The Project Gutenberg EBook of Les belles-de-nuit, tome I, by Paul Féval This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Les belles-de-nuit, tome I ou les anges de la famille Author: Paul Féval Release Date: August 6, 2013 [EBook #43408] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME I *** Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur: L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. Une table des matières a été ajoutée. LES BELLES-DE-NUIT. IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX. LES BELLES-DE-NUIT OU LES ANGES DE LA FAMILLE PAR Paul Féval. TOME I BRUXELLES. MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS. LIVOURNE. LEIPZIG. MÊME MAISON. J. P. MELINE. 1850 PREMIÈRE PARTIE. LE DÉRIS. I LE MOUTON COURONNÉ. En 1817, la principale auberge de la ville de Redon était située sur le port et avait pour enseigne un bélier noir, coiffé d'une auréole. On connaissait le _Mouton couronné_ à Rennes, à Vannes et jusqu'à Nantes; bon logis à pied et à cheval, tenu par le père Géraud, ancien cuisinier au long cours. Redon est une cité de trois mille âmes, assise sur les confins de la Loire-Inférieure et de l'Ille-et-Vilaine, au bord même de la rivière qui donne son nom à ce dernier département. Malgré son nom romain, elle renferme peu de monuments remarquables, et la maison de maître Géraud, portant six fenêtres de façade, rivalisait avec les édifices affectés aux plus illustres destinations; c'était bâti en bonnes pierres comme la sous-préfecture, et grand comme la gendarmerie. Devant la maison et au delà de l'étroite bande du quai, la Vilaine roulait ses eaux marneuses et saumâtres; à marée haute, les petits navires caboteurs venaient jusque sous les fenêtres de l'auberge. Les samedis au soir ou les jours de marché, vous eussiez eu de la peine à trouver une petite place dans l'établissement de maître Géraud. Il avait la triple clientèle des marins du port, des métayers et des gentilshommes. Bien souvent, quand toutes les chambres étaient pleines, la chaude et vaste cuisine servait de dortoir à un bataillon serré de matelots et de marchands de bœufs. Aussi le père Géraud faisait-il d'excellentes affaires. Bien qu'il fût vieux déjà, les demoiselles du petit commerce de Redon supputaient parfois, dans leurs rêves, la somme probable de ses économies. Mais le père Géraud semblait ennemi du mariage, et comme il n'avait point de parents, chacun se demandait à qui profiteraient, un jour venant, ses honnêtes et rondes épargnes. On était au milieu de l'automne, et ce n'était ni jour de foire ni veille de dimanche. Le _Mouton couronné_ chômait ou à peu de chose près. La cendre était froide dans les fourneaux de la cuisine; les crocs de fer des landiers ne soutenaient point de broches, et nulle marmite ne pendait à la grande crémaillère. Maître Géraud pouvait fumer sa pipe à l'aise sur le parapet du port. Il n'y avait dans toute son auberge qu'une seule chambre occupée; encore était-ce par des hôtes de hasard à qui le père Géraud, courtois envers tout le monde, mais sachant graduer ses politesses, ne devait point la respectueuse visite à laquelle s'attendaient ses vieux et fidèles habitués. Ils étaient arrivés on ne savait trop d'où: deux hommes et une jeune dame. Leurs vêtements et leur apparence de lassitude semblaient annoncer une longue course à pied; mais le maître du _Mouton couronné_ n'avait point de défiance, et les avait crus sur parole lorsqu'ils lui avaient dit descendre de la voiture de Rennes. Naturellement, leur bagage était resté au bureau. La jeune dame avait une mise plus que modeste. Malgré le froid humide d'une journée de novembre, c'était une robe d'indienne qui dessinait la fine cambrure de sa taille. Un petit châle d'étoffe légère et un chapeau de paille, où s'attachait un voile, complétaient sa toilette. Il y avait en tout cela quelque chose d'indigent et de malheureux; mais vraiment la jeune femme relevait son costume. Bien qu'on ne pût apercevoir son visage, on devinait la grâce et la beauté derrière les plis épais de son voile. Malgré ce grand air, un aubergiste des environs de Paris eût tiré assurément de la robe d'indienne et du chapeau de paille quelque dédaigneuse conclusion, mais notre hôte était habitué aux mœurs économes et prudentes des châtelaines d'alentour. Il savait qu'en voyage, le long des routes de Bretagne, on trouve parfois des comtesses et des marquises fort étrangement accoutrées. L'un des deux hommes était en blouse; l'autre portait un pantalon et un habit de coupe élégante, mais qui gardaient de nombreuses traces de boue à demi effacées. En somme, ces trois voyageurs n'étaient pas le Pérou, mais le _Mouton couronné_, auberge principale de la ville de Redon, en recevait encore souvent de plus mal habillés, qui avaient de bons écus de six livres dans leurs poches. En Bretagne, surtout, il est dangereux de juger les gens sur l'apparence. Il était environ deux heures après midi. Nos voyageurs avaient été installés dans une chambre à deux lits, donnant sur le port. Un feu de bois vert fumait et petillait dans la cheminée. Tandis qu'une servante joufflue, coiffée du _pignon_ morbihanais, étendait une rude nappe de chanvre sur la table, l'homme à la blouse et son compagnon brûlaient leurs pieds humides dans les cendres du foyer. On ne voyait plus la jeune dame, dont le châle et le chapeau étaient accrochés à l'espagnolette d'une croisée; mais, dans les moments de silence, on entendait son souffle égal et doux derrière les rideaux de serge épaisse de l'un des deux lits. —Faut-il mettre trois couverts? demanda la fille. L'homme à la blouse ouvrait la bouche pour répondre affirmativement, mais son compagnon lui coupa la parole. —N'en mettez que deux! dit-il avec un accent dur et railleur. Puis il ajouta entre ses dents: —Qui dort dîne... La servante sortit après avoir reçu l'injonction de hâter le repas. Nos deux voyageurs, malgré la différence de leurs habits, semblaient entre eux sur le pied d'une égalité parfaite. A bien les considérer même, on aurait pu reconnaître, chez celui qui portait un costume bourgeois, une sorte de déférence combattue. Ils étaient jeunes tous les deux et assez beaux garçons. Le bourgeois, qui avait nom Blaise, était un gaillard bien découplé, muni de larges épaules, et montrant, quand il souriait, deux rangées de dents blanches comme l'ivoire. Il avait une grosse figure rougeaude et des cheveux blonds crépus. Le caractère de sa physionomie était une jovialité un peu brutale, qui se voilait, en ce moment, sous un nuage de mauvaise humeur non équivoque. Les bons amis de Blaise ignoraient, à ce qu'il paraît, son nom de famille, car, pour le distinguer du commun des Blaises, on l'avait surnommé _l'Endormeur_. L'autre pouvait compter vingt-cinq ans tout au plus, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir dans son passé cinq ou six romans d'un certain intérêt. Ceux qui le connaissaient intimement lui savaient plus d'un nom; en ce moment il s'appelait Robert, dit _l'Américain_. Il était un peu plus petit que son compagnon, et ses membres n'avaient pas la même apparence de vigueur; mais sa taille était admirablement prise, et la souplesse de ses mouvements n'excluait point la force. Il avait les traits aquilins et sculptés énergiquement; son front large et couvert d