figures de vent debout!

«Malgré ça, on a l'air de travailler ferme chez eux.

—A propos, puisqu'ils se posent d'eux-mêmes en ennemis, je puis utiliser les renseignements que vous avez recueillis pendant votre reconnaissance involontaire.

«Où en sont-ils?

—Ma foi, capitaine, ils ne sont guère mieux traités que nous par la banquise.

«Leur navire, au lieu de s'enfoncer par l'avant comme notre Gallia, se trouve droit perché sur un piédestal haut de plus de cinq mètres, ce qui lui donne un air tout drôle de champignon.

«Sûr qu'ils ont déménagé aussi, car il y a sur la glace quatre ou cinq maisons de neige qui m'ont l'air de magasins.

—C'est tout?

—Oui, capitaine.

—Très bien! Retournez à votre poste, et n'oubliez pas mes recommandations.»

... Les jours s'écoulent avec des alternatives de beau et de mauvais temps, plutôt mauvais que beau, et la situation générale ne s'améliore pas. Si la tempête semble s'apaiser pendant quelques heures, elle reprend avec une nouvelle rage après un calme subit, de mauvais augure.

On vit dans des transes continuelles, car le pack, n'étant plus soudé par les froids terribles de l'hiver, a perdu en grande partie sa rigidité.

Néanmoins, le service est fait avec une rigoureuse ponctualité, malgré les alertes, les craquements, les ruptures partielles, les enfouissements dans la neige, les attaques des fauves, et les difficultés de toutes sortes surgissant inopinément.

Sauf cinq cas d'ophtalmies légères produites par la réverbération du soleil sur la neige, la santé se maintient bonne.

On arrive à la date du 21 mars. Le jour béni où, malgré les giboulées, le doux mot de printemps est ici dans toutes les bouches, avec son exquise et bienfaisante saveur de renouveau.

Là-bas, sur la lugubre banquise, l'ouragan se déchaîne avec une épouvantable furie.

Jamais peut-être le fracas de la matière en révolte n'atteignit pareille intensité. Le pack tremble et oscille jusqu'à sa base, comme s'il allait être pulvérisé. On dirait qu'un volcan gronde sous l'énorme agglomération qu'il secoue et disloque, avec des grondements qui rappellent ceux du tonnerre de l'équateur.

En cinq minutes, des fractures balafrent en tout sens la glace qui s'écarte, se resserre, s'ouvre de nouveau, s'effondre et s'engloutit.

Aussi loin que la vue peut s'étendre, le spectacle est terrifiant.

Une houle de glaçons monstrueux, soulevée par les flots invisibles, monte, comme la vague d'un océan de pierres, et se rue, avec une force irrésistible, sur les collines qu'elle rase d'un seul coup.

Jusqu'à présent, la goélette, après avoir failli être dix fois submergée ou broyée, tient bon, par miracle.

Le capitaine, resté à bord avec ses deux hommes, ne perd pas de l'œil les dépôts de vivres, près desquels se tiennent les marins impassibles. Jusqu'à présent les fractures les ont épargnés. Mais combien va durer cette immunité. A chaque minute le brave officier craint de les voir s'engloutir et son cœur éprouve d'atroces battements, quand il les voit isolés par un abîme d'où jaillit un nuage d'écume. Comme il gèle toujours, ces blessures se cicatrisent bientôt. Du reste, l'effort qui les a ouvertes, tente aussitôt à les rapprocher.

Mais si elles allaient se produire au niveau même d'un dépôt!

Le capitaine a déjà hésité s'il ne ferait signe de rallier le bord. Mais les instants du navire semblent comptés au milieu d'un tel bouleversement, et le danger n'est-il pas plus grand ici, que là-bas!

... Brusquement, la goélette, inclinée par l'avant sous un angle d'environ 28°, reçoit par la poupe un choc effroyable. Les blocs qui la soulèvent, disloqués par une convulsion plus intense, s'effondrent à pic. N'étant plus maintenue par l'arrière, elle retombe lourdement dans une flaque d'eau vive. L'avant, sollicité par une réaction égale au poids de l'arrière augmenté dans d'énormes proportions par la chute verticale, se soulève à son tour en rompant les jeunes glaces qui l'emprisonnent.

Le capitaine et les deux marins roulent pêle-mêle sur le pont.

En même temps un craquement sinistre retentit. Mais celui-là n'est pas occasionné par la glace. C'est le grincement particulier du bois qui cède et se brise.

Le capitaine, aussitôt debout, voit le mât de misaine osciller, puis s'abattre, fracassé comme une allumette, en entraînant dans sa chute un fouillis de haubans, d'étais et de manœuvres.

Par un hasard inouï, la goélette se trouve remise dans son aplomb! Elle flotte entre deux glaçons, deux murailles, qui lui forment comme un dock.

Si la coque n'a pas été enfoncée par le choc, elle est sauvée, du moins pour l'instant, et sans autre dommage que la perte du mât.

Cette réflexion traverse en une seconde la pensée de l'officier, qui regarde ses hommes et les voit lever les bras, en signe d'épouvante.

La dislocation s'étend de proche en proche et broie en capricieux zigzags le pack, aux alentours du navire. L'eau surgit de toutes parts en cascades écumantes...

Les malheureux vont être engloutis!

Le capitaine s'élance sur le bastingage, leur fait des signes désespérés et s'écrie:

—Revenez à bord!... Mais revenez donc!

Ses signes ne sont pas compris, sa voix est couverte par le fracas des glaces, et le péril mortel grandit encore, sans que les matelots rivés par le devoir, pensent à quitter leur poste.

En proie à une affreuse angoisse, le capitaine s'apprête à quitter le navire pour courir vers eux, essayer de les sauver ou périr avec eux...

Mais une flamme ardente surgit à deux pas de lui. Un nuage de vapeur l'environne et le fracas assourdissant d'une détonation lui brise le tympan.

—Tonnerre de Brest! crie une voix effarée, je me suis empêtré dans le cordon!

C'est Guénic, le maître d'équipage, qui, chaviré par le choc, est allé jaillir, à demi assommé, près d'un canon à signaux. Le vieux Breton, enfoui sous une avalanche de cordages provenant de la chute du mât, s'est dégagé au hasard, en écartant convulsivement les obstacles; le cordon tire-feu s'est trouvé sous sa main, au milieu d'autres objets, et l'effort inconscient du bonhomme a suffi pour actionner l'étoupille.

A ce signal involontaire, mais envoyé avec tant d'à-propos, les marins relevés de leur consigne s'enfuient à toutes jambes, trébuchant sur les glaçons, pataugeant dans les flaques et précédés par les chiens qui font voler derrière eux les traîneaux.

Cinq minutes après, tout le monde est à bord avec les sacs empilés à la hâte sur les traîneaux, ainsi que les armes et les objets les plus précieux.

Il est temps, car l'œuvre de désorganisation s'accomplit dans toute sa sinistre horreur.

Une débâcle partielle s'opère autour du navire sauvé miraculeusement par ce qui devait amener sa perte. Les glaçons, disloqués en mille points différents, se brisent en se choquant avec une force inouïe. Tout croule, tout s'effondre au milieu de trombes d'eau qui balayent et submergent les éclats.

Les dépôts de vivres, constituant la suprême ressource de l'expédition, l'élément indispensable d'une lutte à peine commencée, s'engloutissent un à un, aux yeux des matelots qui protestent par des cris de rage impuissante!...

Mais la furie des éléments, calmée sur un point, se déchaîne ailleurs avec une nouvelle et plus terrible violence.

Là-bas, vers le Nord, la banquise paraît s'enfler sous l'effort d'une poussée irrésistible...

Un déchirement épouvantable ébranle les couches d'air. Une immense rupture se produit, et le navire allemand, parfaitement visible sur le champ de neige, s'incline sur tribord, se couche, perd son point d'appui, et, ouvert sans doute par le choc, s'emplit, puis coule à pic.

En moins de dix minutes ses perroquets disparaissent.

La Germania a vécu!

IX

Sombres pronostics.—Premiers oiseaux.—Constant Guignard la perle des factionnaires.—Epître à la pointe d'une baïonnette.—Poulet non comestible.—Entrevue.—Les deux rivaux en présence.—Proposition inattendue.—Meinherr Pregel ne dégèle pas.—Où l'Allemand parle d'affaires et le Français d'honneur.—Entre gens qui ne se comprennent pas.—Le bout de l'oreille.—Moment psychologique.—Les marins ont une tradition.—Fière réplique.

Ainsi la fatalité a déjoué les mesures du commandant français. Bien plus, ces précautions si sages qui devaient parer à toutes les éventualités d'un désastre, se sont retournées contre le prévoyant organisateur.

Pour une fois, la prudence n'a pas été mère de la sûreté.

Etant donnée la situation précaire, autant dire désespérée de la goélette, il ne pouvait cependant pas agir autrement. Car sur cent navires, dans une position identique, plus de quatre-vingt-dix eussent infailliblement péri.

La preuve, c'est que le chef de l'expédition allemande ayant perdu son bâtiment, a sauvé ses dépôts de vivres demeurés intacts sur la banquise.

Si des deux côtés la catastrophe est cruelle, on peut dire que pour les Français elle est plus terrible encore. Que faire, que tenter avec deux mois seulement de vivres? Sans parler du voyage au pôle irrévocablement arrêté, la Gallia circonscrite par le pack, pourra-t-elle être dégagée avant l'épuisement complet des subsistances?

A quelle époque incertaine la débâcle lui ouvrira-t-elle la voie du retour? Se produira-t-elle même cet été, cette débâcle attendue parfois deux et même trois ans par certains explorateurs?

Faut-il battre en retraite avec les traîneaux, tenter de se replier au milieu d'obstacles infranchissables vers les établissements danois?... se résoudre au sacrifice le plus poignant pour des marins, l'abandon du navire?

Ces réflexions hantent depuis deux jours l'esprit des matelots, dont l'exaltation a fait place à cette résignation douloureuse qui succède aux grandes infortunes.

Le capitaine, toujours calme, silencieux, presque sombre, s'abstient de tout commentaire. Il a repris sa place habituelle dans le poste, comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé, employant presque tout son temps à étudier une grande carte des régions arctiques.

Le second, chargé du détail, a dressé un minutieux inventaire des ressources dont dispose l'expédition et le présente au chef qui approuve d'un signe.

A bord, le service a repris avec sa régularité habituelle. Toutefois, les rations sont mesurées plus parcimonieusement que jadis.

Cela se conçoit, et nul n'y trouve à redire. Chacun s'efforce même, dans la limite de ses moyens, d'augmenter l'ordinaire par la chasse et la pêche.

Oûgiouk cherche les trous à phoque et se met à l'affût avec sa patience de sauvage.

Dumas, le docteur et le lieutenant s'en vont en traîneau à la poursuite des ours.

A la furie de l'ouragan a succédé un calme étrange. Une sorte de courbature envahit les éléments naguère déchaînés. Le pack a repris son immobilité première, le vent s'est apaisé, le soleil flamboie sur les neiges qui tranchent crûment sous l'azur intense du ciel.

Le thermomètre marque −26° le 23 mars, mais malgré ce froid encore très vif, on sent arriver peu à peu la saison intermédiaire si favorable aux voyages en traîneau.

Bien qu'il faille s'attendre à de rapides et très considérables reprises du froid, on sent que la nature commence à sortir enfin de sa longue torpeur.

En effet, il n'est pas rare de voir, en avril, le thermomètre retomber à −30° et même −35°, parfois plus bas encore, comme le constatèrent les compagnons de Greely, Lockwood et le docteur Pavy.

Pour l'instant, la vue de mouettes qui tourbillonnent avec des cris aigus au-dessus du navire, produit à l'équipage l'effet de la première hirondelle aperçue chez nous.

Furtive apparition qui, en d'autres circonstances, n'eût pas manqué de soulever des éclats de folle gaieté, ou de provoquer une de ces fêtes qui égayèrent les rigueurs de l'hivernage.

Les mouettes disparaissent et retournent vers le Sud. Sans doute une avant-garde d'éclaireurs qui, après une pointe audacieuse, reviennent à des latitudes moins inclémentes.

Chasseurs et pêcheurs rentrent bredouille. Les phoques ne se montrent pas et les ours ont émigré.

Pronostic certain de froid, corroboré par la fausse sortie des oiseaux migrateurs.

24 mars. Rien de nouveau.

Même impassibilité chez le capitaine qui vient d'avoir un long entretien avec les officiers.

Conclusion de l'entretien: on verra demain.

A midi, on entend le bruit d'un colloque animé, sur le pont, où Constant Guignard est de faction avec un Basque.

Les deux marins ont vu arriver à pas lourds, sur la neige, un homme enveloppé de fourrures et se dirigeant vers la Gallia.

Le Normand s'assure que tout le monde est à bord, et que par conséquent l'homme dont la figure est dissimulée sous un capuchon n'est pas de l'équipage.

Comme il s'approche encore, Guignard, esclave de la consigne, met baïonnette au canon et interpelle rudement l'intrus de son organe camard.

—Halte-là!

«Qui que t'es, toi?

—Ami! répond l'inconnu, qui du reste ne porte pas d'arme apparente.

—Avance au mot de boniment.»

Comme on n'est pas en guerre, il n'y a ni mot d'ordre, ni mot de ralliement. Mais Guignard monte la garde, et pour lui, cette fonction est accompagnée d'une formule invariable.

L'autre, un peu interloqué, s'arrête, semble méditer la signification du «mot de boniment», puis ajoute:

—J'apporte une lettre pour son Excellence Herr commandant de votre navire.

—Ah!... t'es comme qui dirait vaguemestre...

«Eh ben, pique ton papier au bout de ma baïonnette, fais demi-tour, et attends à quinze pas la réponse... si y a une réponse.

Illustration
Eh ben, pique ton papier au bout de ma baïonnette...

«Toi, Michel, surveille-moi ce cachalot pendant que je vais porter la chose au capitaine.»

L'étranger, stupéfait du procédé, pique sans observation sa lettre à l'extrémité de l'arme tendue par-dessus bord, et Guignard, très fier de sa façon de comprendre la paix armée, se dirige vers la porte.

—Capitaine! c'est censément un particulier de là-bas qui vous apporte un mot de billet.

—Une lettre?... donne!

D'Ambrieux fait lestement sauter l'enveloppe et en tire un papier couvert de quelques lignes d'une longue écriture.

Puis, il lit d'un seul coup d'œil, sans manifester le moindre étonnement à l'aspect de cette communication inattendue.

«Le soussigné, commandant de l'expédition allemande au pôle Nord, a l'honneur de solliciter du capitaine commandant la Gallia la faveur d'un entretien.

«Dans l'intérêt des deux équipages et de leurs chefs, le soussigné prie instamment le capitaine d'Ambrieux de lui accorder cette entrevue.

«Avec l'expression de sa plus haute considération, le soussigné présente au capitaine d'Ambrieux ses hommages les plus empressés.

«Signé: Julius-A. Pregel

—Tiens, Berchou, dit-il au second, lis-moi donc ce fatras amphigourique.

«Et vous aussi, Vasseur... et après, vous le docteur.

«Tu es là, Guignard?

—Présent! capitaine.

—Attends!... une minute.

Il prend une feuille de papier, écrit simplement ce qui suit:

«Le capitaine de la Gallia recevra M. Pregel à deux heures.

«D'Ambrieux

Puis, il ajoute:

—Tiens, Guignard, donne ce mot à l'homme.

Arrivé sur le pont, Guignard toujours très rogue, enfile sur sa baïonnette la réponse, en hélant le marin allemand.

—Hé!... té... vaguemestre, v'là ton poulet... débroche-le...

«Et puis, bon vent!...»

En principe, le capitaine avait pensé que l'entrevue pourrait avoir lieu en présence de l'équipage, ou tout au moins de l'état-major. Mais, ignorant les intentions de son compétiteur, craignant qu'un mot mal interprété par ses hommes n'occasionnât un conflit, ou une manifestation hostile, il jugea plus prudent, toutes réflexions faites, de recevoir en tête à tête le visiteur inattendu.

Il fit, à cet effet, isoler avec une cloison mobile un coin de l'appartement commun et réunit son personnel au moment où les chronomètres marquaient une heure et demie.

—Mes amis, dit-il en s'adressant aux matelots, le chef de l'expédition allemande éprouve aujourd'hui le besoin d'entrer en communication avec moi.

«Le motif qui le fait sortir de sa... discrète réserve devant être impérieux, j'ai accepté sa proposition. En présence des événements douloureux dont il est, comme nous, victime, j'ai pensé qu'il pouvait être utile de nous concerter en vue de l'avenir.

«Dans une demi-heure il sera ici. Je n'ai pas besoin de vous recommander le calme absolu, la dignité silencieuse qu'il convient d'observer vis-à-vis d'un homme dont les circonstances font momentanément notre hôte.

«Ainsi, pas un mot, pas un signe! Demeurez impassibles, comme si vous étiez de service, à la réception d'un visiteur étranger auquel on ne rend pas les honneurs, ou, si vous aimez mieux, d'un parlementaire.

«Voilà qui est compris, et je compte sur vous, n'est-ce pas.»

... A deux heures moins cinq minutes, la vigie signalait un traîneau arrivant à toute vitesse, monté par trois hommes.

Meinherr Pregel, emmitouflé de fourrures, descendait gravement du véhicule et disait à ses compagnons, de ce ton rogue de l'allemand quand il parle à des subalternes:

—Demeurez ici, et attendez mon retour!

Le commandant de la Gallia le recevait sur le pont, conformément aux usages, et répondait à son salut cérémonieux avec son exquise et un peu hautaine politesse de grand seigneur.

L'Allemand rompt le premier le silence au moment d'enfiler l'escalier que le capitaine lui désigne de la main.

—Avant d'entrer en matière, dit-il en s'inclinant de nouveau, permettez-moi de vous remercier pour votre bienveillant accueil à ma demande.

«En vérité, je craignais presque un refus.

—Et pourquoi, Monsieur?

«Sommes-nous ennemis, quoique rivaux?

«Du reste, il est mention, dans votre lettre, d'intérêts communs...

«A défaut de motifs d'ordre purement moral, ou si vous aimez mieux, sentimental, cela mérite considération.

—Vos manières d'apprécier ma démarche et d'envisager la question me met à l'aise, tout en me permettant d'abréger les préliminaires.

—J'allais vous en prier.

Après cet échange de phrases rappelant les premiers froissements de fer de deux adversaires qui se tâtent, l'Allemand et le Français descendent dans le poste et s'assoient face à face.

Le géographe reprend, en scandant ses paroles, comme s'il voulait éliminer tout détail superflu.

—Les circonstances, vous le savez, capitaine, m'ont été d'abord très favorables, depuis le jour où vous me proposâtes cette lutte courtoise, dont l'enjeu est la conquête du Pôle.

«J'ai trouvé, dès le premier jour, un équipage, un navire approvisionné de braves compagnons prêts à m'accompagner... à tel point que j'ai pu, grâce au concours d'incidents fortuits, gagner sur vous une année entière.

—Je vous en félicite, Monsieur, et sans arrière-pensée.

Pregel s'incline et continue:

—Ce n'est pas tout: le printemps exceptionnel de 1887 me permit en outre d'effectuer en chaloupe et en traîneau un voyage sans précédent jusqu'alors.

«C'est ainsi que, reprenant l'itinéraire de Lockwood, j'ai pu devancer de beaucoup l'officier du Signal-Corps, et remonter jusqu'à 86° 20′, comme le prouvent les cairns élevés pendant ce voyage.

—Vous avez obtenu là, Monsieur, un résultat magnifique.

«Trois degrés de plus que les expéditions américaine et anglaise!... c'est admirable!... et je suis heureux, vraiment, d'avoir à combattre un adversaire tel que vous.

«Je suis loin, quant à moi, de posséder, à mon actif, un tel chiffre de latitudes...

—Cependant la dérive...

—Voudriez-vous que je fisse entrer en ligne de compte cette translation fortuite et forcée sur un radeau de glace?

—Ce serait votre droit, et alors nous serions «dead-heat», comme disent les Anglais, puisque le mouvement de rotation du pack nous a entraînés au-dessus du 86e parallèle.

—Je me contenterais à peu de frais, si j'assimilais à un voyage de découvertes, cette course absolument stérile, qui ne m'a demandé ni risques, ni travail, ni fatigue.

«Je suis en quelque sorte resté immobile et la banquise a évolué pour moi...

«Donc, à vous, la gloire incontestée d'avoir parcouru et réellement trouvé des régions inconnues, jusqu'à présent inaccessibles.

«Ceci admis sans conteste, je vous écoute.

—Deux mots encore, je vous prie, sur ce voyage: ils se rattachent au sujet de ma visite.

«La chance, jusqu'alors si favorable, tourna bientôt contre moi.

«Mon compagnon tomba gravement malade et je fus atteint moi-même sérieusement; je perdis en outre ma chaloupe à vapeur qui fut broyée dans les glaces, et je revins à grand'peine, épuisé, mourant, au rendez-vous où je trouvai, par bonheur, la Germania.

«Vint l'hivernage.

«Mes hommes, bien que très vigoureux et professionnellement endurcis au froid, le supportèrent mal.

«Le navire, suffisamment aménagé pour une campagne de pêche, même très longue et très pénible, n'offrait pas les ressources d'un bâtiment construit et agencé en vue d'un séjour prolongé aux régions circumpolaires.

«Bref, nous souffrîmes rudement, au point qu'il y eut chez nous plusieurs cas de congélation et de scorbut.

—Mais, interrompt généreusement d'Ambrieux, il fallait si vous manquiez de médicaments, de vivres ou d'effets d'habillement, vous adresser à moi.

«Je me fusse fait un devoir de mettre au service de vos malades les ressources dont je disposais.

—Je n'y ai pas pensé! répond naïvement Pregel, indiquant ainsi que, le cas échéant, il eût été incapable d'un tel sentiment d'humanité.

«Maintenant, capitaine, veuillez me continuer, quelques minutes encore, votre bienveillante attention.

«Nous venons d'éprouver tous deux, un terrible désastre.

«Je suis sans navire... vous êtes sans provisions.

—Qu'en savez-vous?

—N'ai-je point assisté à l'engloutissement de vos dépôts?

—Du moins ignorez-vous si je n'ai point à bord de quoi continuer la lutte.

—Je suis certain du contraire.

«C'est à peine s'il vous reste pour attendre la débâcle et gagner les établissements danois.

—Peu vous importe, Monsieur.

«Ceci est affaire à moi et me regarde seul.

—J'y suis pourtant intéressé... plus peut-être que vous ne l'imaginez.

—Expliquez-vous.

—Il est bien certain que vous ne pouvez songer, dans de pareilles circonstances, à continuer votre voyage au Pôle, et que vous comprenez l'urgence d'un prompt retour en Europe, n'est-ce pas?...

—Veuillez continuer, ajoute froidement le capitaine refusant de s'expliquer.

—Dans ce cas, reprend l'Allemand, j'ose espérer que vous voudrez bien nous rapatrier.

—C'est là une obligation à laquelle je n'aurai garde de manquer.

—Capitaine, je suis heureux de vous trouver si bien disposé... veuillez croire à toute ma gratitude.

«Il est bien entendu que je ferai embarquer à votre bord la quantité de vivres largement nécessaire à vos hommes et aux miens, dès que la température sera devenue propice à ce retour.

—Cela me paraît équitable.

«Reste à fixer maintenant l'époque de l'appareillage.

—Mais... aussitôt la débâcle arrivée.

—Permettez: j'ai souscrit jusqu'à présent à toutes vos conditions, laissez-moi introduire dans la transaction une clause à laquelle je tiens essentiellement.

«La saison favorable aux explorations polaires commence à peine.

«Or vous devez penser que je ne suis pas venu jusqu'ici pour m'en retourner... bredouille.

—Je ne comprends pas.

—C'est pourtant bien simple.

«Etant privés, vous de navire, moi de provisions, je ne puis pas continuer mon exploration sans vous, mais vous ne pouvez pas rentrer en Europe sans moi.

«Je viens de m'engager à vous rapatrier; à votre tour fournissez-moi des provisions en quantité suffisante pour me permettre de pousser une reconnaissance vers l'extrême nord.

«Ces provisions vous seront payées ce que vous voudrez.

—De cette façon, nous serions condamnés à un second hivernage.

—... Que nous passerions ensemble sur la goélette et parfaitement à l'abri des intempéries.

«Quant à moi, je partirais sans délai pour le Pôle, avec la moitié de mon équipage, l'autre moitié resterait sur la Gallia dont le second prendrait le commandement, et vous seriez libre de vous installer de suite.

—Mais, capitaine, mes hommes sont affaiblis... j'ai des malades... sous des huttes de neige... sans médicaments, sans médecin.

—Faites-les transporter ici; le docteur Gélin leur donnera ses soins et l'été achèvera bientôt leur guérison.

—C'est que leur état est bien grave, et j'appréhende qu'un séjour plus long en pareil lieu ne les fasse infailliblement succomber.

«Capitaine, au nom de l'humanité, modifiez vos intentions... renoncez, je vous on prie, à votre voyage, et consentez à appareiller aux premiers beaux jours.

—Je ne puis, Monsieur, m'expliquer une pareille insistance.

«Vos hommes ne sont pas des femmelettes, que diable! et je ne comprends guère qu'ils soient ainsi déprimés après une seule excursion.

«N'auriez-vous pas un motif beaucoup plus personnel pour me pousser de la sorte à quitter les régions arctiques?

—Mais...

—Par exemple, la crainte de perdre le bénéfice de votre victoire... représentée par une marche en avant de trois degrés.

—La question d'humanité... prime... vous pouvez m'en croire... les autres... celles de... mon intérêt particulier, balbutie Pregel embarrassé de se voir si parfaitement deviné.

—Eh bien, qu'à cela ne tienne! réplique d'Ambrieux en s'animant tout à coup.

«Oui, je le répète, ma situation est précaire, mais la vôtre l'est encore plus... car, si vous avez le gain de la première campagne, il vous est interdit de profiter de votre triomphe.

«Au lieu d'éterniser un débat stérile et de chercher les petits côtés d'une grande chose avec une ténacité indigne de gens comme nous, faisons mieux.

«Renonçons loyalement à nos mutuels avantages, ou plutôt, mettons en commun les éléments dont nous disposons.

«L'entreprise que nous poursuivons isolément est grandiose; sa réussite peut suffire à la gloire de deux hommes et de deux pays!

«Puisque les circonstances paraissent en ordonner ainsi, faisons taire nos rivalités, unissons nos forces, associons nos courages, cherchons en nous étayant l'un de l'autre la voie mystérieuse jusqu'alors inaccessible...

«En un mot, qu'une expédition franco-allemande s'en aille à la conquête du Pôle, et quand aura sonné l'heure du succès, offrons à nos patries respectives cette gloire issue d'épreuves redoutables, de périls mortels.»

On croirait volontiers que ces généreuses paroles, toutes vibrantes d'enthousiasme et de sincérité, pourraient vaguement dégeler le géographe d'outre-Rhin.

Ce serait une grave erreur.

L'Allemand laisse tranquillement passer la tirade, et fixant sur son interlocuteur un regard aigu, ajoute, après une pause:

—Capitaine, en l'état présent des choses, je suis venu pour traiter une affaire dont je crois vous avoir démontré l'urgence.

«Je m'en tiens là!... quelque honorable que puisse être votre proposition.

«En conséquence, j'ai l'honneur de vous demander si je puis compter sur un arrangement conclu dans les termes que vous savez.

—C'est-à-dire?...

—Rapatriement immédiat de l'expédition allemande, sans autre condition que de pourvoir aux besoins de votre personnel jusqu'à la débâcle, et si les circonstances le demandent, jusqu'au retour en Europe.

—Ah! Monsieur, prenez garde!

«Votre insistance après mes loyales déclarations pourrait devenir injurieuse.

—Loin de moi la pensée de vous manquer d'égards.

«Mais, voyez-vous, en affaires, il est des occasions dont il faut savoir profiter.

«Je cherche, moi, à tirer d'une situation le parti le plus avantageux.

—Alors, brisons là!

«Je n'ai pas l'intention de me laisser exploiter, ni rançonner.

—C'est votre dernier mot?

—Oui!

—C'est bien!... j'attendrai.

—Quoi?

—Que, la nécessité aidant, vous deveniez de meilleure composition.

—Vous pourrez attendre longtemps!

—Moins peut-être que vous ne pensez...

«Voyez-vous, il n'est rien de tel que la faim pour amener les gens à une plus saine appréciation des exigences de la vie...

«Vous êtes menacé à courte échéance de la famine... Je saisirai le moment...

Illustration
Vous êtes menacé à courte échéance de la famine...

—... Psychologique!

«Nous connaissons cela, et vous n'avez pas le bénéfice de l'invention.

«Ah! vous comptez, pour me réduire, sur la famine... cette mauvaise conseillère des défaillances honteuses... des compromis déshonorants...

«Le moyen! monsieur l'Allemand, ne réussit pas toujours, et vous vous en apercevrez.

—Capitaine! vous serez seul responsable devant l'humanité des souffrances qui vont s'abattre, par votre faute, sur les deux équipages.

—Par ma faute!... Vraiment!

«Quelle étrange logique vous enseignent donc vos philosophes!

«Mais, trêve de discussion!

«Vous prétendez employer vis-à-vis de moi le procédé national cher à vos tacticiens et qui pourrait se formuler ainsi: J'exige de vous telles, telles et telles choses, parce que je crois être le plus fort... Je ne donne rien en retour, parce que mon intérêt passe avant tout, et qu'il serait absurde d'échanger quand on peut prendre... Allons, cédez de bon gré... sinon le moment psychologique vous contraindra tôt ou tard et l'humanité vous reprochera les malheurs occasionnés par votre résistance...

«Eh bien, non! Monsieur.

«Ici le procédé n'est pas de mise...

«Un navire n'est pas comme une ville qu'on affame... car il n'abrite pas des bouches inutiles et des êtres débiles qui ne trouvent pas grâce devant votre hypocrite férocité.

«La ville capitule quand les mères voient agoniser leurs enfants.

«Le navire porte des hommes qui savent souffrir et mourir quand l'honneur le commande.

«Et puis, nous autres marins, nous avons une tradition.

«On ne se rend pas!

«Adieu! et souvenez-vous de mes dernières paroles.»

X

Logique allemande.—Quelques petits mensonges diplomatiques.—Indignation généreuse du maître d'équipage.—Energique résolution.—Derniers préparatifs.—Suprême ressource.—La flottille halée sur les glaces.—Devant les eaux libres.—Pillards.—Lugubre besogne.—Occlusion des panneaux.—Dernier salut.—Pavillon cloué au grand mât.—Encore un regard.—L'explosion.

Meinherr Pregel s'était retiré très mortifié, sans doute, mais nullement découragé.

Certes, il n'avait pas compté que le capitaine d'Ambrieux se rendrait de prime abord à ses raisons, bonnes ou mauvaises, plutôt mauvaises que bonnes. Et s'il avait accompli cette démarche aussitôt après le désastre, c'était plutôt par acquit de conscience, pour informer l'officier de ses intentions et lui faire ainsi pressentir la conduite qu'il pensait dorénavant tenir à son égard.

Ce dernier, pressé par la disette, n'eût pas manqué, croyait-il, de lui demander, après un temps plus ou moins long, des vivres et Pregel était bien aise qu'il connût préalablement la condition «sine quâ non» d'un approvisionnement.

Sans doute, il avait regimbé. Mais quel homme, dans sa position n'eût pas protesté de toutes ses forces, à l'idée d'abandonner une lutte à peine commencée, pour devenir l'humble convoyeur du rival victorieux.

L'essentiel était donc de poser les préliminaires d'une transaction, et ces préliminaires une fois établis, attendre patiemment que la famine rendit l'adversaire plus maniable.

—Bah! se disait-il pendant que son traîneau l'emmenait à toute vitesse, il capitulera!

«Ces belles déclarations, ces phrases sonores, ces ripostes indignées... tout cela, c'est de la fanfaronnade.

«Un homme, placé devant cette alternative: manger ou crever de faim, vivre ou mourir, n'hésitera jamais.

«Et je verrai, au moment de la débâcle, mon rodomont de Français, venir piteusement solliciter ce qu'il vient de refuser.

«Pardieu! je sais attendre, et j'attendrai!...

«Je serai, d'ailleurs, bon prince et je n'abuserai pas de la situation... ce sera bien assez d'en user.»

Et meinherr Pregel, rasséréné par cette agréable perspective, rallia son campement où l'attendait, sous les maisons de neige, son personnel à demi gelé.

Du reste, malgré la rigueur des éléments, on chercherait en vain ces malades impudemment signalés à la commisération de l'officier français.

On trouverait bien un certain nombre de nez enluminés par d'anciennes gelures, des mains gonflées par d'énormes abcès; mais les marins de la Gallia sont dans le même cas.

Pour les congélations graves et le scorbut, néant.

Donc le géographe a sciemment empiré la situation, pour colorer d'un prétexte humanitaire son ultimatum de voyageur égoïste autant qu'exigeant.

Pendant ce temps, l'officier français, voyant qu'il ne peut rien espérer d'un tel personnage qui réprouve à plaisir les généreuses traditions des marins de tous pays, a rassemblé ses gens.

Il va leur communiquer les termes de l'entretien, leur expliquer les motifs de son refus, quand le maître d'équipage, Guénic Trégastel, se lève, retire son bonnet et pousse deux ou trois: hum!... hum!... sonores pour aider à l'éclosion des paroles.

Ses camarades, très graves, recueillis, l'écoutent, fraternellement mêlés aux membres de l'état-major qui semblent approuver d'avance.

—Or donc, pardon excuse, capitaine, si je me prends comme ça de filer mon loch sans que le chef de quart ait commandé la manœuvre.

«Mais, je parle censément au nom de l'équipage pour vous affirmer que c't' Allemand de malheur est un rat de cambuse, un gredin de la pus pire... un pirate étoilé, indigne du nom de matelot.

—C'est un simple géographe, mon cher Guénic, interrompt en souriant le capitaine.

—Comme qui dirait un terrien de la mauvaise espèce...

«J'en suis heureux pour ceux de la flotte.

«La fin finale de la chose, capitaine, c'est que nous avons entendu, sans le vouloir, tout ce que vous a raconté ce failli gabier de poulaine, rapport à la chose de le ramener en Europe lui et toute sa sacrée séquelle de cancrelats...

«Dont qu'y faudrait renoncer à planter les couleurs là-bas, au pivot du monde, ousque personne n'a pu arriver.

«Bon sang!... bon Dieu!... ce que ça nous déralinguait la fressure de ne pas pouvoir lui suiffer ses manœuvres dormantes.

«Mais, bref là-dessus! Vous lui avez parlé en vrai matelot du pays de France, et, dame! vos paroles nous ont réchauffé le cœur.

«Foi d'homme et de Breton, capitaine, ça m'a sauté dans la poitrine, quand vous lui avez dit: «Et puis, nous autres marins, nous avons une tradition: on ne se rend pas!»

—Non!... jamais!... rugissent d'une seule voix les matelots enthousiasmés.

—C'est pour ça, capitaine, que moi, le plus ancien du bord, je viens vous dire au nom de tout un chacun: Ponantais, Mokos, ou Parisiens: comptez sur nous.

«Qu'y s'agisse d'endurer le froid, la faim, la maladie et tout le tremblement des misères... de faire sauter ce fier navire que nous aimons comme la patrie, ou de laisser nos os dans le pays des glaces, nous vous suivrons partout!...

«Dans une croisière comme celle-ci, il faut plus que de la discipline... il faut du dévouement.

«Capitaine! le nôtre ne vous manquera jamais...

«Pas vrai, les autres... c'est à la vie, à la mort!...

—A la vie! à la mort!» crient les marins en levant la main, comme pour attester par un serment ce solennel engagement.

Emu de cette rude et vaillante profession de foi, le capitaine serre la main du vieux maître et ajoute.

—Merci, Guénic!... merci, matelots... mes camarades... mes amis.

«J'allais vous consulter en vue des mesures à prendre, car l'avenir est sombre.

«Mais, puisque vous m'offrez spontanément votre concours... puisque vous repoussez avec indignation tout compromis avec ces gens qui nous traitent en ennemis, je n'ai qu'un mot à dire:

«J'accepte vos dévouements au nom de la patrie.

«En avant, matelots! En avant pour la France!

«Et maintenant, à l'œuvre!»

... Il est à peine trois heures après midi. En homme connaissant la valeur du temps, le capitaine s'empresse de mettre en mouvement l'équipage dont chaque homme reçoit une tâche bien définie.

Pour commencer, la chaloupe est enlevée de dessus le pont, et placée sur la banquise. L'hélice et le gouvernail étant retirés, huit hommes s'attellent aux bricoles crochées par son avant et tirent de toutes leurs forces. L'embarcation obéit sans peine et glisse avec facilité sur la couche de neige.

—Bravo! dit le second qui surveille la manœuvre.

«Capitaine! j'avais raison.

«Nous pourrons la traîner avec l'aide des chiens quand elle sera approvisionnée et pourvue de son moteur.

Le moteur, c'est la batterie d'accumulateurs enfermée dans la cale et qui a servi jusqu'alors au transport des forces, et fourni l'éclairage.

Les appareils sont transportés dans la chaloupe et soigneusement arrimés sous le pont mobile recouvrant la partie basse de la coque.

Les armes, la pharmacie, les instruments de navigation, les cartes, quelques volumes traitant des régions polaires, la tente, les fourrures, le tabac, des outils, deux lampes, de l'alcool et quelques provisions de réserve complètent le chargement de la chaloupe.

Comme elle doit transporter, en outre, l'équipage tout entier, sauf incidents ou modifications ultérieures, on a ménagé l'emplacement de façon à éviter l'encombrement.

Pendant que s'accomplissent, avec une hâte fiévreuse tous ces préparatifs, le capitaine a inspecté, du haut du grand mât resté seul debout, l'espace environnant.

Satisfait de cet examen, il part avec deux hommes sur la banquise, parcourt presque en droite ligne douze à quinze cents mètres, et revient enchanté.

—Docteur, dit-il à voix basse, tout nous favorise aujourd'hui.

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Docteur, dit-il, tout nous favorise aujourd'hui

«Il y a là-bas les eaux libres!

—Pas possible!

—Je vous l'affirme.

Le courant est assez fort, mais grâce à lui la glace ne se forme plus.

—Bravo!

—En outre, l'ancien chenal pratiqué jadis dans le pack, est couvert d'une glace unie qui va nous faciliter singulièrement le traînage.

—C'est fort heureux, car je me demande s'il eût été possible de haler la chaloupe aussi pesamment chargée.

—Je suis rassuré sur la facilité relative de cette opération.

«Que font nos hommes?

—Ils travaillent avec acharnement au fractionnement des vivres qui vont être répartis dans les embarcations.

—A merveille!

«Il faut que tout soit prêt d'ici vingt-quatre heures.

—Oh! nous serons parés avant.»

La Gallia dispose, on s'en souvient, d'embarcations nombreuses, notamment trois vastes baleinières et un grand bateau plat, long de sept mètres, léger au point de pouvoir être porté par six hommes, et d'une stabilité parfaite.

Les baleinières numéro 1 et numéro 2 reçoivent les provisions échappées au désastre. C'est-à-dire environ quatre mille rations. A peine de quoi vivre soixante-dix jours, étant donné que l'expédition compte vingt hommes, y compris Oûgiouk.

La baleinière numéro 3 transportera les traîneaux et l'approvisionnement de la meute. Du poisson sec apporté de Julianeshaab. La nourriture habituelle des chiens groenlandais.

Ces derniers prendront place avec le Grand-Phoque dans le bateau plat, que sa forme rend à peu près insubmersible. Ces passagers un peu turbulents n'incommoderont pas les hommes d'un voisinage parfois encombrant, et ne risqueront pas de faire chavirer un des bateaux contenant la suprême ressource des voyageurs.

Comme l'a fait observer le docteur au capitaine, les marins s'emploient de si bon cœur, que l'arrimage est terminé au bout de six heures.

—Une économie de vingt rations! pense d'Ambrieux dont l'unique et poignante préoccupation est d'assurer la vie matérielle de chacun, et de ménager avec une parcimonie d'avare ces ressources devenues si précaires.

Enfin, tout est prêt, en prévision d'un départ mystérieux vers l'Océan libre que l'on entend briser, là-bas, sur les flancs abrupts de la banquise.

Nul ne soupçonne encore le plan du capitaine, toujours correct et profondément affable, mais plus grave, plus pensif, presque triste.

On pressent vaguement une résolution désespérée, un de ces terribles coups de tête habituels à nos marins, quand ils sont acculés à ces cruelles nécessités si fréquentes dans la carrière des gens de mer.

L'officier erre comme une âme en peine sur le navire offrant le spectacle d'un désordre inouï. On dirait qu'une horde de forbans s'est abattue sur la pauvre goélette, jonchée, de la cale au pont de choses disparates, abandonnées pêle-mêle comme inutiles aux voyageurs, ou trop encombrantes pour la flottille.

Que de trésors, rassemblés jadis avec tant de prévoyance et de sollicitude! que d'engins précieux qui furent parfois de si puissants auxiliaires! que d'objets essentiels dont la privation va devenir si rude, épars lugubrement dans une promiscuité navrante et désolée.

Les hommes, debout sur la glace, près des embarcations, gardent un silence attristé, se demandent quelle scène poignante et grandiose ils vont contempler.

Le capitaine est descendu dans l'intérieur du navire, comme s'il ne pouvait se résoudre à rejoindre l'équipage, peut-être pour cacher son émotion.

Il remonte au bout de dix minutes en murmurant:

—Non!... pas encore!

Il enfile l'échelle, larguée pour faciliter le va-et-vient, et s'adresse au second:

—C'est paré, Berchou?

—Oui, capitaine.

—Eh bien! à votre poste pour le halage de la chaloupe.

Quinze hommes passent la bricole sur leur épaule et portent tout leur effort sur une autre amarre crochée près de la première.

Le second, le lieutenant et le docteur, armés de pics et de barres, partent pour débarrasser la voie; le capitaine surveille la manœuvre.

—Attention!

«Hisse!... oh!... hisse là!...

Le fouet d'Oûgiouk détone comme une carabine, les chiens tendent le cou et roidissent les pattes, les hommes se cambrent en avant, contractent leurs muscles et répètent avec un sifflement convulsif:

—Hisse!... oh!... hisse là!...

La chaloupe subitement déhalée, glisse lentement sur les patins de bois dont sa quille est sagement garnie, et s'avance avec un froissement doux sur la neige tassée.

En dépit de sa masse énorme, elle se déplace avec une vitesse relativement considérable, grâce à la vigueur de son moteur animé, grâce aussi à l'état de l'ancien chenal heureusement exempt d'aspérités.

Au bout de cinq minutes, elle a parcouru cent mètres.

—Halte! Reposez-vous un instant, mes amis.

Allons, cela va mieux qu'on ne l'avait craint au premier abord.

Maintenant, chacun est sûr de réussir. Les pipes sont allumées. Un nuage odorant enveloppe la petite troupe et fait tousser les chiens, quand retentit pour la seconde fois le commandement de: Hisse!

Cela va si bien que l'on chantonne entre les dents qui serrent le tuyau, un de ces petits airs guillerets dont s'accompagnent les marins quand ils virent au cabestan.

Cinq minutes après, nouvelle halte et ainsi de suite, pendant soixante-quinze minutes, exactement.

La chaloupe est à quinze cents mètres du navire, et à dix brasses de la cassure verticale terminant le pack. Au loin, à perte de vue s'étendent les flots verdâtres, sur lesquels errent comme des fantômes, des milliers d'icebergs.

Ah! si la goélette n'était pas scellée là-bas, peut-être pour de longs mois, et qui sait! peut-être pour toujours, comme autrefois le Tégetthoff!...

Mais, pas de récrimination! au travail!

Quatre hommes sont désignés pour garder la chaloupe, en cas d'une rupture sans doute improbable de la glace, mais enfin, on ne saurait jamais avoir trop de précautions.

Les autres se débarrassent de la bricole, et retournent au navire, suivis des chiens qui, mis en haleine par cette course, gambadent avec des jappements éperdus.

Après le halage de la chaloupe, celui des baleinières n'est plus qu'un jeu. A tel point qu'il est très facile d'en transporter deux en même temps; une traînée par les matelots, et l'autre par les chiens.

En outre, ce second voyage ne dure que quarante minutes, au grand contentement du capitaine, qui semble maintenant avoir hâte de partir.

Deux heures se sont écoulées depuis le premier commandement de hisse!

Au troisième voyage, les matelots arrivés à cinq cents mètres à peine de la Gallia ne peuvent retenir une exclamation de fureur, à l'aspect de formes noires, vaguant sur le pont laissé désert.

—Gredins!... pillards!... voleurs!... sales corbeaux de Prusse!... et autres aménités du même goût échappent aux Français qui bondissent le revolver au poing.

—Halte! s'écrie d'une voix retentissante le capitaine.

Telle est la force et la discipline chez les gens de mer, que chacun s'arrête soudain, sans un mot, sans un geste.

Et pourtant, la tentation est vive de traiter comme ils le méritent ces intrus qui, se croyant déjà en pays conquis, profitent de son abandon momentané pour violer le fier navire.

Du reste, ils n'attendent pas le châtiment mérité par leur impudence, car on les voit détaler, à toutes jambes, à l'aspect du peloton dont ils entendent les malédictions.

Il ne reste plus à haler que le grand canot et la baleinière.

Les hommes vont s'atteler une dernière fois quand d'un geste le capitaine les arrête.

—Tout le monde à bord, dit-il sourdement et en devenant très pâle.

Puis il ajoute, quand chacun fut rangé au pied du grand mât:

—Viens avec moi, Guénic.

Suivi du maître, il disparaît pendant cinq minutes, et remonte, suivi du vieux marin portant un marteau et des pointes.

—Maintenant, cloue le panneau... solidement.

Guénic enfonce à tour de bras les tiges de fer dans un lourd madrier qui bouche complètement l'ouverture.

Interdits malgré leur vaillance éprouvée, les marins frissonnent en entendant ces coups sourds se répercuter au loin, comme si le maître fermait pour jamais un immense cercueil.

Quand il eut achevé cette étrange et sinistre besogne, le capitaine lui dit encore:

—Amène le pavillon.

La grande enseigne avait été hissée le matin même, et était restée ferlée à la corne.

Le maître saisit la drisse, la frappe d'un coup sec, et soudain l'étendard national flamboie dans les airs, et se détache sur le ciel comme une opulente floraison de couleurs.

Subitement les matelots se découvrent avec un respect attendri, fixent des yeux ardents sur l'emblème sacré, le contemplent avec une émotion qui contracte leurs mâles figures, et le suivent du regard pendant qu'il glisse lentement... lentement... comme un oiseau gigantesque frappé à mort.

Guénic sur la joue hâlée duquel roule une grosse larme, tend silencieusement un couteau à son chef.

Celui-ci tranche la drisse de deux coups précipités, fébriles, saisit le pavillon, l'enroule au grand mât, le cloue, se découvre à son tour et le contemple un instant avec un indicible regard d'amour et de regret.

Puis, incapable de prononcer un mot, craignant de laisser apercevoir l'angoisse qui l'étreint, il fait un signe rapide aussitôt compris.

Les matelots évacuent tristement le bord, puis Guénic, puis le docteur, puis le lieutenant, puis le second, et enfin, le capitaine, suivant la noble et touchante coutume qui veut que le commandant quitte le dernier son navire.

Les chiens sont attelés au grand canot, les hommes s'amarrent à la baleinière et les deux embarcations, vigoureusement tirées, glissent avec vélocité sur la piste.

—A présent, venez le prendre! gronde Guénic en tendant le poing vers le campement ennemi.

Comme s'ils avaient hâte maintenant de s'éloigner au plus tôt, les marins précipitent leur marche. Ils allongent le pas... ils en arrivent à courir.

Chose à peine croyable, les quinze cents mètres les séparant de la flottille sont franchis en quinze minutes.

Haletants, hors d'haleine, ils rejoignent leurs compagnons demeurés en sentinelle, et se retournent brusquement vers la Gallia dont l'unique mât se profile au loin, sous l'enchevêtrement de ses agrès.

Soudain, la glace oscille sous leurs pieds, comme jadis, quand les convulsions de l'ouragan la désarticulaient, pendant les premiers et les derniers jours de l'hivernage.

Un nuage immense enveloppe le navire d'où surgit un long jet de flamme... une épouvantable détonation retentit.

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Une épouvantable détonation retentit

Et quand la masse blanchâtre de vapeurs se fut peu à peu fondue dans l'atmosphère, on ne vit plus, là-bas, sur le blanc suaire de neige, qu'une tache glauque, indiquant la place où s'étaient engloutis les débris de la Gallia.

TROISIÈME PARTIE

L'ENFER DE GLACE

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I

Ce que devient une goutte de rosée.—Rupture d'un glacier.—Comment se forment les icebergs.—Le cap vers le Nord.—La route quand même!—Une rue d'eau à travers la banquise.—Par 84° de latitude.—Tout va bien, très bien, trop bien.—Terre en vue.—Les pôles du froid.—Pourquoi l'hypothèse d'une température moins rude et peut-être d'une mer libre.—Guénic, très intrigué d'apprendre qu'il y a quatre pôles dans l'hémisphère Nord.

Là-bas, sous l'équateur, une goutte de rosée tremblote et scintille à l'extrémité d'un pétale d'ixora.

Ivre du nectar subtil et capiteux que l'odorante corolle a distillé pendant la nuit, un oiseau-mouche heurte le pétale de son aile diaprée...

La goutte de rosée tombe et se mêle aux eaux du ruisselet qui serpente au pied des géants de la forêt vierge. Elle suit le cours de l'humble igarapé, d'abord simple sentier de caïmans, puis rivière, puis fleuve, et se perd avec lui dans l'Océan.

Un jour, l'ardente flamme du soleil la transforme en un atome de vapeur, une parcelle de nuage bientôt poussée irrésistiblement par le vent du Sud vers les terres du Septentrion.

Là, le froid la saisit en pleine course aérienne et elle devient un de ces gracieux flocons de neige qui couvrent pendant de longs mois les régions circumpolaires.

Plus tard, après l'interminable nuit arctique, un pâle et furtif rayon la liquéfie à grand'peine et en fait un globule d'eau qui roule sur un glacier...

Mais l'âpre bise va souffler de nouveau, changer la perle liquide en un cristal et l'incorporer à la masse du glacier, qui lui-même retournera peu à peu vers l'Océan.

Cette nouvelle migration de la molécule qui, dans sa course incessante recherche encore la mer, ne s'accomplira qu'avec une extrême lenteur. Peut-être sera-t-elle captive des centaines, des milliers d'années.

Car le glacier qui, somme toute, n'est qu'un immense fleuve sans eau, gelé à fond, dans le lit duquel se meut un chaos de glaçons, descend si lentement vers les eaux profondes, qu'il conserve, du moins en apparence, l'immuable stabilité du roc. Il progresse pourtant, mais de quantités presque infinitésimales. Large de vingt, trente, et même quarante kilomètres, à son embouchure formée de monstrueux amas de glaçons, il chemine avec sa rigidité de pierre, jusque sous les eaux de la mer qui, de longtemps encore, ne l'entameront pas.

De densité moindre que cette eau, par conséquent plus légère, sa masse tend néanmoins à flotter. Mais telle est l'énergie de sa cohésion, et l'énormité de son volume, que la portion immergée résiste longtemps. Il faut la continuelle poussée des glaces d'amont pour allonger cette base, augmenter sa force d'émersion et provoquer une rupture.

Incapable de résister plus longtemps au formidable effort qui la sollicite de bas en haut, la glace sous-marine éclate et cesse de faire corps avec le glacier. De sourds grondements, analogues à ceux qui accompagnent les éruptions volcaniques, retentissent sous les eaux. Au loin, le fleuve de glace, disloqué jusqu'au plus profond de son lit, craque, détone, mugit.

Brusquement la mer bouillonne, s'enfle, monte, et du milieu des vagues surgissent des pans, des blocs, des collines de glace. Tout cela oscille, roule, se heurte dans un remous écumeux.

La houle chassée au loin s'épand en ras-de-marée...

Peu après le tumulte s'apaise, les blocs [10] prennent de la stabilité, puis s'abandonnent doucement à la dérive et gagnent lentement la haute mer.

Ce sont maintenant des icebergs, des monticules errants de glace douce qui s'en vont accomplir au loin le rôle que la grande loi de circulation assigne au glacier dans les régions polaires.


Vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis que le capitaine d'Ambrieux, obéissant à une implacable nécessité, avait, sans hésitation, mais non sans un cruel serrement de cœur, sacrifié son navire.

La flottille portant l'équipage, les chiens et les provisions, côtoyait, remorquée par la chaloupe, le bord méridional de la banquise.

Au Sud, et aussi loin que la vue peut s'étendre, s'enfle et moutonne la mer libre, couverte de glaces errantes qui dérivent dans la direction du détroit de Robeson.

Nul obstacle ne s'oppose, du moins présentement, à une tentative de retour vers des régions moins inclémentes, et cependant la flottille, au lieu de mettre le cap au Midi, semble s'obstiner à chercher une autre direction.

Il y a pourtant là-bas, à moins de soixante lieues, l'établissement du lieutenant Greely, Fort-Conger, où les marins de la défunte Gallia, trouveraient un excellent abri pour supporter les dernières rigueurs de l'hivernage. Et quand serait venue la saison chaude, ils pourraient tenter, avec succès, de rejoindre les postes danois, après s'être approvisionnés aux réserves du Fort.

Mais, qui a jamais parlé de retour?... Qui même a songé à la possibilité de battre en retraite?...

Personne à coup sûr. Puisque chacun, officiers et matelots, s'évertue à chercher un passage, une faille, une fissure, un rien, pour s'insinuer à tout hasard dans la banquise et remonter... oui, pardieu! remonter vers le Nord, et coûte que coûte!...

Eh! quoi... tenter la conquête du Pôle avec soixante jours de vivres, alors que l'hiver est à peine fini, et qu'une subite recrudescence de froid peut immobiliser, en plein enfer de glace, l'héroïque mais imprudent équipage.

Non seulement il y a pénurie de vivres, mais encore on manque de combustible, on n'a pour braver la rigueur de ces froids éventuels qu'une toile de tente.

Bien d'autres choses font encore défaut, et l'on pourrait ajouter à une longue liste une série d'et cœtera... ce qui, du reste, n'avancerait à rien et n'empêcherait pas la vaillante petite chaloupe de pointer audacieusement au nord-est, au-dessus de ce cap Northumberland, jadis entrevu par Lockwood.

Mais, dira-t-on, une pareille entreprise est insensée!... c'est un véritable suicide à échéance plus ou moins longue... c'est en un mot courir de gaîté de cœur au-devant de souffrances atroces, pour succomber infailliblement à une mort épouvantable.

Car, réussît-on même à atteindre le Pôle... et le retour?

Il paraît, comme prétendent les matelots, que le capitaine a son idée.

Sans cela, autant eût fallu accepter les propositions de l'Allemand et ne pas anéantir cette pauvre chère Gallia dont chacun porte le deuil dans son cœur.

La chaloupe marche toujours, traînant à la remorque son «train», sans que rien annonce une modification dans la configuration de la banquise.

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La chaloupe marche toujours, traînant à la remorque son «train»

Est-ce parce que la saison n'est point assez avancée, bien que la température −9° centigrades soit singulièrement élevée, à pareille époque et en tel lieu?

Mais, Lockwood a trouvé là, par un froid beaucoup plus intense, la mer libre s'étalant à perte de vue...

Il est d'ailleurs facile de constater que ce sont de jeunes glaces qui recouvrent les flots au bas des falaises. Elles n'ont guère que quarante centimètres d'épaisseur, sont très lisses et revêtues d'une légère couche de neige.

Donc il est présumable qu'elles sont de formation récente et datent seulement du dernier hiver.

Jeunes ou vieilles, épaisses ou non, elles n'en obstruent pas moins la route du Nord, en s'amorçant à un immense glacier, dont les masses chaotiques emplissent là-bas, à quinze ou vingt kilomètres, une faille colossale.

Ah! comme la défunte Gallia qui triompha si vaillamment du pack de la baie de Melville, eût fracassé ce mince revêtement, et pénétré d'emblée dans cette région mystérieuse, où le capitaine d'Ambrieux pressent la mer libre!

Toute frêle et toute petite, la nouvelle Gallia, qui jauge à peine dix tonneaux, doit attendre du hasard, ce maître aveugle et omnipotent, une assistance ou dangereuse, ou problématique.

... Mais que signifient ces grondements qui vibrent au loin dans la direction du glacier?... Quel est ce tonnerre sans éclairs et sans nuées?

Brusquement la mer s'agite et secoue la flottille. La glace, pressée de bas en haut, craque, se bombe, puis éclate, pendant que là-bas le tumulte va crescendo.

La houle augmente. Baleinières et chaloupe dansent éperdument, comme des bouchons, au grand effroi des chiens qui protestent par des hurlements lugubres.

Pendant un quart d'heure le bruit est tel, que les moins impressionnables parmi les matelots sentent peser sur eux une terrible menace d'anéantissement.

Et soudain la couche de glace disloquée, effondrée par une poussée irrésistible, s'abîme à proximité de la falaise, laissant complètement libre une rue d'eau large d'un kilomètre.

—Je savais bien que nous finirions par passer! crie une voix vibrante, celle du capitaine.

—Grâce à ce glacier trop engorgé, autant dire pléthorique, dit à son tour le docteur qui affectionne les métaphores professionnelles.

—Et qui dégorge dans la mer un joli chapelet d'icebergs, opine le second qui goûte la métaphore.

—En avant, et droit au Nord! reprend le commandant.

«Profitons de l'aubaine et gare aux écueils flottants!

«Fritz!...

—Capitaine? répond le mécanicien.

—La machine fonctionne à ton gré?

—A merveille, capitaine!

«C'est réglé comme un mouvement d'horlogerie... c'est propre... pas encombrant et ça n'use point de charbon.

«Je la connais depuis seulement vingt-quatre heures, et je réponds d'elle...

—Bon!...

«En douceur!...

«Timonier... veille à la barre.»

Suivie des embarcations qu'elle entraîne à la remorque, la chaloupe embouque le chenal, et s'avance en évitant avec autant d'adresse que de bonheur les icebergs libérateurs.

On est alors à la date du 28 mars. La latitude est d'environ 84° et la longitude de 40° à l'ouest de Paris.

Ainsi, le brave officier, loin de renoncer à son audacieux projet, dont le succès était si problématique alors que l'expédition était supérieurement outillée, s'en va intrépidement à son but, sans base d'opération, presque sans espoir de retour.

Qui sait du reste s'il ne vaut pas mieux qu'il en soit ainsi.

Qui sait si la proximité relative d'un navire abondamment pourvu, n'eût pas amolli parfois les courages et fait fléchir les résolutions.

Dans tous les cas, le souci de sa conservation eût immobilisé une partie notable de l'équipage et privé de l'appoint total des forces actives l'expédition proprement dite.

Tandis qu'en partant ainsi, pour ainsi dire en enfants perdus, sans un regard en arrière, même sans un regret, car les pusillanimes seuls récriminent contre le fait accompli, il y a encore possibilité de mater cette fortune qui sourit aux audacieux.

Quoi qu'il en soit, la flottille portant le capitaine d'Ambrieux et son équipage se trouve exactement à 6° du pôle, soit six cent soixante-six kilomètres, c'est-à-dire cent soixante-six lieues terrestres, plus une fraction.

Pareille distance à parcourir sur une de nos bonnes routes nationales, serait, pour un piéton ordinaire, l'affaire de quinze à seize jours.

Mais autre chose est de marcher jambes libres et bras ballants sur ces voies de communications, et se traîner là-bas à travers glaces, neiges, précipices, avec l'encombrant vademecum d'explorateur arctique.

Car il arrive parfois que l'on progresse, en une journée, de quelques centaines de mètres, trop heureux quand on n'est pas absolument immobilisé par des failles infranchissables, ou des éminences qui feraient reculer nos plus intrépides alpinistes...

Tel n'est pas cependant, du moins présentement, le cas des marins français, qui trouvent, chose étrange, une voie complètement libre d'obstacles.

Depuis une heure la chaloupe fend de son étrave les eaux très calmes d'un chenal traversant cette banquise maudite que les vaillants efforts n'ont pu couper avant l'hiver. Cette passe ouverte par la débâcle partielle du glacier, contourne des falaises jaunâtres qui, d'abord orientées vers le nord-est remontent franchement vers le nord.

Ces terres, se rattachant à celles qu'entrevit Lockwood, semblent se continuer fort loin, car, grâce à l'extrême pureté de l'atmosphère, le capitaine peut en reconnaître, à la lunette, les profils sinueux.

Illustration
Le capitaine peut en reconnaître les profils sinueux

—On dirait, ma foi, un continent, observe à demi-voix le docteur auquel le capitaine vient de passer l'instrument.

—Pourquoi pas! dit ce dernier.

«Qui sait!... peut-être un prolongement du Groenland.

—Il n'y a rien d'impossible à ce que la colonie de Sa Majesté Danoise s'étende jusqu'au pôle, ce qui serait un grand honneur pour ladite Majesté...

«Et un grand avantage pour nous.

—Comment cela, capitaine?

—Parce que si, après ces eaux libres où nous voguons si bien en ce moment, nous rencontrons une nouvelle banquise, nous pourrons poursuivre sur terre notre voyage en traîneau.

«Là, peu ou pas d'obstacles sur la neige qui facilite singulièrement le traînage des chiens.

«Quant aux hommes, ils apprendront à se servir des souliers à neige et marcheront comme de véritables trappeurs canadiens.

—Eh! quoi, capitaine, dit de sa voix tranquille Berchou, le second, vous craignez de trouver encore de nouvelles banquises!

—Il faut tout prévoir, même le pire... surtout le pire!

«Quoique, à vrai dire, cette appréhension ait contre elle des hypothèses que j'ai tout lieu de supposer admissibles.

—A la bonne heure! car, sans cela, nous serions jolis garçons, avec nos soixante jours de vivres!

—Si les eaux de l'extrême nord, sur lesquelles nous voguons actuellement, demeuraient libres de tout obstacle, nous atteindrions le pôle dans huit jours, mon ami.

—Oh! capitaine, ce serait trop beau!

«Malheureusement la saison n'est pas assez avancée... nous touchons encore à l'hiver... et nous allons subir une température épouvantable en nous rapprochant du pôle.

—Pardieu! mon cher, voici une erreur proférée de la meilleure foi du monde.

«Comme, Berchou, toi, un navigateur endurci, tu confonds le pôle géométrique de notre sphéroïde, avec son pôle, ou plutôt, ses pôles du froid.

«Voyons, rappelle-toi que l'étude approfondie des isothermes et certains faits géographiques, depuis longtemps observés, prouvent que le point le plus froid de notre hémisphère n'est pas le pôle proprement dit.

—C'est juste, capitaine, et j'oubliais que le pôle magnétique s'en écarte notablement, lui aussi.

—En conséquence, il y aurait, pour notre hémisphère, deux pôles du froid, placés, l'un en Sibérie l'autre en Amérique.

—Je me souviens, maintenant!

—Des physiciens ont même prétendu, au moyen de calculs plus ou moins ardus et plus ou moins probants, placer le premier, celui de l'Asie sibérienne, par 79° 30′ de latitude nord, et 120° de longitude est.

—Bigre! à neuf degrés et demi du pôle géométrique.

—L'autre, celui qui nous intéresse, se trouverait par 78° de latitude nord, 97° de longitude ouest.

—Ah! diable!... et nous l'avions déjà dépassé de six degrés, puisque nous sommes présentement par 84° de latitude, plus une fraction.

—C'est-à-dire d'une distance égale, à peu près à celle de Paris aux Pyrénées.

«Est-ce pour cela que nous trouvons une température un peu plus élevée?...

—Mais, alors, au pôle géométrique, il y aurait une différence de douze degrés!...

—Douze degrés, c'est énorme!

«Pourquoi, dans ce cas, la mer ne serait-elle pas dégagée de glaces comme au soixante-huitième parallèle...

«Pourquoi la température dépasserait-elle celle de Reikiawick, d'Uleaborg ou Arkhangel...

—Berchou s'emballe, interrompt le docteur doucement ironique.

—Un peu à froid! sans jeu de mot, toutefois, reprend le capitaine souriant à l'enthousiasme de son brave second.

—Laisse-moi t'expliquer, mon cher Berchou, que ces chiffres de 79° 30′ et 78° de latitude sont quelque peu arbitraires.

«Quoiqu'ils ne se confondent jamais entre eux, les deux pôles du froid sont bien loin d'être fixes.

«Ainsi, celui du plus grand froid oscille entre Yakoutsk et Nijni-Kolymsk, c'est-à-dire entre quinze degrés et demi de longitude, et environ huit de latitude.

«Il y a, tu le vois, de la marge.

«Il aurait donné les effroyables températures de −61° à −63°!

«Celui d'Amérique se trouve à peu près sur le milieu de la ligne imaginaire qui relie le pôle géométrique au pôle magnétique...

«Nares, Kane, Mac Clure et Greely ont hiverné sous une latitude se rapprochant de ce point. Ils ont observé les minima de −54°2, −53°9, −52°7 notablement inférieurs, tu le vois, à ceux du pôle asiatique.

—D'où vous concluez, capitaine?...

—Que, sans prétendre faire un Eldorado de cette étendue comprise entre les deux points les plus froids du globe, il y a tout lieu de penser qu'on trouve là des régions maritimes où sont peut-être les eaux libres, et où du moins le rayonnement n'exerce pas la même action de refroidissement que dans l'intérieur des terres.

—Mais, enfin, capitaine, ces eaux libres... Vous espérez bien les rencontrer... Sans cela...

—Nous ne serions pas ici, sur ce canal analogue à celui qui arrêta le traîneau de Lockwood par 30° centigrades au-dessous de zéro.

«D'autre part, souviens-toi que pendant notre hivernage la banquise a décrit un cercle immense qui nous porta jusqu'au quatre-vingt-sixième degré.

«Pour accomplir ce mouvement giratoire, il fallait qu'elle flottât sur les eaux libres, et cela par un froid de −45°!...

«Or, notre température est aujourd'hui de −9°!

«A fortiori nous devons trouver les alentours du pôle plus abordables que les environs même de notre lieu d'hivernage.

... Comme pour donner raison au capitaine, le thermomètre demeure stationnaire, le chenal reste ouvert, et sans la présence d'icebergs assez nombreux, la flottille pourrait s'avancer de toute la vitesse du moteur électrique.

La plus élémentaire prudence ordonne de modérer son allure, sous peine de provoquer une irréparable catastrophe, par le heurt des prolongements sous-marins des montagnes flottantes.

Cependant le mouvement de translation, bien que très lent, n'en produit pas moins, par sa continuité, une progression fort appréciable. A tel point qu'après trois jours de navigation, la latitude observée par le capitaine fut de 85°!

On était alors au 1er avril.

Ainsi, l'expédition française avait déjà dépassé d'un degré quarante minutes l'Anglais Markham qui s'arrêta, l'on s'en souvient, par 83° 20′ sur la mer Paléocrystique, et d'un degré trente-sept minutes, le lieutenant de Greely, Lockwood, qui dut rétrograder par 83° 23′.

Malgré la cruelle perte du navire, malgré les misères endurées jusqu'alors, et surtout malgré l'effrayante pénurie de vivres, tous, officiers et matelots, sont pleins d'espoir et de gaîté.

A l'exception pourtant de Guénic, le maître d'équipage que les théories du capitaine laissent tout rêveur.

Le vieux Breton est parti sans hésiter à la conquête du pôle Nord. Il a enduré jusqu'à présent fatigues, privations et intempéries sans un murmure. Il est prêt à tous les sacrifices possibles pour assurer le succès de l'expédition à laquelle il collabore de tout cœur, en franc matelot. Çà, c'est entendu, et on peut compter sur lui.

Mais une chose le taquine, l'agace, l'inquiète même. C'est de savoir maintenant qu'il y a, dans le voisinage, trois autres pôles, plus ou moins Nord... des contrefaçons du véritable, sans aucun doute.

Malar' D'oué!... comment se reconnaître, au milieu de ces quatre titulaires dont on ne sait pas au juste la position! D'autant plus que le compas bat la breloque, ou le Nord n'est plus au Nord, positivement.

A preuve que l'aiguille se tourne vers l'Est, et qu'il fait moins froid à mesure qu'on s'élève en latitude.

Sûr et certain que le capitaine doit avoir son idée... Mais là, franchement, y a-t'y pas de quoi galipoter la cervelle d'un honnête mathurin, fût-il Breton et maître d'équipage!

II

Complexité de la question polaire.—A travers les canaux.—Ni entièrement libre, ni tout à fait captive.—Douceur de la température.—Conquête d'un degré.—Par 84° 3′ Nord.—Ecueil par l'avant!—Abordage.—L'écueil est de chair et d'os.—Bataille contre une troupe de morses.—Péril imminent.—Plus de peur que de mal.—Capture.—Deux grands chefs.

S'il est au monde une question complexe, exigeant de ceux qu'elle intéresse une bonne dose d'éclectisme, c'est à coup sûr celle du pôle Nord.

Nulle n'a peut-être, en effet, soulevé autant de discussions, suscité autant d'héroïsmes, fait éclore autant d'hypothèses, et déconcerté autant d'esprits judicieux.

Tantôt à l'ordre du jour de l'actualité, tantôt reléguée dans le pandœmonium des choses démodées, tantôt réputée vaine, folle, absurde, et tantôt présentée comme résoluble à courte échéance, permettant tour à tour d'affirmer et de démentir le même fait, passionnante au point de faire des martyrs, s'imposant à des croyants, et rencontrant des sceptiques; vieille comme la navigation et à peine plus avancée qu'il y a un siècle; résistant opiniâtrement aux procédés de la science contemporaine, impénétrable aujourd'hui comme jadis, alors que notre planète n'a pour ainsi dire plus de secrets pour les explorateurs modernes, sa solution est peut-être à la merci d'un audacieux doublé d'un chançard!

Exemple: en 1608, Hudson, commandant le Hopewell, un frêle et tout petit navire de quatre-vingts tonneaux, monté par douze hommes et un mousse, atteint la latitude de 81° 30′ Nord.

Deux cent soixante-huit ans après, c'est-à-dire en 1876, le capitaine anglais sir Georges Nares, disposant de deux puissants navires à vapeur montés chacun par soixante hommes, s'arrête par 82° 20′, ne pouvant même pas dépasser d'un degré le vieil Hudson!

Cinq ans auparavant, l'Américain Hall avait mené le Polaris jusqu'à 82° 16′, c'est-à-dire à quatre minutes seulement de l'hivernage de l'Alert, un des navires de sir Georges Nares.

Nul pourtant, parmi les explorateurs arctiques, ne fut outillé comme ce dernier qui dut à l'énergie de son second, le capitaine Markham, de ne pas revenir bredouille. Au prix de grandes fatigues, Markham put s'élever en traîneau d'un degré, le point le plus éloigné qui ait été atteint jusqu'alors.

L'Angleterre tressaillit d'enthousiasme et considéra ce fait comme une victoire mémorable. Il n'y avait réellement pas de quoi.

Sir Georges Nares avait non seulement conquis un degré, mais encore il rapportait une théorie.

En 1860, le docteur Hayes—un Américain—avait fait sur un petit bateau de cent trente-trois tonneaux, une brillante expédition, complétée par une superbe course en traîneau.

Esprit très supérieur et peut-être un peu trop primesautier, Hayes au moyen de déductions ingénieuses, appuyées sur des expériences personnelles, avait affirmé catégoriquement l'hypothèse de la mer libre autour du pôle.

Le capitaine Nares ayant en somme échoué piteusement, arrêté par les glaces de la fameuse mer Paléocrystique, avait conclu, au moins prématurément, à l'impossibilité d'atteindre le pôle par le détroit de Smith. Comme la vertu dominante des Anglais n'est pas la modestie, sir Nares prétendait que la mer Paléocrystique, vieille de plusieurs siècles, vivrait encore des siècles, et affirmait qu'il n'y avait plus rien à tenter de ce côté.

Donc Hayes avait mal vu ou s'était trompé. Peut-être l'un et l'autre.

En conséquence la théorie de la mer libre fut absolument ruinée par celle de la mer captive; Hayes fut traité de rêveur, Nares triompha et avec lui John Bull, heureux de cet échec infligé au frère Jonathan.

Mais voilà: le frère Jonathan prit en 1882, 1883 et 1884 sa revanche en la personne du lieutenant Greely.

Ainsi qu'il a été dit, et comme il n'est pas oiseux de le répéter, car c'est là le joint de la question polaire, Greely ne retrouva rien des barrières séculaires auxquelles se heurta sir Georges Nares.

L'océan Paléocrystique n'existait plus, et en maint endroit les eaux libres sillonnaient les glaces qui n'avaient pas l'aspect rébarbatif que leur prêta le commandant anglais.

Donc si Nares avait eu raison subséquemment, Hayes n'avait pas eu tort quinze ans auparavant!...

Donc John Bull et Jonathan étaient dead-heat, la mer polaire pouvait être alternativement libre ou esclave, et la question demeurait stationnaire avec ses embûches, ses périls, ses caprices et sa déconcertante complexité.

Un peu de méthode et surtout l'entente des nations civilisées entre elles eût certainement amené depuis longtemps une solution qui est réservée peut-être à nos héros.

Et de fait si leur voyage se continue avec autant de rapidité, la conquête du pôle sera opérée à brève échéance.

Ce n'est pas à dire pour cela que leur vie soit une simple sinécure et qu'ils n'aient qu'à se laisser glisser, emportés par le moteur électrique. La translation de la flottille est au contraire une chose très compliquée, nécessitant une attention minutieuse, exigeant une vigilance de tous les instants et souvent des manœuvres de force excessivement dures.

Il faut éviter les icebergs, gros ou petits, et toujours nombreux, les éloigner avec des crocs et empêcher tout contact avec l'une ou l'autre embarcation. Les canaux généralement libres sont parfois tellement sinueux, qu'il est essentiel d'en rectifier les bords à la scie, à la hache et au couteau à glace. Il arrive aussi qu'après mainte fatigue la chaloupe vienne buter à un cul-de-sac. Si la voie ainsi interrompue est assez large, on vire sur place, sinon il faut creuser des docks, comme jadis quand la Gallia progressait à travers le chenal de la banquise.

Il y a ensuite sur la chaloupe un encombrement relatif. Dix-neuf hommes y sont empilés avec le matériel, quelques provisions et les objets les plus précieux. Bien que l'excellente embarcation n'ait pas de chaudières et de soute à charbon, la place n'en est pas moins parcimonieusement mesurée au vaillant équipage.

Le soir venu, la navigation est forcément interrompue. La flottille est amarrée bord à quai, c'est-à-dire à la glace de la rive. La tente est dressée, les hommes, officiers et matelots, absorbent une demi-ration; et s'inspirant du proverbe: «Qui dort dîne» tâchent de remplacer par un bon somme la ration ainsi diminuée. Ils s'insinuent dans les sacs en fourrures, tandis que les sentinelles attentives à l'invasion des ours ou des loups, font les cent pas, la carabine sous le bras. Les chiens se sont installés côte à côte, en boule, au milieu de la neige, après absorption de quelques bribes de poisson sec, et avec eux, Oûgiouk.

—Tout ça, c'est des roses, disent les baleiniers qui en ont vu bien d'autres, lors de leurs rudes campagnes à la poursuite des cétacés.

D'autant plus que la température, chose incroyable à pareille époque se maintient très douce, et ne descend pas au-dessous de −8° centigrades pendant la journée. Pendant la nuit, excessivement courte du reste, le thermomètre tombe à −12° ou −13°, mais seulement pour quelques heures, ce qui, en somme pour des explorateurs arctiques, est pour ainsi dire printanier.

N'était l'appréhension causée par la pénurie de vivres, on serait parfaitement heureux.

Le plus franchement épanoui de tout l'équipage, le seul qui pour le moment voit ses vœux comblés, c'est Constant Guignard, le Normand économe. L'expédition vient encore de gagner un degré, et le matelot ne peut cacher la joie qui illumine sa face camuse.

En vain ses deux inséparables, Farin dit Plume-au-Vent, et Dumas dit Tartarin, le blaguent, le premier avec sa faconde parisienne, le second avec son exubérance provençale.

Le gars normand répond en pinçant les lèvres que la bonne argent, c'est toujours la bonne argent, et que les degrés au-dessus du cercle polaire sont la plus belle de toutes les inventions.

On est au 5 avril, et la latitude est de 86° 3′ Nord.

Observation du soleil à midi, repas, puis mise en marche.

Les plus fins tireurs montent la garde depuis trois jours, épiant le passage d'un gibier dont la capture augmenterait l'approvisionnement général et empêcherait le rationnement du soir.

Le lieutenant, le docteur et le cuisinier Dumas en sont pour leurs frais. Pas le moindre quadrupède en vue. C'est à croire que la race des bœufs musqués, des rennes sauvages et des ours blancs est anéantie.

—Ouvrons l'œil quand même! observe le docteur qui espère toujours.

«Notre salut est peut-être sous forme de lingot cylindro-conique dans la culasse de nos armes.»

Et chacun ouvre l'œil à tribord comme à bâbord, négligeant peut-être un peu l'avant, ce qui est un tort. Mais on aperçoit, dans le lointain, un renard donnant la chasse à un lièvre et...

—Tonnerre! s'écrie d'une voix rauque le maître, Guénic, écueil par l'avant!...

—En arrière! commande aussitôt le capitaine qui n'a rien vu, bien qu'il se trouvât debout près de la barre, et l'œil fixé sur le chenal, à une encâblure de la chaloupe.

Avant que le mécanicien ait eu le temps, bien court cependant de faire agir le commutateur qui, dans les embarcations mues par l'électricité doit produire presque instantanément le changement de marche, l'avant de la chaloupe touchait.

La vitesse étant médiocre, le choc n'est pas très violent. Il suffit néanmoins à faire écrouler comme des capucins de carte, ceux qui sont debout ou en équilibre instable.

Une bordée de jurons patoisés dans tous nos idiomes nautiques s'échappe, et chacun se remet d'aplomb, très inquiet, s'attendant à couler.

L'étrave de la chaloupe n'a pas donné contre un corps dur et résistant comme une roche. Sans quoi la coque en tôle d'acier eût cédé et les rivets eussent sauté comme des chevilles en bois.

Non, l'objet heurté a une consistance demi-flasque, demi-rigide assez difficile à définir et qui intrigue plutôt qu'elle n'alarme les matelots, aussitôt rassurés quand ils voient que la chaloupe tient bon.

—Qu'ésaco?... l'écueil, demande M. Dumas qui s'est rudement affalé sur «sa barre d'arcasse».

En même temps un hurlement prolongé semble jaillir du fond des eaux, qui s'agitent rageusement et se teignent en ronge sur un espace de plusieurs mètres.

—Cré mâtin! s'écrie Guignard un animau féroce...

—Pécaïré!... une bestiole, rugit Dumas avec des gestes d'anthropophage... de la viande!...

—Vivadiou! renchérit un Basque, dix tonnes d'huile, de lard et de chair...

—Faut voir ça, ajoute Plume-au-Vent, curieux comme un vrai badaud parisien qui ne peut s'empêcher de rester béant devant un chien écrasé, un cheval abattu, un serin envolé.

Le Groenlandais Oûgiouk, l'œil émerillonné, la face dilatée par un vaste rictus, pousse une clameur retentissante, qui est l'exacte répétition de la première.

Un long hurlement d'une tonalité très basse, terminé par une sorte d'aboiement saccadé.

—Aoû... oû... oû... ack!...

—Mille carcasses de cachalot!... c'est la musique d'un morse, dit le baleinier basque Elimberri.

—Sûr! opine Guénic revenu de son émoi, en reconnaissant que l'écueil est de chair et d'os... un morse qui dormait à fleur d'eau et dont la sieste a été brusquement interrompue par le taille-mer en tôle d'acier.

—Même qu'y va y avoir du chambardement, si la bestiole n'est pas seule, observe Dumas en brandissant sa carabine.

De tous côtés, se fait entendre une musique barbare, expectorée par d'invisibles virtuoses.

—Y a quéque part une fuite de tuyau d'orgue, dit Plume-au-Vent, toujours en passe de goguenarder.

—Pare ton flingot, ouvre l'œil et fais une double clef à ta langue, failli perroquet, grogne le maître en s'armant d'une hache.»

A peine si trente secondes se sont écoulées depuis le choc et le cri d'angoisse poussé par le monstre mutilé.

De droite et de gauche, on avant comme en arrière du convoi, qui vient de stopper, l'eau bouillonne, et l'on voit apparaître une série de points noirs d'où s'échappent des reniflements bruyants, saccadés.

Puis, d'énormes têtes busquées, rébarbatives, ornées de moustaches longues et grosses comme des aiguilles à tricoter, surmontant une vaste gueule formidablement armée.

Deux crocs blancs et lisses, d'un ivoire solide comme de l'acier trempé, s'implantent dans le maxillaire supérieur, se prolongent de haut en bas sur une longueur de soixante-quinze à quatre-vingt-dix centimètres, relèvent un peu le mufle, pèsent sur la mâchoire inférieure, et donnent au masque du monstre arctique une expression stupide et féroce.

Ainsi placées, ces défenses servent aux morses à draguer le fond de la mer pour arracher les coquillages et les herbes. Elles leur servent également, aidées des nageoires pectorales, à se hisser sur les glaçons où ils s'endorment lourdement, vautrés côte à côte, comme de gigantesques pourceaux noirs. Ce sont aussi des armes redoutables dont ils se servent avec autant de force que d'adresse, contre leurs ennemis, et, dans leurs luttes entre congénères.

Très lourd à terre ou sur la glace, se traînant comme une limace colossale, la morse, l'aouak, comme l'appellent les Esquimaux, est, au milieu des eaux, d'une agilité prodigieuse.

Très brave, extrêmement vigoureux, acharné à la bataille, ne lâchant prise que mortellement blessé, c'est un adversaire particulièrement terrible pour quiconque a eu la malchance de l'arracher à sa quiétude d'animal polaire.

Les marins de la Gallia vont en faire bientôt l'expérience.

Attirés par l'appel désespéré de leur congénère, ils sont accourus inquiets et mugissants, se ruent dans l'eau vermillonnée à plus de vingt mètres, et rendus furieux par ces effluves de sang, se précipitent à l'abordage.

Leurs corps noirs trapus, longs de quatre ou cinq mètres, gros comme des barriques, s'agitent avec une vélocité singulière.

Ils sont une trentaine, tous sujets adultes, terriblement endentés, et pesant chacun, à première vue, plusieurs milliers de kilogrammes. Ils émergent jusqu'à mi-corps, battent rageusement l'eau de leurs robustes nageoires pectorales, et poussent tous ensemble leur cri.

Ce cri, très étrange quand il retentit sous les flots, est réellement effrayant, lorsqu'il est lancé avec sa tonalité exaspérée, par l'animal attaquant hors de son élément préféré.

Nulle description, nulle onomatopée, ne sauraient rendre cette rauque explosion de beuglements prolongés, que coupent brusquement des abois saccadés, auxquels succèdent des rugissements grondant sans cesse comme un tonnerre lointain.

Les matelots, en les voyant ainsi se ruer, les reçoivent par une salve qui, chose inconcevable, ne leur produit que très peu d'effet.

A peine effrayés par les détonations, insensibles en apparence aux projectiles qui leur arrivent en plein corps, ils cherchent à crocher de leurs défenses le bordage de la chaloupe, ou à le saisir entre leurs nageoires pectorales, terminées en une sorte de main grossièrement ébauchée.

—A la hache, sangdiou! crie de sa voix métallique le basque Elimberri.

«Abattez ces grappins d'enfer...

—Et toi, les autres, vocifère Guénic, t'as pas fini de fusiller ces cachalots en plein corps.

«Avec sa coque bordée de six pouces de lard...

«Brules-z'y la gueule, bon Dieu!... rognes-z'y les abatis.

«Va bien, Michel, mon fi!... dit-il au Basque qui vient d'amputer, d'un seul coup, l'épaule du plus audacieux.

—Et! toi, Guignard... t' laisse pas amurer.

«Dumas!... mon vieux... à l'aide!... c' pauvre Guignard...»

C'est la voix de Plume-au-Vent aux prises avec un morse qui vient, d'un coup de défense, d'ouvrir, de la hanche au genou le pantalon en fourrure du Normand.

Guignard a perdu l'équilibre, Plume-au-Vent a déchargé sans succès sa carabine... leur situation à tous deux est critique et le monstre ébranle déjà la chaloupe qui roule.

Dumas, sans se troubler une seconde, introduit simplement les deux canons de sa bonne carabine Dougall dans la gueule de l'assaillant, et presse coup sur coup les deux détentes.

Pan!... pan!...

—Eh! zou!... Tiens «doncque» gourmand!

Pardieu! il n'y a que ça de vrai.

Comme vient de le dire Guénic, ces bêtes cuirassées de vingt centimètres de lard sont presque invulnérables. Les balles se perdent au milieu de cette couche de graisse, ou la traversent d'un séton inoffensif. Il faut les frapper à l'œil, au mufle, ou comme l'a fait Dumas, tirer au beau milieu de la gueule grande ouverte.

Celui que le cuisinier vient d'accommoder si proprement, avale fumée, flamme et projectiles, tout. Il lâche prise, exécute en arrière une cabriole convulsive, renifle bruyamment, laisse échapper un flot d'écume rouge et coule à pic.

—Et autrement, Guignard, la doublure de ton pantalon, elle n'est pas endommagée? ajoute Dumas en rechargeant sa carabine.

—Guignard a pas écopé! répond aux lieu et place du Normand vert d'épouvante, Plume-au-Vent.

«Veinard pour la première fois, et moi comme toujours.

«Merci, Dumas!... La bébête était méchante.

—Eh!... pécaïré!... ils rappliquent.»

Les morses qui, jusqu'alors, ont simplement escarmouché, semblent se concerter en vue d'une attaque en masse.

Par bonheur, ils ont négligé les embarcations où se trouvent les chiens et les provisions. Excités par la présence des hommes, rendus furieux par les coups de feu, ils se sont acharnés contre la chaloupe défendue par l'équipage tout entier.

Ils reculent brusquement comme pour prendre du champ, se forment en un cercle régulier dont la chaloupe est le centre, puis s'avancent en manœuvrant avec un ensemble parfait. Ils vocifèrent de plus belle, font claquer leurs défenses, battent rageusement l'eau de leurs nageoires et s'approchent de plus en plus.

Le capitaine, inquiet des suites d'une agression combinée par des tacticiens aussi vaillants que redoutables, jette un coup d'œil sur son personnel qu'il voit parfaitement résolu et conservant un sang-froid magnifique.

Il recommande aux hommes de ne faire feu qu'à bout portant, et sitôt les carabines déchargées, de frapper de la hache.

Un vacarme de cris confus, de hurlements sauvages, d'ébrouements furieux couvre sa voix. Le cercle s'est rompu et transformé en un ovale très allongé, faisant face aux deux bords de la chaloupe.

Les morses, collés presque côte à côte, leur grosse tête moustachue émergeant seule, forment comme deux barricades mouvantes, flanquées de chevaux de frise, leurs défenses se heurtant bruyamment.

A bord, chacun se tait, attendant le choc imminent des brutes exaspérées.

Brusquement, les assaillants se dressent et sortent de l'eau jusqu'à mi-corps, projetant sur le bordage les deux crocs recourbés qui s'écartent en divergeant un peu. Quelques-uns manquent la paroi métallique qui grince et résonne. D'autres y vont de si bon cœur qu'ils fracassent avec un bruit sec les rudes appendices d'ivoire.

Sans se troubler devant la proximité de ces gueules béantes d'où sortent, avec de chaudes vapeurs des hurlements assourdissants, ni des regards féroces dardés par les gros yeux ronds bridés, luisants, les marins font feu à volonté, suivant leur inspiration.

Et rien de terrible et de grotesque à la fois, comme ces gueules gloutonnes qui se referment sur l'extrémité du tube de fer, puis se rouvrent convulsivement, après la détonation, en laissant échapper d'épais flocons de fumée... comme aussi, cette expression d'hébétement après cet effroyable choc interne qui, pourtant ne foudroye pas toujours la bête, tant ces grands mammifères possèdent de vitalité.

Il en est qui, à demi morts, la tête craquée comme un pot, ne lâchent pas prise, et se laissent pendre inerte, par leurs crocs passés au-dessus du bordage, au risque de faire chavirer la chaloupe qui roule affreusement.

Il faut, pour s'en débarrasser, briser avec le dos de la hache les défenses, qui éclatent en tirant des étincelles de l'acier.

La lutte est courte, mais effrayante. Les matelots, sentant qu'ils combattent pour leur existence, qu'il faut absolument vaincre ou mourir, déploient une vigueur surhumaine.

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La lutte est courte, mais effrayante

A deux reprises consécutives, et à moins de trois minutes d'intervalle, on put croire que la chaloupe allait être culbutée. Un dernier effort, une grêle de coups de hache débarrassent enfin la pauvre petite Gallia tiraillée des deux bords par les amphibies démoralisés.

Avec une soudaineté comparable seulement à celle de l'attaque, et comme s'ils étaient pris d'une inexplicable panique, les survivants du drame polaire abandonnent le combat, et plongent à pic au milieu des eaux rouges comme les dalles d'un abattoir.

Ils filent ainsi à une cinquantaine de mètres, reparaissent en soufflant rageusement, se retournent, beuglent à plein gosier, puis disparaissent complètement après cette vaine et inoffensive protestation.

Il n'y a, fort heureusement, personne de blessé grièvement. De-ci de-là, quelques écorchures, quelques contusions sans gravité.

Comme le fait observer plaisamment le Parisien, c'est le pantalon de Guignard qui est le plus avarié.

Malheureusement, ce combat décisif pour le salut de l'existence présente est stérile au point de vue des ressources à venir.

Il y a eu peut-être de tués quinze morses pesant ensemble cinquante mille kilogrammes. Mais tous ont coulé, à pic!...

Résultat: Néant pour la soute aux vivres!...

A moins que...

Quelle diable de manœuvre opère donc Oûgiouk, resté avec ses chiens dans le bateau plat. Le Groenlandais vocifère éperdument, cramponné à une ligne; le bateau oscille bord sur bord; les chiens, secoués rudement, hurlent à tue-tête.

Plus de doute, Oûgiouk appelle à l'aide.

L'extrémité du cordage disparaît dans l'eau, et on le voit distinctement monter et descendre par saccades.

Guénic se penche sur l'arrière, regarde attentivement dans la direction où s'agite le câble, et rit de son rire silencieux.

—Qu'y a-t-il, mon vieux? demande le capitaine.

—Pas bête, le gars esquimau, allez, capitaine.

«Pendant que nous nous battions pour notre sécurité, lui, le mâtin, pensait à son ventre...

—Tu crois alors?...

—Qu'il a harponné un morse, et que l'animal amphibie gigote au bout de la ligne...

«Preuve qu'il va montrer le bout de son nez pour respirer, et que Dumas va lui casser le museau.

«Pas vrai, mon camarade.

«A vos souhaits, maître Guénic, répond le Provençal, cherchant de l'œil l'organe annoncé.

«Té le voilà!...»

Avec une aisance qui ferait envie aux chasseurs canadiens, ces virtuoses du fusil, Dumas porte son arme à l'épaule, cherche pendant une seconde le guidon et presse la détente.

Un point noir vaguement aperçu à cinquante mètres au milieu d'une série de petites vagues circulaires, s'enfonce, pour ainsi dire sous la poussée de la balle, et Oûgiouk, de plus en plus affairé, laisse échapper un long hurlement de triomphe.

Le monstre, frappé à son endroit le plus sensible par l'infaillible tireur, a été foudroyé. Il s'abîme dans un grand remous et disparaît.

Mais le harpon, solidement fiché dans son flanc le maintient à une profondeur de vingt-cinq brasses, d'où il est bientôt hissé, à force de bras, sur la glace heureusement assez épaisse pour le porter.

L'Esquimau, très fier, procède à la curée, se gonfle de bas morceaux qu'il dispute aux chiens, puis tend à Dumas, pour le remercier, sa patte ruisselante de graisse et ajoute dans son baragouin:

—Oûgiouk est un grand chef et il avait faim.

—Pécaïré! moi aussi, je suis un grand chef, répond l'illustre homonyme du grand Tartarin, et je vais faire la cuisine.

III

Vers la mystérieuse Polynnie.—Signes de printemps.—Les oiseaux arctiques font leur apparition.—Soupe au lait!—Par 87° de latitude Nord!—Quelques nuages dans un beau ciel.—Fâcheux pronostics.—En quête d'un abri.—Le halo.—Tempête.—Vent du Sud, vent de glace.—Pourquoi les oiseaux remontaient vers le Nord.—Bloqués sous la neige.—Reprise de l'hiver.—Froids terribles.—Après quatre heures d'angoisses.—La mer gelée à l'horizon.

Contre toute présomption, contre toute vraisemblance, la température qui logiquement devrait être de −25 à −30° à cette époque de l'année se maintient invariablement à −10 et −12°.

Les baleiniers, subissant des froids incomparablement moins vifs qu'à la mer de Baffin, s'étonnent de cette clémence inusitée des éléments, et prétendent qu'on a singulièrement exagéré les difficultés de l'accès du pôle.

Quelques-uns ont lu pendant l'hivernage différentes relations de voyages hyperboréens que leur intelligence primitive a peu ou mal digérées. Prenant les hypothèses pour la réalité, ils ne sont pas loin d'admettre l'existence de cette mystérieuse Polynnie, l'Eldorado arctique toujours rêvé, mais jamais entrevu par les plus audacieux.

Pourquoi pas, après tout. A mesure que le chapelet d'embarcations se dirige vers le Nord, l'horizon maritime s'élargit de plus en plus.

D'abord enserrés entre les glaces fixes rencontrées par 84° et 85°, les canaux vont grandissant et prennent les dimensions de véritable fleuves. Ils sont invariablement orientés vers le Nord-Est, et, phénomène assez extraordinaire, semblent avoir du courant.

Les terres se profilent toujours au Nord-Est, avec les hautes falaises couvertes de glaces bleuâtres qui, parfois, se détachent avec fracas, et viennent flotter sur les eaux libres.

Puisque les routes liquides restent praticables et que leur courant, quelque faible qu'il soit, paraît porter vers le pôle, puisque les icebergs deviennent plus rares, et que la mer s'étale maintenant à perte de vue, couverte seulement de plaques de glace salée, n'y a-t-il pas lieu d'admettre là-bas, la probabilité d'une région plus tempérée.

En outre, l'atmosphère, jusqu'à présent morose et déserte, s'est peuplée, depuis vingt-quatre heures. De grands vols d'eiders et de canards venant du Sud, passent à tire-d'aile en remontant vers le pôle. Des mouettes viennent folâtrer jusque dans le sillage de la flottille.

Les bruants des neiges, les linots et les canuts s'abattent par troupes innombrables autour de la tente et cherchent familièrement, sur la glace, les miettes du repas absorbé avant et après la halte nocturne, puis s'élancent vers l'Eden mystérieux, après avoir charmé les voyageurs de leur aimable gazouillis.

La présence de ces gracieux habitants de l'air évoluant tous du Sud au Nord, comme s'ils subissaient, eux aussi, la fascination qui attire le vaillant équipage, n'est-elle pas encore une preuve, non seulement d'un printemps hâtif, mais encore de l'existence d'un lieu où ils peuvent vivre à l'abri des froids mortels.

Dumas seul regarde de travers la troupe d'oisillons. Massacreur comme un vrai Nemord provençal pour qui tout fait nombre, il regrette de ne pas avoir un fusil de chasse et quelques cartouches de cendrée.

—Ces bestioles, ils seraient divines en brochette, avec un peu de gros sel et de poivre...

«Des ortolans, mon bon... de vrais ortolans, dit-il à Plume-au-Vent qui mord d'excellent appétit un morceau de langue de morse.

—Monsieur Dumas, répond ce dernier à son ami, laissez les roses aux rosiers, comme dit la chanson, et par conséquent ces mignonnes bêtes si heureuses de vivre.

—Mais, mon çer ami, pense donque!... une brochette!...

—Monsieur Dumas, vous me rappelez l'ogre flairant la chair fraîche.

—Ah! Parisien!... mon bon!... ce que j'en dis et ce que j'en pense, c'est pour tout un chacun de l'équipage.

—Monsieur Dumas, nous proclamons vos mérites et nous professons la reconnaissance de l'estomac.

«Vous êtes un grand artiste! et votre soupe au lait d'hier était, comme qui dirait une vraie crème.

«Mais encore une fois, laissons vivre les aimables messagers du printemps, et boulottons de l'animau féroce, comme dit mon matelot Constant Guignard.»

Le Parisien vient de dire: Une soupe au lait! Comment, et grâce a quel procédé? Le lait par 86° de latitude Nord étant une substance rare.

Ce tour de force fut exécuté de la façon la plus simple. Le morse harponné par Oûgiouk était une femelle. Dumas avisa ses mamelles gonflées de lait, les détacha fort habilement, et en versa le contenu dans deux seaux contenant chacun dix litres.

Il confectionna ensuite une soupe monumentale à laquelle il incorpora, à défaut de pain frais, une bonne dose de biscuit, et le docteur qui s'y connaît, déclara que c'était parfaitement délectable.

Puis, la majeure partie de l'énorme animal fut arrimée en prévision des disettes futures, ce qui ne contribua pas peu à rasséréner l'équipage et à lui faire voir l'avenir comme à travers un prisme.

Et c'est ainsi que, chose absolument invraisemblable, on atteignit au 7 avril le quatre-vingt-septième parallèle Nord.

Le pôle n'est plus qu'à trois cent trente-trois kilomètres!...

Quatre-vingt-six lieues terrestre!...

Il n'y a pas à dire: le docteur Hayes avait seul raison contre tous. Une fois franchies, les formidables barrières qui défendent l'approche des eaux de l'extrême Nord, on doit trouver la mer libre.

La preuve c'est qu'on avance lentement, mais sûrement vers le but si ardemment poursuivi.

Ainsi, l'allégresse est-elle générale, à bord de la chaloupe où, malgré l'encombrement et une promiscuité souvent bien gênante, on trouve un certain confort très relatif d'ailleurs, mais dont furent privés maints explorateurs des régions hyperboréennes.

Pensez donc, la température est tout juste assez basse pour permettre l'usage des fourrures. La manœuvre des embarcations nécessite un exercice modéré, suffisant à chasser l'ennui qui résulterait d'une oisiveté forcée, le moteur électrique fonctionne à merveille, sans fumée, sans escarbilles, sans odeur de graisse!...

—Une vraie machinerie de passagers de première classe à bord des transatlantiques, observe Guénic en mastiquant son éternel paquet de tabac.

«Avec ça que la route se tire... se tire... que c'est une bénédiction.

Cependant le capitaine semble soucieux. Il examine attentivement le Nord, d'où montent de petits cumulus, tout serrés, tout blancs, de véritables balles de coton, comme disent les marins. Son regard se tourne ensuite vers le Sud, où se forment de longs filaments blancs, déliés, qui s'étalent très vite et embrument l'horizon. Ces derniers, appelés nuages du vent, sont des cirrhus, dont l'apparition précède généralement les bourrasques.

Le capitaine consulte le baromètre pour la dixième fois au moins depuis deux heures et s'aperçoit que la baisse constatée à ce moment s'accentue encore.

Là-bas, au Nord, les cumulus semblent immobiles. Mais au Sud, les cirrhus grandissent, montent, s'épaisissent à vue d'œil.

Le vent du Nord est généralement tempéré. Celui du Sud qui, depuis le cap Farewell, court sur près de trois mille kilomètres de glace, est plus âpre et plus dur. C'est la bise d'hiver, celle qui apporte les frimas dont elle s'imprègne sur le désert d'icebergs et d'icefields, cimente les banquises, obstrue les rues d'eau, et roule des averses de neige.

Le capitaine se demande avec inquiétude lequel de ces deux grands courants atmosphériques va prédominer.

Dans tous les cas, cette prédominance ne saurait s'établir sans une lutte à laquelle il importe de soustraire au plus vite la flottille.

Qu'elle vienne d'ailleurs du Midi ou du Septentrion, la tempête, annoncée par la dépression barométrique et l'apparition des cirrhus, ne saurait manquer d'être fatale au «chapelet».

Donc, il faut au plus vite chercher un abri.

C'est alors que l'officier s'applaudit d'avoir résisté à l'idée de piquer droit au Pôle, et prudemment obliqué, depuis la veille, au Nord-Nord-Est, à six milles environ des côtes.

La flottille se trouverait alors en pleine mer, plus rapprochée peut-être d'un demi-degré de l'axe terrestre, mais exposée aux coups de la tempête, et au choc des glaçons en dérive.

Il fit en conséquence changer de direction et mettre le cap sur la falaise. Très étonnés, les matelots obéissent sans la moindre observation, et se disant aparté que le capitaine a son idée, sans quoi il ne serait pas le capitaine. Du reste, dans la marine, on n'a pas l'habitude de raisonner. Une consigne, quelle qu'elle soit, s'exécute sans discussion.

Suivie de son train, la chaloupe dont le mécanicien accélère l'allure, franchit en deux heures la distance qui la sépare de l'abrupt rivage, malgré le courant qui la prend par le travers, et les glaces planes en dérive.

Comme la mer est libre jusqu'au pied de l'escarpement, le capitaine peut choisir un endroit à sa convenance, et fait stopper enfin dans une anse minuscule, à peu près défendue contre le vent du Sud, mais non contre les lames venues du large.

Désespérant de se maintenir à flot, il donne l'ordre de haler au plus vite les bateaux sur les glaçons obstruant l'embouchure d'un ruisseau qui pénètre dans la mer par cette cassure de la falaise.

La manœuvre est rondement opérée par les hommes tirant côte à côte à la bricole avec les chiens, et les quatre embarcations, bien calées par les glaçons, se trouvent momentanément à l'abri des intempéries.

Il est grand temps. C'est à peine si trois heures se sont écoulées depuis le changement de cap, et déjà les cirrhus, après avoir comme repoussé les cumulus, couvrent le ciel entier.

Une brise aigre, piquante cingle les flots, les fait moutonner et entre-choque, avec un bruit croissant, les floebergs qu'elle amène on ne sait d'où.

Les matelots, enfin édifiés par la présence d'un halo gigantesque circonscrivant le soleil, s'empressent de monter la tente et de la pourvoir des effets du campement. Ils sentent maintenant que le temps presse, et que la tempête arctique, dont les signes avant-coureurs à peine reconnaissables leur ont d'abord échappé, va se ruer sur eux.

Par surcroît de précaution, les baleinières et le bateau plat sont retournés la quille en l'air, la chaloupe est abattue sur le flanc et recouverte avec la voilure et les prélarts.

De cette façon, rien ou peu de chose à craindre de la neige et des rafales.

Enfin, tout est paré. Les provisions sont en sûreté. Sous la tente solidement étayée, le ménage est fait. C'est-à-dire la batterie de cuisine installée, les sacs en fourrure symétriquement rangés, et, à défaut d'autre combustible, une lampe à alcool est allumée.

Très ingénieusement agencées, ces lampes sont susceptibles de fournir presque instantanément une chaleur très considérable. De forme cylindrique, elles se présentent sous l'aspect d'une boîte métallique d'environ trente centimètres de diamètre, sur autant de hauteur. A la base, le réservoir à alcool d'où sortent les mèches par cinq becs coiffés d'un obturateur, pour empêcher la volatilisation du liquide quand l'appareil ne fonctionne pas. La boîte, percée latéralement d'ouvertures circulaires pour le tirage, contient, en outre, trois segments concentriques, d'égale dimension, s'allongeant comme les tubes d'une lorgnette et se maintenant debout au moyen de crochets spéciaux.

Ces trois segments donnent à la lampe une hauteur totale de quatre-vingt-dix centimètres, et en font une sorte de calorifère servant à la cuisine et au chauffage du lieu où il est allumé.

C'est l'ustensile par excellence des voyageurs polaires auxquels il rend les plus grands services, soit qu'il s'agisse de fondre instantanément la glace ou la neige pour le thé, la soupe ou le café, de cuire les aliments, et de rendre à peu près supportable l'atmosphère si inclémente aux hivernants.

... Ce n'est plus seulement le baromètre qui descend, depuis que le vent souffle du Sud. Le thermomètre, immobile depuis une semaine, subit une brusque dégringolade et pour «son coup d'essai», comme le fait observer Guénic, tombe à −20° en moins de deux heures.

—Espère un peu, et attends venir demain, et j' te promets, à tous ceux qui craint les engelures, un froid à enrhumer les phoques.

—Pauv' petites bêtes! gémit Plume-au-Vent apitoyé.

—Qui ça?... les phoques...

—Non pas, maître Guénic.

«Votre réflexion me fait songer à ces amours d'oiseaux qui nous faisaient fête si gentiment hier, et qui s'abattaient autour de nous qu'on aurait dit ceux des Tuileries ou du Luxembourg.

«Cette maudite neige va les tuer!

—A preuve, interrompt Dumas qu'il aurait mieux valu en faire des brôçettes.

—Cannibale, va!

«Tu ne peux pas me comprendre... j'aime les bêtes, quoi!...

—Et moi doncque! s'écrie le Provençal avec son large rire qui découvre une vraie denture d'ogre.

«Je les aime peut-être plusse que toi!

«Seulement, je les aime avec mon estomac... c'est affaire de goût et de sentiment.

—Voyons, Parisien, t'apitoye pas trop sur les moignots qu'a son instinct, qui les pousse, reprend Guénic.

—C'est justement que pour une fois, cet instinct les a fichus dedans!

«Ils ont cru à la fin de l'hiver et se sont patinés là-bas...

«C'est comme qui dirait chez nous une fausse arrivée d'hirondelles.

—Tout de même, riposte le maître avec une sorte de commisération affectueuse, c'est rudement bête un homme de la machine!

«On voit bien que t'as jamais évu celui de te paumoyer par grand frais sur un marchepied de perroquet...

«Enfin, suffit!

—Comprends pas, maître Guénic!

—Mais, failli mangeur d'escarbilles, songe donc un peu que de ce côté-ci de la terre, le Nord, ça n'est plus censément le Nord par rapport au froid.

«Le pôle du froid est tantôt à neuf degrés derrière nous, preuve que l'hiver se trouve au Midi, comme ça se pratique chez les gens de l'hémisphère austral.

«T'as saisi?

—Heu!... dame!... c'est que vraiment...

—Laisse aller, t'es pire qu'un calfat!

«D'ousque viennent les oiseaux?... du Midi ousqu'il fait un froid d'ours blanc...

«Ousqu'ils vont? au Nord!... ousque la température est plus douce...

«Donc leur instinct, loin de les avoir trompés, les a avertis qu'y fallait virer.

—Ça pourrait bien être vrai tout de même ce que vous dites là!

«Il est seulement regrettable que nous ne puissions en faire autant.»

... La nuit est venue, et les marins, abrités sous la tente, s'ingénient à caser en ses lieu et place chaque objet, en vue d'un séjour qui pourra se prolonger peut-être plus qu'on ne l'avait supposé tout d'abord.

Et ce n'est pas une petite besogne, croyez-le bien, que l'arrimage des provisions, des effets de rechange, des armes, des sacs fourrés où les marins s'entonnent trois par trois. L'espace est parcimonieusement mesuré, et, quand tout est rangé, on s'aperçoit qu'il n'y a plus de place pour les hommes. A moins de s'accroupir en tailleurs, sur les sacs qui forment un siège excellent.

Au milieu, entre les deux rangées de sacs-lits-divans-tapis, trône devant la lampe sur laquelle frissonne un plat embaumant l'huile de morse, maître Dumas, préparant le souper.

L'éclairage laisse fortement à désirer. Dans la première hâte, le temps a manqué pour l'installation d'un appareil électrique. Force est de se contenter de la lueur blafarde de la lampe.

Le maître coq, ayant besoin d'un supplément de calorique, une seconde lampe est allumée. On n'y voit pas beaucoup plus clair, mais la température s'élève notablement.

Les deux sentinelles préposées à la garde des embarcations viennent d'être relevées. Les pauvres diables rentrent blancs de givre et raides comme des bâtons. Le thermomètre extérieur marque −26°!

Au dehors, le vent du Sud fait rage et la neige commence à tomber. Les glaçons se heurtent avec fracas et la mer déferle rudement sur la falaise.

De temps en temps on perçoit le hurlement étranglé d'un loup ou le cri rauque d'un ours en quête. Les damnées bêtes, toujours en proie à la fringale, ont éventé le campement, et viennent déjà rôder autour des baleinières renversées sur le pemmican et le biscuit de réserve.

Il faut littéralement leur roussir la moustache à coups de carabine pour les faire déguerpir.

La neige couvre bientôt la toile de tente et empêche la déperdition de chaleur. Mais la présence de dix-sept hommes—abstraction faite de deux sentinelles—entassés sur cet étroit espace, vicie promptement l'atmosphère et la rend presque irrespirable. Il faut ventiler, c'est-à-dire soulever de temps en temps un pan de la tente pour laisser pénétrer, sous peine d'asphyxie, l'air pur du dehors.

Où est le grand carré si vaste, si commode, si parfaitement imperméable de la pauvre Gallia! Où est le fanal électrique, le calorifère, les agents chimiques absorbant l'humidité, les hamacs si chauds, et tant de bonnes choses que l'absence fait plus regretter encore!

Après dîner, il fallut nécessairement improviser un luminaire, tant pour faciliter l'entrée et la sortie des sentinelles, que pour repousser les attaques des fauves.

Une boîte à conserve, un demi-litre d'huile de morse bien dégelée sur la lampe à alcool, une mèche tirée des torons d'un bout de filin, et en voilà assez pour y voir à peu près clair. L'appareil, très primitif, est croché à un bout de fil de cuivre et hissé au sommet de la tente.

C'est alors qu'on peut se rendre compte de l'opacité de l'atmosphère. Il y a, sous le retiro de toile, une telle quantité de vapeur d'eau, que les hommes s'aperçoivent à peine, comme des ombres se mouvant dans le plus épais brouillard.

La veilleuse clignote et fait l'effet de la lune entourée d'un halo. Les parois intérieures de la tente, trempées comme par la pluie, laissent suinter une bruine qui se condense en une croûte de givre.

Chacun ayant fait sa toilette de nuit, c'est-à-dire remplacé par des bas bien secs, ceux que la transpiration a mouillés, s'insinue dans les sacs. On est trois dans le même lit, ce qui ne veut pas dire qu'on soit mieux pour cela.

On s'arrange néanmoins pour dormir sans trop s'écraser mutuellement. Le sommeil vient quand même, avec ses cauchemars, ses visions arctiques, ses alertes incessantes.

Le froid augmente toujours comme aussi le vent qui gronde avec un bruit formidable.

A minuit, Guignard qui monte la garde avec Plume-au-Vent, rentre à moitié gelé en disant:

—Mâtin de chien!... j' sens pus mon nez!

—Poseur, va! riposte le Parisien.

«Tu voudrais me faire croire qu'il t'en reste assez pour attraper une gelure!

«Tiens! pardieu!... c'est ma foi vrai!...

«Le fragment blanchit... qu'on dirait une amande ou une graine de potiron.

—Attrape à me le frotter avec une poignée de neige, reprend Constant Guignard, très fier de savoir qu'il est encore pourvu d'un rudiment d'organe.»

La circulation enfin rétablie, Plume-au-Vent, avant de s'insinuer avec son matelot dans le sac où Dumas se prélasse tout seul et ronfle comme un bienheureux, s'en va éveiller Guénic et Le Guern qui doivent prendre la garde.

Mais le gars normand, transi comme un glaçon, claquant des dents, titubant, ahuri de ce brusque passage d'un froid noir à une température suffocante, s'empêtre dans un sac, pique une tête et vint s'affaler à plat ventre sur la face du Maître et celle de Le Guern.

Le vieux Breton, dont la vertu dominante n'est certes pas la patience, s'éveille furieux à ce contact brutal.

—Que le tonnerre de Dieu chambarde le mauvais hale-bouline qui m'arrive...

—C'est mé, maît' Guénic, rapport qu'il faut prendre le quart.

—Eh ben! qué que tu f...iches, failli gabier de poulaine, de saborder comme ça la coque à ton ancien.

—Faites excuse, maît' Guénic, j'avais le nez gelé.

—Bougre d'imbécile! et c'est ça qui t'empêche de voir clair?

«Allons, amarre ta langue au taquet, et houst! au hamac.»

Le lendemain matin le vent soufflait en tempête. La neige ne tombait plus, et le thermomètre marquait −30°!

Au loin, sur la terre à perte de vue, s'étendait une couche blanche épaisse, de quarante centimètres, qui se confondait avec l'horizon. Sur la mer, des glaçons de toute forme, de toute provenance, poudrés uniformément de neige, s'entre-choquaient, sous la poussée de l'ouragan avec un bruit confus, assourdissant.

Les rues d'eau vive, naguère vastes comme des fleuves, se resserraient au point de se transformer en simples chenaux, dont les berges devenaient de plus en plus anfractueuses, déchiquetées, sous l'apport des floebergs venus du large, et soudés par le froid.

L'océan, jadis presque libre, s'encombrait d'heure en heure de monticules blancs qui semblaient venir à l'assaut de la falaise, et devoir intercepter toute communication avec la haute mer.

En un mot, c'était le dur hiver arctique revenu, après quelques jours d'une absence inattendue, prématurée jusqu'à l'invraisemblance.

Plus d'essaims joyeux d'oiseaux migrateurs, plus d'ébats de phoques évoluant en folâtrant sous le soleil précoce, mais des hordes affamées de loups et d'ours, errant le ventre vide après l'hivernal sommeil.

... Ainsi s'écoulèrent les 8, 9, 10 et 11 avril, sans que cette effroyable tempête s'apaisât un seul instant, sans que les hommes, tapis anxieux sous leur précaire abri de toile, pussent sortir autrement qu'à quatre pattes, sous peine d'être renversés ou projetés au loin.

Nul doute que sans la présence de la neige amoncelée en talus, puis pressée contre la paroi opposée à l'ouragan, de façon à l'enfouir, la tente eût été balayé comme un fétu, et les ressources dernières de l'expédition éparpillées de tous côtés.

Parmi les appareils scientifiques dont le capitaine avait jadis approvisionné son navire avec une minutieuse prévoyance, se trouvait un anémomètre enregistreur, conservé à bord de la chaloupe à cause de son petit volume, un véritable jouet qui amusait comme de grands enfants, les matelots.

Il fut mis en place sur le devant de la tente et surveillé comme le thermomètre, par des hommes de service. Un moyen de rompre l'angoissante monotonie de ces heures maudites.

Le 8 et le 9, la vitesse du vent atteignit quatre-vingt-seize kilomètres à l'heure, et grandit le 10, au point que l'instrument enregistra la somme énorme de cent dix-huit kilomètres!

Pendant ces deux derniers jours, le ciel resta parfaitement clair, la neige ayant cessé de tomber au bout de vingt-quatre heures.

Le 10, le ciel se couvrit de petits nuages filant à toute vitesse, et une aurore boréale d'une splendeur inouïe, presque terrifiante, flamboya dans le crépuscule qui, à pareil lieu et à cette époque, est la nuit.

Illustration
Une aurore boréale flamboya dans le crépuscule

L'apparition du météore précéda de vingt-quatre heures la fin de l'ouragan. Elle concorda avec une hausse barométrique assez accentuée, mais, par contre, le thermomètre baissa encore. Le 11, à six heures du matin, il était à −32°.

Le 12, à midi, il ne s'éleva pas au-dessus de −29°, et l'on constata que la mer, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, était captive sous les glaces.

Cette journée fut, avec celle du 13, employée à déblayer les embarcations et à remettre en état toutes choses, comme si la navigation allait être reprise.

Seulement, les baleinières et le bateau plat, qui jadis transportaient les traîneaux, furent dressées et solidement amarrées sur ces mêmes traîneaux.

Quant à la chaloupe, elle fut pourvue d'une fausse quille, s'appuyant sur des arcs-boutants latéraux, fixés eux-mêmes à deux semelles de bois parallèles et imitant assez bien les patins sur lesquels glissent les traîneaux.

On sait ce que signifient de tels préparatifs.

Les hommes, au lieu d'être portés par leur matériel, devront le traîner derrière eux, au prix de quelles fatigues, et par quels chemins!

Au lieu de fendre en conquérants les flots de mers inconnues, ils haleront à la bricole, côte à côte avec les chiens, et devenus bêtes de somme eux-mêmes...

Et pourtant, devant cette mer gelée à perte de vue, devant ce formidable encombrement de glaçons de toute forme, de toute grosseur, les marins près de partir à la recherche des eaux vives, n'ont pas un mot, pas un geste d'hésitation, bien que la vue du sinistre désert polaire, soit capable, à elle seule, de faire reculer les intrépides.

Mais le chef aimé, qui toujours paye vaillamment de sa personne, a commandé: «En avant!... c'est pour la patrie!...»

Tous ont répété d'une seule voix: «En avant!... Vive la France.»

IV

A propos des traîneaux.—Remorquage par les hommes ou par les chiens.—Avantages et inconvénients.—Costume de travail.—Le Parisien se compare à un hanneton englué dans du goudron.—Traction mixte.—Hommes et chiens attelés simultanément.—Et la chaloupe?—Départ des numéros 1, 2 et 3.—Comment on se sert d'une ancre à jet.—«Qui veut aller loin ménage sa monture.»

Pendant les longues heures de l'hivernage, le capitaine et les membres de l'état-major avaient étudié, avec une sérieuse attention, les procédés les plus favorables à l'exploration de l'extrême Nord.

Ayant lu tout ce qui a été écrit à ce sujet par ses devanciers, notamment par Kane, Hayes, Mac-Clintock, Nares, Hall, Payer, Greely, pour ne citer que les plus récents, d'Ambrieux avait admis comme eux que le traîneau est l'organe essentiel, indispensable.

Mais, n'étant pas un homme à idées préconçues, comme le docteur Hayes et le commandant Nares et professant l'opinion du juste milieu émise par Greely, il avait songé dès le début à modifier l'application du principe universellement reconnu.

Tout d'abord, il devait chercher à gagner le pôle avec son navire. N'y réussissant pas, il hivernerait le plus près possible de l'axe terrestre, et sitôt la saison propice au traînage arrivée, il pousserait des pointes audacieuses dans cette direction.

Mais, fort de l'expérience si chèrement acquise par les lieutenants de Greely, Lockwood et le docteur Pavy, qui se trouvèrent arrêtés par les eaux vives, d'Ambrieux s'était dit, et c'était là le côté réellement original et pratique de son idée: il faut joindre le traînage à la navigation; pour cela, emmenons traîneaux et bateaux.

Quand nous trouverons les eaux vives, les embarcations du navire transporteront les traîneaux avec les hommes et les chiens. Et inversement, quand nous serons arrêtés par les glaces, on chargera, sur les traîneaux, les baleinières avec les provisions que les hommes et les chiens, devenus moteurs à leur tour, haleront à force de corps.

C'était là sans doute un énorme surcroît de poids mort, mais le capitaine, disposant d'un personnel robuste et vaillant, ne désespérait pas, bien au contraire, du succès.

Malheureusement la maladie groenlandaise avait creusé des vides nombreux dans les rangs de la meute, et les chiens sont, comme on le sait déjà, d'une utilité réellement absolue.

Quelques explorateurs ont cependant préconisé le remorquage au moyen de l'homme exclusivement, et cela dans le but d'éviter les risques d'accidents imprévus. Il est certain que l'intelligence humaine peut, dans nombre de cas, obvier à maint ou maint inconvénient, aider à la réparation de maint et maint dommage. Mais, d'autre part, le prodigieux instinct des chiens sur la glace est un facteur d'une telle importance, qu'il compense et au delà tout ce que peut produire l'ingéniosité de l'homme. Et cela sans compter la vigueur musculaire comme aussi l'endurance à la fatigue des intrépides animaux.

Car il faut savoir qu'un chien traînera toujours un fardeau sensiblement plus lourd que l'homme et cheminera aussi plus vite.

Ainsi, un traîneau remorqué par un nombre d'hommes quelconque, mettons six, parcourra avec des peines infinies huit à dix milles marins, c'est-à-dire de quatorze kilomètres et demi, à dix-huit environ. Encore la glace devra-t-elle être autant que possible exempte d'aspérités, de cristaux aigus et de dépressions remplies de neige pulvérulente dans laquelle on enfonce jusqu'à mi-corps.

Tandis que les chiens, attelés en nombre égal, pourront traîner un poids supérieur, et faire, sur une glace même mauvaise, de quinze à seize milles, soit de vingt-huit à trente kilomètres.

En outre, les hommes n'arrivent pas exténués au campement, ce qui permet d'allonger jusqu'à la limite du possible la durée de la marche.

Il va de soi qu'avec des attelages composés mi-partie d'hommes et de chiens, on gagne sur le premier cas, mais on perd sur le second. Cependant, la fatigue est infiniment moindre qu'avec le remorquage par l'homme seul, car les chiens ont toujours une tendance à vouloir dépasser l'homme dont la présence les excite. Ils sont francs du collier, et laissent à peine tirer leurs compagnons à deux pieds, dont l'intervention est surtout utile devant les obstacles ou dans les mauvais pas.

L'impossibilité dans laquelle se trouvait le capitaine de renouveler sa meute l'aurait décidé à adopter ce dernier procédé, quand bien même il n'eût pas été forcé de sacrifier son navire dans les circonstances douloureuses que l'on sait.

Privé désormais de son lieu d'hivernage, n'ayant plus de vivres que pour deux mois, réduit aux embarcations pour tout matériel, obligé de pointer en avant, sans espoir de retour, il devait forcer les étapes sous peine de périr infailliblement de faim.

On a vu comment la première partie de ce plan si sage s'était accomplie avec un bonheur exceptionnel, puisque l'officier français avait pu parcourir en bateau, sans fatigue et sans perte de temps, trois degrés et demi, près de quatre cents kilomètres en dix jours.

La tempête, le retour du froid, la mer gelée, l'interruption momentanée du voyage par eau, tout cela n'était que de simples incidents sur lesquels, ou plutôt avec lesquels il avait compté.

Maintenant, on allait cheminer à pied en remorquant péniblement le lourd matériel, jusqu'au jour où une débâcle se produisant, il serait possible de restituer les engins de navigation à leur élément naturel.

La question de subsistance était résolue pour un certain temps, grâce à la capture du morse qui permettait d'alimenter quinze jours de plus la colonne entière, hommes et chiens, et d'économiser l'alcool en lui substituant de temps en temps l'huile.

Donc les deux mois de vivres du départ se trouvaient par le fait intacts. En admettant que pendant soixante jours, les eaux vives, chose totalement invraisemblable, ne réapparaîtraient pas, on pouvait tabler sur une moyenne de douze milles par marche, on arrivait au total de treize cents kilomètres, plus une fraction.

On serait alors en plein été, avec la débâcle. Les embarcations rendues à leur destination, et approvisionnées par la chasse et la pêche, on verrait à se rapatrier.

Avant de donner le signal du départ, le capitaine fit endosser à ses hommes le costume de marche, différent du costume de nuit, en ce qu'il est plus léger, de façon à permettre l'évaporation du corps, sans quoi l'homme, astreint à un exercice violent, se trouverait dans un bain de sueur, et glacé à la première halte.

Que ce qualificatif de: plus léger ne fasse pas croire, cependant, que cet habillement soit comparable à ceux dont se couvrent, pendant les hivers les plus froids, les habitants des zones tempérées.

La nomenclature seule des pièces qui le composent nous ferait transpirer, sous notre latitude parisienne de 48° 50′.

D'abord, un épais gilet de flanelle, puis une ou deux chemises de laine selon la température et l'impressionnabilité de l'homme au froid, un long gilet de tricot ou jersey doublé de flanelle, plus une bonne casaque de laine, un ou deux caleçons, un solide pantalon de laine, deux paires de bas montant jusqu'au genou, et pour chaussure, des bottes norwégiennes en toile à voile doublées de flanelle et semelées de feutre, avec une tige assez large pour permettre d'y introduire le pantalon. Pour coiffure, une toque à oreillettes, et un capuchon ou bachelick avec une muserolle mobile qui peut être abaissée devant la bouche et le nez. Les mains sont protégées par une première paire de gants, recouvertes, quand le froid est très intense, par les mouffles en loutre de mer, montant jusqu'aux coudes.

Les bottes groenlandaises sont réservées pour la nuit ou le temps de dégel. De même les pelisses fourrées en peau d'élan qui servent pour monter la garde ou toute autre occupation exigeant peu de travail musculaire.

Enfin, ce costume est complété par un surtout en toile à voile quand la neige tombe. C'est le meilleur tissu pour la repousser et l'empêcher de se coller aux effets de laine.

On s'imaginerait volontiers que l'homme ainsi accoutré est presque incapable de mouvement, et que le moindre effort va le faire fondre en eau.

Telle paraît être l'opinion des marins qui, échauffés préalablement par ce rude labeur d arrimage, exécuté avec une hâte fiévreuse, se trouvent lourds comme des phoques et se blaguent avec un entrain indiquant un état moral excellent.

Le docteur costumé à l'avenant, car chacun, quel que soit son grade, va s'atteler comme un simple mortel, entend les objections et riposte:

—Mais, sacrés mathurins, réfléchissez donc à la température de 30° au-dessous de zéro, qui, tout à l'heure, vous mordra d'autant plus que vous ne serez plus abrités par la falaise.

«Vous savez pourtant que le moindre souffle d'air suffit à rendre presque insupportable un froid qui n'a rien d'excessif.

—Faites excuse, monsieur le docteur, répond le Parisien qui s'en va les bras en anse de cruche, les jambes en manches de veste et en exagérant encore son attitude grotesque, mais je me sens si empoté, là-dessous, que je m'imagine être un gros hanneton englué dans une baille de goudron.

—Va toujours, failli bavard, et surveille ton nez!

—Merci du conseil, monsieur le docteur, mais je crois, sauf vot' respect, que mon nez et son heureux propriétaire se trouvent présentement acclimatés au point de ne plus rien craindre.

«Un peu plus, je me sentirais en veine de travailler en bras de chemise et de haler à moi tout seul un traîneau!

—Et surtout, ménage tes forces, car tu en auras besoin plus tard.

—Merci encore, monsieur le docteur, mais il me semble qu'après un si long repos, elles ont encore augmenté si c'est possible et que, d'autre part, je supporte le froid comme un véritable Esquimau!

—Allons, tant mieux!... quoique rationnellement la vigueur et l'aptitude à supporter le froid...

Un commandement proféré d'une voix forte lui coupe la parole.

—En haut le monde! s'écrie, comme à bord, le maître d'équipage.

—J'allais dire une bêtise, en apprenant à ce garçon que vigueur et résistance au froid diminuent au lieu d'augmenter à la longue.

«Ce brave Guénic vient de me l'épargner.»

Officiers et matelots se groupent autour du maître et du capitaine qui viennent de conférer depuis quelques minutes.

Guénic, sur un signe de son chef, transmet d'une voix rauque, son organe de commandement, l'ordre de service communiqué par l'officier.

Cet ordre comprend la désignation des traîneaux par numéro d'ordre et celle des hommes qui doivent être attachés—sans jeu de mot—à chacun d'eux.

Le traîneau numéro 1 comprend un officier, le second, Berchou, six hommes et huit chiens.

Les hommes sont: Oûgiouk, marchant le premier en tête, comme pilote des glaces, puis Guénic Trégastel, Le Guern, Jean Itourria, Michel Elimberri, Elisée Pontac.

En tout, sept hommes, plus huit chiens.

Le numéro 2 comprend Vasseur, lieutenant, Constant Guignard, Courapied dit Marche-à-Terre, Julien Montbartier, Chéri Bédarrides, Isidore Castelnau, Nick dit Bigorneau.

Sept hommes, aussi, avec huit chiens.

Le numéro 3, infiniment plus léger, est commandé par le docteur, avec Plume-au-Vent et Dumas comme auxiliaires, plus quatre chiens.

Chaque homme, à l'appel de son nom, rallie son traîneau qui se trouve placé, d'après son numéro d'ordre, sur une ligne, l'avant tourné vers le pôle. Officiers et matelots fraternellement mêlés, passent la bricole sur leur épaule, à côté des chiens qui se crispent sur leurs pattes, tout heureux de partir.

Tout est paré. On n'attend plus qu'un signal.

Mais, à propos, et la chaloupe! Malgré son volume, le vaisseau amiral, comme le dénomment parfois les marins, est en arrière de la ligne des traîneaux. Tout seul, dans une sorte d'isolement mystérieux. Trois hommes seulement sont à bord: le capitaine et les deux mécaniciens, Fritz Hermann et Justin Henriot.

Bien d'aplomb sur ses patins de bois, le gracieux bâtiment paraît ne plus attendre que son personnel de remorque. Mais où est-il, ce personnel, et quel sera-t-il? Le capitaine pense-t-il, quand les traîneaux auront parcouru une certaine distance, à faire revenir les équipes et à les atteler à la chaloupe pour faire progresser celle-ci d'une égale quantité? Mais une manœuvre ainsi compliquée aurait pour résultat de faire doubler aux hommes et aux bêtes l'étape, et leur occasionnerait une fatigue écrasante, susceptible de briser, à courte échéance, leur vigueur et leur énergie.

Du reste, il semble impossible, à priori, que l'effort combiné des vingt hommes et des vingt chiens puisse même déplacer une telle masse.

Les matelots restent songeurs devant cette énigme, et naturellement n'en trouvent pas la solution.

Baste! après tout, pourquoi se galipoter la cervelle. Qui vivra verra...

Est-ce que le capitaine n'a pas son idée! A quoi lui servirait, sans cela, d'être capitaine.

Tout ce qu'on sait, pour l'instant, c'est que la barre du gouvernail a été retirée, comme aussi l'hélice de bronze, avant que la gracieuse petite Gallia ait été ainsi capelée sur cette espèce de charrette, et transformée, elle si fine, si coquette, en une sorte de patachon d'eau salée, qu'un matelot ne la reconnaîtrait plus.

Enfin, de sa voix vibrante, le capitaine vient de proférer le sacramentel: En avant!

—Hisse là!... garçons! commande à son tour le second Berchou, en se cambrant sur la bricole dans laquelle est passée son épaule.

Oûgiouk fait claquer son fouet, anime ses chiens d'une vibration de la langue contre le palais et donne un solide coup d'épaule.

Bêtes et gens tirent à l'envi, et le lourd fardeau se déplace avec une facilité qui arrache aux derniers un cri de triomphe.

Illustration
Bêtes et gens tirent à l'envi

—Ma Doué!... Vivadiou!... Nom d'un d'là!...

Bretons, Basques et Normands trouvent la chose toute simple, presque amusante, et allongent le pas, au point que Berchou doit les modérer.

Le second traîneau s'ébranle aussi lestement et suit le premier, à distance réglementaire, puis le bateau plat que traînent le docteur, Dumas le Parisien et ses chiens savants!

Les hommes des deux premiers traîneaux, toujours excités par la curiosité, tournent la tête, croyant voir la chaloupe démarrer à son tour.

Pourquoi pas, après tout. Du moment qu'elle marche bien dans l'eau sans chaudière et sans charbon, avec une «machinerie» toujours en pression, toujours parée à faire tourner le tourne-broche!

Y a de si drôles de choses, dans le monde d'à présent, des inventions si tellement pas ordinaires, qu'y a de quoi déralinguer l'entendement d'un franc matelot, vieux de la cale ou gabier de beaupré.

La chaloupe, avec ses trois hommes à bord, demeure comme figée sur les bômes transformées en patins par le charpentier Jean Itourria.

Seulement, le bateau qui glisse, remorqué par le docteur et ses deux compagnons, file une amarre dont l'extrémité est fixée à l'avant de la chaloupe.

—Par exemple! c'est un peu plus fort que de jouer au bouchon avec des pièces de six liards dans la neige!

—Quoi?

—Dirait-on pas qu'à eux trois et leurs quatre cabots, y vont remorquer l'amiral.

—C'est pas faute que j'aie bourlingué sur terre et sur mer pour voir des choses... des choses que la tête vous en claque et que la couenne vous en fume, dit un sceptique.

«Foi de matelot, je voudrais être témoin de ça!

—Des lascars de ce poil-là!

—Le Parisien qu'est de Paris!...

—Dumas qu'est moko!...

—Les chiens qu'est savants!...

—Le docteur qu'est pus malin à lui tout seul que tous les gradés à cinq ou six galons de la sirugerie de l'Etat...

—Eh! cape de Diou!... s'écrie un Basque, est-ce que tu ne vois pas, les hommes qu'ils s'en vont simplement mouiller une ancre à jet [11].

—C'est pardieu! vrai.»

L'amarre filée par le bateau mesure environ une encâblure, soit à peu près deux cents mètres. Donc l'avant de l'Amiral est à pareille distance de l'arrière du bateau.

Dumas et le Parisien qui ont leurs instructions s'arrêtent, soulèvent un solide grappin croché à l'extrémité de l'amarre, engagent ses pattes dans un trou de glace et disent au docteur.

—C'est paré.

Celui-ci porte à sa bouche un sifflet de corne et en tire un son aigu. Sage précaution, car la peau de ses lèvres resterait collée à un sifflet métallique.

A ce signal, le câble, couché dans la neige comme un ver gigantesque, frissonne, s'allonge, se tend sous l'effort d'une traction énergique.

Il tient bon, cependant, comme aussi le grappin d'acier.

Et soudain, la chaloupe glissant d'un mouvement très doux, sans heurts, sans à-coups, s'approche à vue d'œil en se halant sur l'amarre qui s'enroule sans bruit sur un treuil.

C'est tout simple!... et cependant, les hommes, enthousiasmés à la vue de cette jolie manœuvre, lancent un hourra! prolongé.

Cinq minutes à peine ont suffi à opérer cette traction qui fait progresser la chaloupe de deux cents mètres et à l'approcher bord à bord du bateau.

L'essai est concluant et la réussite assurée.

La petite Gallia, malgré son poids et son volume, suivra les autres traîneaux et ne sera pas un «impedimentum» qu'il aurait fallu abandonner dès la première heure.

Après un mot de félicitation échangé entre le docteur et le capitaine, Dumas et le Parisien dégagent le grappin et le chargent à l'arrière du bateau.

Ce dernier se remet en marche en filant toujours son câble, puis arrivé au bout de la touée, s'arrête de nouveau. Le grappin est engagé dans un trou que le docteur creuse avec le couteau à glace.

Puis derechef la chaloupe se met en marche et ainsi de suite, progressant toujours d'encâblure en encâblure, c'est-à-dire de deux cents en deux cents mètres.

Les autres traîneaux, le numéro 1 et le numéro 2 ont pris de l'avance, naturellement. Mais pas autant qu'on le pourrait croire tout d'abord.

Vingt minutes viennent de s'écouler, et ils ont parcouru environ un kilomètre, ce qui est une allure un peu trop rapide, surtout au début. Une halte est ordonnée, car les hommes soufflent déjà.

La chaloupe, elle, forcée de s'arrêter pendant le transport de l'ancre à jet, n'a progressé que de quatre cents mètres ainsi que le bateau dont les haltes concordent avec les siennes.

Mais le docteur, Dumas et le Parisien, bien que chargés d'un surcroît de besogne, sont aussi frais qu'au départ grâce à la fréquence de ces haltes réparatrices.

C'est là un enseignement dont il faudra tenir compte afin d'éviter la courbature si fréquente au commencement des marches sur la glace.

En conséquence, de nouveaux ordres seront donnés à la grande halte, afin que chacun puisse se pénétrer de la vérité de ce dicton ainsi formulé ou à peu près par la sagesse des nations:

«Qui veut aller loin ménage sa monture.»

V

Le mercure encore gelé!—Imprudence.—Tourment de la soif.—Ingestion de neige.—Fureur du second.—L'existence d'un cuisinier polaire.—Préparation du dîner.—La halte.—«Un pot trop guetté ne bout jamais.»—Mélanges incohérents.—Au pays des rêves.—Sous la tente.—Réveil.—Maux de gorge.—Ophtalmies légères.—Encore les lunettes vertes.—A 87° 30′ du pôle.

Le traînage avait commencé le 12 avril, par 87° de latitude Nord, et 22° 20′ de longitude Ouest.

Cette première journée s'écoula sans encombre, mais non sans fatigue. Les marins qui le matin eussent volontiers halé au trot, étaient, le soir, absolument harassés.

Encore la glace resta-t-elle constamment plane et à peu près dépourvue d'aspérités ou de protubérances. Disposition qui facilita beaucoup le noviciat des hommes et le rendit infiniment moins dur.

La distance parcourue fut exactement de douze kilomètres. Résultat pouvant sembler précaire à des gens pressés d'arriver et qui ont en perspective le spectre de la famine, mais encore honorable pour des débutants.

La chaloupe s'est merveilleusement comportée, son moteur électrique est parfait. La transformation d'une partie du mécanisme, très intelligemment opérée par Fritz en quelques heures ne l'a aucunement dérangé. De ce côté tout va bien.

Par exemple, le capitaine et ses deux auxiliaires demeurés tout le temps à bord, ont passé une journée bien rude. L'immobilité relative à laquelle ils restèrent astreints, leur a rendu encore plus sensible l'âpre morsure du froid. A ce point qu'à plusieurs reprises ils sentirent au visage, notamment au nez, des commencements de congélation.

Ce poste, qui exige peu ou point d'activité musculaire, est d'autant plus pénible à garder, que la température s'est encore abaissée. La brise vient du Sud et le thermomètre est à −33° pendant le jour.

Pendant le crépuscule figurant la nuit du 12 au 13, le mercure a gelé!

L'hiver arctique a trop souvent, hélas! de ces retours inattendus, de ces traîtrises cruelles.

La moyenne parcourue est encore de six milles: onze kilomètres et une petite fraction.

La glace devient inégale, raboteuse, difficile pour le traînage. Les chiens tirent la langue, halètent comme par les temps chauds et boivent avidement l'eau fournie par le digesteur.

Les hommes souffrent de la soif, et moins réservés que les chiens, se hasardent furtivement, malgré de formelles défenses à manger de la neige.

Pour la première fois, Berchou, le second, se met réellement en colère et menace de sévir.

Sévir!... de quelle façon?... Quelle pénalité imposer à ces braves dont la vaillance ne recule devant aucun sacrifice.

En somme, des héros de modestie et d'abnégation que ne rebutent ni les corvées, ni les fatigues, ni les souffrances, mais inconscients comme de grands enfants.

Berchou s'y est mal pris. Il vaut mieux les raisonner, essayer de leur démontrer que non seulement il y a péril à s'abreuver ainsi, mais encore que le remède est pire que le mal.

Les pauvres altérés en conviennent volontiers, mais telles sont les tortures causées par cette soif atroce, qu'ils restent insensibles à toute considération.

Le soir, les imprudents, qui n'ont pas su vaincre cette redoutable défaillance, paient un moment d'oubli par des inflammations douloureuses de la gorge, des gencives et de la base de la langue.

—Ma Doué!... ma Doué!... grogne un Breton, c'est comme si que je m'aurais entonné dans le gargousier une pleine bolée de verre pilé.

—Eh! vivadioux! renchérit un Basque, il me semble avaler de la braise allumée.

—Et moi! gémit douloureusement Guignard, c'que ça me flambe au fond du panneau de la soute à biscuit!

—T'en as pas encore assez, tas de sacrés hale-boulines, s'écrie Guénic furieux.

«Comment! t'es pas pus raisonnable que ça!... des hommes d'élite censément, et qu'est pas fichu de résister à l'envie de licher ta saloperie de neige...

«Mais vois donc les chiens!... Vois donc le sauvage!...

«T'es moins raisonnable qu'eusses!...

«Et puis, enfin, c'est la consigne!... chose sacrée pour des matelots...

«Ben oui!... c'que t'as l'air de t'en f...iche, de la consigne, crée bordée de cordonniers!

La tente enfin dressée sur la glace pendant cette admonestation que Guénic prolongea notablement, les traîneaux partiellement déchargés, les sacs installés, le docteur passa une visite attentive et formula son impression par cette phrase réaliste:

—Bougres d'animaux!...

«Alors, c'est entendu... vous avez envie de vous faire claquer!

«Vous ne serez pas contents avant d'avoir empoigné le scorbut.

Le scorbut! les pauvres diables ne peuvent s'empêcher de frémir à ce mot redouté du marin.

—Heureusement, ajoute le docteur, qu'il y a encore du remède.

«Mais, si vous tenez à votre peau, ne recommencez pas.

«Et puis, enfin, vous n'avez pas le droit d'être malades... du moins par votre faute!

«N'oubliez pas que vous vous devez les uns aux autres, et que la conservation de tous tient peut-être à la vie ou à la santé d'un seul.

Il continue mentalement:

—Assez prêché pour l'instant, et en avant la caisse aux drogues.

Il avise Dumas qui passe au trot, portant deux seaux en toile pleins de neige.

—Eh! camarade!

—Présent! monsieur le dôtur, répond de sa voix retentissante le Provençal frais et gaillard à miracle.

—Ça va toujours, vous?

—A merveille, monsieur!... et vous êtes bien bon.

—Vous avez du mal, pourtant.

—Ah! baste!... de l'occupation, oui bien...

«Et le travail il tient chaud.»

Ce que le brave cuisinier, toujours content de son sort, appelle euphémiquement «de l'occupation» est tout simplement un véritable métier de galérien.

Le capitaine a déjà voulu que les fonctions si rudes et si essentielles de cuisinier fussent remplies à tour de rôle toutes les vingt-quatre heures. Mais Dumas s'est formellement refusé à rendre son tablier, alléguant que la cuisine «il était» sa santé, son bonheur, sa gloire, sa vie. Qu'il avait été engagé comme matelot cuisinier, et qu'il resterait cuisinier, tant qu'il aurait assez de force pour soulever une casserole. Et que, enfin, il était le seul capable de faire manger convenablement l'état-major et les camarades.

Dumas était donc resté préposé au fourneau professionnel qui, dans l'espèce, est une vaste lampe à esprit-de-vin.

Ce matin, il s'est levé une heure avant les autres. Il se couchera une heure après eux et aura travaillé pendant la journée autant que le plus robuste.

En ce moment, il attend patiemment que le digesteur lui fournisse de l'eau de neige pour préparer le thé qui servira de boisson pendant le dîner. Une partie de cette eau sera employée à la cuisson du lard et du pemmican.

Dumas est toujours couvert de son vêtement de travail.

Les camarades ont déjà changé et se trouvent au sec. Le docteur a examiné les mains et surtout les pieds enfin retirés de dessous l'amas de laine et de feutre qui les fait ressembler à des pattes d'éléphant.

Il y a, de-ci de-là, quelques points attaqués de gelure et plus ou moins excoriés. La circulation est rétablie par une friction à la neige, et le bobo pansé à la glycérine. On enfile des bas secs, et par-dessus, les bottes esquimaudes.

Les bas et les bottes en toile, qui ont servi pendant la marche, sont bientôt, ainsi que les pantalons, raides comme de la tôle.

Tout cela est mis à sécher tant bien que mal, plutôt mal que bien dans la tente, à l'exception toutefois des bas, que chaque homme introduit dans son sac à dormir, afin que la chaleur du corps les conserve à peu près souples.

C'est tout un drame pour arriver à sortir du surtout en toile à voile qui a pris la rigidité du bois. Il faut se mettre à trois pour extraire après une pantomime risible pour qui en est témoin, l'homme de cette armure glacée.

—Vrai, foi de matelot! c'est pus pire que de dépiauter un phoque gelé.

Cependant le cuisinier évolue toujours, surveillant le digesteur, cassant du pemmican à coups de hache, ou sciant du lard comme si c'était du bois.

—Est-ce que l'eau bout? demande un Breton.

—Le bère est-il chaud? ajoute comme variante un Normand.

Et tous l'œil anxieusement, amoureusement, aussi, fixée sur le vase qui commence à frissonner, attendent le premier bouillon.

—Té! vè!... répond sentencieusement Dumas, ne regardez pas la marmite, ça l'empêche de bouillir; paraphrasant ainsi le vieux dicton qui prétend «qu'un pot trop guetté ne bout jamais».

Chacun s'en va grelottant se réentonner dans les sacs en attendant le moment psychologique.

Enfin, l'odorante infusion embaume le réduit obscurci par la fumée des pipes et les vapeurs exhalées des corps et des appareils culinaires. Le lard est cuit. Oh! très vaguement. Le pemmican aussi. Cela fume, et se refroidit très vite. Tellement vite que pour ne pas avoir bientôt à l'état de glaçons les deux plats de fondation, chacun est forcé d'incorporer à son thé bouillant l'un et l'autre aliment.

Jugez de la consistance et de la saveur barbare d'un tel mélange.

Les hommes quittent leur lit, s'accroupissent tout frissonnants, tirent leur cuillère de corne, opèrent la translation de la mixture du plat à leur bouche, avalent avec une grimace, ceux-là du moins dont la gorge est inflammée par les ingestions de neige, et attendent la ration de spiritueux qu'on va siroter tout à l'heure en fumant.

Enfin cet aliment bizarre, mais singulièrement réconfortant, est en puissance de digestion.

Alors seulement, l'infatigable Dumas, qui a rangé tout son attirail et fait son fourbi, requiert l'assistance d'un camarade pour l'aider à sortir de son vêtement de travail.

Son matelot Plume-au-Vent s'arrache du nid moelleux où il se pelotonne près de Constant Guignard, et essaye, mais en vain, de séparer Dumas de son surtout accroché à son cou comme une cangue.

—Allons, houst! Guignard, mets dehors ce qui te reste de nez et viens souquer avec moi.

Guignard prête le secours de ses deux bras, et le cuisinier peut enfin, après une lutte homérique, pendant laquelle résonne son large rire, s'allonger à son tour près de ses deux amis.

Les pipes sont allumées derechef, on cause, et l'on absorbe la ration hélas! parcimonieusement versée de spiritueux.

C'est le moment le plus gai de la journée. Malgré sa fatigue et les souffrances que lui font endurer ses pieds endoloris et sa gorge congestionnée, le pauvre tireur de traîneau trouve encore un moment de joyeuse humeur.

La conversation se généralise au milieu d'un nuage opaque, et l'on se reconnaît seulement à la voix. On parle un peu de tout: de l'expédition, naturellement, du pays, de la vieille France, où les cerisiers vont bientôt fleurir, du beau soleil d'avril...

Le Parisien dit qu'il y a des primeurs à Paris, et Dumas rappelle que tout ça vient de son pays, la belle et chaude Provence.

Puis, par une juste association d'idées, sans doute aussi par contraste, on parle des régions intertropicales...

Et ces pauvres matelots gelés, perclus, criblés d'engelures, enfouis sous des fourrures hérissées de glaçons, grelottants comme si toute source de chaleur se trouvait tarie sous ce ciel de fer, ont des visions radieuses de fleurs, de verdures, de soleil flamboyant sur des palmistes ou des manguiers!... Insectes et oiseaux semblent se lutiner en folâtrant dans les bandes lumineuses qui filtrent à travers les opaques feuillages des grands arbres toujours verts... Les hommes, à demi nus, s'étalent nonchalamment à l'ombre, sucent une orange, pèlent une banane ou grignotent une mangue... La brise du large amène une fraîcheur exquise, et les rois de cet Eden fleuri s'endorment sous l'enivrement des fleurs dont les effluves grisent comme le plus capiteux des breuvages.

Le rêve est chatoyant mais court. Les lourdes bottes des hommes de quart qui font les cent pas sur la glace résonnent et craquent sur la neige. La féerique vision de l'éternel printemps s'évanouit, pour faire place à la farouche réalité: l'enfer de glace.

Au loin, le vent mugit en se brisant sur les crêtes des hummocks aperçus au moment de la halte. L'interminable banc de glace oscille par instants et fait entendre ses bruits continuels d'une énervante multiplicité. La vapeur d'eau contenue sous la tente se résout en une fine averse de neige qui poudre à frimas les visages vaguement entrevus, au ras du sol, et émergeant des sacs, comme des têtes de décapités.

Les sentinelles rentrent un moment, étendent sur les sept lits allongés pied à pied toutes les fourrures disponibles et retournent à leur faction.

Enfin, le sommeil abaisse toutes ces paupières endolories par l'implacable rayonnement de la neige, les corps courbaturés s'immobilisent. La petite troupe est enfin endormie.

Il est neuf heures du soir.

S'il n'y a pas d'alerte causée par l'invasion des loups ou des ours, si le vent n'arrache pas les pieux de la tente, plantés en pleine glace, si la neige n'aplatit pas la toile sur le nez des dormeurs, ce repos dure jusqu'à sept heures.

D'heure en heure les sentinelles se relèvent autant que possible sans bruit. Celles dont la faction se termine à six heures éveillent une heure avant tout le monde le malheureux cuisinier.

A pareil moment il fait généralement une température abominable. Esclave du devoir, maître Dumas s'arrache aux fourrures sous lesquelles il dormait de si bon cœur, s'étire, jure, grogne—il faudrait plus que de l'abnégation pour demeurer calme en pareille circonstance,—et allume son sempiternel fourneau.

Une bonne chaleur se répand sous la tente, au bas de laquelle a été élevé un rempart de neige destiné à empêcher la déperdition de ce calorique béni, puis les dormeurs se pelotonnent et se tassent avec cette espèce de hâte qui pressent les dernières minutes de farniente, semble vouloir les savourer mieux et plus vite...

En attendant que l'appareil en tôle, désigné sous le nom de digesteur, ait liquéfié la neige dont il est bourré, Dumas fait tomber avec une pelle de bois les cristaux de glace dont la tente s'est couverte intérieurement pendant la nuit.

Le capitaine, sorti sans bruit dès l'aube, vient de rentrer après avoir consulté le thermomètre, le baromètre et reconnu la direction et l'intensité du vent.

Il trouve Dumas trottinant sur les camarades qui forment à la tente un plancher naturel et animé.

Les cristaux dégringolent en averse; les copains, aplatis sans la moindre vergogne, se mettent à vociférer...

Tout s'éveille.

—Est-ce que l'ieau bout?...

—Est-ce que le bère est chaud?...

Même formule que la veille, mêmes regards pleins de convoitise, et manœuvre inverse quant à l'habillement.

Mais les hommes un peu malades ne demandent qu'à paresser... Oh! en tout bien tout honneur, seulement en attendant le déjeuner.

L'infatigable Dumas se multiplie. Les deux hommes rentrant de faction reçoivent un quart de café bouillant additionné d'une petite goutte, que le brave garçon leur sert avec son bon rire si amical et si contagieux.

Allons, pour ce matin, les éclopés d'hier déjeuneront au lit. Les plus solides les serviront volontairement et par amitié.

S'il le faut, on les laissera se dorloter jusqu'au paquetage et ils ne se lèveront qu'au dernier moment.

Mais voici que l'amour-propre s'en mêle. Nul ne veut plus être malade.

Eh! bien, quoi?... pour un méchant mal de gorge... une «affaire» qui vous gratte un peu le cou au passage... Allons donc!... on est matelot, sacré tonnerre!...

Mais, il y a encore autre chose. La plupart ont les yeux rouges et clignotants rien qu'à regarder la flamme pourtant peu lumineuse de la lampe à esprit-de-vin.

Le docteur craint un commencement d'ophtalmie.

Pour constater l'impressionnabilité de la rétine, il fait sortir un homme, et l'engage à regarder la plaine blanche.

L'homme pousse un petit cri et met sur ses yeux ses gants fourrés.

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L'homme met sur ses yeux ses gants fourrés

—Eh bien?

—Ça m'a traversé la cervelle comme si que j'aurais regardé le soleil en face.

«A présent, je vois des histoires bleues, roses, vertes...

—Ça ne sera rien... Seulement, ne quittez jamais vos lunettes sous aucun prétexte.

Cinq matelots présentent le même symptôme, et le docteur malgré son habituel sang-froid, reste soucieux.

Il répète en quelque sorte machinalement:

—Les lunettes... toujours les lunettes... et un petit collyre «ad hoc».

Pendant ce temps, on change de chaussures, on roule les fourrures, on s'habille pour la marche, la tente est abattue et pliée. Manœuvre difficile et compliquée, car elle est imprégnée d'humidité, se glace aussitôt étalée sur la neige, et résiste à toutes les tentatives opérées pour réduire son volume. Il faut la piétiner, la casser par laize, la superposer comme des planches, et l'amarrer telle quelle sur un traîneau.

Depuis une heure et plus, les chiens qui ont dormi en plein air, roulés en boule dans la neige, comme nos chiens dans la paille, jouent comme des fous et se poursuivent en jappant après l'absorption matinale de poisson sec.

L'heure est venue de se mettre en route. Ils accourent au sifflet, se prêtent docilement à la bricole et attendent le signal.

Les hommes dont le nez est uniformément harnaché de lunettes s'attellent près d'eux.

Le capitaine passe une inspection minutieuse des traîneaux, cause un moment avec le docteur, demande à chaque homme s'il ne se sent pas souffrant, s'il a besoin de quelque chose, insiste et constatant que tout marche à peu près, regagne sa chaloupe avec les deux mécaniciens.

Le commandement: en avant! résonne dans l'air froid avec une sonorité qu'exagère encore la sécheresse absolue de l'atmosphère.

La manœuvre exécutée précédemment recommence avec ses heurts, ses glissades, ses fatigues.

La petite caravane avance néanmoins, malgré la neige amassée en certains points par le vent. La glace fort heureusement est toujours à peu près plane, sans quoi le traînage deviendrait sinon impossible, du moins très lent.

Il arrive parfois que l'on rencontre des dépressions où les hommes enfoncent jusqu'au ventre et où les chiens disparaissent tout à fait. Il faut alors frayer un chemin avec les pelles, ce qui amène une perte de temps considérable.

On fait de la route malgré tout, puisque la journée du 14 se chiffre par une distance effectivement parcourue de douze kilomètres.

Le froid est toujours abominable, à tel point que les hommes restés sur la chaloupe éprouvent de cruelles tortures. En dépit de son endurance et de son énergie, le capitaine a été gelé deux fois. Les mécaniciens ne sont pas en meilleur état, malgré la présence à bord d'une lampe alimentée par l'huile de morse et à la flamme de laquelle ils viennent se griller les doigts.

Une pareille situation n'est plus tenable et présente en outre de réels dangers. Il est convenu, en conséquence, que les mécaniciens se relayeront de trois heures en trois heures, et s'en iront, à tour de rôle, s'atteler à la bricole.

Le capitaine également. Il sera suppléé par le second et le lieutenant qui prendront à chacun leur tour sa place.

C'est que l'immobilité un peu prolongée est horriblement pénible pour l'homme, à moins qu'il ne soit abrité contre le vent, soit par une hutte de neige, soit même par une tente, et littéralement enfoui sous des fourrures. Alors seulement son organisme peut résister à une telle déperdition de calorique, ou plutôt empêcher suffisamment cette déperdition.

Les marins le sentent si bien, qu'ils demandent toujours à marcher, et prient pour que les haltes de jour soient abrégées.

Quand le vent est un tant soit peu violent, les souffrances deviennent intolérables, même à température égale. Ainsi un froid de −35° que l'on supporte bien par temps calme, est atroce quand souffle la brise.

C'est ainsi qu'au moment du goûter, par exemple, les matelots à peine immobiles se sentent gelés jusqu'aux moelles. Alors commence une gymnastique enragée qui fait rire en dépit de tout et que le Parisien a dénommée: la danse des ours.

Et de fait, les attitudes, les contorsions de ces hommes velus, dont le visage est presque invisible, rappellent à s'y méprendre les mouvements balourds de maître Martin.

Le froid écourte nécessairement la halte, la marche est reprise après une hâtive absorption. On se repose en marchant moins vite!

Le 15, marche forcée. Le froid de −35° accélère l'allure et la glace est excellente pour le traînage. Résultat: seize kilomètres!

Le 17, Dumas tue un lièvre polaire dont la familiarité cause la perte.

Beaucoup plus grand que le nôtre, et dépassant même parfois la taille de celui d'Allemagne, le lièvre polaire est, pendant l'hiver, d'un blanc d'ouate qui le fait confondre avec la neige. Les sens de la vue et de l'ouïe paraissent peu développés chez lui, et il se laisse parfois littéralement marcher dessus sans pouvoir se décider a déguerpir.

Tel celui qui détala devant le cuisinier, s'assit gravement à vingt-cinq pas sur son derrière et se mit à lisser son museau avec ses pattes.

Peu touché de cette confiance, Dumas le fusilla impitoyablement, le déshabilla de sa fourrure en un tour de main, et l'incorpora tout chaud au mélange de lard et de pemmican.

Il suffit d'une heure de cuisson pendant laquelle on battit rageusement la semelle; mais, aussi, quel régal!

Ce jour-là, on parcourut douze kilomètres.

Ce qui donne depuis l'établissement du traînage environ cinquante kilomètres.

Presque un demi-degré. Encore une marche, et l'on sera par 87° 30′, c'est-à-dire à deux degrés et demi du pôle, soit une simple distance de deux cent soixante-dix-sept kilomètres, ou soixante-neuf lieues terrestres.

VI

Fatale imprudence.—Conséquences très alarmantes.—Nouvelle et plus grave maladie du mécanicien Fritz.—Le scorbut!—Terribles pronostics.—Emotion.—Malades d'ophtalmie.—Energie.—Encore une victime du scorbut.—Nick prédisposé.—Nouvel ouragan de neige.—La configuration des glaces.—Modifications importantes.—Nouvelles chaînes de hummocks.—Horizon menaçant.

—Fritz, mon vieux camarade, encore une fois, mange donc pas de la neige.

—Impossible de m'en empêcher, Guénic.

—T'as pourtant bien entendu: le docteur qu'a parlé de scorbut...

—Je suis fou! La bouche me brûle comme si j'entonnais ma tête dans un fourneau de chauffe.

—T'as vu aussi les hommes malades... leurs gencives saignent parce qu'ils ont fait la même bêtise que toi...

—Guénic, si tu savais quel régal... quel soulagement!...

«Vois-tu, nous autres de la machine, nous avons le sang cuit et recuit...

«La soif est notre tourment, notre damnation!...

Et puis... le docteur exagère peut-être un peu... La neige ça n'est jamais que de l'eau... un peu plus froide... c'est vrai...

—Mauvaises raisons, Fritz!

«T'es un homme, pas vrai, eh bien! sois-le pour tout de bon.

«T'es gradé... Faut donner l'exemple!

—Ah! Guénic, tu n'as donc jamais eu soif!

—Par exemple! s'écrie le maître scandalisé, prêt à se fâcher d'une telle injure.

«Moi!... un vieux de la cale!... J' m'en voudrais si y en avait un dans la flotte qui pourrait se vanter d'avoir le bec plus salé que le mien!

—Je veux te parler de cette soif maladive... atroce, que produit la fièvre, et qui fait qu'on a envie de se mordre pour boire son propre sang... qu'on ne voit plus... qu'on n'entend plus... qu'on tuerait pour une goutte d'eau...

—Du sang, je t'en donnerai du mien... c'est la moindre des choses... ou plutôt, faisons mieux... je te fais cadeau de ma ration d'eau-de-vie... mais encore une fois, sois raisonnable.

—Non, mon vieux camarade, répond l'Alsacien ému de ce dévouement si simple dans sa rude cordialité.

—Dame! à ton service!...

«Un matelot, quand il a donné son sang, ne peut plus offrir que son quart de trois-six...

«Encore!... s'écrie le maître tout chagrin en voyant que ses avis, ses offres, ses prières sont inutiles.

Fritz vient d'avaler coup sur coup, rageusement, deux pleines poignées de neige.

—Ah! que c'est bon, dit-il extasié...

—T'en claqueras... sûr!

—Est-ce qu'une chose qui fait tant de bien peut être nuisible!...

«La preuve... tiens... je puis bien te l'avouer, c'est que hier, à trois reprises différentes, j'ai senti ce besoin irrésistible et...

—T'as avalé de la neige.

—Oui!

—A ton idée, matelot.

«T'es le maître de toi, après tout... sache seulement que si tu largues ton amarre, ça sera ta faute.»

Le pauvre mécanicien n'a donc pas pu, malgré les instances les plus vives, résister à cette souffrance plus terrible encore que celle qui torture les voyageurs perdus au milieu des solitudes calcinées du Sahara.

Ces derniers sont en effet totalement privés d'eau, tandis que les voyageurs polaires en sont environnés sous forme solide. Ils n'ont qu'à étendre la main, qu'à ouvrir la bouche pour étancher cette soif qui leur corrode les muqueuses.

Il leur faut donc une réelle force d'âme pour endurer la souffrance elle-même, et résister à l'envie furieuse de la faire cesser, du moins passagèrement.

Comme il a été dit précédemment, celui qui cède à la tentation de manger de la neige est condamné à d'épouvantables souffrances.

Après un soulagement immédiat, quelques instants d'apaisement délicieux, un frisson rapide saisit l'homme qui se sent gelé, claque des dents, s'immobilise comme si ses artères et ses veines charriaient des glaçons.

En même temps, ses gencives, sa gorge et sa langue s'enflamment, se gonflent au point qu'il est menacé de suffocation.

Le pauvre Fritz cherche encore à s'excuser près de son ami.

—Vois-tu, matelot, j'ai vingt ans d'escarbilles dans le torse... et je ne peux pas m'empêcher d'y revenir...

—Tonnerre de Dieu! Je te sauverai malgré toi, car je vais avertir le capitaine.

—Tu ne feras pas ça, Guénic!

—Tu vois donc bien que t'as conscience de mal agir.

Au bout de cinq à six cents mètres, Fritz d'abord surexcité, ralentit soudain le pas.

Ses mouvements deviennent lourds, pénibles, mal coordonnés. Sa face rougit, ses yeux s'injectent; sa respiration s'accélère et sort avec un bruit rauque de ses lèvres gonflées.

Il avance encore d'une centaine de pas, soutenu par une volonté de fer.

Puis, il titube et manque de s'abattre. Guénic qui tire à côté de lui, en tête de l'attelage, se tourne vers Berchou, et lui dit:

—Sauf vot' respect, capitaine, vous devriez bien commander de stopper...

—Pourquoi, Guénic?

—C'est le camarade qu'est censément en train de s'affaler.

—Stop!... crie l'officier.

Il est temps, car le malheureux mécanicien saisi par le froid qui paralyse ses extrémités, balbutie des mots sans suite, et tombe entre les bras du maître d'équipage.

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Le malheureux mécanicien balbutie des mots sans suite

—Eh! toi, Courapied, qui trottes comme un pousse-cailloux de cabillot, à courir grand largue droit à l'embarcation du docteur.

—Oui, maître.

—Dis-y que le mécanicien est comme qui dirait sans connaissance et qu'il a besoin de lui et de toute sa pharmacie.

Le matelot, voyant qu'il y a urgence absolue, s'élance vers le bateau que le docteur, aidé du Parisien et de Dumas, remorque, comme s'il avait toute sa vie halé sur la bricole.

Courapied, essoufflé, l'informe en deux mots de la catastrophe.

—J'y vais, dit-il en saisissant un petit coffre à médicaments placé à portée.

«Vous, Dumas, allez prévenir le capitaine qu'il y a un malade au numéro 1.

«Et nous, garçon, en avant!»

En dépit du sang-froid professionnel, le docteur ne peut s'empêcher de frémir à l'aspect du malheureux Fritz.

Vingt minutes se sont à peine écoulées depuis sa dernière imprudence. Déjà ses lèvres fendillées noircissent. Le sang qui transsude par les gerçures se coagule aussitôt. La langue ronde, grosse, courte, bombée, noirâtre, rappelle cette forme particulière aux individus atteints de typhus, et nommée: langue de perroquet. La face est déprimée, fripée, terreuse, les yeux vitreux et sans regard. Les membres sont agités de tremblements convulsifs.

Le malade ne peut plus proférer que des sons entrecoupés, à peine intelligibles.

Le capitaine, informé par Dumas, abandonne la chaloupe et accourt.

A l'aspect lamentable du mécanicien pour lequel il éprouve une sympathie toute particulière, le brave officier pâlit et interroge le docteur d'un regard angoissé.

Le docteur a entre les deux sourcils son pli vertical des mauvais jours. Il hausse imperceptiblement les épaules, et dit, en manière de réponse à cette muette interrogation:

—Si vous m'en croyez, capitaine, vous commanderez la halte et ferez dresser la tente.

—A l'instant, docteur.

Les hommes, voyant leur camarade ainsi foudroyé, sentent que les minutes sont précieuses et installent avec une hâte fiévreuse le campement.

Deux lampes sont allumées et placées de chaque côté du patient préalablement déshabillé et entonné dans un sac fourré. Comme il ne se réchauffe pas et que le docteur hésite a employer les frictions de neige, Dumas et le Parisien, munis d'une ceinture de laine, le frottent à tour de bras.

Une douleur aiguë subitement provoquée lui arrache un cri sourd.

Le docteur se penche, constate que Dumas frotte une jambe, et que cette jambe est enflée modérément au genou et à la cheville.

—Faut-il continuer, monsieur? demande le cuisinier.

—Continuez, mon garçon, évitez seulement d'appuyer aux points douloureux.

Puis il ajoute, s'adressant à l'officier:

—Capitaine, si nous sortions un moment, pendant que ces deux bons garçons font office d'infirmier.

—Volontiers, répond le capitaine, comprenant que le médecin a une communication importante à lui faire.

«Eh bien? dit-il une fois dehors.

—Savez-vous ce que signifie cette enflure que notre pauvre mécanicien porte au genou et à la malléole?

—Peut-être un commencement de rhumatisme articulaire.

—Si ce n'était que cela!

—Vous m'effrayez?...

—A vous, notre chef, il faut la vérité, quelque cruelle et redoutable qu'elle soit.

«Fritz est attaqué du scorbut!

—Que me dites-vous là, cher ami?

«Le scorbut! après les précautions les plus minutieuses... avec l'alimentation telle que nous l'avons maintenue jusqu'à ce jour... avec notre hygiène et nos préservatifs!...

—Je voudrais me tromper, mais le doute, hélas! ne m'est plus permis.

—C'est une malédiction!

«Je frémis en pensant que tous mes hommes peuvent être maintenant victimes de la contagion!

—Le mal est grand, c'est évident, mais il n'est pas irréparable.

—Fritz guérira, n'est-ce pas?

—Tant qu'il y a de la vie, il y a de la ressource, répond évasivement le docteur.

«D'autre part, il ne faudrait pas confondre épidémie et contagion.

«Le scorbut, en lui-même, n'est pas contagieux, en ce sens qu'il ne se communique pas, comme par exemple le choléra ou le typhus, d'individu à individu.

«Il est épidémique, c'est-à-dire que les hommes soumis aux mêmes causes peuvent le contracter comme aussi l'éviter.

«Il y a, vous le voyez, une nuance essentielle, puisque la maladie ne résulte pas du contact entre individu sain et individu contaminé, mais de causes prédisposantes et déterminantes, comme par exemple le froid, l'alimentation, l'humidité, l'ingestion de neige, etc.

«Enfin, notre pauvre malade est, par son tempérament lymphatique, destiné à prendre le mal.

«Il est et devait être la première victime.

—Encore une fois, vous pensez pouvoir le guérir, n'est-ce pas?

—Je ferai, vous le savez bien, l'impossible...

«Pour l'instant, Fritz est devenu une non-valeur.

«Il va lui falloir des soins tout particuliers, cessation absolue de travail, quelques marches à pied pour activer la circulation, et en temps ordinaire, il sera essentiel de le transporter sur un des traîneaux.

«Mais je vous parle de l'avenir, comme si la crise présente était conjurée.

«Voyons donc ce qu'il devient.»

Grâce aux frictions énergiques pratiquées par Dumas et Plume-au-Vent, grâce aussi au voisinage immédiat des lampes à esprit-de-vin qui ont très notablement élevé la température, le mécanicien a repris connaissance. La circulation se rétablit.

Le docteur, après lui avoir administré une bonne ration de café bouillant additionné de rhum, chercha à ranimer la sensibilité musculaire et nerveuse. Il lui injecta, dans cette intention, par la méthode hypodermique, une dose de caféine et attendit.

Les hommes interdits écoutent sans mot dire Guénic, qui leur raconte à sa manière les causes de la catastrophe, et les engage à la prudence.

Puis, comme c'est l'heure du goûter, comme l'eau bout sur les lampes, le repas est apprêté séance tenante, et absorbé avec force commentaires.

Après une heure de halte, pendant laquelle il est l'objet de soins assidus et expérimentés, Fritz, soumis en outre à une médication énergique, se trouve un peu mieux, mais il est toujours horriblement faible.

On l'installe à bord de la chaloupe, après l'avoir embobeliné de fourrures et entonné dans le sac préservateur.

Puis, en route! C'est Justin Henriot, le second mécanicien, qui tout naturellement remplace le malade. Et quand Henriot à demi gelé s'en ira tirer sur la bricole pour s'échauffer et se dégourdir, le capitaine, familiarisé depuis longtemps avec le moteur électrique, le fera fonctionner.

Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de temps de perdu. Le 18 avril, jour où Fritz est si gravement frappé, on parcourt douze kilomètres.

Malheureusement deux hommes du premier traîneau, Pontac et Le Guern sont sérieusement atteints d'ophtalmie. Ce sont les deux plus vigoureux de l'équipage. A peine s'ils voient à marcher, mais vaillants quand même, ils ne veulent pas abandonner la bricole et prétendent qu'il n'est pas essentiel d'y voir pour tirer. Témoins les chevaux attelés aux manèges.

Le 19, on parcourt dix kilomètres en dépit de la persistance d'un froid atroce. Le capitaine, sérieusement inquiet, se demande si cette température si basse n'indiquerait pas l'absence de l'eau vive aux abords du pôle.

L'état de Fritz est stationnaire. Il n'est ni mieux ni plus mal, ni plus fort ni plus faible, mais un nouveau symptôme, infaillible, celui-là, est venu confirmer le diagnostic du docteur. Le corps du mécanicien s'est couvert de ces taches rouges caractéristiques, en forme de lentilles et résultant d'hémorragies sous-cutanées. Les gencives saignent, son haleine devient fétide.

C'est bien le scorbut. Les matelots en sont informés, tant pour leur faire éviter les imprudences, que pour les engager à redoubler de précautions.

Les hommes frappés d'ophtalmie sont presque aveugles!

Ils veulent marcher quand même, en dépit de violentes douleurs de tête et de vertiges continuels.

Le 20, une nouvelle tempête, que rien ne faisait prévoir, se déchaîne pendant la nuit, après une marche de treize kilomètres.

La neige tombe avec une telle surabondance, le vent est si glacé, qu'il est impossible de quitter la tente.

Pendant trente heures, les pauvres matelots sont prisonniers dans leurs sacs avec un froid de 36°! Ce repos forcé est très favorable aux hommes atteints d'ophtalmie qui commencent à se rétablir.

Fritz va plus mal. Ses gencives sont ulcérées, fongueuses, et ses dents commencent à se déchausser. Sa faiblesse et son abattement sont extrêmes.

Le docteur ne le quitte pas d'un instant et s'efforce de combattre ces symptômes alarmants.

Pour comble de malheur, le pauvre Nick dit Bigorneau, le brave Dunkerquois un peu naïf, mais si bon, se plaint à son tour de douleurs articulaires.

C'est à peine s'il peut se lever pour aider au déblaiement de la tente dont l'entrée est obstruée à chaque instant par des rafales de neige.

Séance tenante, le docteur l'exempte formellement de tout travail, malgré sa résistance.

Encore un qui est prédisposé par sa profession à l'horrible maladie.

Nick, ancien mineur, puis chauffeur, est plus déprimé corporellement que ses camarades.

Le docteur lui administre à haute dose le jus de citron, et le soumet au régime des pommes de terre crues. Il en reste encore, mais elles sont gelées à fond et dures comme des boulets. C'est tout un travail pour les rendre comestibles sans les cuire.

La chaloupe qui peu à peu se transforme en hôpital ambulant reçoit Nick à bord. Il s'installe près du mécanicien, et puis: En route!

La tourmente est finie. Malheureusement la neige rend le traînage plus difficile. Il faut longtemps déblayer à la pelle, d'où perte de temps notable.

Pour la compenser et suppléer à l'absence des deux malades, on marche pendant douze heures.

C'est le 22 avril, et on parcourt douze kilomètres!

Si demain l'étape est bonne, on aura franchi le quatre-vingt-huitième parallèle!

Le pôle ne sera plus qu'à deux degrés!... deux cent vingt-deux kilomètres!... cinquante-quatre lieues et demi!...

Somme toute, la situation est telle que le plus optimiste n'eût osé l'espérer. S'il est prodigieux d'être parvenu a une distance aussi faible du Pôle, il n'est pas moins extraordinaire de n'avoir que deux malades.

Sans doute, c'est trop, beaucoup trop. Mais combien, dans des circonstances bien moins défavorables, furent infiniment plus éprouvés. Non seulement les anciens navigateurs, comme Barentz, qui en souffrit cruellement, comme Behring qui, sur soixante-seize hommes, eut quarante-deux malades et trente morts, et comme Rossmyloff qui perdit la moitié de son équipage, mais encore le lieutenant Weyprecht et le commandant Nares, chez lesquels sévit cruellement le scorbut.

Le capitaine réfléchit à tout cela, pèse le pour et le contre, songe à la distance parcourue, à la pénurie de vivres, à la proximité du Pôle, aux difficultés du retour, aux empêchements qui depuis quelque temps s'accumulent, et semble méditer quelque chose.

Cependant, pour la première fois peut-être, cet homme résolu entre tous paraît hésiter. Non pas que sa foi en lui et en ses compagnons soit diminuée, mais l'objet de ses réflexions est tellement grave, qu'il est bien permis de tergiverser, ou tout au moins de réfléchir, avant que la résolution soit irrévocable.

Néanmoins, comme il n'y a pas urgence absolue, et comme le traînage s'opère jusqu'à présent d'une façon satisfaisante, il est temps encore d'atermoyer.

Cahin caha, l'expédition se remet en marche sur la glace encombrée de neige.

Jusqu'à présent, le traînage s'est opéré avec de grandes difficultés. Mais, en somme, ces difficultés pouvaient être surmontées à force d'adresse, de patience et de vigueur. Sans être toujours plane comme celle d'un étang, la glace, a-t-il été dit, n'est pas anfractueuse, tourmentée, bossuée d'énormes protubérances, et crevée d'abrupts précipices comme celle de la grande banquise.

Les pressions opérées par les courants et les vents en ont fréquemment modifié la surface, au point de lui donner la configuration d'une terre modérément accidentée. Comme l'a fort judicieusement écrit Greely, la surface de cette nappe de glace rappelle celle d'une contrée onduleuse, elle a ses collines et ses vallées, ses ruisseaux et ses lacs; c'est une contrée où la glace a pris la place du sol.

A travers ces ondulations résultant d'entassements, de chevauchements de blocs amoncelés les uns sur les autres par les pressions latérales, il y avait toujours de vastes chenaux à peu près plans, et toujours largement ouverts aux traîneaux.

Et voilà que brusquement, dans la journée du 23 avril, alors que pour ces audacieux et vaillants Français, la question polaire va devenir une affaire de jours, presque d'heures, la glace se modifie d'une façon étrange et alarmante.

Avez-vous vu comme, aux abords des Alpes et des Pyrénées, le sol se boursoufle et se déchire, se mamelonne et se ravine, bref, se transforme assez rapidement de façon à faire pressentir la proximité des arêtes puissantes qui ont jadis troué l'écorce du globe.

Ce n'est plus la plaine, et ce n'est pas encore la montagne. C'est une sorte d'état transitoire participant de l'un et de l'autre, et où l'on trouve simultanément: collines, vallons, surfaces planes, roches dans un pêle-mêle déjà plein d'imprévu, mais sans rien de grandiose ni de tourmenté.

Un peu plus loin, dominant tout, absorbant tout et escaladant les nuées, les monts géants.

Telle, toutes proportions gardées, se présente devant l'expédition française la glace, dont la métamorphose devient de plus en plus rapide et complète.

Les hummocks se multiplient et augmentent de volume au point que les chenaux qui les séparent, souvent de simples sentiers perdus, ne font plus que zigzaguer pour arriver parfois à un cul-de-sac.

Ces sentiers, encombrés de neige, doivent être déblayés pour livrer passage aux traîneaux. Il faut en outre en niveler les déclivités, sous peine de voir l'appareil tout entier reculer ou se ruer en avant, avec son attelage d'hommes et d'animaux.

Il y a de véritables chaînes de montagne en miniature avec leurs précipices, leurs paliers, leurs versants, leurs défilés, à travers lesquels on ne trouve que de plus en plus difficilement une voie.

Bref, les allées et venues sont telles, et les détours si nombreux, qu'après quatorze heures d'efforts surhumains, et une marche de seize kilomètres, la distance effective dans la direction du Pôle est seulement de sept kilomètres.

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Que d'efforts surhumains

Les hommes totalement hors d'état d'avancer sont épuisés. Les chiens sont fourbus avec leurs pattes enflées et sanglantes.

Chose plus grave, car le repos a raison de la fatigue, si les traîneaux, surtout la chaloupe, ont pu être remorqués jusque-là, c'est chose invraisemblable, impossible en apparence, et prouvée par la réalité du fait; mais demain!

Il est évident que les vaillants et dévoués matelots feront leur devoir comme hier, comme toujours. Ils ne reculeront pas d'une semelle, ne marchanderont pas leurs efforts, et tous valides comme malades essayeront l'âpre conquête du Pôle.

Mais ne vont-ils pas trouver devant eux quelque chose de plus fort que l'énergie humaine... c'est-à-dire l'obstacle matériel absolu, infranchissable.

Au loin, dans la brume blanchâtre, estompée de tons d'outre-mer, se profile une ligne déchiquetée, anfractueuse qui fait hocher la tête aux plus intrépides.

Cette ligne aperçue jadis à la baie de Melville, et contemplée longuement pendant l'hivernage, c'est celle que forment les crêtes des hummocks sur l'horizon polaire. Une sorte de profil montueux, dont on devine inférieurement les lourdes assises.

Peut-être une nouvelle banquise, un dernier et plus formidable obstacle élevé par la jalousie de l'Isis polaire autour de l'axe terrestre.

VII

A l'affût.—Mort d'un phoque.—Saignée.—Remède au scorbut.—Deux nouveaux malades.—Hypothèse au sujet des glaces polaires.—Voie presque impraticable.—L'état de Fritz empire.—Agonie et mort d'un patriote.—Funérailles.—Suprême résolution.—Il faut se séparer.—Matériel plus léger.—l'expédition définitive.—Choix de ceux qui doivent y participer.—Départ.

Le 24 avril, journée abominable. Froid un peu moins vif, car le thermomètre ne descend pas à −30°, mais averses de neige incessantes.

L'accès des glaces devient de plus en plus difficile et la marche en avant à peu près impraticable.

La chaloupe est restée en arrière faute de trouver un passage. Deux cents mètres plus loin, les traîneaux baleinières, après avoir failli vingt fois être culbutés dans les ravins, sont contraints de stopper.

Le capitaine part en découverte accompagné de deux hommes et d'Oûgiouk. Tous trois sont munis de longs crocs pour assurer leur marche et sonder les dépressions remplies de neige.

Ils avancent d'un kilomètre environ et constatent que la voie est absolument interdite aux traîneaux. Seuls les piétons peuvent avancer, quoique difficilement, et au prix de rudes efforts.

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Seuls les piétons peuvent avancer

Un peu avant de rejoindre le campement, un des matelots manque de disparaître dans un trou plein d'eau vive et dissimulé sous une épaisse couche de neige.

C'est un «trou à phoque», une de ces ouvertures par lesquelles viennent respirer les mammifères prisonniers sous la banquise, et qui, sans ces prises d'air qui ne gèlent pas, périraient d'asphyxie.

—C'est bon, dit en son baragouin franco-groenlandais le sauvage polaire, Oûgiouk va rester là, et il tuera la bête.

Sans plus de façon il s'installe au bord du trou, pendant que l'homme mouillé rallie bien vite le campement.

Malgré le froid, le capitaine et l'autre marin demeurent avec Oûgiouk pour l'aider, en cas de capture, à retirer le phoque.

La faction dure depuis une demi-heure et les deux Français, gelés jusqu'aux moelles, n'y peuvent plus tenir.

L'Esquimau, très à l'aise, en apparence insensible à cette atroce température, fixe sur l'orifice ses petits yeux bridés, où luit un regard ardent de convoitise. Un véritable regard de chasseur et de gourmand.

Le phoque tarde toujours. Ce que voyant, Oûgiouk se met à entonner, sur un rythme très doux et très lent, une complainte aux mots baroques, comme s'il espérait charmer l'amphibie et l'amener, ivre de mélodie, à venir se faire massacrer.

Comme l'ont affirmé certains voyageurs arctiques et non des moins autorisés, notamment le lieutenant Tyson [12], du Polaris, les phoques seraient-ils réellement sensibles à la musique?...

A peine si Oûgiouk ronronne depuis cinq minutes sa mélopée barbare, qu'un clapotement insaisissable, mais cependant perçu par son oreille de primitif, se fait entendre à la base de l'orifice.

D'un geste pressant il fait signe au capitaine de demeurer immobile. Il brandit dans sa main droite son croc et se cambre dans une attitude de gladiateur, prêt à frapper.

Le chant continue, plus vif, pour s'interrompre brusquement à l'instant précis où le clapotement est remplacé par un souffle assez fort.

Le bras d'Oûgiouk se détend comme un ressort, et le croc disparaît aux trois quarts au fond du trou.

—A moi!... à l'aide!... il est pris!... baragouine le chasseur.

Heureux de ce dénouement, le capitaine et le matelot, que l'immobilité a rendus rigides comme des glaçons, empoignent le manche de bois au bout duquel se débat, avec une grande force, un animal encore invisible.

Le fer a pénétré sans doute profondément dans la chair, car en dépit d'efforts nécessitant la vigueur des trois hommes, la bête ne peut s'échapper.

La lutte dure près d'un quart d'heure, au bout duquel un superbe phoque barbu, de la grande espèce, est halé, non sans peine.

Il se débat faiblement encore, contre le croc qui s'est implanté jusque dans sa gorge, et beugle plaintivement.

Aux hurlements de joie poussés par Oûgiouk, une partie de l'équipage est accourue.

Le pauvre animal est croché tout palpitant au bout d'une amarre et traîné jusqu'à la tente, par une dizaine d'hommes ravis de l'aubaine.

Mais les plus heureux sont certainement le docteur et Oûgiouk. L'homme de science et le sauvage se rencontrant et non pour la première fois, sur le domaine de l'expérience, savent tous deux que la prise du phoque peut et doit améliorer l'état des scorbutiques.

Oûgiouk a très bon estomac, on s'en souvient, ce qui ne l'empêche pas d'avoir bon cœur. D'ordinaire, il s'empresse d'aspirer le sang tout chaud des animaux capturés. Pour cette fois, il renonce généreusement à ce régal de haut goût et moitié par signes, moitié par gestes, engage vivement Fritz et Nick à coller leurs lèvres à la veine qu'il vient d'ouvrir et d'où jaillit une coulée de sang tiède et vermeil.

Le docteur insiste également, alléguant que ce sang tout chaud est un remède souverain, infaillible, bien connu des nomades arctiques, et souvent expérimenté par les baleiniers.

Puis il ajoute:

—Hâtez-vous, car l'animal agonise.

Fritz essaye et aussitôt écœuré gémit plaintivement.

—Jamais je ne pourrai... boire du sang!... tout mon être se révolte...

—Allons!... faites vite!... c'est la santé... la vie!...

—Impossible!... j'aimerais mieux mourir...

«Toi, Nick... essaye!

Le Flamand a moins de préjugés, ou peut-être plus d'indifférence.

—M'est bien égal, à moi, dit-il de sa voix sourde...

«Donnez-moi à boire eine boutelle ed' verre pilé, ou même pus pire et j'avale tout, pourvu que j'a'lle!»

Séance tenante, il empoigne à deux bras, comme un enfant sa nourrice, le phoque expirant, colle avec une avidité gloutonne ses lèvres à la jugulaire béante, et aspire à longs traits le liquide vivifiant qui ruisselle en gouttes vermillonnées jusque dans sa barbe.

—Que je voudrais donc pouvoir en faire autant! murmure le pauvre Fritz pris de syncope.

Et ses camarades, qui s'empressent autour de lui affectueusement, fraternellement, effrayés de l'atonie incroyable de l'Alsacien naguère si vigoureux, ne peuvent se défendre d'un pressentiment sinistre.

Le soir venu, l'état de Nick, chose incroyable, s'est subitement amélioré, comme si le malade avait été gorgé de cochléaria ou de cresson.

Fritz allait plus mal, et pour comble de malheur, Constant Guignard et le lieutenant Vasseur étaient pris à leur tour du scorbut!

Tous deux, après avoir vaillamment lutté, s'affalent au dernier moment, n'en pouvant plus, les membres rompus, le corps couvert de taches hémorragiques.

Ce n'est pas impunément qu'on accomplit des efforts comme ceux des jours passés, où chacun a fait plus que son devoir.

L'expédition comptant trois malades, et un moribond, car hélas! nul ne peut plus guère s'illusionner sur le sort du pauvre Fritz, et plusieurs cas d'ophtalmie en voie de guérison, le capitaine fait stopper d'urgence, et cesser tous les travaux, pour donner du repos à son monde.

La situation est grave.

Ainsi qu'il a été dit et répété plusieurs fois pendant ce récit, l'existence d'une mer libre autour du Pôle est très problématique [13]; mais, d'autre part, l'expérience de plusieurs expéditions arctiques nous a appris que, sous certaines influences, la mer polaire s'ouvre parfois, même en hiver.

Vraisemblablement il n'existe pas une carapace de glace continue autour du Pôle; çà et là des vides s'y trouvent. Sous l'action des vents, les banquises doivent dériver, remplissant les eaux libres et en laissant ensuite derrière elle.

Leur mouvement ressemble à celui d'une nappe d'huile se promenant sur une couche d'eau plus large. Il en résulte qu'à certains moments quelques parties du bassin polaire sont débarrassées des glaces...

... Donc, ni mer libre, ni mer captive. Mais un océan encombré de glaces errantes, susceptibles de rester à peu près stationnaires pendant un temps plus on moins long, pour reprendre cette pérégrination lente à travers les espaces liquides enserrés par les continents.

Ces glaces, qui s'ouvraient jadis devant l'intrépide Français, vont-elles se dresser désormais en barrières infranchissables entre lui et l'axe terrestre.

Il y a urgence d'agir et une prompte détermination s'impose.

Il faut au plus vite explorer la région, savoir comment sont réparties ces alternances de glace et d'eau vive sur l'espace relativement très faible qui sépare l'expédition du Pôle.

Car, enfin, le but de tant d'efforts n'est plus éloigné que de cinquante lieues terrestres!

Cinquante lieues! pour un piéton médiocre, ce serait l'affaire de cinq jours sur une bonne route. Autant pour revenir, soit dix jours.

Mais l'idée seule d'essayer d'avancer à travers un pareil chaos n'est-elle pas la plus insigne de toutes les folies!

Le capitaine Markham a mis jadis plus d'un mois à parcourir, dans des circonstances analogues, quatre-vingts kilomètres! Au retour, son équipage était à moitié mort d'épuisement, et le scorbut terrassait les plus vigoureux parmi ses hommes.

Encore ses marins trouvèrent-ils au retour, sur leur navire l'Alert, une abondance, un confort et des soins qui les rappelèrent à la vie.

Le commandant de l'expédition française n'a aucun lieu de refuge. Il possède pour tout viatique six semaines de vivres, pour tout matériel une tente en toile à voile et quatre embarcations. Pour auxiliaires, des malades et des débilités.

Que faire?...

Rester là et attendre?... attendre quoi?... la débâcle?...

L'énorme banquise est entrevue à moins d'un mille, et l'amoncellement chaotique de glaces verdâtres, opaques, dures comme du cristal n'est pas de ceux que fondent les obliques rayons du soleil polaire. L'ouragan et les courants peuvent déplacer ces montagnes flottantes, vieilles de plusieurs siècles, mais non les disloquer.

Donc l'attente serait vaine.

Ne vaut-il pas mieux affronter résolument cet obstacle qui se dresse comme une dernière impossibilité, pousser une pointe audacieuse, avec les plus robustes et le minimum de bagages et de provisions?...

Sans doute. Mais, la banquise dérive toujours. Lentement, mais sans relâche. Qu'arrivera-t-il, si derrière ce rempart paléocrystique on trouve l'eau vive! Et si de glaçon flottant en glaçon flottant la petite troupe toujours pointant vers le Pôle, ne retrouve plus au retour les hommes qui seront demeurés avec les embarcations et le matériel!

Là est en effet le grand danger. Ne plus se rencontrer, après une séparation qui ne peut être inférieure à quinze jours.

D'Ambrieux est cruellement perplexe. Ne voulant pas prendre une résolution prématurée dont il sent pourtant l'urgence, il va décider d'attendre vingt-quatre heures encore.

Du reste, une catastrophe qui frappe d'épouvante ses hommes, jusqu'à présent étrangers à la pensée de la mort, suspend jusqu'à nouvel ordre sa détermination.

Le pauvre Fritz agonise. Les points rouges qui, dès le second jour, apparaissaient sous sa peau, se sont étalés en larges ecchymoses bleuâtres. Des tumeurs dures bossuent l'épiderme, et les membres possèdent par place la rigidité du marbre.

Des douleurs lancinantes, qu'exaspère le moindre contact, courent le long de ses os, redoublent aux jointures toutes déformées et lui arrachent des cris déchirants.

Incapable de mouvement, faible au delà de toute expression, perdant toutes ses dents qui se déchaussent et tombent des gencives décomposées, devenues molles comme de l'éponge, encore épuisé par une salivation abondante, et pouvant à peine respirer, le mécanicien se sent mourir au milieu de ses compagnons désespérés.

Le savoir du docteur, son dévouement ont été impuissants à conjurer l'atroce maladie.

Les minutes sont à présent comptées.

Contrairement à ce qui se passe d'ordinaire, l'intelligence est restée nette. Mais les paroles peuvent à peine sortir de la bouche du malheureux, car sa langue gonflée remplit presque entièrement la cavité fétide, d'où s'échappe, à chaque effort, une sérosité sanguinolente.

Groupés autour de lui, tout pâles et les yeux humides, les marins désolés ont peine à croire à une désorganisation aussi rapide. Comment, Fritz Hermann, ce colosse blond, ce géant si fort et si bon, est devenu en quelques jours ce moribond sans vigueur, sans voix, presque sans regard!...

Quelque intrépides qu'ils soient, ils ne peuvent se défendre d'un vague sentiment d'effroi, bien légitimé par l'aspect navrant de l'agonisant.

Autre chose est, en effet, de mourir en pleine vigueur, soit dans le tourbillon de la tempête ou l'enivrement de la bataille, et d'assister à sa propre décomposition, sentir son organisme s'en aller en lambeaux putrides, et fluer en liquides purulents!...

Fritz pourtant est calme, en homme qui a suivi tout droit le chemin de la vie, et n'a rien à se reprocher au moment où le voyage s'interrompt.

Il murmure à grand'peine des paroles sans suite, et fixe sur son capitaine qui lui tient la main un inexprimable regard d'affection et de regret.

Les mots d'Alsace et de France reviennent perpétuellement, avec celui de Wasselonne, la charmante petite ville d'Alsace où il naquit, et où sont restés ses vieux parents, fidèles au sol natal et à la mère patrie.

A cette vision d'enfance, à ce souvenir du foyer perdu s'ajoutent les mots de bataille, de revanche, proférés d'une voix rauque, vibrante, malgré tout, comme une dernière et plus indignée protestation contre l'attentat.

Puis, après une crise qui menace brusquement de l'emporter, le malade recouvre un moment la parole, grâce peut-être à une dose de vieille eau-de-vie que le docteur vient de lui faire absorber.

—Capitaine, dit-il, adieu... et vous aussi... matelots...

«Je n'assisterai pas... à votre gloire... et je... ne pourrai pas... aider à votre... succès... avec mes... camarades...

«J'ai fait tout ce que je... pouvais... n'est-ce pas...

—Oui, mon ami, répond l'officier dont la voix tremble, et dont la paupière bat; tu as fait aussi pour moi plus que tu ne devais et je t'en serai toujours reconnaissant.

—Merci!... capitaine... et en travaillant de... tout cœur... pour vous... je travaillais aussi... pour la France...

«Camarades... matelots... si j'ai offensé quelqu'un de vous... qu'il... me... pardonne...

«Je vais mourir... fidèle à mon drapeau... en vrai fils d'Alsace... eu luttant contre l'autre... celui qui l'a volée... mon Alsace...

«Capitaine... je veux le voir encore... mon cher pavillon...

«Et toi, Parisien... chante la vieille Alsace!...

«Je mourrai heureux...»

Epuisé par cet effort, le moribond retombe lourdement sur son sac, mais l'aspect des couleurs françaises aussitôt arborées à l'entrée de la tente, et se détachant en vigueur sur la neige, le galvanise.

Tenant toujours la main du capitaine, il tend l'autre au Parisien qui a toutes les peines à retenir ses larmes.

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Le Parisien peut à peine retenir ses larmes

Les marins, émus, frissonnants, étreints jusqu'aux moelles par cette scène tragique, se pressent en cercle autour du groupe qu'éclaire un soleil radieux. En dépit d'un froid toujours vif, la tente s'entr'ouvre sur l'horizon de glace, et laisse pénétrer une lumière crue, encore avivée par la neige et les facettes qui la réfléchissent.

—Chante!... ami, reprend le mourant.

«Si je n'ai pas été... toujours... un chrétien fervent... le bon Dieu... me pardonnera... parce que j'ai aimé ma patrie... et il me tiendra... compte... des larmes... et du sang... que j'ai versés... pour elle.

«Chante!... l'Alsace à l'Alsacien qui meurt!»

Surmontant d'un énergique effort l'émotion qui le serre à la gorge, le jeune homme entonne d'une voix sourde, voilée, la fière protestation.

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?...

Et Fritz, les yeux fixés avec un indicible regard d'amour et de regret au pavillon qui flamboie sous le grand soleil, semble pour un instant renaître à la vie.

Le Parisien continue d'une voix plus ferme qui retentit, à travers les amoncellements de glace, et se perd là où nul accent humain n'a encore vibré.

... C'est la vieille et loyale Alsace...

A la seconde strophe, on voit Fritz haleter. De grosses gouttes de sueur coulent sur son front, et ses yeux, hypnotisés par les couleurs nationales, s'emplissent de larmes.

Le Parisien entonne la troisième strophe.

Dis-moi quel est ton pays,
Est-ce la France ou l'Allemagne?
—C'est un pays de plaine et de montagne,
Où poussent avec les épis,
Sur les monts et dans la campagne,
La haine de tes ennemis
Et l'amour profond et vivace,
O France, de la noble race!...

... Par un effort dont on l'eût cru incapable, Fritz, cramponné à la main du capitaine et à celle du chanteur, se lève à demi, au moment où son camarade s'écrie à pleine voix:

Allemands, voilà mon pays!...
Quoi que l'on dise et quoi qu'on fasse,
On changerait plutôt le cœur de place
Que de changer la vieille Alsace!...

A ce dernier mot: Alsace! le mécanicien crie: «Présent!...» comme si une voix mystérieuse l'appelait au delà de cet horizon lointain, vers cet infini où il ne doit plus y avoir ni haines ni regrets, et retombe mort sur sa couche.

—C'en est fait! dit le capitaine sans chercher à dissimuler une larme qui roule jusque sur sa grosse moustache de guerrier gaulois.

—Pauvre Fritz! murmure le Parisien en sanglotant brusquement, à pleine gorge.

Et tous les marins se découvrent avec un respect attendri, pendant que le capitaine, détachant le pavillon, en couvre, comme d'un linceul, la dépouille de cette première victime du devoir!


Bien que le temps pressât, en raison de la pénurie de vivres, le capitaine résolut d'attendre au lendemain avant de rien entreprendre.

Il voulait présider aux funérailles de son matelot, veiller près de lui, et l'ensevelir de ses mains, comme s'il eût été un membre de sa famille.

Ce pieux devoir accompli, il s'en irait où l'appelaient les hasards et les périls de sa destinée.

La mort de Fritz Hermann constatée légalement par le docteur, il fut revêtu de sa tenue de bord avec sa médaille militaire attachée au côté gauche de la poitrine. Il resta ainsi exposé pendant six heures, éclairé par tout le luminaire dont on put disposer, puis, ce temps écoulé, il fut enveloppé dans un vaste carré de toile à voile.

Le capitaine avait fait choix, à quelques centaines de mètres, d'un emplacement, au milieu de blocs énormes disposés de telle façon que l'effort de plusieurs hommes suffirait à les faire écrouler.

On creusa dans la glace une fosse profonde au milieu de cet amoncellement, et les travailleurs retournèrent à la tente pour procéder aux funérailles.

Le cadavre fut hissé sur le plus petit traîneau, celui qui sert en temps ordinaire à porter le bateau plat. Le pavillon national recouvrit la dépouille du défunt, et deux hommes s'offrirent pour traîner le fardeau funèbre. On se mit en marche au petit jour, le capitaine conduisant le deuil, et l'on atteignit la fosse, au milieu d'un silence plein de tristesse.

Selon la coutume des gens de mer, le capitaine lut l'office des morts. Puis la fosse de glace, après avoir reçu le cadavre du brave marin, fut comblée de menus morceaux, sur lesquels on fit écrouler avec fracas les blocs, dont la masse et le poids devaient rendre cette sépulture inviolable aux ours et aux loups arctiques.

Sur la plus haute pointe, fut plantée une modeste croix, faite de deux tronçons d'espars, sur laquelle le charpentier avait, pendant la veillée funèbre, gravé ces simples mots:

FRITZ HERMANN
FRANÇAIS D'ALSACE
26 avril 1888

—Adieu, Fritz Hermann, dit le capitaine d'une voix étranglée, adieu, matelot!

«Tu as vécu en homme d'honneur, tu as souffert et tu es mort sans reproche; repose en paix et que Dieu te reçoive en sa miséricorde!»

Le retour à la tente fut lugubre. Et chacun des survivants qui avait à se reprocher quelques imprudences comparables à celles que le mécanicien payait de sa vie, faisait à part lui de cruelles réflexions, se promettant bien de ne plus jamais sacrifier la sécurité du lendemain à la satisfaction du présent.

Promesses sincères autant qu'intéressées, auxquelles donnait un triste regain d'actualité la présence des trois malades immobiles sous la tente.

Ceux-là, du reste, ne vont ni mieux ni plus mal, sauf toutefois Nick, dont la maladie a été arrêtée net par l'absorption du sang de phoque avalé tout chaud.

Encore une autre dose et il serait guéri. Mais quand pareille aubaine se renouvellera-t-elle?

Qui sait si une rechute grave, peut-être mortelle ne se produira pas, avant que le sauvage pourvoyeur réussisse à opérer d'autres captures.

Cependant le capitaine a un long entretien avec le second Berchou, le docteur, et Guénic remplaçant momentanément le lieutenant Vasseur, atteint de scorbut.

La maladie d'une partie de l'équipage, la mort de Fritz, l'état de la banquise, l'impossibilité absolue de faire franchir à la chaloupe et aux baleinières un tel obstacle, tout concourt à la modification du projet primitif, consistant à ne quitter, sous aucun prétexte, ses matelots.

Mais, comme dit le proverbe: Nécessité n'a pas de loi.

Ce qu'un plus grand nombre ne peut tenter, un petit groupe a plus de facilités pour l'opérer.

Il partira donc seul de l'état-major, accompagné de quatre hommes au plus, et une demi-douzaine de chiens.

Il emmènera le bateau plat avec vingt-cinq jours de vivres, deux sacs pour dormir, quelques médicaments, un sextant, un horizon artificiel, un chronomètre, une lunette astronomique, des armes, des munitions, des pelles et des pioches, en un mot le minimum d'objets strictement indispensables.

Eu égard à la légèreté de ce matériel que les chiens pourraient seuls et très facilement traîner sur une glace plane, les hommes pourront conserver leur vigueur pour agir dans les endroits difficiles et se ménager, quand il n'y aura pas urgence absolue de donner le coup de collier.

Pour ne pas faire de jaloux, le capitaine eût bien désigné par le sort ceux qui doivent l'accompagner. Mais il y a pas mal d'éclopés parmi l'équipage, et il lui faut choisir ceux qui, jusqu'alors, sont restés indemnes de toute maladie.

Chose assez singulière, ce sont positivement des hommes du Midi, du moins sauf un, qui ont victorieusement bravé les rigueurs polaires. Jean Itourria et Michel Elimberri, les deux Basques, plus Dumas le Provençal et le Parisien Farin dit Plume-au-Vent.

Ces quatre homme sont en conséquence désignés par le capitaine pour marcher avec lui, sans qu'il leur en soit fait pour cela une obligation formelle. Ce n'est plus une affaire de service pour laquelle il n'y a pas de refus possible, mais une sorte d'enrôlement volontaire qu'ils peuvent décliner pour un motif ou pour un autre.

Bien loin d'ailleurs d'hésiter au moment d'affronter cet inconnu plus redoutable encore, les quatre matelots témoignent leur joie par un cri retentissant de: Vive le capitaine! comme si ce choix qui va encore aggraver leurs misères était la plus enviée des faveurs.

Pour la première fois, Dumas rend son tablier et offre l'insigne professionnel à Courapied dit Marche-à-Terre, qui a, paraît-il, en maintes circonstances, montré de réelles dispositions culinaires.

Le choix de Dumas dont nul ne songe même à discuter la compétence est ratifié à l'unanimité.

Courapied est promu maître coq intérimaire et entre en fonctions à l'instant même, pour préparer le repas d'adieu qui fut du reste parfaitement exécrable.

Le lendemain, la petite troupe escortée des hommes valides se mettait résolument en marche et pointait vers le Nord à travers les escarpements de la banquise.

VIII

Recommandations dernières, puis séparation.—Rude voyage.—Splendeurs inutiles.—Toujours la ligne courbe.—Tours de force d'acrobates.—Submergés dans la neige.—Une épave au loin.—Un cairn par 89°.—Angoisses.—Document allemand.—Traces de l'expédition anglaise du commandant Nares.—L'écrit du lieutenant Markham.—La dérive de la mer Paléocrystique.—Subite élévation de température.

Le 27 avril de bon matin, la petite troupe s'était mise en marche après un relèvement très exact de la position. Le capitaine avait remis le commandement à son second, Berchou, qui agirait, en ses lieu et place, pendant son absence et le garderait au cas où lui d'Ambrieux, ne reviendrait pas.

Il lui avait remis en outre, ses dernières volontés, sous pli cacheté, avec ordre d'ouvrir l'enveloppe après une absence d'un mois.

Les hommes s'étaient serré la main en se souhaitant bonne chance, et le Parisien avait eu toutes les peines à consoler Guignard, immobilisé sous la tente par une attaque de scorbut.

Guignard, malade, mais toujours avaricieux, maudissait le scorbut qui l'empêchait de gagner la prime réservée à ceux qui atteindraient le Pôle.

Le capitaine entendant ses doléances, le rassura. La prime serait touchée par tout le monde, ce qui fit grand plaisir à chacun, même aux plus désintéressés.

En outre, le capitaine recommanda essentiellement de chasser avec le plus grand zèle les morses, les phoques ou tous autres représentants de la faune arctique, leur capture devant fournir les éléments indispensable au retour. Oûgiouk, pourvoyeur né de l'expédition, promit de faire merveilles et d'emmagasiner de véritables montagnes de victuailles.

Enfin, après un dernier serrement de main, on se sépara aux confins des glaces dites mauvaises, du moins ceux qui parmi les plus valides avaient fait la conduite au capitaine et à ses compagnons, notamment le docteur, désolé de ne pouvoir aller plus loin.

Un dernier cri de: Vive la France!... vive le capitaine!... et le traîneau, halé par les chiens et maintenu par les hommes, s'engage dans les défilés de l'Enfer de Glace.

La journée est belle et le ciel ensoleillé. Mais le froid est toujours d'une âpreté cruelle. C'est au point que, à certains moments, la respiration qui s'élève dans l'air en un jet blanc très dense, produit un crépitement très appréciable à l'oreille. C'est l'effet de la condensation de la vapeur sortie du poumon, en glaçons d'une excessive ténuité!

Les cinq hommes, les six chiens et le traîneau secoué, culbuté se trouvent au milieu du chaos. Partout des montagnes, des collines, des blocs, des ravins, des trous, des anfractuosités à donner le vertige, à courbaturer par leur vue seule, à désespérer par leurs escarpements.

Il faut, dès le début, et comme pour se mettre en haleine, manœuvrer la pioche et la pelle, déblayer le passage, s'atteler ensuite près des chiens, et faire monter le traîneau sur une pente où il est presque impossible de se tenir debout.

L'accès de la crête glacée est enfin obtenu, grâce à un escalier grossier taillé en plein bloc. Il s'agit maintenant de descendre. C'est encore pis, car le traîneau, sollicité par son poids, menace d'écraser les pauvres toutous qui geignent et tirent la langue.

Il faut l'alléger, transformer son contenu en ballots que chaque homme transporte sur son dos jusqu'au bas de la colline.

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Le traîneau vide et dételé s'en va tout seul

—Et va comme je te pousse! dit le Parisien en voyant l'appareil, d'une solidité fort heureusement éprouvée, glisser comme une flèche et s'arrêter au bas d'un nouvel et plus terrible escarpement.

«Mince de Montagnes Russes!»

Cette chaîne franchie au prix de rudes efforts, une autre surgit, plus haute, plus abrupte, plus dure à escalader.

Le contenu du traîneau est déchargé et rechargé jusqu'à cinq fois pendant la matinée!

A un certain endroit plus particulièrement dangereux, le bateau, suprême espoir si les eaux libres apparaissent, doit être transporté à dos d'homme!

On ne compte plus les chutes heureusement amorties par la neige. La soif est intense, la faim commence à se faire sentir...

—Stop!

A défaut de tente, on campe dans une anfractuosité—ce n'est pas cela qui manque—et Dumas installe, à l'abri du prélart couvrant le traîneau, sa lampe à esprit-de-vin et son digesteur à neige.

Les intrépides explorateurs sont collés au flanc d'une colline mesurant au moins quarante-cinq à cinquante mètres de hauteur, et contemplent, malgré le froid, malgré la faim, malgré la fatigue, un spectacle féerique.

Au loin, la neige s'irise des couleurs les plus vives et les plus variées, sur les déclivités des hummocks. Les glaces dénudées par endroits, se montrent sous les rayons obliques du soleil, en un semis de pierres précieuses qui scintillent, comme si la main prodigue d'un Titan les eût lancées à profusion sur un incommensurable écrin de satin blanc.

Diamants, émeraudes, turquoises, rubis, saphirs, topazes, flamboient de tous côtés avec un éclat aveuglant. Tout est lumière, tout est couleur, tout est splendeur aussi, sous ce ciel d'azur intense. L'homme seul est sordide sous sa dépouille d'animaux arctiques, avec ses yeux clignotants sous les lunettes, son nez bleui par de successives congélations, ses lèvres scarifiées par la gelure, son épiderme enfumé, crasseux même, son allure de bête fourbue, ses membres endoloris.

A voir les compagnons du capitaine d'Ambrieux et l'officier lui-même, on les prendrait, sous leur défroque, pour des Esquimaux pur sang, gorgés d'huile et de tripes de phoque.

Mais la dégradation n'est qu'apparente. De ces enveloppes grossières s'échappent des exclamations, des mots, des phrases d'admiration, montrant que ceux-là sont des civilisés, et que chez eux le sentiment du beau survit quand même à la souffrance.

Un déjeuner sommaire, composé de thé bouillant dans lequel est incorporé un morceau de pemmican empoisonnant le suif et un peu de biscuit, est lestement absorbé. Ce mélange incohérent, de consistance gluante, et rappelant la formule de Mme Gibou, semble délicieux aux hivernants, chez qui l'usage d'aliments de plus en plus grossiers et de moins en moins abondants a peu à peu perverti le goût.

La lampe éteinte et le grog avalé, nul n'a envie de faire la sieste en pareil lieu. Les chiens ont gobé leur ration de poisson sec, lappé leur eau de neige et repris la bricole.

—En avant!

Et chacun, pour obéir à ce commandement, oblique à droite ou à gauche, à la recherche de la ligne courbe qui là-bas, à travers l'interminable tohu-bohu de hummocks, d'icebergs et de floebergs, semble sinon le chemin le plus court d'un point à un autre, du moins, le seul praticable.

En avant! cela veut dire obliquez sur l'un ou l'autre flanc, tournez, virez, cherchez le passage, escaladez, glissez, allez parfois en arrière!...

Cependant, comme le fait observer le Parisien dont l'entrain et la gaieté ne désarment pas, la route se tire.

A tel point que, malgré un chemin d'enfer, le capitaine peut, le premier soir, pointer sur sa carte, treize milles dans la direction du Nord, soit vingt-quatre kilomètres, soixante-seize mètres.

C'est un succès inouï, stupéfiant, inespéré, dû exclusivement à la vigueur des hommes, à leur endurance, à leur indomptable énergie.

Les deux Basques, nés en pleine montagne, font merveille. Le Parisien, en véritable faubourien mâtiné de singe, passe partout. Chez Dumas, la vigueur musculaire supplée au manque d'habitude. Quant au capitaine, sa qualité d'ascensionniste, membre du club alpin français, dispense de tout commentaire.

Pour coucher, on improvise, d'après les conseils donnés par Oûgiouk, avant le départ, une maison de neige, un simple trou sous lequel sont enfournés les lits et le matériel.

Les chiens, attachés au traîneau, demeurent préposés à sa garde, au cas bien improbable de rencontre avec des maraudeurs à quatre pattes.

Il semble en effet qu'il n'y a aucune terre à proximité, car on ne rencontre ni mammifères, ni oiseaux. C'est la solitude absolue, troublée seulement par les craquements de la glace, craquements qu'on ne remarque même plus, tant ils sont devenus une habitude, comme l'acte de la respiration auquel on assiste sans y prendre garde.

Le lendemain matin, chacun s'éveille au signal donné par Dumas, qui repose fraternellement enfoui près du capitaine, dans le sac à fourrure.

La veille au soir, les places ont été tirées au sort, et le sort a décidé que le digne cuisinier serait le camarade de lit du capitaine.

Dumas a bien objecté le respect, le grade, la hiérarchie, et déclaré qu'il n'oserait jamais gigoter, ronfler!... si près de son chef.

A quoi le chef a répliqué que c'était l'ordre, et que par conséquent Dumas ronflerait et gigoterait par ordre, côte à côte avec le capitaine, au cas où ces deux habitudes seraient invétérées chez lui.

Et le cuisinier, esclave du devoir et de la discipline, obtempéra.

Le 28 avril, nouvelles difficultés.

—Toujours de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet! observe le Parisien qui est frotté de littérature.

Le temps est superbe, très sec, et un peu moins froid. 25° seulement au-dessous de zéro.

Malheureusement il faut batailler plus que jamais et à chaque instant contre le floe dont les craquelures traîtreusement dissimulées sous la neige ne se comptent plus.

Tantôt les hommes, tantôt les chiens, tantôt le traîneau s'enfoncent à tour de rôle, ou simultanément, selon que la dépression est plus ou moins grande.

Les Basques, stoïques, jurent: capédidiou! et s'arrachent, blancs du neige en cherchant leur capuchon et leurs lunettes.

Dumas épuise la série des jurons provençaux et déclare que, comparé à son pays, le pôle est un endroit idiot.

Le Parisien nargue les chutes et chante, quand cela va très mal, le refrain d'une chansonnette bébête qui fit jadis les délices des petits cafés-concerts:

Par les sentiers remplis d'ivresse
Allons ensemble à petits pas...

Insensible à tout, n'ayant en vue que l'objectif dont il se rapproche à chaque enjambée, dominé par l'unique pensée qui est sa vie, le capitaine en dehors du bien-être—oh! très relatif—de ses hommes, et de l'aide qu'il leur prodigue à chaque instant, marche comme un illuminé.

Un choc un peu plus violent, une chute plus rude, un propos ou plus drôle ou plus salé l'arrachent un moment à cette sorte d'hypnotisme.

Il donne un coup d'épaule pour déhaler le traîneau, tend la main à l'homme aux trois quarts assommé, ou sourit complaisamment à quelque bonne bourde bien épaisse, puis de nouveau se creuse entre ses sourcils le pli longitudinal indiquant la pensée intense, tenace, implacable.

A mesure qu'on avance, cette préoccupation semble plus vive.

Le 28, on a parcouru vingt-cinq kilomètres, et le 30 vingt-neuf!... Total, depuis le départ, quatre-vingts kilomètres!...

Celui qui verrait l'état du chemin parcouru crierait à l'impossibilité, tant ce tour de force paraît incompatible avec la faiblesse des moyens humains.

Et pourtant, cela est!... Pourquoi?... Pardieu! parce que cela est!

Donc, malgré ce résultat stupéfiant, le capitaine est visiblement préoccupé, inquiet, même.

Chose étrange, bien faite pour légitimer cette inquiétude, des traces d'abord presque invisibles viennent de lui apparaître à plusieurs reprises.

Des érosions profondes, qui, semble-t-il, ne peuvent avoir été faites que de main d'homme, se montrent çà et là, comme pour attester le passage de voyageurs venus antérieurement.

A cette pensée d'Ambrieux se sent frémir.

Eh! quoi, tant de travaux, de misères, de souffrances deviendraient inutiles. Le pauvre Fritz serait mort à la peine, ses compagnons endureraient là-bas les angoisses de l'attente aujourd'hui, et demain les tortures de la faim... Les quatre enfants perdus qui s'avancent, au prix de quelles fatigues écrasantes, seraient frustrés, au dernier moment, de l'espoir d'une découverte dont ils n'envisagent peut-être pas toutes les conséquences, mais à laquelle ils concourent intrépidement, de confiance... Cette gloire unique dans les fastes de la civilisation serait enlevée au chef qui a conçu et mis en œuvre ce plan grandiose, et en touche du doigt la réalisation!...

Car, il n'y a pas à en douter d'autres hommes sont passés par là, avant les marins de la Gallia.

L'époque de ce passage est indécise, car la glace peut rester inaltérée pendant de longues années, comme aussi subir des modifications résultant d'écrasements ou de pressions qui la déforment instantanément.

C'est miracle, vraiment, que les hommes n'aient point aperçu jusqu'alors ces vestiges qui, comme on dit vulgairement, crèvent les yeux, tant ils portent l'empreinte non seulement du passage brutal, mais encore et surtout de l'industrie humaine.

Une pente abrupte se présente tout à coup en face de la petite troupe éreintée.

—Va rien falloir turbiner! dit de sa voix railleuse le Parisien.

—Pécaïré! encore tailler là dedans «une» escalier...

—Y s'passera quéques heures avant de pouvoir chanter:

«Madame à sa tour monte...

«Cré pétard?

—Quésaco?...

—Mais, y en a «une» d'escalier... proprement ficelée, encore, et par des lascars qui n'avaient pas les mains en beurre...

Le traîneau s'arrête et le capitaine plus préoccupé que jamais examine un escalier à larges marches, taillées hardiment, de faible hauteur, en plan très incliné, sur lequel il n'est pas trop difficile de haler un traîneau.

—Vivadioux! s'écrie Michel Elimberri, c'est à croire qu'on rêve.

—Ou que de bonnes fées sont venues travailler pour nous, dit le Parisien avec sa naïveté goguenarde qui ne demande pas mieux que de croire au surnaturel.

—A moins que y en ait parmi nous de somnambules, dit à son tour Dumas...

«J'ai connu sur le Colbert un cuisinier qui se relevait la nuit pour mettre cuire des fayots au lard, et se fiçait dans une colère bleue quand il trouvait, au branle-bas, sa cuisine parée, avec sa camelote en train de mizôter!...

Jean Itourria émet à son tour une opinion qui amène sur le visage du capitaine une brusque et passagère contraction.

—Eh!... Caramba... si cet Allemand de malheur était venu dans ces parages...

«Si c'était lui qui a taillé cette montagne de glace...

«Demande pardon, excuse, capitaine, de supposer que ce monsieur Pregel ait pu arriver jusqu'ici, par la raison qu'il n'est pas de la flotte...

—Tout est possible! interrompt brusquement le capitaine en passant la bricole du traîneau sur son épaule.

«En avant! mes enfants... qui vivra verra!»

Grâce à ce plan incliné supérieurement coupé de marches régulières, dont l'arête se trouve à peine érodée, le passage du monticule s'opère en un quart d'heure, alors qu'il eût exigé au moins deux heures d'efforts et de travail.

Les dernières paroles du charpentier ont fait froncer le sourcil au capitaine, tant elles répondent bien à l'idée secrète et tenace qui obsède sa pensée, depuis l'apparition des premiers vestiges.

Contre toute possibilité, contre toute vraisemblance, Pregel aurait-il réussi à pousser jusque-là!

Et qui sait, plus loin encore peut-être, puisque les traces, au lieu de disparaître et de s'atténuer, augmentent encore, à mesure que s'accroissent les difficultés!

La voie suivie devient de plus en plus affreuse. Elle serait franchement impraticable, sans la présence de ces étranges travaux d'accès qui en facilitent singulièrement le parcours.

Enfin, chose plus extraordinaire encore, le chemin ainsi préparé se dirige imperturbablement vers le Nord, dont le pôle se rapproche de plus en plus.

La journée du 29 accuse ainsi une distance parcourue de vingt-six kilomètres, en dépit d'obstacles effrayants.

Le 30 avril, à 9 heures, par un froid toujours très vif, le capitaine constate que, après les circonvolutions opérées à la recherche de la ligne droite, cette ligne droite prolongée depuis le campement, atteint cent onze kilomètres, soit un degré.

L'expédition française est par 89° de latitude Nord, c'est-à-dire à vingt-cinq lieues terrestres seulement du Pôle!

Cette bonne nouvelle redonne du nerf à chacun et l'étape, après une nuit glaciale, est commencée avec un entrain superbe.

Ah! si la damnée trace qui monte inflexiblement vers le Nord n'accusait pas le passage antérieur d'inconnus venus on ne sait d'où, quelle joie exubérante, pour ces pauvres marins, qui, malgré leur vaillance, n'en peuvent plus, et ne marchent que soutenus par l'idée du devoir accompli, et par l'affection qu'ils portent à leur chef.

D'Ambrieux, de plus en plus sombre, garde un silence farouche et cherche si cette voie qui pourtant facilite singulièrement sa marche, cessera enfin.

Ce qu'il lui faut, c'est l'inviolée solitude avec ses glaces inaccessibles, son grand silence de région inexplorée, où ne se rencontrent même ni quadrupèdes ni oiseaux.

Mais, à propos, quels sont ces ossements épars sur la glace d'où la neige a été balayée par la tourmente! Cette tête busquée, ces mâchoires plantées de dents aiguës, ces pattes de plantigrades ont appartenu à un ours. Les os creux ont été éclatés à la chaleur, comme faisaient jadis les primitifs pour en extraire la moelle.

Mais ce ne sont pas des sauvages qui ont fait cette curée, car un peu plus loin se trouvent deux cartouches vides, en laiton, avec ces deux mots estampés sur le fond: «Maxwell Birmingham».

L'ours a été tué, puis dévoré par des hommes portant des armes approvisionnées de cartouches anglaises.

Renseignement bien vague et n'apprenant pas grand'chose.

L'expédition allemande est munie de fusils Mauser. Mais qui sait si parmi ses membres ne se trouve pas quelqu'un armé d'une carabine anglaise.

D'Ambrieux n'a point d'autre idée en tête que celle de l'expédition allemande et de son chef le devançant à travers la sinistre étendue de floes et de hummocks, à travers l'épouvantable Enfer de Glaces.

Et qui donc aurait pu s'avancer aussi loin, puisque depuis des années, nulle campagne polaire n'a été entreprise, sauf celles de la Jeannette et de Greely, si déplorablement terminées!

Les traces laissées sur les glaces, les débris abandonnés semblent du reste contemporains...

... A deux heures, le capitaine, de plus en plus obsédé, va commander la halte pour le goûter, quand Dumas, dont l'œil de chasseur voit juste et loin, lui fait apercevoir quelque chose de long et de mince, implanté en plein banc de glace, à une distance assez notable.

—On dirait, capitaine, sauf votre respect, un manche à balai, si dans la marine il y avait des balais, ou si les fauberts ils auraient des manches.

Incapable de subordonner son allure à la marche lente du traîneau, le capitaine s'élance en courant vers la mystérieuse épave, et se trouve en effet devant un morceau de bois qui paraît, à première vue, être la hampe d'un croc.

Illustration
Le capitaine s'élance vers la mystérieuse épave...

Il est dans un état de conservation parfaite, grâce peut-être à des onctions d'huile de lin qui l'ont saturé. Sa pointe disparaît dans un monticule de la grosseur d'une barrique, formé de glaçons agglomérés avec des boîtes à conserves réunies entre elles et attachées au morceau de bois par un fil de fer.

Il y a donc, dans cette disposition, l'idée manifeste d'attirer l'attention. C'est bien là un cairn ou signal édifié non pas avec des pierres, puisque la matière première fait défaut, mais avec les éléments dont disposaient les mystérieux visiteurs.

Il doit y avoir là-dessous quelque document dont il importe de prendre au plus tôt connaissance.

Dans sa précipitation, le capitaine est accouru les mains vides, sans même apporter un couteau à neige.

Il essaye néanmoins d'arracher le morceau de bois et d'ébranler à coup de pieds le grossier édifice.

Vains efforts! La glace, quand le froid est très vif, est le meilleur de tous les ciments.

Il faut, à d'Ambrieux, modérer son impatience, retourner au traîneau et revenir avec un homme et deux pioches pour démolir le «signal».

Sous leurs coups, la glace vole en éclats et les boîtes à conserve s'éparpillent avec un grand bruit de ferraille.

L'amoncellement destiné à attirer l'attention des voyageurs étant dispersé, le capitaine d'Ambrieux aperçoit, profondément implanté dans la glace, un gros ballot de toile qu'il extrait avec précautions, et déroule avec des peines infinies.

Au milieu du ballot, il trouve enfin un flacon de verre solidement bouché et cacheté avec du brai.

Dans son impatience il va briser le flacon dans lequel il distingue parfaitement un rouleau de papier. Mais, honteux de cette précipitation, il commande à ses nerfs, arrête le tremblement qui agite ses mains et débouche posément le récipient.

Plusieurs feuilles s'en échappent. Il saisit la première venue et la parcourt d'un avide regard.

Elle est couverte de caractères allemands.

—Pardieu! J'en étais presque sûr, s'écrie amèrement l'officier.

Il relit une seconde fois et plus attentivement, et ne peut retenir un geste d'étonnement, à la vue d'un nom, d'une date, d'une latitude et d'une longitude: Markham... 12 mai 1876... 83° 20′ 26″ lat. N... 65° 24′ 22″ long. O.

Un long soupir de soulagement lui échappe alors, puis un bruyant éclat de rire.

L'homme qui l'accompagne et le regarde interdit, est Michel Elimberri, le matelot basque, l'ancien baleinier-pilote des glaces, fort intelligent, et capable de comprendre.

—Tu te demandes si j'ai perdu la tête, n'est-ce pas, Michel? dit le capitaine dont la voix est légèrement altérée.

—Mais, capitaine, vous êtes bien libre d'avoir l'air chaviré, puis de rire dans la même minute, si bon vous semble...

«Vous êtes le maître...

—C'est que, vois-tu, je viens d'avoir une fière peur.

—Pas possible!...

«Un autre que vous me le dirait que je répondrais que c'est pas vrai.

—C'est pourtant l'exacte vérité, va, matelot.

«J'ai eu peur d'avoir été devancé, et de ne pas arriver le premier là-bas... où nous serons dans quatre ou cinq jours, et où nul n'est jamais allé...

Michel esquisse une pantomime qui dans tous les pays du monde signifie: «Je ne comprends pas,» et que son accoutrement d'ours polaire rend singulièrement expressive et caricaturale.

—Je vais te traduire ce document, et tu sauras...

«... Mais il en a un second, en anglais...

«... Et un troisième en français.

«Ecoute plutôt la lecture de ce dernier:

«Aujourd'hui, 12 mai 1876, s'est arrêtée ici, par 83° 20′ 26″ de latitude Nord, et 65° 24′ 12″ de longitude ouest, l'expédition à la mer polaire, commandée par le capitaine G. Nares, de la marine britannique, et comprenant les deux navires: Alert et Discovery.

«De l'hivernage de l'Alert, par 82° 24′, sont partis deux traîneaux sous les ordres du lieutenant Markham, qui a pu les conduire à travers les floebergs de la mer Paléocrystique jusqu'à ce point, le plus élevé vers le pôle où l'homme ait atteint.

«Signé: Capitaine Albert H. Markham.

«Lieutenant de l'Alert

—Mais, capitaine, s'empresse de dire le Basque, après la lecture de ce papier dont les caractères sont à peine altérés, le capitaine Markham, dont j'ai lu l'expédition pendant l'hivernage, parle de sa latitude qui est de 83° 20′ 26″...

«Nous sommes, nous, par 89°!... c'est-à-dire 6° plus au nord... et notre latitude est la bonne, puisque c'est vous qui l'avez prise...

—Celle de Markham était bonne également, mon brave Michel, ajoute en souriant le capitaine.

—Caramba! je ne comprends plus...

—C'est bien simple pourtant, continue l'officier en réintégrant, du bout de ses doigts gourds, les trois papiers dans leur enveloppe de verre.

«Tu te rappelles ce que le commandant Nares disait de la mer Paléocrystique?

—Oui, capitaine.

«Une mer couverte de glaces censément éternelles, qui ne fondaient point, ne bougeaient pas de place, et empêchaient, à tout jamais, d'approcher du Pôle ceux qui auraient voulu tenter l'aventure.

«A preuve que, six ans plus tard, M. Pavy, le docteur français attaché à l'expédition Greely, ne trouve plus les soi-disant glaces éternelles, et manque de se noyer là où le commandant Nares croyait la mer prisonnière pour toujours.

—Le commandant Nares avait eu à la fois tort et raison, continue le capitaine en ralliant le campement son flacon de verre à la main.

«Tort en jugeant immobile ce redoutable amas de glaçons; raison, en pensant qu'il était extrêmement vieux, et à peu près indestructible.

«Il y a, vois-tu, quelque chose de plus fort que le poids et les adhérences de ces montagnes de glaces...

«C'est l'action combinée des vents et des courants.

«Un beau jour, la banquise paléocrystique a quitté les rives où l'a rencontrée le commandant Nares, et s'est mise à dériver au caprice de l'ouragan et suivant l'orientation des courants...

—Mais, capitaine, il y a onze ans de cela!...

—Qui nous dit qu'elle n'a pas tourné plusieurs fois autour de l'axe terrestre, qu'elle ne s'est pas promenée d'un pôle du froid à l'autre... qu'elle n'a pas été accrochée des mois, des années peut-être à quelque côte ignorée, pour repartir à travers les espaces circumpolaires?

—Vous devez avoir raison, capitaine.

«Car de telles masses une fois prises ne dégèlent plus, du moins sous pareille latitude, où l'été n'a même pas la chaleur de nos hivers.

Les deux hommes ralliaient à ces mots le campement où Dumas, Itourria et le Parisien attendaient, avec impatience, le résultat de la découverte.

On devine sans peine les exclamations et les commentaires qui suivirent cette étrange aventure, les réflexions que suggérèrent la longue existence de ces monstrueux amas de glaces errantes, et la surprise qu'éprouverait le brave officier anglais, en apprenant à quel vagabondage effréné s'était livré son document.

A propos de ce document, le capitaine d'Ambrieux le réintégra dans son enveloppe, et y ajouta un papier avec ces mots:

«Trouvé le 30 avril 1888 par le capitaine d'Ambrieux, chef d'une mission française partie en 1887 pour explorer les régions arctiques. Longitude observée: 9° 12′ ouest de Paris, latitude 89°. A cette date du 30 avril 1888, le commandant de la mission française, après avoir perdu son navire, n'avait plus que pour un mois à peine de vivres et se proposait, après être passé au Pôle, de rallier les terres moscovites. Quelques cas de scorbut se sont déclarés dans l'équipage frappé d'une perte cruelle, en la personne du mécanicien Fritz Hermann, qui succomba le 26 avril de la présente année.

«Ont signé: Jean Itourria, Dumas, Michel Elimberri, matelots; Farin, chauffeur; d'Ambrieux, capitaine.»

Le flacon fut rebouché, puis cacheté avec du brai, et replacé dans le cairn, qui fut réédifié avec soin et surmonté de sa hampe de bois.

IX

Le froid diminue.—Encore un obstacle vaincu.—Nouveau souvenir au pays du soleil.—La mer!... La mer!...—Le traîneau est à son tour porté.—En bateau.—A quinze heures du Pôle.—Entrain magnifique.—Coup de sonde.—Stupéfaction.—Un fond de vingt-cinq mètres.—Brusquement le fond tombe à deux cents mètres.—Les idées du Basque Michel.—Tout dérive, le bateau, les glaces, la mer elle-même.

Cette journée du 30 avril devait être fertile en événements.

Les cinq hommes après avoir réédifié le cairn du capitaine Markham retrouvé de si étrange façon, et si loin de la latitude observée par l'officier anglais, avaient repris leur marche vers le pôle.

Marche terrible, semée de heurts et de chutes, épuisante par la continuité d'efforts surhumains et de privations dont rien ne faisait présager la fin.

La petite troupe halant intrépidement avec les chiens sur le traîneau venait, après avoir atteint, puis franchi une série d'escarpements vertigineux, s'échouer sur une plate-forme dépourvue de neige, et constituée par un glaçon colossal.

Chose étrange, plus on monte, plus la température paraît augmenter. Au lieu d'être saisis comme le matin par un froid plus vif, à mesure qu'ils s'élèvent, les marins transpirent avec une abondance incroyable, à tel point que le capitaine fait enlever les surtouts de toile, quitte à les remettre si le froid reprend brusquement.

Mais non. Le thermomètre, d'accord avec eux, indique seulement une température de −17°, et cela, sur une colline de glace complètement nue, et bien qu'il soit sept heures et demie du soir.

Aussi, déclare le Parisien, quelle joie, quelle sensation délicieuse de sentir qu'on a encore des pieds! et ne plus marcher, sur des «espèces de patins» qu'on ne sait plus si c'est des pilons d'invalides, ou des paquets de n'importe quoi.

Les sacs à dormir sont installés sans aucun abri, en plein vent, et la modeste cuisine préparée, puis absorbée d'excellent appétit, comme par de bons bourgeois qui, pour la première fois de l'année, dînent sous leur tonnelle déjà garnie de bourgeons et de fleurettes.

Par exemple, il faut redescendre chercher de la neige pour faire le thé et abreuver les chiens. La neige, qui jusqu'à présent a surabondé, manque absolument sur le plateau, et la glace est toujours salée.

Sur ce point élevé le vent l'a balayée dans les déclivités, comme il est d'ailleurs facile de le voir en contemplant le morne paysage.

Cette subite élévation de la température a déridé tout le monde et ramené l'espoir descendu, lui aussi, à quelques degrés au-dessous de zéro, au thermomètre des illusions.

Il y a en vue une nouvelle crête montagneuse, plus escarpée, plus haute que toutes celles rencontrées jusqu'alors, mais le Pôle s'est rapproché encore et ce qui reste à parcourir n'est plus qu'une misère, un rien... d'autant plus que le froid atroce des jours passés semble vouloir faire relâche!

Les quatre marins et leur chef entreprennent courageusement l'escalade. Il faudrait également dire: et les chiens, car les braves bêtes, malgré le mauvais état de leurs pattes, donnent des coups de collier tels qu'ils font monter, par instant, le traîneau, sans le secours des hommes.

Il est du reste à remarquer que pour ces quadrupèdes si singulièrement transformés en bêtes de trait, plus rude est l'obstacle, plus grand est l'effort. Il est pour ainsi dire sans exemple que, sauf bien entendu en cas d'impossibilité absolue, les chiens groenlandais, toujours disposés à tirer un fardeau supérieur à leurs forces, soient demeurés en détresse.

Le versant méridional de cette véritable chaîne de montagnes de glace arrête pendant près de quatre heures le petit équipage, tant l'ascension est rude et les haltes fréquentes.

Pour la première fois depuis longtemps, la sueur ruisselle franchement sur les visages et ne se prend plus en glaçons, dès qu'elle est exposée au coup de fouet cinglant de la bise.

Le thermomètre n'est plus qu'à −14°!

Les hommes n'en reviennent pas et s'égayent comme de grands fous.

—Mais qu'est-ce qu'on va donc trouver derrière cette montagne qu'on dirait que c'est la toile de fond de notre sempiternel décor? demande Plume-au-Vent toujours hanté par les comparaisons tirées de son ancienne profession.

—Peut-être des terrains couverts de beaux sapins, répondent les Basques, croyant avoir déjà un avant-goût des landes.

—Eh! millé dioux, vous pourriez bien dire: d'orangers, riposte Dumas, d'orangers et d'oliviers, à preuve que ze sucerais bien une oranze et que ze serais heureux d'apprêter, aux olives, notre premier filet de phoque.

—Pourquoi pas des bananiers, des cocotiers ou des arbres à pain, avec des coups de soleil, renchérit Plume-au-Vent, dont la face violette a un superbe ton d'engelure.

—Ou simplement la mer libre, termine le capitaine.

—La mer libre, sur laquelle glisserait sans entraves et à toute vitesse notre canot...

On arrive en ce moment au sommet de la crête glacée, et le Parisien, qui se trouve en tête de l'attelage d'hommes et de chiens, s'arrête sur un petit plateau et s'écrie d'une voix retentissante:

—La mer!... La mer!...

Certes, jamais les dix mille conduits par Xénophon ne poussèrent de meilleur cœur, à l'aspect des flots du Pont-Euxin, le cri suprême de joie et de délivrance renfermé dans ce mot résumant toutes les angoisses d'hier, toutes les espérances de demain:

—Thalassa!... Thalassa!...

Le capitaine qui vient après, et avec lui Dumas, Elimberri et Itourria, s'arrêtent et s'écrient aussi:

—La mer!... La mer!...

De ce poste élevé, ils aperçoivent une magnifique étendue d'eau, s'étalant à perte de vue et sur laquelle flottent, en petit nombre, des glaçons probablement détachés de la vieille banquise paléocrystique finissant brusquement là, sous leurs pieds.

Illustration
Ils aperçoivent une magnifique étendue d'eau...

A droite et à gauche, les monticules bleuâtres, les collines poudrées de neige s'allongent en une ligne déchiquetée formant le rivage de cette mer intérieure, d'où n'émerge, du moins à première vue, nulle terre, nul îlot, pas même un roc, rien.

C'est la solitude absolue que n'animent ni les ébats bruyants des mammifères arctiques, ni les randonnées capricieuses des oiseaux polaires sans doute retenus là-bas par les rigueurs d'un tardif hiver.

C'est aussi le silence, car les flots sont immobiles, et frissonnent à peine au pied des floebergs qui se dressent comme des spectres sur les eaux glauques.

Au-dessus de cette portion d'océan libre, qui partout ailleurs se montrerait sphérique, s'incurve en coupole un firmament d'un bleu intense, où flamboie l'aveuglant soleil dont nulle vapeur n'atténue l'incomparable éclat.

Une profusion de lumière, un immense lac d'eau vive, quelques glaces flottantes, c'est tout!

Rien qui frappe le cerveau, enthousiasme l'esprit, fasse battre le cœur, étreigne l'âme! Rien qu'un paysage polaire plus silencieux que ceux aperçus jusqu'alors! Rien qu'une étendue banale où la nature ne s'est donnée la peine d'être ni imposante, ni terrible, ni gracieuse, ni surabondante.

Les matelots qui se sont fait une tout autre idée de cette abstraction, jusqu'à lui donner un aspect en rapport avec leur éducation ou même leurs superstitions, à la matérialiser selon leurs aptitudes et leur compréhension, paraissent un moment interdits.

Mais, comme après tout ils sont matelots, que la mer est faite pour naviguer, et non pas pour exécuter un métier d'acrobates sur les montagnes de glace qui la recouvrent, ils se disent non sans raison, par l'organe de Dumas qui résume leur pensée:

—Voici de l'eau, de la belle eau dont que la Méditerranée elle en serait zalouse!

«Assez de glaces, Pécaïré!

«Et vive la mer, Tron dé l'air!...

«Nous sommes tous francs chaloupiers, et nous quitterons volontiers cette mauvaise rosse de glace, pour cette belle eau salée!...

«Pas vrai, camarades!...

—Eh! zou!... tu as bien dit, maître coq, répondent les autres, et ce qu'on va se paumoyer en bas, si toutefois c'est l'idée du capitaine!...

—Certainement, matelots, c'est mon idée.

«Mais vous prendrez bien le temps de manger, puis de boire la double ration que je vous offre.

—Oh! oui, capitaine, et surtout de la boire à votre santé et à la réussite de votre affaire.»

Ce qui fut fait, et religieusement! Puis, selon l'énergique et pittoresque expression des marins, on se paumoya jusqu'au ras de l'eau, après avoir eu toutefois le soin d'accrocher à un des pics les plus élevés un vaste lambeau de fourrure. Ce signal devait servir «d'amer», c'est-à-dire de point de repère pour indiquer la route du retour, dans le cas où la banquise paléocrystique, en apparence immobile depuis le commencement du voyage, viendrait à se déplacer, sous l'influence possible d'un ouragan et des courants.

La descente fut rude, mais l'adresse et le courage des cinq hommes suppléa au manque presque absolu de moyens. Le chargement fut encore une fois fractionné en fardeaux proportionnés à la vigueur humaine, et déposé au bord de l'eau. Bateau et traîneau suivirent le même chemin, et vinrent s'accumuler près du monceau d'objets composant le «vade mecum» des voyageurs.

Le bateau fut enfin démarré du traîneau. Un divorce! dit le Parisien qui aime toujours à rire.

Il ferait mieux de dire: un changement d'état et de position, car le traîneau de porteur devient porté. Il est installé à l'avant, sur le fond plat de l'embarcation bâtie d'après le modèle des «oumiaks» esquimaux, léger comme eux et comme eux aussi à peu près insubmersible, malgré son excessive mobilité.

Le chargement complet des bagages le fit à peine entrer de quelques centimètres, mais le poids des hommes et celui des chiens l'alourdit sensiblement, tout en lui donnant plus de stabilité.

La journée du 30 avril ayant été employée à l'ascension du dernier rempart de glace et à l'arrimage du bateau, le petit équipage cuisina, dîna et campa encore une fois sur la glace.

Chose singulière ou tout au moins inusitée, ces hommes éreintés, fourbus par cette série de manœuvres, dormirent à peine dans leurs sacs de fourrures.

L'attente du grand événement dont la réalisation est si proche les tint éveillés pendant cette nuit sans ténèbres, et toute conventionnelle, là-bas, où le grand jour de six mois est depuis longtemps commencé.

Le lendemain, le canot fut mis à flot sans peine. Les chiens, heureux et stupéfaits de ne plus sentir la glace sous leurs pauvres pattes gelées et engourdies, se blottirent sans perdre de temps sur les sacs et semblèrent vouloir incruster tout leur corps à cette substance si tiède et si moelleuse.

Chaque homme saisit un aviron et se mit à son poste de nage, le capitaine prit place à la barre, orienta le petit bâtiment, et les yeux fixés à la boussole commanda:

—Nage partout!

Illustration
Le capitaine commanda: «Nage partout!»

Le bateau déborde aussitôt et s'avance sur les flots unis comme un miroir, avec une vitesse de bon augure.

Il pouvait être à ce moment quatre heures du matin.

Très satisfait de cette vitesse apparente, le capitaine voulut se rendre compte de ce qu'elle pouvait être en réalité. Il improvisa avec une ligne et un morceau de cuir amarré en parachute une sorte de loch grossier, mais suffisant. Il calcula la longueur de la ligne, la pourvut de nœuds régulièrement espacés; puis, sa montre à secondes remplaçant le sablier, il mouilla le petit appareil en recommandant aux nageurs de conserver leur vitesse.

L'expérience marcha le mieux du monde et le résultat montra que la nage atteignait une vitesse de quatre milles environ à l'heure, c'est-à-dire près de sept kilomètres et demi (exactement 7 kil. 408 m).

Si le temps se maintient au beau, si la mer continue à être favorable, si enfin il ne survient aucun accident de navigation susceptible de ralentir cette allure, il est possible d'atteindre le pôle en quinze heures.

Quinze heures!... Les matelots n'en peuvent croire leurs oreilles.

Comment! il suffirait de quinze fois soixante minutes pour échapper à l'obsédante ténacité de cette idée qui, depuis un an, travaille toutes les cervelles.

Dans quinze heures les matelots de la Gallia auraient accompli ce que nul n'a jamais pu réaliser depuis que le monde existe!

Ils seraient riches des largesses de leur capitaine, et célèbres à jamais. Enfin, on commencerait à quitter cet atroce pays des glaces éternelles, pour revenir au pays natal, cette belle France aujourd'hui couverte de feuilles et de fleurs, avec ses ports où le matelot est roi, et où la bordée franche attend celui qu'une longue campagne a enrichi et affamé.

Ah! pardieu! on va souquer dur... à s'en faire éclater le fil des reins.

D'abord, pour faire plaisir au capitaine... le roi des hommes... et puis pour savoir en fin le compte ce que c'est, en réalité, que ce pôle Nord, pour lequel on a dérangé tant de braves mathurins, fait sauter un fier navire comme la Gallia, failli se manger le nez avec les Allemands, et finalement turbiné comme jamais morutiers et baleiniers ne l'ont fait!

Quelque désireux qu'il soit, lui aussi, d'en finir, le capitaine modère cette ardeur, et déclare qu'il sera impossible de conserver pareille vitesse pendant quinze heures. Que l'on devra compter sur un temps presque double, pour permettre à deux hommes sur quatre de se reposer.

Tiens! c'est juste... nul n'avait pensé à cela. Il faudra bien avoir quelques moments de relâche...

A moins que... dame! si on trouvait le fond à une profondeur raisonnable. Il y a deux grappins à bord, avec un bout de drisse. Alors, on verrait à s'ancrer tant bien que mal, de façon à se reposer deux ou trois heures, tout le monde ensemble, après quoi on nagerait de plus belle, jusqu'à ce que la peau des mains vous en pèle!

C'est très juste et le capitaine s'empresse de transformer en sonde, sa ligne de loch, avec un simple morceau de plomb amarré au bout de la ligne.

Il mouille par-dessus bord, après avoir fait stopper, le petit appareil, et constate, avec stupéfaction, que le plomb s'arrête à vingt brasses! exactement trente-deux mètres quarante centimètres, la brasse mesurant un mètre soixante-deux.

Il fait avancer d'une centaine de mètres, et ne trouve plus que dix-sept brasses, vingt-sept mètres cinquante centimètres.

Deux cents mètres plus loin, le fond est par vingt-deux brasses ou trente-cinq mètres soixante-quatre!

Il voudrait bien connaître la nature de ce fond rencontré, contre toute prévision, à une aussi faible profondeur. Mais le bloc de plomb n'est pas creusé inférieurement comme les sondes, pour recevoir un morceau de suif qui ramène des échantillons de vase, de sable ou de grève composant ces fonds.

Plume-au-Vent, un peu mécanicien, se charge d'évider à la halte du soir le grossier instrument, et de le mettre à même de fonctionner.

Le bateau reprend sa marche avec une vitesse très satisfaisante, une absence de brise qui rend la nage facile, et une température autorisant la simple vareuse de laine en usage à bord.

A onze heures, on stoppe pour déjeuner, après avoir vaillamment parcouru environ cinquante et un kilomètres. Comme il n'y a ni brise ni courant, on se contente de déborder les avirons, et de rester tout naturellement en panne.

L'eau sur laquelle flotte le bateau est d'une salure atroce. Bien a pris à Dumas de remplir à tout hasard de neige le digesteur lors de l'appareillage. C'est une trentaine de litres d'eau douce à peine suffisante pour deux jours aux besoins des hommes et des chiens.

Une glace flottante, grosse comme une barrique, passe à portée.

Elle est happée avec un croc et dégustée sans retard. Chose encore plus étonnante que toutes les contradictions auxquelles on se heurte depuis deux jours, cette glace est absolument douce.

La glace douce étant toujours fournie par les glaciers, il y aurait donc à proximité un glacier, c'est-à-dire une terre... à moins que ce morceau perdu au milieu des floebergs, ou glaces de mer salées par conséquent, n'erre depuis de longs mois...

Dumas, à coups de pic, en casse quelques volumineux morceaux, en prévision de la soif et des futurs besoins culinaires.

La profondeur est toujours identique, à quelques brasses près.

A midi, le petit équipage reprend vaillamment sa nage en dépit des ampoules qui font saigner les mains copieusement frottées de graisse de phoque, un remède souverain, paraît-il.

Tout à coup, le capitaine, auquel ses fonctions de timonier donnent quelques loisirs, laisse tomber encore une fois son plomb de sonde et commande de stopper.

—Sacrebleu! voilà qui est étrange, dit-il étonné.

La sonde descend toujours...

«Matelots! nage un peu à culer! la ligne a du biais et s'engage.

Arrivés à pic, les marins, non moins surpris que leur chef, voient la ligne se dérouler encore, presque indéfiniment...

A tel point que la longueur totale disparaît, c'est-à-dire deux cents mètres, et le fond n'est pas encore atteint.

Force est à l'officier de remonter l'engin, sans pouvoir approfondir, du moins pour l'instant, cette singulière et nouvelle contradiction.

La ligne remontée et enroulée, le capitaine commande:

—Nage partout!

A vingt mètres à peine de l'endroit qu'il vient de sonder, il trouve le fond par trente mètres!

De plus en plus stupéfaits, les deux Basques échangent un regard effaré comme s'il y avait là quelque maléfice.

Heureusement que Plume-au-Vent et Dumas, deux fortes têtes, les rassurent par leur aspect imperturbable.

—C'est le trou par où passe l'axe de la terre, s'écrie le Parisien.

—T'es bête! observe Dumas.

«Si nous étions au Pôle, je ne dis pas.

—Alors, c'est un faux coup de tarière, ou bien un des évents du grand puits artésien par ousque les ingénieurs du commencement du monde ont poussé leurs travaux.

—Moi, dit enfin Michel Elimberri le baleinier, rasséréné par les plaisanteries de ses copains, il me vient une autre idée, mais je ne la dirai que ce soir, parce qu'il faut que je la médite afin de ne pas me faire fiche de moi.

—Dis tout de même, mon brave Michel, interrompt le capitaine de sa voix chaude et sympathique.

«Tu es baleinier depuis longtemps, tu connais bien les glaces, tu es enfin homme d'expérience, parle, mon ami, et sois certain que nul ne se moquera de toi.

—Vous êtes bien bon, capitaine, et voici donc la chose telle qu'elle m'apparaît comme çà, en vrai!

«D'abord, y a une chose pas naturelle, c'est de n'apercevoir aucun poisson, gros ou petit, ni aucun autre habitant des eaux ou des airs.

«Donc, pas d'animaux marins, et pas d'oiseaux pour les manger.

«Donc, en fin finale de manière de dire, y a là, je réitère, une chose pas naturelle et que la mer ousque nous bourlinguons n'est pas la vieille amie du matelot, celle qu'est un monde plus grand, plus beau, plus varié, plus peuplé que n'importe pas quel monde de dessus la terre.

«Comprenez, c'pas, capitaine?

—Parfaitement, Michel, et ce que tu dis m'a déjà beaucoup frappé.

«Continue.

—Or donc, capitaine, voici l'opinion que je me fais depuis que les camarades ont parlé, après votre coup de sonde extraordinaire.

«C'est que la mer ousque flotte le canot n'est pas une mer, mais une espèce d'eau salée qu'a un double fond.

—Bravo! Michel... Je crois, mon ami, que tu as découvert du premier coup le mystère.

—Or donc, reprend avec son expression favorite le matelot encouragé par l'approbation de son chef, voici la chose qui me fait penser à un double fond.

«Toute montagne de glace flottante cache sous les eaux deux fois la hauteur qu'elle laisse apercevoir au-dessus.

«De telle sorte qu'un iceberg qui sort de vingt mètres s'enfonce de quarante... Y a pas un mousse de baleinier pour ignorer ça.

—C'est parfaitement juste.

—Or donc, la banquise que nous venons de quitter, nous a offert à franchir des versants, notamment le dernier, qui s'élevait d'au moins cent mètres au-dessus du niveau de la mer.

«Par conséquent, ce tiers de glace escaladé par nous se prolonge au moins de deux cents mètres dans l'eau.

—Très bien!

—Je n'apprendrai rien de neuf aux camarades en leur disant que les banquises, surtout celles d'un pareil calibre, se prolongent non seulement à pic, de haut en bas, mais encore et surtout «horizontalement».

«Eh bien, je veux perdre ma part de haute paye, si cette portion de mer déserte n'est pas une espèce de lac enfermé au milieu des glaces, et résultant soit de la fonte partielle des vieilles glaces, soit de leur affaissement également partiel.

«Voilà pourquoi, à mon avis, le capitaine trouvait le fond entre vingt-cinq et trente brasses.

—Mais, objecte Plume-au-Vent, tu oublies le coup de sonde de cent quarante brasses.

—Au contraire!

«L'endroit par où est passée la sonde qui s'est brusquement enfoncée de deux cents mètres communique directement avec la mer, la vraie, celle-là, et qui alimente notre lac.

—Je veux bien! mais, qui l'a creusé?

—C'est peut-être un ancien trou à phoque élargi au contact d'eaux plus chaudes qui en ont rongé les bords...

«Peut-être un éclatement du banc de glace sur une roche de fond... je ne sais pas au juste.

«Le malheur est que nous n'ayons pas une vraie sonde avec seulement cinq cents brasses de ligne...

«Alors on verrait voir le véritable fond et tréfond de cette vieille mâtine de mer qui nous monte le coup, avec ce firelin d'océan qui se donne des airs de baie d'Arcachon!

«C'est tout!... sauf vot' respect, et le devoir de vous obéir, capitaine.

—Bien parlé, Michel!

«Je crois que tu as de plus en plus raison.

«Reste à savoir si ce lac dans les glaces va se prolonger longtemps.

«L'horizon est si borné, grâce à notre faible élévation, que nous n'en pouvons rien voir.

... On avait recommencé à souquer dur, malgré la fatigue. Mais le capitaine, ayant doublé la ration de vieux rhum, avait par ce moyen augmenté le rendement en calorique des machines humaines.

A six heures néanmoins il fallut stopper, sans avoir pu maintenir au bateau la vitesse considérable conservée pendant la journée.

Le chiffre de kilomètres parcourus s'éleva néanmoins à quarante, ce qui, avec les cinquante et un enlevés le matin, donne le total de quatre-vingt-onze!

L'expédition française n'est plus qu'à vingt kilomètres du pôle Nord!

Le capitaine fait prendre sans plus tarder les dispositions pour la nuit. Les chiens, ankylosés par une marche de douze heures, sont débarqués ainsi que trois hommes sur un glaçon flottant, où ils peuvent s'ébattre, cabrioler et se livrer aux exercices familiers aux toutous après réclusion.

Les hommes reviennent au bateau prendre la place de leurs camarades qui aspirent aussi à quelques minutes d'exercice et de... solitude, puis chacun réintègre le bord.

Les deux grappins sont facilement mouillés sur le fond que chacun, depuis la démonstration du Basque, pense être de la glace. Puis, le bateau immobilisé, la cuisine de Dumas absorbée, le grog au rhum dégusté bouillant, quatre sur cinq des membres de l'expédition se glissent dans leurs sacs et s'endorment à poings fermés, pendant que le cinquième veille à la sécurité de l'esquif, éventuellement menacé par la rencontre des glaçons flottants.

Tout va bien; la sentinelle relevée d'heure en heure ne constate rien d'anormal. Réveil général à quatre heures... du matin pour ne pas oublier que le jour se compose de deux fois douze heures.

Cependant, le capitaine qui pendant son heure de veille avait pris sa latitude et calculé minutieusement son observation semble tout inquiet.

Rien d'anormal, pourtant.

Rien... du moins pour les matelots qui ne connaissent point l'usage des instruments nautiques dont la précision les étonne toujours.

Cette précision vient de révéler au capitaine que, pendant ce court espace de temps écoulé entre les deux dernières observations astronomiques, les montagnes de glaces entrevues au midi, le bateau, la mer elle-même ont dérivé de trois minutes vers l'Est.

X

1er mai 1888.—Ecueil.—Au pôle Nord.—L'unique manifestation de la vie organique est un cadavre de baleine.—Vaines recherches.—Où déposer le procès-verbal de découverte?—Quelle preuve donner, plus tard!—La «nuit» au Pôle.—Immobilité des êtres et des choses.—A propos de la rotation terrestre.—Le jour et la nuit de six mois.—La voie du retour.

La dérive de trois minutes, observée par le capitaine, est en somme d'une importance relative. La boussole va lui permettre de corriger l'écart avec le Pôle, et de rectifier la route.

Il suffira, du reste, de trois heures, pour parcourir la distance très minime séparant le bateau du point où passe l'axe terrestre, si toutefois la mer et les glaces demeurent en l'état.

Mais si les difficultés semblent s'aplanir au moment où l'intrépide marin va toucher au but poursuivi avec tant de vaillance, il n'en sera pas de même au retour, quand il faudra retrouver l'ancienne trace et le campement où sont restés, avec le matériel, les quatorze compagnons malades et à bout de vivres. Surtout si la banquise qui vient de se mettre en mouvement est l'objet de ruptures partielles, et si certaines parties plus ou moins considérables ont dérivé plus ou moins vite, après séparation de la masse totale.

Mais, qui parle de retraite!

N'y a-t-il pas là, tout près, à portée de la main, ce point mystérieux à la recherche duquel tant et de si belles existences furent sacrifiées, vainement, hélas!

Dans quelques heures, l'axe du monde que ni Anglais, ni Russes, ni Allemands, ni Danois, ni Suédois, ni Américains n'ont pu atteindre, ne sera-t-il pas surmonté des couleurs françaises, en signe de prise de possession, et pour affirmer cette conquête pacifique opérée avec des moyens si infimes par des Français, rien que des Français!

A cette pensée, les marins sentent se décupler leur énergie, et tout vibrants d'enthousiasme en songeant que la patrie en sera plus grande et plus glorieuse, reprennent leur nage.

Le temps est clair, la mer calme, le soleil splendide. Le thermomètre est à −12°.

C'est le 1er mai 1888.

Cependant le capitaine, en dépit de son calme habituel, demeure soucieux, presque sombre, à mesure que le mouvement rythmique des rames le rapproche du point dont la direction lui est indiquée par les instruments de navigation.

Et pourtant le bateau se comporte admirablement, aussi bien que la meilleure des chaloupes. Les glaces flottantes se font de plus en plus rares et laissent à peu près libre tout l'espace visible. Enfin, les flots sont unis comme un miroir, au point que l'embarcation semble glisser sur un étang.

Les matelots, voyant la préoccupation inquiète de leur chef, gardent le silence et n'ont plus de ces bonnes plaisanteries parfois un peu grasses, qui rompaient la monotonie du voyage.

Seul, leur halètement de geindre pétrissant le pain marque, d'un bruit de hoquet, l'effort qui produit la propulsion de l'esquif par les rames.

Les chiens tapis en rond, vautrés dans une béate paresse, dorment au soleil de −12°; une vraie température de printemps qui, pour un peu, les ferait souffler et tirer la langue, tant leur organisme boréal est habitué aux froids terribles de la région.

Une heure s'écoule, puis deux.

L'instant solennel approche. Le capitaine se lève debout, monte parfois sur son banc, et regarde avidement l'horizon.

Puis il se rassied en fronçant le sourcil.

Mais cet horizon est si borné, grâce à la faible élévation du bateau, que l'officier espère encore apercevoir ce mystérieux quelque chose qui semble lui tenir si fort à cœur.

Un quart d'heure se passe.

Le capitaine se lève encore et pousse un soupir de soulagement à l'aspect d'une masse brune qui émerge, au loin, des eaux glauques.

—Enfin! murmure-t-il à voix basse.

«La destinée est donc pour moi, et peut-être restera-t-il quelque chose de mon œuvre!

«Et vous, matelots, souquez ferme!»

La vitesse de l'embarcation augmente encore s'il est possible, et le capitaine gouverne droit à ce qui lui semble être un écueil.

Tout en maintenant la barre droite, il écrit à la hâte quelques lignes sur une feuille blanche, l'enroule et l'introduit dans un flacon de verre qu'il bouche et cachètte hermétiquement avec du brai.

A mesure qu'on avance, son impatience grandit. Ses yeux brillent, ses gestes deviennent fébriles.

Son regard ne quitte plus le point noir qui grossit à chaque coup de rame et dont il vient de calculer la distance exacte.

Encore un quart d'heure de nage précipitée, puis quelques minutes...

—Stop!...

Le canot glisse sur son erre et s'arrête.

Les quatre hommes interrogent du regard leur chef dont le mâle visage reflète une vive et passagère émotion.

—Matelots, mes braves camarades, leur dit-il d'une voix légèrement altérée, si mes calculs sont exacts, si une de ces erreurs minimes qui échappent en dépit de tout aux moyens humains ne s'est glissée dans mes opérations, tous les empêchements sont vaincus et vous venez d'accomplir un fait géographique jusqu'alors sans précédents.

«Au point précis où flotte en ce moment notre bateau se confondent tous les méridiens... il n'y a plus ni latitude ni longitude... Nous sommes au point mort autour duquel tourne la terre...

«Nous sommes au pôle Nord!

«Offrons à la patrie absente la part de gloire qui vous attend, et consacrons notre découverte par un triple cri de: Vive la France!

—Vive la France! crient à pleine voix les quatre matelots en levant leurs avirons, pendant que le capitaine agite par trois fois le pavillon tricolore hissé au bout d'une gaffe.

Illustration
Vive la France! crient à pleine voix les matelots

—Je supposais qu'il devait y avoir ici, ou tout au moins dans le voisinage, une terre, un continent, une île où nous pussions aborder...

«Il paraît que non. Car, sauf cet écueil que vous voyez à trois encâblures, nous n'apercevons rien.

«Ce roc ainsi placé, d'une façon providentielle, à une distance insignifiante du Pôle va du moins recevoir ce document qui attestera tout à la fois notre passage, notre priorité, notre prise de possession.

«Nul désormais ne pourra révoquer en doute notre découverte, devant cette preuve écrite, signée de moi, et scellée dans ce récif.

«En avant, matelots!... c'est notre dernier effort avant de songer au retour définitif.»

Il est trop juste de dire que les matelots semblent modérément enthousiasmés. Cette découverte d'une chose qu'on ne voit pas, cette course après une chose—il n'y a pas d'autre mot—qu'on trouve et qui demeure intangible, cette absence de mise en scène, tout cela suscite en eux un sentiment voisin de la désillusion.

Mais leur chef semble si heureux, qu'ils participent comme toujours de bon cœur et de confiance à sa joie.

Du reste, en thèse générale, le matelot n'est pas là pour se gaudir ou s'attrister, pour approuver ou improuver. C'est un élément de force et de travail, une machine humaine qui fonctionne par ordre, la plupart du temps sans comprendre, et parce que la discipline le veut ainsi.

Il est vrai qu'une année de vie commune, de souffrances intrépidement supportées, d'espoirs longuement caressés, de privations mutuellement endurées, ont depuis longtemps solidarisé tous les hommes composant l'équipage d'élite de la défunte Gallia.

De cette solidarité est née une sorte de camaraderie, qui, sans jamais faire tort à la discipline ou abaisser la dignité du commandement, a rendu les rapports plus intimes, plus cordiaux, plus affectueux.

Chacun reste à sa place, mais on s'aime davantage, on s'estime plus, on s'apprécie mieux.

Donc, les quatre marins sont heureux du bonheur de leur chef.

... L'écueil grandit à vue d'œil. Il est de forme allongée, sans apparente dépression, assez lisse, sans protubérances, et de couleur brune. Il mesure à peine vingt-cinq mètres de long.

Peu importe, d'ailleurs. Quelque dure que soit la substance qui le compose, elle n'en sera pas moins entamée de façon à recevoir le document préparé par le capitaine.

A cent mètres environ, le Basque Elimberri ne peut retenir, avec un geste de surprise, un cri de stupeur.

—Eh!... vivadioux!... le diable m'emporte...

—Qu'y a-t-il, Michel? demande le capitaine.

—... Et que la drisse du pavillon allemand me serve de cravate...

—Mais quoi?...

—Capitaine, nous sommes volés...

«L'écueil n'est pas un écueil... c'est...

—Achève!

—Une baleine franche, immobile et morte sans doute!...»

Rien de plus réel, et chacun peut vérifier bientôt l'assertion du marin.

L'avant de l'embarcation qui file plus lentement, vient heurter une masse dure comme de la glace et presque aussi sonore.

Plus de doute! c'est bien une baleine. Voici ses yeux entr'ouverts et gelés dans l'orbite, sa gueule avec les fanons en forme de peigne, dont les dents colossales sont soudées par une croûte de glace. L'échine immense qui émerge comme la quille d'un bateau retourné résonne sous un coup d'aviron lancé par un matelot, comme si l'homme frappait un madrier de bois tendre.

D'où vient ce monstre immobile sur la mer intérieure circonscrite par les glaces polaires. Par quelle brèche a-t-il pénétré jusqu'à ces eaux d'où les animaux aquatiques, petits ou grands, semblent bannis! Après quelle agonie, ce géant captif a-t-il succombé au milieu des flots stériles et déserts!

Machinalement, le baleinier saisit un croc et, sans penser davantage, en porte un coup violent, dans le flanc du cétacé, un peu au-dessus de la ligne de flottaison.

Contre son attente, le fer pénètre profondément dans la masse dont la périphérie est gelée à une profondeur moins considérable qu'on ne l'avait supposé tout d'abord.

Etonné, le baleinier retire vivement son croc dont le fer recourbé a fait dans le tégument brun une large brèche.

Par cette ouverture surgit aussitôt, avec un sifflement aigu, un jet de gaz fétide qui enveloppe l'embarcation et suffoque les hommes écœurés.

Illustration
Un jet de gaz fétide enveloppe l'embarcation

—Nage à culer! crie le capitaine, qui depuis la rencontre de la lugubre épave n'a pas dit un mot.

Les matelots, en hommes désireux de se soustraire à ces infectes et peut-être mortelles émanations, exécutent la manœuvre et se trouvent en un clin d'œil à distance convenable.

Les gaz sortent toujours avec ce bruit caractéristique de vapeur fusant sans des soupapes. La baleine, morte sans doute pendant l'été, saisie en pleine décomposition par les premiers froids qui ont emprisonné ces gaz putrides, eût ainsi flotté probablement jusqu'au prochain dégel sans le coup de croc du Basque.

Peu à peu elle oscille et commence à tanguer comme un navire que l'eau gagne. Bientôt dégonflée, devenue trop lourde pour flotter, elle s'enfonce peu à peu et disparaît dans un grand remous de vagues et d'écume.

Et rien ne subsiste désormais de la vie organique sur cette mer morte, circonscrite par des falaises de glaces, et où la présence des cinq Français semble un défi jeté à la réalité, comme à l'impossible!

Les matelots immobiles attendent, l'aviron bordé, les ordres de leur capitaine.

Celui-ci ne peut se résoudre encore à ordonner la retraite.

Un coup de sonde lui donne le fond par quarante brasses.

Il commande de nager. Un nouveau coup accuse une profondeur de cent brasses. Cinq cents mètres plus loin, il en trouve vingt-cinq. Plus loin encore, l'instrument n'atteint plus le fond à deux cents brasses!

Le bateau va, vient, vire, louvoye, explore la région pour trouver dans le voisinage un point fixe où le capitaine puisse déposer le document qui donnera seul à sa découverte toute garantie d'authenticité.

Et rien!... rien que ce double fond de glace dont la sonde lui accuse toujours la présence! Rien que ces vallées sous-marines avec leurs escarpements, leurs dépressions, leurs bas-fonds criblés d'ouvertures communiquant avec l'océan polaire. Rien que la vieille banquise paléocrystique oscillant de-ci de-là, aux environs du Pôle, accrochée peut-être à quelques pics rocheux, ou sondée d'un bord à une terre que l'expédition française ne peut apercevoir.

Si le pôle Nord est manifestement découvert par le capitaine d'Ambrieux, cet exploit unique dans les fastes des voyages n'en restera pas moins sujet à contestation, faute d'un point fixe! Parce qu'il manquera là quelques milliers de tonnes de solide, les intéressés pourront révoquer en doute l'affirmation du vaillant officier, faute d'un lieu où reste le procès-verbal de découverte!...

Il est bien évident que son journal de bord, contenant la mention exacte des latitudes et des longitudes fera foi, ainsi que la carte de l'itinéraire mise à jour avec un soin scrupuleux.

Mais son adversaire, si prodigue de cairns et de documents, se contentera-t-il de ces preuves que les sociétés savantes admettent généralement sans observation, surtout quand l'homme qui les présente offre toutes les garanties d'honorabilité.

Ne lui cherchera-t-il pas, au dernier moment, une de ces chicanes mesquines et absurdes trop connues sous le nom de: querelles d'Allemand!...

De son côté, le capitaine d'Ambrieux n'exagère-t-il pas ses scrupules, en voulant affirmer, avec preuves matérielles à l'appui, un fait qui probablement ne pourra pas être de si tôt contrôlé!

—Ma parole ne doit-elle pas suffire! se dit le brave officier, qui vient de faire en un moment ces réflexions longues à formuler.

Et elle suffira, n'en doutez pas, capitaine, car cette affirmation d'un homme tel que vous vaut toutes preuves écrites, et s'impose à tous, amis, ennemis ou simplement rivaux.


Après un repas qu'il eût voulu offrir plus substantiel à ses auxiliaires et qui se termina par une double ration—la petite fête du matelot—le capitaine s'orienta, puis commanda le retour.

Le soir venu, bien que chacun fût harassé, nul ne songeait à dormir, y compris les chiens dont la promiscuité devenait parfois bien gênante, quand on ne rencontrait pas quelque glaçon pour permettre aux pauvres bêtes de s'isoler un moment.

Le grappin mordit comme la veille dans le fond de glace et le bateau s'immobilisa.

Que cette expression: «le soir» n'implique pas, dans la pensée du lecteur, l'idée de ténèbres tombant lentement sur l'enfer de glaces pour ajouter encore à l'horreur de son silence. Il n'y a plus de nuit, car l'interminable journée polaire luit depuis longtemps sur ce point désolé de notre globe. Tellement désolé, tellement silencieux et morne, qu'il semble appartenir à un autre monde, à une planète en voie de décomposition.

Mais comme la vigueur humaine est limitée, comme les efforts des matelots pendant cette journée ont été considérables, le petit équipage s'installe pour prendre un repos mérité. Il fait grand jour, mais, d'après les conventions de notre chronologie, et l'habitude vicieuse d'ailleurs que nous avons de couper notre journée civile en deux fois douze heures, c'est la nuit.

Le dîner, plus que médiocre, une fois absorbé, on cause, et les marins qui ne peuvent, malgré tout, concevoir l'importance du voyage ainsi terminé en pleine mer, sur un point que rien ne détermine du moins à leurs yeux, restent mornes et déconcertés.

N'était la verve du Parisien, auquel Dumas donne la réplique, l'entretien tomberait bientôt au niveau du thermomètre qui marque en ce moment −12°.

—Enfin, conclut gravement le premier, nous voici en route pour les grands boulevards, après avoir vu un certain nombre de pays particulièrement quelconques, notamment celui des engelures, des bombes glacées, ou autres sorbets comestibles ou non.

—Et puis, reprend Dumas, nous sommes allés au pôle Nord qui est un endroit lointain, peu fréquenté des mathurins de tous pays, même des Marseillais...

«Té!... mon bon... ça nous posera!

—L'embêtement sera que nous ne pourrons pas dire comment que la chose est faite, vu que le plus malin d'entre nous, sauf le capitaine, n'a été fichu de rien apercevoir...

—Mais, répond l'officier avec sa condescendance habituelle, la question n'a-t-elle pas été assez souvent agitée, pour que vous ne sachiez qu'il n'y a en effet rien à voir.

«Pas plus que vous je n'ai vu, dans l'acception banale du mot...

«J'ai simplement trouvé, puis atteint, avec votre concours, un point jusqu'alors inaccessible à tout autre...

«C'est là votre mérite et le mien.

«Il y aurait maintenant des expériences fort intéressantes à faire sur la pesanteur, la pression atmosphérique, les mouvements de l'aiguille aimantée, etc...

«Mais je manque de tout pour cela!

«D'autres viendront après nous et résoudront ces problèmes.

—Faites excuse, capitaine, observe respectueusement le Parisien, vous venez de parler de pesanteur; est-ce que les mêmes corps n'auraient pas le même poids sur toute la terre?

—Comme la terre est plus renflée à l'équateur et plus aplatie au Pôle, un corps quelconque, le tien par exemple, doit être plus lourd ici qu'à l'équateur.

—Faites excuse, je ne saisis pas bien...

—Grâce à l'aplatissement fort notable du Pôle, nous nous trouvons, par le fait, plus près du centre de la terre qui nous attire davantage.

«Or, cette attraction, c'est la pesanteur.

«Comme les corps s'attirent en raison inverse du carré des distances et en raison directe des masses, tu pèses d'autant plus que tu es plus près du centre d'attraction...

«Tout cela est bien sec, bien abstrait, enfermé dans une formule... mais il n'y a pas d'autre moyen de l'énoncer.

«Enfin, une autre cause tendrait encore à augmenter notre poids...

«Ici nous sommes immobiles, tandis qu'à l'équateur nous participerions à la vitesse de rotation très considérable de la terre.

«La force centrifuge combattant, bien que dans de faibles proportions, la force d'attraction, notre poids devrait se trouver diminué d'autant.

—Excusez toujours, capitaine.

«Mais, alors, sauf vot' respect, nous ne bougeons plus, ici, même en marchant, tandis que les gens de l'équateur se déplacent en restant couchés.

—Par rapport à la terre, oui.

«Tu sais que la terre accomplit sa rotation en vingt-quatre heures.

«En pirouettant ainsi sur elle-même, comme une toupie, elle communique à ses différentes latitudes une vitesse également différente, suivant la position qu'elles occupent pour rapport à l'axe de rotation.

«A l'équateur, la vitesse atteint à son maximum. Or, la terre ayant à l'équateur quarante millions de mètres de circonférence, un point quelconque parcourra cette distance vertigineuse de quarante millions de mètres, en vingt-quatre heures, c'est-à-dire avec une vitesse de quatre cent soixante-quatre mètres par seconde.

«Sous la latitude de Paris, c'est-à-dire par 48° 50′ 13″, le cercle étant sensiblement moins grand, la distance parcourue diminue d'autant. Elle n'est plus que de trois cent cinq mètres par seconde.

«Au Pôle même, elle devient nulle.

«Donc nous sommes immobiles par rapport aux habitants des zones comprises entre l'équateur et le pôle.

«Tu as saisi, n'est-ce pas?

—Tant qu'à peu près, capitaine, et je vous remercie bien.

—Tu n'as plus rien à me demander.

—Oh! si, capitaine, bien des choses qui m'intéresseraient d'autant plus qu'elles seraient exprimées par vous.

«Mais les camarades sont las!... archi-las!... Et je vois bien qu'ils commencent à dormir, malgré ce failli soleil qui ne nous a pas lâchés d'une minute, à mesure que nous nous sommes avancés jusqu'ici.

—Rien d'étonnant à cela.

«Tu sais pourtant qu'au Pôle même, le soleil se montre le jour de l'équinoxe du printemps, c'est-à-dire le 23 mars.

«Il apparaît alors—sans tenir, bien entendu, compte de la réfraction—coupé en deux par l'horizon.

«Il monte peu à peu en suivant des courbes allongées, et ne se couche plus de six mois.

«A l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire le 22 septembre, son disque vient de nouveau affleurer à l'horizon, puis il disparaît pour six mois, laissant la région plongée dans les ténèbres affreuses de la nuit polaire.

«Mais, à ton tour, essaye de dormir.

«Le temps nous presse... Je voudrais être déjà là-bas...

—Soyez tranquille, capitaine.

«On va dormir ferme afin de souquer double.

«Pas vrai, les autres.»

Mais les autres, la fourrure rabattue sur le nez, font entendre un trio de ronflements dont l'intensité montre que leur sommeil est profond et en raison des fatigues endurées.

Le capitaine lui, semble de fer. Accoudé sur le petit appontement qui termine le bateau à l'arrière, il assiste au lent défilé des heures, rêvant à la patrie absente, aux camarades perdus sur la banquise, à sa victoire, aux formidables difficultés du retour...

XI

Après le retour.—La joie de Constant Guignard.—Du pain et point de dents.—Bientôt on pourra dire des rentes et pas de pain.—Sinistres appréhensions.—Encore la tempête.—Sous les iglous.—Provisions volées.—Désastres.—Punition exemplaire des larrons—Egorgement en masse.—Fuite de Pompon.—Famine.—Après avoir mangé les chiens et leurs peaux, on attaque les harnais.—Au moment de mourir de faim.

Contre toute vraisemblance, et même contre toute possibilité, le retour du capitaine, de ses quatre hommes et de ses chiens s'opéra sans incidents notables.

La route fut horriblement pénible, naturellement, et les fatigues écrasantes.

Mais le temps aidant, et surtout l'infinie bonne volonté des auxiliaires à deux et quatre pieds, les difficultés furent vaincues.

Du reste, malgré une parcimonie que le besoin rendait plus cruelle encore, le stock de vivres allait s'affaiblissant à chaque repas. Et la ration prélevée pour l'alimentation des gens et des bêtes allégeait d'autant le poids de l'embarcation redevenue traîneau.

La petite expédition polaire avait mis un peu plus de cinq jours, soit environ cent vingt à cent trente heures, pour atteindre le point où théoriquement se trouve l'axe de la rotation de la terre. Elle effectua son retour en six fois vingt-quatre heures, soit cent quarante-quatre heures.

Elle rallia donc, le 7 mai, à quatre heures après-midi, le quatre-vingt-huitième parallèle, et le campement où se trouvait l'équipage, après avoir traversé la terrible banquise paléocrystique une seconde fois.

On devine la réception enthousiaste qui fut faite aux nouveaux arrivants, comme si eux seuls s'étaient couverts de gloire, avaient bien mérité de la patrie et du monde savant; comme si la victoire définitivement remportée était leur œuvre exclusivement.

En quelques mots émus, le capitaine remercia son brave équipage de cet accueil réconfortant, rendit à chacun la justice qui lui était due, affirma qu'il n'était ni plus ni moins difficile de pousser cinquante lieues plus loin la marche en avant, que tous avaient également collaboré à la découverte du Pôle, et que tous par conséquent devaient participer aux honneurs et aux profits.

Un vivat retentissant accueille celle petite improvisation que tous ont écoutée avec une déférence affectueuse et une joie non dissimulée.

Invalides et bien portants ont quitté la tente pour souhaiter la bienvenue au chef qui, n'ayant pas vu ces pauvres camarades depuis onze jours, est frappé des ravages occasionnés par les privations et la maladie.

Mais la joie est un puissant palliatif à bien des maux; et si les figures sont blêmes, les torses efflanqués et les échines courbées, les yeux luisent, les bouches sourient, les cœurs battent.

En outre, comme vient de le dire incidemment le capitaine, il y aura dorénavant honneur et profits pour les membres de l'expédition française au pôle Nord.

Si un franc matelot du pays de France est sensible à l'honneur, il ne dédaigne pas non plus la rétribution des services qu'il rend de tout cœur, sans marchander.

Le capitaine de la Gallia a promis jadis une haute paye à ceux qui atteindraient d'abord le cercle polaire, puis le pôle Nord lui-même. Cette récompense, comme il vient d'être dit, sera comptée à tous, indistinctement.

Et dame! les pauvres mathurins si durement éprouvés sont dans l'allégresse.

Constant Guignard à peine remis du scorbut, traîne la patte, cligne des yeux, et frotte ses mains pleines de nodosités.

—Cré matin... ça me fait bènaise, de m' savouère un gentil morcieau d'pain pour mes vieux jours, dit-il au Parisien qui, la bienvenue souhaitée, tourmente déjà le gars normand.

—Du pain!... mais, malheureux... le scorbut t'a enlevé au moins deux douzaines de dents!...

—Voui!... voui!... blague donc, té, Parisien... si mon pain est trop dur, j' l'émietterai dans du bère...

—Et tu licheras à année faite à la santé du Pôle, vieux poivrot.

—P'utôt deux fois qu'eine!... le Pôle... ça sera mon ami...

«Et... comme ça... tu l'as vu, tè...

—Comme je te vois.

—Et sa physolomie... dis voir un peu comment qu'all' est.

—Figure-toi une baleine qui ne bouge ni pieds ni pattes et sort à mi-corps de l'eau...

—Bon!... après?

—Michel arrive... lui emmanche un coup de croc dans le flanc, ça fait p'ch!... ch!... ch!... et ça corne que ça empoisonne à cent brasses...

—Et pis après?...

—La baleine ou le Pôle, comme tu voudras, s'emplit d'eau, coule et puis plus rien... fini...

—Qué que tu m'dis là, tè?... Michel a tué le pôle Nord?...

—Paraîtrait, puisque t'hérites de lui...

—Du Pôle?...

—Dame!... ta haute paye... ta retraite... ta solde de rentier... ton pain... ton bère...

«Tout ça, mon vieux lascar, c'est l'héritage de ce pauvre défunt Pôle exproprié par nous de son domaine, et sabordé comme un vieux patachon d'eau salée.

«D'mande plutôt à Michel s'il ne l'a pas embroché, et raide!»

... Pendant ce colloque réaliste qui peut à peine dérider les malades retombés déjà dans leur atonie, le second, Berchou, après avoir remis le commandement au capitaine, lui rend compte de la situation.

Cette situation, déjà bien précaire lors du départ de l'officier pour le Pôle, s'est encore empirée. Aujourd'hui elle est absolument déplorable.

Bien qu'il eût pris dès le début l'initiative d'un rationnement rigoureux, surtout pour des hommes épuisés, le stock de vivres a diminué d'une façon alarmante.

Aujourd'hui qu'il faut continuer à servir aux malades la ration entière, la famine se dresse menaçante à très courte échéance.

—Mais la chasse... la pêche... observe le capitaine horriblement inquiet.

—Nulle!... complètement nulle, répond Berchou.

«Nous avons cru, sur la foi de relations offrant toutes les garanties d'authenticité, que les abords de la région polaire fourmillaient de gibiers aquatiques ou aériens.

«C'est le désert, capitaine!...

«Le désert, ou plutôt l'enfer de glaces.

«Malgré sa patience et son habileté de sauvage, Oûgiouk n'a rien capturé.

«Les chasseurs, notamment le docteur, n'ont relevé aucune trace, et rien ne nous arrive des régions méridionales, malgré l'élévation de la température.

«Capitaine, je suis inquiet... bien inquiet.

«Non pas pour moi, vous le savez; ni même pour nos pauvres marins dont la résignation est sublime...

«Mais songez donc, si après une réussite aussi splendide, vous alliez ne pas pouvoir profiter de la victoire!

«Si nous allions mourir ici... bêtement... faute de quelques milliers de rations, sans qu'on sache là-bas que vous avez vaincu l'Allemand... que les couleurs ont flotté au Pôle!...

—Nous n'en sommes pas encore là, mon brave Berchou, répond le capitaine ému de cette héroïque abnégation.

«L'essentiel est de tenir jusqu'au dégel qui ne peut tarder et alors avec les premières chaleurs afflueront les gibiers de toute sorte.

«Pense donc, nous sommes dans six heures au 8 mai!

—Le ciel vous entende, et nous prenne en pitié, capitaine!»


Dès le lendemain, les espérances du commandant de la Gallia reçurent un démenti formel.

Pour la première fois depuis longtemps le baromètre subit une lente et continuelle dépression. Le vent du Sud commence à s'élever; le vent maudit des neiges et des frimas, et le ciel peu à peu se couvre de gros nuages bas, gris, floconneux.

Pendant vingt heures la baisse barométrique est telle, que la pression n'est plus que de 72!

Bientôt le vent souffle avec une furie sans égale et la neige tombe en tourbillons épais, serrés, aveuglants. Subitement, le jour est devenu terne, blafard.

Du reste la neige s'abat avec une telle surabondance, qu'on ne voit plus à quatre mètres de soi.

Dès le premier moment, la tente, emportée par une rafale, disparaît derrière cette espèce de plaque en verre dépoli qui entoure les malheureux explorateurs.

Les voilà sans abri pour les malades qui frissonnent sous l'averse glacée, et se blottissent dans leurs sacs.

Le traîneau sur lequel est resté amarré le bateau qui a porté les cinq hommes au Pôle est culbuté, puis mis en pièces sur les roches de glace.

Il faut au plus vite, sous les ordres et d'après les plans d'Oûgiouk, élever à la hâte une hutte de neige, un iglou, comme disent les sauvages groenlandais.

C'est une sorte de hutte hémisphérique, très surabaissée, percée d'un trou par lequel on se glisse à quatre pattes dans l'intérieur.

Que de peines, de travaux, de fatigues et de mécomptes pour élever seulement deux iglous dans lesquels s'engouffrent pêle-mêle, harassés, courbaturés, mourant de soif et de faim, les hommes et les chiens.

Dumas a repris ses fonctions de chef de cuisine, au grand regret de Courapied, dit Marche-à-Terre, fortement soupçonné de s'engraisser aux dépens de l'ordinaire.

Le brave Provençal se multiplie, installe une lampe à alcool heureusement échappée au désastre, emplit de neige le digesteur, prépare le café, popote un rata soigné pour les malades, songe ensuite aux hommes valides, puis à lui-même.

On est très mal sous l'abri tutélaire de l'iglou. La lampe, l'entassement des gens et des bêtes y développe une température chaude, nauséeuse, presque irrespirable.

Mais nul ne se plaint. Trop heureux d'être à couvert.

On ramasse les provisions enfouies sous la neige par le cyclone. Les chiens, guidés par leur odorat, en ont malheureusement trouvé la majeure partie, et dévoré le plus clair de la réserve avec leur avidité gloutonne de bêtes toujours inassouvies.

Il est trop tard pour récriminer, mais les matelots furieux jettent des regards de cannibales sur leurs camarades à quatre pattes jadis choyés, caressés, dorlotés comme des enfants.

Au dehors, l'ouragan fait rage sans qu'on puisse en présager la fin.

La région polaire ménage aux explorateurs de ces transformations d'autant plus cruelles qu'elles sont inattendues, et ramènent brutalement l'hiver arctique avec ses rigueurs, alors que l'époque de l'année, la clémence relative de la température semblent faire présager le printemps.

Cette troisième tempête de neige infiniment plus violente que celles dont ils ont précédemment subi l'assaut, dure huit jours entiers, sans un moment de rémission, c'est-à-dire jusqu'au 18 mai.

Le jour anniversaire de leur départ de France devait, dans la pensée de chacun, donner lieu à une petite fête en rapport avec la modicité de leurs moyens. Ce jour,—le 13 mai—amena une fatale découverte.

Les chiens, mis en goût par leur premier larcin, se sont ingéniés, depuis ce moment, avec leur flair et leur adresse d'animaux aux trois quarts sauvages, à renouveler leur bombance.

Ils ont merveilleusement réussi, en ce sens qu'après avoir trouvé le stock aux provisions, ils ont rongé les caisses, éventré les ballots, gaspillé autant qu'ils ont consommé, mais avec une telle ruse, une telle entente du pillage, une telle sournoiserie, qu'on se demande s'ils n'ont pas été aidés ou guidés par quelqu'un.

Mais non! chacun parmi les membres du vaillant équipage est incapable d'une telle félonie. On meurt de faim bravement, dignement, sans une plainte, mais nul ne songe à prolonger sa vie aux dépens de celle du camarade.

Cependant,... et Oûgiouk!... lui qui en sa qualité de sauvage n'a pas les mêmes motifs d'abnégation que les Français.

Oûgiouk est gras, luisant, bouffi de bien-être et de santé. En outre, le jour de la découverte du pillage il empoisonne l'alcool.

On lui demande s'il a faim. Pour la première fois peut-être il répond que non. S'il a soif, il répond:

—Tout à l'heure, j'aurais encore soif!

Plus de doute! Il s'empiffre de solide et de liquide aux dépens des malheureux qui ménagent avec une douloureuse parcimonie les dernières bribes de leur approvisionnement.

Sans penser à mal, Oûgiouk avoue qu'il a bu et mangé à sa soif comme à sa faim, et, sans avoir aucunement conscience de sa mauvaise action, déclare qu'il n'a jamais si bien vécu.

En dix jours, son estomac groenlandais, et les dix-neuf estomacs non moins groenlandais des chiens ont absorbé le plus clair des vivres!

Une preuve cependant qu'Oûgiouk est moins inconscient qu'il ne voudrait peut-être le faire croire, c'est que les ballots et les caisses régulièrement empilés sous une des chaloupes, n'ont pas été en apparence dérangés. Les ouvertures faites par la dent des chiens se trouvent habilement dissimulées par des lambeaux de fourrures et de prélarts, des effets hors d'usage, des boîtes à munitions, de façon à ce que l'amas conserve à peu près son aspect extérieur habituel.

Il devient presque évident que l'homme et les chiens sont complices.

Qu'il y ait ou non connivence, la catastrophe n'en est pas moins irréparable.

Aussi, quel triste anniversaire, au lieu du petit et bien maigre festival attendu.

En conséquence, comme il devenait impossible de nourrir les chiens, il fallut se résoudre à un pénible sacrifice, auquel les services qu'on était en droit d'attendre pour l'avenir des pauvres bêtes et l'amitié qu'on leur portait, malgré tout, enlevait toute idée de représailles.

Les vingt chiens furent condamnés à mort et exécutés par Dumas qui les saigna à blanc avec le coutelas professionnel.

Non pas tous, pourtant, car un seul échappa provisoirement au massacre ordonné par la plus cruelle nécessité.

On se demande sans doute pourquoi l'homonyme du grand Tartarin se servit de son tranche-lard et non pas de la carabine, et pourquoi on égorgeait comme des porcs et des moutons ces bons serviteurs, au lieu de les fusiller.

L'ordre du docteur était formel.

Comme on manquait de sang de phoque tout frais pour les scorbutiques et comme la condamnation des chiens allait faire couler une grande quantité de ce liquide plus précieux que la plupart des remèdes, il fut convenu que tous les malades sans exception, convalescents, gravement ou légèrement atteints, se gorgeraient de sang tout chaud.

Nul ne fit d'ailleurs d'observation, tant la fin terrible du pauvre Fritz, présente à tous les esprits, suffit à triompher des répugnances.

Plume-au-Vent, ancien capitaine des chiens, n'avait pu assister au massacre de ses subordonnés et amis, dont quelques-uns, on s'en souvient, étaient devenus de véritables chiens savants à une époque plus heureuse.

Il s'enfuit à travers la neige pour ne pas entendre les hurlements épouvantables des pauvres bêtes, et assister à l'agonie de ses favoris: Bélisaire, Cabos, Ramonat et Pompon.

Quand il revint, Dumas rouge comme un des exécuteurs de la Villette, venait de saisir Pompon qui, au lieu de résister, vagissait plaintivement, comme un enfant.

Le Parisien à cette vue ne put retenir une grosse larme et s'écria:

—Tonnerre de Dieu! je croyais le carnage fini!...

«Dumas... matelot... laisse-le aller... un moment... veux-tu?

—Eh!... Pécaïré! je ne demande pas mieux...

«Si tu savais comme ça me çavire de çouriner ces pauvres innocents...»

Pompon échappe à son bourreau, s'élance dans les bras du Parisien qui s'enfuit de nouveau, emportant l'animal épouvanté par le meurtre de ses congénères, et poursuivi par l'odeur de leur sang coagulé à sa fourrure.

Arrivé à une centaine de mètres du campement, Plume-au-Vent s'arrête au milieu de tourbillons de neige, dépose le chien sur le blanc tapis qui va s'épaississant, et dit à l'animal, comme s'il pouvait le comprendre:

—Tu sais, mon pauv' vieux, y a pus d'amis...

«T'as chapardé avec tes copains les vivres de campagne, et c'est un crime puni de mort.

«Y z'ont déjà sauté le pas... Si tu veux éviter qu'y t'en arrive autant, faut te cavaler, et raide!

«T'es malin comme un singe, débrouillard comme personne, la glace est ton pays... file!...

«Et surtout ne reviens jamais du côté de chez nous, si tu tiens pas à être boulotté.»

Il dit, embrasse Pompon sur son museau noir et luisant comme une truffe, étend le bras, et lui montrant d'un grand geste l'horizon saturé de neige, s'écrie:

—Allez!... Pompon... allez!...

Illustration
Il dit: «Allez!... Pompon... allez!»

Contre toute prévision, l'animal, parti en hurlant lugubrement, n'était pas revenu à la date du 18 mai.

En revanche, ses congénères, dépouillés, vidés et exposés à la gelée, servaient à l'alimentation générale. Il n'est pas jusqu'à leurs intestins qui n'eussent été mis de côté, en prévision de disettes plus cruelles encore, où tout fait ventre, où l'homme abruti par la faim se repaît des substances les plus répugnantes et les plus incohérentes.

Ce moment est bien près d'arriver, car, en dépit du rationnement le plus sévère, de la parcimonie la plus minutieuse, les vivres touchent à leur fin.

Voici quel est d'ailleurs l'ordinaire des matelots tenus blottis sous l'abri fétide et suffoquant des iglous, ou huttes de neige.

Le matin, thé ou café sans sucre. Oûgiouk et les chiens s'en sont gavés et il n'en reste plus. Deux cents grammes par homme de viande de chien à moitié crue, et cinq centilitres d'eau-de-vie ou de rhum dans un quart d'eau chaude.

Ni biscuit, ni pemmican. Tout a été goulument dévoré.

A midi, deux cents grammes de chien bouilli pour donner l'illusion d'un potage, et un peu de graisse de phoque avalée toute chaude, avec une pincée de sel. C'est pour «faire du carbone», comme on disait jadis en plaisantant, et ménager la provision de spiritueux.

Le soir, deux cents grammes de chien—pour varier—café, plus cinq centilitres de rhum ou d'eau-de-vie, dans un quart de litre d'eau chaude.

On se couche après ce misérable repas et on dort comme l'on peut, la faim au ventre, avec un démenti formel au proverbe: «Qui dort dîne.»

Les chiens, affreusement maigres depuis le rationnement, ne pesaient plus qu'un poids dérisoire, à peine vingt kilogrammes avec la peau et les os. Tout au plus si l'on trouvait sur leur pauvre carcasse dix kilogrammes de chair nette.

Malgré toute l'économie possible, il en était dévoré plus d'un par jour.

Les plus affamés parmi les matelots, où il y avait de gros mangeurs, s'offraient un supplément de ration en avalant les boyaux dont l'odeur soulevait le cœur aux plus délicats.

Ajoutez la promiscuité avec des malades, l'entassement sous des huttes trop étroites, l'impossibilité presque absolue de renouveler l'air, et vous aurez à peine l'idée du sort des malheureux qui se tordent, la faim au ventre, sous la rafale.

Le 18 mai la tempête s'apaisa peu à peu. Mais l'ouragan a semé sur les vieilles glaces une telle quantité de neige, que les infortunés Français se trouvent bloqués sous leurs iglous sans savoir de quel côté se diriger, ni comment sortir de l'amoncellement sous lequel tout disparaît.

Du reste, où aller, que tenter, alors que la famine assiège le fétide logis, que les provisions sont épuisées, que les moyens de transport font absolument défaut.

Le 19, le 20, le 21 et le 22 mai se passent dans un état d'angoisse morne, de résignation hébétée qui des malades gagne les plus valides.

En dépit de tout, le capitaine espère encore. Non pas l'intervention d'un secours étranger, car il est impossible que des Esquimaux viennent en pareil lieu. Mais il compte sur l'arrivée prochaine, formelle, de la saison chaude qui permettra une rapide envolée des hommes en bonne santé vers les lieux où doivent se rencontrer les gibiers polaires.

Alors le ravitaillement sera possible, ainsi que la mise en marche de la chaloupe restée en détresse à une distance minime, on s'en souvient.

Le 23 mai, la température est encore à −10°, et la neige restée pulvérulente s'envole au moindre souffle d'air.

Le 24, trois hommes, échauffés par l'usage exclusif de la viande de chien, sont atteints de dysenterie.

Les scorbutiques ne vont ni mieux ni plus mal. Mais leur faiblesse est extrême.

Le 25, on partage le dernier chien! Le 26, on furète partout à la recherche des bribes qui traînent sur le sol des iglous. Rogatons de tripes, morceaux de tendons avalés sans mâcher, raclures d'os, etc...

Le 27, la température augmente brusquement. Le thermomètre est à −3°. La glace craque partout, la neige se prend et mollit. On boit des grogs et les plus affamés commencent à attaquer les peaux de chiens. Le poil est raclé avec un couteau, et la peau est mise dans le digesteur avec de l'eau. Le cuir, à peine ramolli par deux heures d'ébullition, est grignoté en lanières. Pour ménager l'alcool, on se résout bientôt à les manger crues.

Le 28 mai, température à 0°. Mais il n'y a plus ni thé ni café.

Le docteur distribue à chaque homme une cuillerée de glycérine après chaque «repas»!...

Le 29, on voit passer une mouette, et l'on entend pépier un vol de bruants des neiges.

Les peaux de chiens sont dévorées... Il y a encore les attelages en cuir de phoque...

Les hommes, épuisés par cette lutte sans merci contre l'atroce famine, peuvent à peine se mouvoir.

Pâles, hagards, les yeux flambants de fièvre, les lèvres violettes, fendillées, suintant le sang, on dirait autant de spectres... de damnés errant sur l'enfer de glaces.

Désespéré, le capitaine interroge l'horizon, cherchant de l'œil un vol de canards, la silhouette balourde d'un ours, la masse fruste d'un phoque s'ébattant sur la glace.

Le dégel continue. L'eau ruisselle de tous côtés. Les iglous vont être inhabitables.

Dumas, Plume-au-Vent et Itourria, les plus robustes de tous, partent en découverte et reviennent bredouille après une course de six heures.

Ils se restaurent avec la moitié d'un harnais!... une tige de botte, et deux cuillerées de glycérine.

—Bah! dit le Parisien, qui se tient à peine debout, on repiquera demain.

Le 30, au lieu de «repiquer», le pauvre garçon a la fièvre, Dumas aussi, et le camarade également.

Il n'y a plus un homme valide! Le docteur, par devoir professionnel, se traîne près des malades... Le capitaine se prodigue à tous, distribuant les derniers débris de choses sans nom qu'on avale machinalement, avec la gloutonnerie de la brute, et qu'il a eu l'héroïsme de ménager, au détriment de sa santé, peut-être de sa vie.

Le 31 mai, ceux qui ont encore conservé une lueur d'espoir perdent toute confiance. Les outranciers de cette lutte suprême sentent que tout est fini.

Ils se couchent avec une résignation farouche, et attendent intrépidement la mort, sans un mot de récrimination, sans une plainte.

XII

Bruit étrange.—Manqué!—Pompon.—Chien gras et matelots maigres.—Découverte stupéfiante.—Ce que le Parisien appelle une carrière à viande.—A quoi Pompon a employé ses loisirs.—Le premier pot-au-feu.—Enfouis dans les stratifications paléocrystiques.—Les stellères.—Espèce éteinte.—La dérive.—En vue du cap Tchéliouskine.—Ovations.—Gallia victrix!

Le 31 mai, le dégel continue avec intensité. Le thermomètre est à +2°. Le soleil est radieux, l'azur du ciel splendide. Les hommes, prostrés douloureusement sous les iglous suintants et près de s'effondrer, mâchonnent leurs fourrures et apparaissent tout hâves, la peau noirâtre, charbonnée, laissant deviner les os du squelette.

Les malades ne font plus que haleter, rongés de fièvre, et occupés machinalement à recueillir, avec leurs lèvres tuméfiées, l'eau douce qui suinte le long de la paroi de l'iglou.

Leurs souffrances paraissent infiniment moins vives que celles des plus valides terrassés en pleine vigueur par la famine.

Un souffle rauque, multiple, entrecoupé comme celui qu'on entend dans les ambulances ou les salles d'hôpital, et qu'un gémissement traverse parfois, emplit les huttes croulantes.

Pour quelques-uns, l'agonie va commencer.

... Est-ce une illusion, un de ces bruits factices produits par la fièvre?... Il semble au capitaine allongé la tête au soleil, au dehors de l'iglou, qu'il entend, au loin, comme un hurlement affaibli par l'éloignement.

Un fauve... peut-être un ours!

Il n'y a pas d'erreur possible. Le bruit se rapproche, accompagné d'un galop rendu perceptible par la sonorité de la glace.

Le capitaine affaibli, se soutenant à peine, se lève en trébuchant et crie d'une voix rauque:

—Alerte!... aux armes!...

Le hurlement retentit plus près encore et frappe l'oreille de Dumas, qui saisit sa carabine.

Le lieutenant Vasseur et le Parisien avec un des Basques s'arment aussi, galvanisés par l'approche de cet animal, qui vient s'offrir à leurs coups.

Et chose, étonnante, montrant quels prodigieux ressorts possède la machine humaine, combien aussi est puissante la réaction du moral sur le physique, ces hommes, qui tout à l'heure pouvaient à peine se tenir debout, s'élancent hors de l'iglou, l'arme en arrêt, prêts à faire feu.

Au lieu d'un ours, ils aperçoivent, courant éperdument, un quadrupède de moyenne taille, plutôt petit que gros, singulièrement agile, et d'une couleur brune qui tranche fortement sur la neige aux trois quarts fondue.

L'animal se dirige vers les iglous en continuant ses cris, comparables à ceux d'un chien courant qui donne de la voix sur une piste.

A deux cents mètres environ, Dumas ajuste et fait feu.

Pour la première fois l'infaillible tireur, exténué par l'effroyable jeûne et brisé par la fièvre, manque son but.

La balle frappe non loin de l'animal et fait voler un éclat de glace.

Le lieutenant met en joue à son tour et manque également la bête qui pousse un long hurlement, et accourt de plus belle, en dépit des balles qui sifflent près d'elle et des coups de feu qui retentissent.

Dumas recharge son arme en un clin d'œil et jure, furieux de sa maladresse.

Mais le Parisien, dont la figure prend en un moment une expression d'étonnement et de joie indicibles, relève la carabine et s'écrie:

—Pompon!... mon pauvre chien...

A ce mot proféré, par une voix bien connue, l'animal qui n'est plus qu'à une centaine de mètres s'élance, franchit en quelques bonds flaques et fondrières, accourt, jappant, éperdu, la langue pendante, fou de joie et se jette sur son ancien maître qu'il étouffe de caresses.

—Pompon!... mon toutou!... ma bonne bête, c'est donc toi, dit le jeune homme qui rit et pleure tout à la fois, pendant que le chien, jappant toujours, sautille de l'un à l'autre, puis retourne à son maître.

—Pécaïré! grogne Dumas attendri, quelle fichue idée il a eue de revenir, le pauvre...

«J'aurais mieux aimé un ours... Parce qu'un ours, il pèse huit cents kilos... et que ce mouçeron... il ne pèse pas cinquante livres...

«Et puis, ça va me çavirer de le tuer...

—Tuer Pompon!... jamais de la vie, s'écrie Plume-au-Vent indigné en saisissant le chien qui se blottit dans ses bras et lui lèche la figure.

—Il y a des malades qui agonisent, reprend doucement Dumas...

—Mais tu ne vois donc pas que Pompon est gras à lard...

—Oh! si... reprend le cuisinier d'un ton plein, de commisération.

«Trop gras, le pauvret!...

—S'il est si gras que ça, après nous avoir quittés depuis tantôt dix-sept jours, c'est qu'il a mangé.

—Cela me paraît juste, interrompt le lieutenant.

—Et s'il a mangé plus qu'à sa faim pour être en pareil état, reprend le Parisien, c'est qu'il a trouvé des vivres, ou qu'on lui en a donné.

Le capitaine s'est approché pendant ce rapide colloque, aussi vite que le lui permettaient ses jambes débilitées par un jeûne atroce.

—Tu as raison, garçon, dit-il à Plume-au-Vent.

«Et ton chien, guidé par son instinct et son amitié, n'est certainement pas revenu sans motif.

«Qui sait s'il ne nous apporte pas le salut!»

Cependant, le chien après avoir équitablement réparti ses caresses entre ses amis, pénètre dans les iglous, flaire les sacs, cherche, furette partout et ressort aussitôt.

—Il s'assure que personne ne manque à l'appel, continue Plume-au-Vent.

Sa ronde finie, le chien semble réfléchir, puis voyant que son maître ne lui donne pas une de ces petites friandises dont il était si généreux, même au temps de la plus dure détresse, prend son parti.

Il s'assied gravement sur son derrière, et pousse les deux ou trois cris qu'il lançait quand on lui demandait s'il avait faim.

—Ouap!... ouap!...

Puis après cette pantomime que le Parisien croit comprendre, l'intelligent animal enfile résolument la piste suivie pour venir aux iglous, et se retourne fréquemment pour voir si on l'accompagne.

—Lieutenant Vasseur, prenez avec vous Jean Itourria, Dumas et le Parisien, et suivez le chien...

—A vos ordres, capitaine, et puissions-nous revenir avec des secours.

«En route, camarades!

—Attendez encore un moment, reprend le capitaine qui, malgré sa prostration, conserve un sang-froid surprenant.

«Emmenez le dernier traîneau, et chargez-le avec une fourrure, un sac à dormir, vos armes, le digesteur qui nous est inutile faute de combustible, une hache, une scie et un couteau à glace.

«Chaussez vos bottes esquimaudes indispensables par ce temps de dégel, et partagez ce qui reste de tabac.

«Maintenant, une bonne poignée de main.

«Partez, mes amis, et n'oubliez pas que vous avez notre vie entre vos mains.»

Le chien qui précède la petite troupe, gambade et tient la tête. Il s'avance vers le Nord-Est, sans dévier d'une ligne et en suivant imperturbablement sa piste qui apparaît par place sur la neige à demi fondue.

Alors surtout les quatre compagnons constatent combien le capitaine a eu raison de leur faire emmener le traîneau qui ne pèse rien, ne retarde en aucune façon leur marche et transporte un matériel indispensable, sous le fardeau duquel eût succombé leur faiblesse.

La plus légère impulsion suffit à le faire avancer, car la voie est presque horizontale et assez praticable. Bien plus, quand l'un d'eux est fatigué, il peut, sans ajouter une surcharge notable, monter sur le traîneau, se reposer à l'aise, et récupérer de nouvelles forces.

Du Nord-Est, leur direction se modifie bientôt pour obliquer vers le Nord. Puis le chien, de plus en plus joyeux à mesure que le chemin parcouru augmente, se dirige franchement vers des collines de glace marquant le rebord occidental de la banquise paléocrystique.

Du reste, il n'y a pas d'erreur possible, tant les floebergs vert clair de la vieille muraille de glace tranchent avec les hummocks de formation plus récente, et presque incolores.

Les quatre compagnons marchent depuis six heures et n'avancent plus qu'au prix d'efforts surhumains.

—Courage! semble leur crier le chien qui hâte le pas, va en avant, revient en galopant et aboie comme pour les stimuler.

—Où diable! nous mène-t-il? ne cessent de répéter le lieutenant, le Basque et le Provençal.

—Là où il y a de quoi boulotter, soyez-en certains, répond invariablement le Parisien.

«Rappelez-vous comme il a eu tôt fait le tour de nos cabanes de neige, puis repiqué vers son mystérieux garde-manger, en voyant qu'il n'y avait rien à regratter chez nous.

«C'est un malin, que mon camarade Pompon.

Brusquement le chien qui vient de s'engager dans un sentier abrupt, impraticable au traîneau, disparaît entre des amas rocheux de glace bizarrement superposés.

Il revient bientôt tenant dans sa gueule un morceau d'une substance brunâtre, irrégulière, compacte, semblable à un copeau et dans laquelle sont profondément implantés ses crocs.

Plume-au-Vent s'empare de l'objet, en casse un fragment, sans difficulté, le porte à sa bouche, le croque, et s'écrie avec un intraduisible mouvement de stupeur comique:

—Mais cent douzaines de pétards de Brest... c'est de la viande gelée!...

—Pas possible!

—Goûtez plutôt, lieutenant, et toi aussi, cuisinier, et dis-moi si c'est pas là de la vraie bidoche, comme celle que nous conservions l'hiver.

—Ma parole, c'est vrai! s'écrie le lieutenant tout joyeux.

—Bon pour la marmite! opine gravement Dumas.

—Et même tout cru!... apprêté à la glace, renchérit le Basque, la joue dilatée par un morceau qu'il broie avec délices.

—Brave toutou! qui nous conduit à sa soute aux vivres! reprend Plume-au-Vent attendri.

Pompon, voyant le bon accueil fait par ses amis à ce premier morceau, est retourné. Ceux-ci lui emboîtent le pas et arrivent bientôt à une fissure profonde qui lézarde la base d'un floeberg colossal.

Le chien, occupé à gratter avec ses pattes la neige à demi fondue mêlée à la glace, retrouve une ouverture circulaire, large comme un tonneau, s'y engage, gratte de plus belle, et revient avec un nouveau bloc tellement gros qu'il peut à peine le traîner.

—Diable m'emporte! s'écrie joyeusement le Parisien, c'est une mine de viande, une carrière de Liebig... un Frigorifique à l'état de nature.

Le lieutenant, armé d'un couteau à glace, et Dumas d'une hache, découvrent le bord de la fissure, reconnaissent qu'elle s'étend sur un espace de plus de cent mètres, et que la même substance brune, cassante, à contexture de fibre musculaire, et surtout à saveur exquise de viande l'emplit sur une profondeur considérable.

Tout en travaillant, ils croquent à belles dents cette chair durcie par le froid, mais qui se ramollit très vite à la chaleur de la bouche et n'est pas coriace comme on pourrait le croire.

—Si nous faisions cuire un pot-au-feu, propose le Parisien la bouche pleine.

—Pas d'alcool! interrompit Dumas qui mastique avec fureur.

—Mais il y a là des tonnes de graisse! qui empêche d'alimenter la lampe avec cette graisse dans laquelle il n'y a qu'à planter, en guise de mèche, quelques pincées du poil de nos fourrures?

—Faites bouillir le pot-au-feu si bon vous semble, dit le lieutenant, mais chargeons au plus vite le traîneau, et retournons en hâte là-bas, près des camarades qui meurent de faim.

—Une idée, lieutenant, propose le Parisien.

«Comme nous voici déjà retapés à peu près, surtout quand nous aurons siroté chacun un quart de cette belle huile qui commence à couler, si nous mettions le pot-au-feu sur le traîneau, de façon à procurer en arrivant aux camarades la soupe et la bidoche toutes chaudes et prêtes à être boulottées.

—Adopté! répond l'officier qui empile sur le traîneau des blocs de viande et de suif concrétés.»

La restauration des hommes, le chargement du véhicule n'ont pas duré une heure.

Le lieutenant demande aux marins s'ils se sentent assez forts pour retourner au campement sans prendre de repos.

Fatigués!... Allons donc!... ils sont bien repus, la carrière de viande leur semble inépuisable, la joie d'une semblable trouvaille, l'intervention merveilleuse de Pompon, tout cela, comme le dit le Parisien, leur a si bien remis le cœur à l'épaule qu'ils ne demandent qu'à partir.

Les voici bientôt en route, poussant vivement le traîneau chargé à en craquer de viande glacée, et sur lequel trône, comme une divinité, le digesteur chauffé à la graisse et embaumant le pot-au-feu.

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Les voici en route poussant le traîneau...

Tout en cheminant, ils cassent un morceau de chair, le sucent et le grignotent avec la sensualité de gens qui vivent depuis si longtemps avec la fringale au ventre, et se livrent aux commentaires les plus extravagants sur l'origine de cette trouvaille en elle-même invraisemblable.

Ils arrivent aux iglous après une course ininterrompue de douze heures, époumonnés, trempés de sueur, à bout de force, mais radieux comme il convient à des hommes apportant le salut à des frères d'infortune.

Il est temps, d'ailleurs, grand temps. Quelques heures plus tard, de nouveaux et cruels vides creusaient les rangs de l'équipage.

Les malades n'ont plus que le souffle, et quelques-uns, parmi ceux que le scorbut n'a pas atteints, délirent.

La faim est une maladie qui, fort heureusement, guérit très vite, et son unique remède opère instantanément.

Le Parisien a émis une idée vraiment triomphante, en profitant du retour pour faire bouillir le digesteur plein de viande et de neige.

Le potage n'a ni sel ni condiments, mais il embaume l'osmazôme, comme l'affirme le docteur en humant le bouillon dont la saveur délicieuse emplit les huttes.

Ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas, les affamés réclament les aliments avec une avidité qui leur serait fatale si on leur obéissait.

Mais le docteur, qui, lui aussi, renaît à la vie, réglemente la distribution, afin de ne pas surcharger ces estomacs débilités par un long jeûne, et empêcher des congestions mortelles.

Au potage dosé convenablement, succède la viande administrée par rations successives; puis un sommeil bienfaisant, accompagné d'un peu de moiteur, engourdit pour quelques heures et les affamés et leur pourvoyeurs éreintés.

Quelques abois retentissants éveillent l'équipage. Pompon est là, triomphateur modeste et affectueux, réclamant pour le service rendu à ses maîtres une simple caresse, un mot d'amitié.

Jusqu'alors, nul n'a compris, dans l'incohérence de la fièvre et la souffrance atroce de la faim, comment et pourquoi le lieutenant Vasseur, Jean Itourria, Dumas et Plume-au-Vent, partis aux trois quarts morts, avec Pompon pour guide, revenaient avec vingt-cinq litres de bouillon, dix livres de viande cuite, et cent cinquante kilos de chair conservée par le froid.

On a avalé comme des animaux qui se repaissent, sans même entendre les explications de Plume-au-Vent, l'incorrigible bavard qui parle de viande fossile, de mine de viande, et embrouille la question au point de la rendre absolument incompréhensible.

Le lieutenant, plus ferré en manœuvre qu'en histoire naturelle, constate simplement le résultat, et affirme qu'il y a là-bas, dans l'épaisseur de la banquise, de la viande glacée pour nourrir un millier d'hommes pendant un an.

Le capitaine et le docteur, trop faibles encore pour examiner les échantillons rapportés, se contentent de sourire aux propos inouïs tenus par le Parisien aux matelots, notamment à Nick dit Bigorneau, Courapied dit Marche-à-Terre et Constant Guignard.

Grâce à l'instinct et à l'attachement de Pompon, l'abondance est revenue au misérable logis. L'expédition est abondamment pourvue de viande et de graisse; avec cela, on vit confortablement.

Quant au pourquoi et au comment de ce prodige, peut-être pourra-t-on l'expliquer scientifiquement aussitôt qu'on aura rallié la mine de viande.

Trente-six heures après, tout le monde était sur pied, même les scorbutiques.

Par un temps superbe, une température de +2° qui semble un printemps à des gens ayant supporté −50°, il fait bon cheminer sur une glace à peu près unie, vers la mystérieuse réserve que les propos des quatre visiteurs représentent comme inépuisable.

Les iglous, ou plutôt les ruines croulantes et ruisselantes indiquant à peine la place où fut le campement, sont définitivement abandonnés et, l'équipage tout entier s'avance, précédé de Pompon, tout fier de ses attributions de guide.

Les moins vigoureux sont couchés dans l'embarcation hissée sur le traîneau. Les plus solides poussent le véhicule qui glisse au milieu des flaques et sur les résidus de neige en fusion.

Un peu de gaîté semble revenue aux pauvres matelots si rudement éprouvés, car la famine est vaincue et l'espérance d'un lendemain assuré fait éclore comme un vague sourire sur ces visages que l'horrible scorbut et les tortures de la faim ont rendus méconnaissables.

De vrais squelettes ambulants, avec leur peau jaunâtre, parcheminée, collée aux os, leurs nez pincés, exsangues, et leurs bouches encore contractées par un rictus d'agonie.

N'étaient leurs yeux aux paupières flétries, charbonnées, luisant comme des escarboucles au fond des orbites, on dirait une procession macabre de fantômes d'explorateurs polaires, de damnés errant sans trêve à travers l'enfer de glace.

Le traîneau poussé d'une part, tiraillé de l'autre avec des ceintures de flanelle en guise de bricole,—les harnais en cuir de phoque ont été dévorés—avance cahin-caha, sans trop d'embardées, avec son chargement.

Une halte réparatrice de deux heures, un morceau de viande à moitié cuite, un quart de bouillon, et, friandise fort appréciée, une vaste lampée de graisse à l'état d'huile, amènent sur toutes ces faces de carême une expression de joyeuse humeur.

Il suffit de dix heures pour conduire, avec le traîneau, le matériel et les malades au colossal et mystérieux garde-manger dénommé par le Parisien la «carrière à viande».

Une nouvelle et plus complète inspection prouve que non seulement les premiers visiteurs n'ont pas exagéré la richesse de cet étrange gisement, mais encore que leur évaluation est bien au-dessous de la vérité. Deux ou trois lézardes, longues de cent mètres au moins, s'étendent à la base de plusieurs collines paléocrystiques, et s'enfoncent, à des profondeurs insondables, comme certains filons de tel ou tel minerai.

Il y a là de quoi subvenir au besoin d'une armée, tant est prodigieusement innombrable cet entassement de cadavres d'animaux empilés et gelés à fond, depuis une époque impossible à déterminer.

L'essentiel est qu'ils sont, grâce au froid, cet incomparable embaumeur, dans un état de conservation absolue, et qu'ils possèdent, comme au premier jour, toutes leurs qualités nutritives, toute leur saveur.

La tente ayant été emportée par la tempête, le capitaine fait creuser, à l'abri du vent du midi, et en pleine glace, une caverne spacieuse où les hommes, grâce à leurs fourrures et à leurs sacs à dormir, seront à merveille.

La mine de viande est à deux pas, il suffit de se baisser et d'en prendre à satiété.

Le docteur, de plus en plus intrigué à mesure que les forces lui reviennent grâce à l'ingestion de cette chair savoureuse, cherche avec la curiosité d'un savant, et la ténacité d'un homme obsédé bientôt de loisirs, le mot de cette énigme, et trouve enfin une solution à peu près satisfaisante.

D'abord, la détermination des animaux. Ils appartiennent tous à la même espèce, et, chose curieuse, à une espèce disparue depuis plus de soixante-dix ans.

Leur système dentaire fournit de prime abord une indication très précieuse, en ce sens qu'il est particulier à un animal très bien étudié en 1751 par le fameux naturaliste allemand Steller.

Les mâchoires, examinées par le docteur, portent seulement quatre dents, d'énormes molaires disposées deux en bas et deux en haut, avec une couronne très large, aplatie, sillonnée sur la table, de lames d'émail formant zigzags et chevrons brisés, comme les rainures d'une meule.

Ce système dentaire et l'épiderme réellement extraordinaire de ces bêtes lui font reconnaître le Stellère, appelé aussi Rhytina borealis, Manatus Stellerii, Stellerus borealis, etc., mammifère de l'ordre des cétacés, famille des herbivores.

L'épiderme est une sorte d'écorce rugueuse, épaisse de trois centimètres, composée de fibres et de tubes perpendiculaires à la peau et d'une extrême dureté.

Les stellères, dont les dimensions atteignent de trois mètres et demi à quatre mètres, pèsent environ trois mille kilogrammes, et portent des moustaches blanches de poils rigides longs de quinze à vingt centimètres.

Steller, qui les découvrit aux environs du Kamtchatka, assure qu'ils sont absolument inoffensifs, que leur chair est savoureuse et leur capture facile. Toutes choses suffisantes pour les rendre l'objet d'une poursuite acharnée, et produire leur anéantissement. De telle façon que, comme il a été dit ci-dessus, il n'en a pas été rencontré un seul depuis soixante-dix ans.

... D'où viennent ces centaines, ces milliers de cadavres de cétacés, empilés en un banc compact sous les assises de la vieille banquise paléocrystique! Quel cataclysme les a pris en pleine vie pour les rouler ainsi en troupe innombrable, les asphyxier en masse, les geler à fond dans leur fosse gigantesque et les ensevelir sous des milliers de quintaux de glace!

Pendant combien d'années, peut-être de siècles, l'indestructible banquise a-t-elle ainsi entraîné dans sa masse et fait errer au hasard des vents ou des courants ces gisements prodigieux, jusqu'au jour où la tempête les mit partiellement à découvert, et où l'instinct d'un chien famélique sut en tirer parti!

Autant demander comment et depuis combien de temps est mort le mammouth découvert en 1804 aux bouches de la Léna, et dont les Yakoutes, avec leurs chiens, dévorèrent les débris pendant deux ans!

Bien abrités dans la caverne de glace qui leur procure une habitation convenable, bien repus de viande et de graisse qui leur fournissent un aliment complet, satisfaits des explications et des hypothèses par lesquelles le docteur s'emploie à satisfaire leur curiosité, heureux de renaître chaque jour à la vie, quoique privés cependant de choses bien indispensables, les membres de l'expédition française voient l'été venir et attendent avec lui une débâcle possible.

Du reste, la perspective d'un second hivernage ne les effraierait pas outre mesure, puisque avec le couvert ils possèdent une surabondance de vivres telle qu'une ville entière pourrait s'alimenter au gisement des stellères.

Mais la vieille Isis polaire, après leur avoir fait payer assez cher la violation de son empire, en a décidé autrement.

La tempête qui a lézardé les collines de glace ou sont enfouis et conservés les cétacés, a détaché probablement de la banquise un fragment énorme sur lequel se trouvent les matelots et leur colossal approvisionnement.

Le capitaine s'en aperçoit à une particularité qui le comble de joie. La lourde carapace de glace, qui jadis décrivait un lent mouvement giratoire autour du Pôle, se met à dériver infiniment plus vite dans une direction presque rectiligne.

Elle descend vers les terres moscovites avec une rapidité atteignant et dépassant parfois celle de douze et quinze kilomètres par vingt-quatre heures.

... Trois lieues à trois lieues et demi, c'est peu sans doute. Mais cette singulière translation ayant duré pendant les mois de juin, juillet, août et septembre sans interruption, des terres apparurent enfin aux yeux des Français qui, sans se mouvoir, avaient ainsi parcouru environ treize à quatorze cents kilomètres.

Ces terres étaient celles du cap Tchéliouskine, situé par 77° 30′ de latitude Nord, et 102° 30′ de longitude Est.

Mais ce n'était pas tout de voir et même de toucher le sol russe. Le cap Tchéliouskine est éloigné, à vol d'oiseau, d'environ quatre-vingt-dix degrés de Pétersbourg, soit dix mille kilomètres ou deux mille cinq cents lieues! vingt-quatre degrés au moins, c'est-à-dire deux mille six cents kilomètres le séparent d'Irkoustk, chef-lieu du gouvernement de la Sibérie orientale.

Et l'hiver, en octobre, arrive à grands pas, sous cette latitude.

Seront-ils forcés de passer encore de longs mois sur le sol glacé de la toundra sibérienne, en attendant le printemps prochain. Devront-ils endurer un froid non moins rigoureux que celui du Pôle sur ces terres aussi désertes et désolées que celles où agonisèrent les compagnons de Greely, et succombèrent, hélas! ceux du capitaine de Long!

Leur bonne étoile leur fit apercevoir de loin une troupe d'hommes occupés à pêcher les phoques, assez nombreux dans une petite anse bien abritée contre les vents du large.

Ils abandonnèrent aussitôt l'immense glaçon flottant qu'une course aussi longue, sous le pâle soleil boréal, n'avait pas sensiblement diminué. Ils s'embarquèrent dans la chaloupe conservée précieusement sous un abri de glace, et abordèrent près des hommes stupéfaits.

C'étaient des pêcheurs Toungouses qui s'approvisionnaient pour la saison froide, et se préparaient à aller hiverner dans l'intérieur des terres, au village ou ostrog de Tagaïska, distant de quelque cinq cents kilomètres.

Les Toungouses leur offrirent la plus généreuse hospitalité, les pourvurent abondamment et, quand la saison du traînage fut arrivée, les emmenèrent avec eux à l'Ostrog.

A Tagaïska, situé au centre de la presqu'île de Taïmyr, le capitaine d'Ambrieux trouva, malgré l'effroyable désolation du lieu, des traîneaux, des chiens et des conducteurs.

Il put faire conduire son équipage à Schdanowski, sur la rivière Katanga, où il y a, jusqu'à l'hiver, un petit poste de cosaques commandé par un officier.

L'officier était à la veille de partir avec ses hommes pour la ville de Touroukansk, une misérable bourgade comptant à peine cinq cents habitants, et située sur l'Yenisseï, à neuf cents kilomètres environ de Schdanowski.

A Touroukansk commence la civilisation. Il y a quelques employés chargés d'administrer un district trois fois grand comme la France et peuplé de deux mille cinq cents habitants, la plupart Toungouses, Samoyèdes, Ostiaks et Yakoutes.

Mais la ville est du moins reliée tant bien que mal, plutôt mal que bien, à Yenisseï et à Krasnoïarsk par une route, ou plutôt une vague piste côtoyant la rive gauche du fleuve.

Ils s'arrêtèrent à peine à Touroukansk et arrivèrent, fin novembre, et par un froid terrible, à Krasnoïarsk qui communique télégraphiquement avec Pétersbourg et où passe la grande route, on pourrait dire l'unique route sibérienne, la Vladimirka.

Informé de leur arrivée, le gouvernement moscovite s'empressa de mettre à la disposition du capitaine un crédit considérable et les moyens de transport les plus rapides et les plus confortables.

Le 5 janvier 1889, l'équipage de la Gallia et son commandant arrivaient à Pétersbourg au milieu d'un enthousiasme indescriptible.

On était alors en pleine réaction anti-allemande; des bruits de guerre circulaient, et chacun parmi les sujets du Tzar était heureux de cette première et pacifique victoire d'un Français sur l'ennemi commun.

Aussi, les fêtes données aux conquérants du pôle Nord eurent-elles un éclat d'autant plus vif, que les Russes, ces incomparables metteurs en scène, faisaient de ce grand événement scientifique une affaire de nationalité. Ils trouvaient là une occasion de manifester leurs sentiments et certes, jamais depuis longtemps, démonstration ne fut plus flatteuse ni plus spontanée, ni plus complète.

On se souvient, à ce propos, de Sériakoff, ce voyageur russe, qui, au début de ce récit, fut jusqu'à un certain point la cause occasionnelle de l'expédition polaire.

Apprenant par les journaux l'arrivée des explorateurs français à Pétersbourg, il accourt, saute au cou du capitaine avec l'exubérance de son tempérament slave et s'écrie, tout d'une haleine:

—Victoire, mon cher d'Ambrieux!... Victoire sur toute la ligne.

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«Victoire sur toute la ligne!...» s'écrie Sériakoff

«J'arrive de Londres... votre succès inouï, renversant, inespéré, a mis les cervelles à l'envers.

«Les Anglais sont enthousiasmés, et Dieu sait si John Bull a l'enthousiasme facile, pour ce qui n'est pas anglais.

«Mais, voilà! on se souvient que le projet de découvrir le Pôle est éclos là-bas, et on s'en fait gloire...

«Du reste, vous y avez des amis... de vrais gentlemen qui sont ravis sans la moindre arrière-pensée.

«... Bref! vous êtes le héros du jour... tant et si bien que la Société royale vous désigne d'emblée pour son lauréat!

«Oui, mon cher, il faut vous résoudre au rôle de triomphateur... en Angleterre, sans compter les ovations que vous recevrez dans votre patrie.

«J'ajouterai même, en homme bien informé, que par une attention, ma foi très délicate, la Société doit vous offrir une médaille commémorative dont l'exécution est déjà confiée au plus habile artiste du royaume...

«Et c'est très bien... Mais ce qui est mieux encore, ce sont les deux mots qu'elle portera en exergue... deux mots qui, tout en consacrant la victoire d'aujourd'hui, sont, je le souhaite ardemment, un pronostic pour l'avenir...

—Et ces mots sont?... demande enfin le capitaine qui jusqu'alors n'a pu placer une parole.

—... Gallia Victrix!...

NOTES:

[1] Ambiorix, roi des Gaulois Eburons, après avoir en plusieurs rencontres défait les lieutenants de César, Sabinus et Cotta, fut à son tour vaincu par César. Après une résistance désespérée, il se réfugia dans la forêt des Ardennes.

[2] Le colonibestyrere, dont le nom signifie à peu près pilote de colonie, est le gouverneur du district. De Julianeshaab jusqu'à Upernavik, le dernier point où l'on rencontre encore des civilisés, on compte dix districts, administrés chacun par leur colonibestyrere nommé par le gouvernement métropolitain.

[3] Le nom de Julianeshaab, signifie: Julie-Espérance. La triste bourgade, fondée il y a environ cent vingt-cinq ans, reçut ce nom en l'honneur de la reine de Danemarck, si bienfaisante à ses pauvres colons d'Amérique.

[4] C'est du reste un fait observé fréquemment sur les paquebots faisant la traversée d'Amérique. Par le travers de Terre-Neuve, les mâts sortent à moitié du brouillard, pendant que la partie inférieure du navire demeure invisible.

[5] Le vaillant officier, aujourd'hui général, fut un des rares survivants. Des dix-neuf hommes que comptait la mission au départ, treize périrent après d'effroyables privations.

[6] Combustible fossile analogue à la houille, mais de formation postérieure au terrain houiller.

[7] A la fonderie de Ruelle, on commande électriquement à distance des machines-outils, perceuses.

[8] Voir la description au chapitre II de la première partie.

[9] Viande séchée réduite en farine et incorporée à de la graisse.

[10] Il n'est pas rare de voir des cubes atteignant parfois mille, quinze cents et deux mille mètres de côté.

[11] Ce sont des ancres de moindres dimensions que celles de bossoir ou de veille. On les transporte dans des chaloupes et on les mouille au lieu indiqué pour procurer un point fixe sur lequel un navire peut se haler, se touer ou éviter.

[12] Le lieutenant Tyson écrit textuellement: «J'affirme que les phoques aiment la musique et restent volontiers sans bouger pour entendre une voix ou un son qui leur plaît...»

[13] J'emprunte à M. Charles Rabot, l'éminent explorateur des régions arctiques, cette citation qui affirme l'opinion que j'ai exprimée jadis après le désastre de la Jeannette. Je suis heureux de m'être rencontré avec notre vaillant compatriote, dont les beaux travaux et la haute compétence sont justement admirés et appréciés. L. B.

TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE

LA ROUTE DU POLE

I
Congrès international.—Entre géographes.—A propos des explorations polaires.—Russe, Anglais, Allemand et Français.—Grands voyages et grands voyageurs.—Un patriote.—Défi.—Lutte pacifique.—Pour la patrie!
 
II
Avant l'appareillage.—Le capitaine d'Ambrieux.—Pour la patrie!—Un brave.—Descendant des Gaulois.—Construction de la Gallia.—Equipement d'un navire.—Matériel que comporte une expédition polaire.—Soins minutieux donnés à l'approvisionnement et à l'habillement.—Equipage bigarré mais irréprochable.—Tous Français.—Instant solennel.—Départ.
 
III
Le premier iceberg.—Enthousiasme du docteur pour les terres boréales.—Plume-au-Vent apprend ce que c'est que le Pôle.—Constant Guignard craint de ne pas trouver le cercle polaire.—A travers la brume.—Première escale.—Un pilote comme on en voit peu.—Julianeshaab.
 
IV
Faux dégel.—A propos de bottes.—Course de chiens.—Superbe culbute.—Le fouet groenlandais.—Six lieues à l'heure.—Comment on coupe une oreille.—Maître à bord.—Le capitaine des chiens.—Glaces partout.—La gaieté ne se dément pas.—Pilote des glaces.—Pack.—Floe.—La Glace du Milieu et les Eaux du Nord.—Le passage septentrional.—Alerte.
 
V
Chute d'une montagne de glace.—Broyé ou submergé.—Un homme à la mer!—Héroïsme joyeux.—La récompense d'un brave.—Possessions danoises.—A travers la brume.—Dans le «Nid de Pie».—Regrets d'un pêcheur de baleines.—Toujours en avant!—Le comble de la misère humaine.—Près de pénétrer dans le cimetière des navires.
 
VI
Dans la passe.—Route barrée.—En avant!—Premier assaut.—Victoire.—Désespoir d'un Vatel arctique.—Un homme dans la sauce.—Pas de déjeuner.—Plume-au-Vent voudrait faire baigner Dumas, dit Tartarin, dans la marmite de l'équipage.—Les deux principales routes du Pôle.—Pourquoi la Gallia a pris celle du détroit de Smith.—Contradictions.
 
VII
La goélette arrêtée par les glaces.—Une idée du capitaine.—Beaucoup d'efforts et un peu de dynamite.—Formidable explosion.—Voie libre.—Est-ce un homme, est-ce un ours?—Trois ours et un homme.—Poursuite.—Manqué!—Où le docteur trouve son maître et n'est pas jaloux.—Les exploits d'un cuisinier.—Digne de son illustre homonyme le grand Tartarin.—Montagne de viande fraîche.
 
VIII
Histoire d'Oûgiouk.—Comment on déshabille un ours polaire.—Capacité d'un estomac groenlandais.—Un amateur de tripes.—Symphonie de blanc et de bleu.—La tempête.—Déviations de la boussole.—A Port-Foulque.—Forêts en miniature.—A terre.—Tentative malheureuse d'un cocher improvisé.—Des effets d'une morue sèche sur un attelage récalcitrant.—Un ours blessé.
 
IX
Plaie ancienne.—Le projectile.—Emotion du capitaine en reconnaissant une balle de fusil Mauser.—Fantaisie gastronomique.—Ingestion d'un gilet de flanelle.—Marque en caractères allemands.—Départ précipité.—Difficiles manœuvres.—Fatigues surhumaines.—Les docks provisoires.—Les gaietés d'un équipage courbaturé.—Venise est le pays des glaces.—Dans le canal de Kennedy.—Un pavillon flotte sur Fort-Conger!
 
X
L'expédition Greely.—Déplorable parcimonie.—Seuls.—Pavillon allemand.—Le salut.—Gaule et Germanie.—Le capitaine Vogel.—Pourquoi la Germania est en avance d'une année.—Savants et industriels.—Exploration et pêche à la baleine.—En enfants perdus.—Toujours en avant!—Approvisionnement de charbon.—Traces du passage de Pregel.—Pourquoi la Gallia oblique vers l'Est.—Le tombeau du capitaine Hall.
 
XI
Au point où jamais vaisseau n'est parvenu.—La mer Paléocrystique de sir Georges Nares.—Conclusions prématurées.—Vérité aujourd'hui, erreur demain.—La mer des vieilles glaces n'existe plus.—Le second pack.—La goélette arrêtée par la banquise.—En traîneau.—Pour transporter les provisions, mais non les hommes.—Bain qui eût pu être mortel.—Quitte pour la peur.—Hygiène arctique.
 
XII
Histoire du Normand qui fait porter à ses moutons des lunettes vertes.—Après six jours de marche.—Les traces du lieutenant Lockwood.—Document allemand.—Encore Pregel.—Pour une avance de deux cents mètres.—La voie du retour.—Pas de passage!—Aboiements dans le lointain.—Halt!... wer-da!...—La Germania.—La fête du 14 juillet sur la banquise.—Comment Plume-au-Vent perdit des illusions et gagna un sobriquet.

DEUXIÈME PARTIE

L'HIVERNAGE AU PAYS DU FROID

I
Lumière sans chaleur.—Comment le capitaine veut couper la banquise.—La scie.—Une découverte française.—Transport des forces par l'électricité.—La réversibilité des machines dynamo-électriques.—Organisation de l'appareil.—Les quinze premiers mètres.—En conseil.—Encore la dynamite.—Rudes labeurs.—Fureur d'un Alsacien.—Deux intrus.—Proposition des officiers de la Germania.—Refus formel.
 
II
L'équipage français furieux de tirer les marrons du feu.—Sans-gêne allemand.—Ruse de guerre.—Pris au piège.—Abaissement de la température.—Pronostics fâcheux d'un hiver précoce.—Engelures,—Remède primitif et infaillible.—Expédition de chasse.—Meute sauvage.—Massacre.—Les bœufs musqués.—Moutons géants.—La curée chaude.—Abondance de vivres frais.—Heureux retour.
 
III
Prisonniers dans les glaces.—Approches de l'hiver polaire.—Bombardement pacifique.—Falaise de glace.—Aménagement intérieur.—Programme d'existence.—L'ordinaire des hivernants.—Comment s'entretient la chaleur animale.—Faisons du carbone.—Aliments respiratoires.—Ne jamais absorber de neige.—Première étoile.—Que sera l'hiver 1887?—Menaces.—La tempête.—En péril.—Attente passive.
 
IV
Après la tempête.—Mystère.—Le pack dérive.—Constant Guignard perd de l'argent.—Alarmes.—Il faut distraire les hivernants.—Un peu de météorologie.—Halos, parhélies et parasélènes.—A propos de l'arc-en-ciel.—Meute en liberté.—Promenade quotidienne.—Ce que le Parisien entend par faire: «Iapp!... iapp!...»—La patrouille.—Chiens savants
 
V
Encore et toujours la dérive.—Comment Plume-au-Vent interprète l'histoire.—Imprudence.—Congestion.—Constant Guignard perd son nez, mais retrouve sa prime.—Surveillez vos nez!—Effet du froid sur les verres de lunettes.—La corvée de glace et le tonneau du porteur d'eau.—Le garde-manger en plein air.—Solitude.—Alertes.—Quitte pour la peur.—Nouvelles incartades du pack.
 
VI
Effets du froid.—Son action déprimante sur les hommes.—Debout au quart.—Célébration du jour de l'an.—Un programme séduisant.—Représentation de jour donnée pendant la nuit.—Ne pas confondre midi avec minuit.—Assaut d'armes.—Guignard et son Sosie.—Chiens savants.—Boniment.—Les prouesses de Dumas.—Les Deux Aveugles.—Succès inouï.—La Vieille-Alsace.—Espérance.
 
VII
Inaction forcée.—Brûlure par congélation.—Le plus grand froid de l'année.—Souffrances des chiens.—La maladie groenlandaise.—Premières victimes.—Courant circulaire.—La goélette revenue à son point de départ.—Aurores boréales.—Observations tirées de leur apparition.—Les crépuscules polaires.—Retour du soleil.—Phénomène de réfraction.—Premières tempêtes.—Nouveaux périls.—Situation critique de la Gallia.
 
VIII
Fractionnement des vivres. Trois dépôts sur le pack.—En prévision d'un désastre.—Abnégation.—Temps affreux.—A propos d'un ours blessé.—Allemands et Français.—Collision évitée.—La retraite!—Bredouilles.—Encore l'ouragan.—Transes mortelles.—Agonie d'un navire.—Chute d'un mât.—Sauvée!—Signal involontaire.—Désastre.—Commencement de débâcle.—Perte de la Germania.
 
IX
Sombres pronostics.—Premiers oiseaux.—Constant Guignard la perle des factionnaires.—Epître, à la pointe d'une baïonnette.—Poulet non comestible.—Entrevue.—Les deux rivaux en présence.—Proposition inattendue.—Meinherr Pregel ne dégèle pas.—Où l'Allemand parle d'affaires et le Français d'honneur.—Entre gens qui ne se comprennent pas.—Le bout de l'oreille.—Moment psychologique.—Les marins ont une tradition.—Fière réplique.
 
X
Logique allemande.—Quelques petits mensonges diplomatiques.—Indignation généreuse du maître d'équipage.—Energique résolution.—Derniers préparatifs.—Suprême ressource.—La flottille halée sur les glaces.—Devant les eaux libres.—Pillards.—Lugubre besogne.—Occlusion des panneaux.—Dernier salut.—Pavillon cloué au grand mât.—Encore un regard.—L'explosion.

TROISIÈME PARTIE

L'ENFER DE GLACE

I
Ce que devient une goutte de rosée.—Rupture d'un glacier.—Comment se forment les icebergs.—Le cap vers le Nord.—La route quand même!—Une rue d'eau à travers la banquise.—Par 84° de latitude.—Tout va bien, très bien, trop bien.—Terre en vue.—Les pôles du froid.—Pourquoi l'hypothèse d'une température moins rude et peut-être d'une mer libre.—Guénic, très intrigué d'apprendre qu'il y a quatre pôles dans l'hémisphère Nord.
 
II
Complexité de la question polaire.—A travers les canaux.—Ni entièrement libre, ni tout à fait captive.—Douceur de la température.—Conquête d'un degré.—Par 84° 3′ Nord.—Ecueil par l'avant!—Abordage.—L'écueil est de chair et d'os.—Bataille contre une troupe de morses.—Péril imminent.—Plus de peur que de mal.—Capture.—Deux grands chefs.
 
III
Vers la mystérieuse Polynnie.—Signes de printemps.—Les oiseaux arctiques font leur apparition.—Soupe au lait!—Par 87° de latitude Nord!—Quelques nuages dans un beau ciel.—Fâcheux pronostics.—En quête d'un abri.—Le halo.—Tempête.—Vent du Sud, vent de glace.—Pourquoi les oiseaux remontaient vers le Nord.—Bloqués sous la neige.—Reprise de l'hiver.—Froids terribles.—Après quatre heures d'angoisses.—La mer gelée à l'horizon.
 
IV
A propos des traîneaux.—Remorquage par les hommes ou par les chiens.—Avantages et inconvénients.—Costume de travail.—Le Parisien se compare à un hanneton englué dans du goudron.—Traction mixte.—Hommes et chiens attelés simultanément.—Et la chaloupe?—Départ des numéros 1, 2 et 3.—Comment on se sert d'une ancre à jet.—«Qui veut aller loin ménage sa monture.»
 
V
Le mercure encore gelé!—Imprudence.—Tourment de la soif.—Ingestion de neige.—Fureur du second.—L'existence d'un cuisinier polaire.—Préparation du dîner.—La halte.—«Un pot trop guetté ne bout jamais.»—Mélanges incohérents.—Au pays des rêves.—Sous la tente.—Réveil.—Maux de gorge.—Ophtalmies légères.—Encore les lunettes vertes.—A 87° 30′ du pôle
 
VI
Fatale imprudence.—Conséquences très alarmantes.—Nouvelle et plus grave maladie du mécanicien Fritz.—Le scorbut!—Terribles pronostics. —Emotion.—Malades d'ophtalmie.—Energie.—Encore une victime de scorbut.—Nick prédisposé.—Nouvel ouragan de neige.—La configuration des glaces.—Modifications importantes.—Nouvelles chaînes de hummocks.—Horizon menaçant.
 
VII
A l'affût.—Mort d'un phoque.—Saignée.—Remède au scorbut.—Deux nouveaux malades.—Hypothèse au sujet des glaces polaires.—Voie presque impraticable.—L'état de Fritz empire.—Agonie et mort d'un patriote.—Funérailles.—Suprême résolution.—Il faut se séparer.—Matériel plus léger.—L'expédition définitive.—Choix de ceux qui doivent y participer.—Départ.
 
VIII
Recommandations dernières, puis séparation.—Rude voyage.—Splendeurs inutiles.—Toujours la ligne courbe.—Tours de force d'acrobates.—Submergés dans la neige.—Une épave au loin.—Un cairn par 89°.—Angoisses.—Document allemand.—Traces de l'expédition anglaise du commandant Nares.—L'écrit du lieutenant Markham.—La dérive de la mer Paléocrystique.—Subite élévation de température
 
IX
Le froid diminue.—Encore un obstacle vaincu.—Nouveau souvenir au pays du soleil.—La mer!... La mer!...—Le traîneau est à son tour porté.—En bateau.—A quinze heures du Pôle.—Entrain magnifique.—Coup de sonde.—Stupéfaction.—Un fond de vingt-cinq mètres.—Brusquement le fond tombe à deux cents mètres.—Les idées du Basque Michel.—Tout dérive, le bateau, les glaces, la mer elle-même.
 
X
1er mai 1888.—Ecueil.—Au pôle Nord.—L'unique manifestation de la vie organique est un cadavre de baleine.—Vaines recherches.—Où déposer le procès-verbal de découverte?—Quelle preuve donner, plus tard!—La «nuit» au Pôle.—Immobilité des êtres et des choses.—A propos de la rotation terrestre.—Le jour et la nuit de six mois.—La voie du retour.
 
XI
Après le retour.—La joie de Constant Guignard.—Du pain et point de dents.—Bientôt on pourra dire des rentes et pas de pain.—Sinistres appréhensions.—Encore la tempête.—Sous les iglous.—Provisions volées.—Désastres.—Punition exemplaire des larrons.—Egorgement en masse.—Fuite de Pompon.—Famine.—Après avoir mangé les chiens et leurs peaux, on attaque les harnais.—Au moment de mourir de faim.
 
XII
Bruit étrange.—Manqué!—Pompon.—Chiens gras et matelots maigres.—Découverte stupéfiante.—Ce que le Parisien appelle une carrière à viande.—A quoi Pompon a employé ses loisirs.—Le premier pot-au-feu.—Enfouis dans les stratifications paléocrystiques.—Les stellères.—Espèce éteinte.—La dérive.—En vue du cap Tchéliouskine.—Ovations.—Gallia victrix!

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EVREUX, IMPRIMERIE CHARLES HÉRISSEY

Note sur la transcription






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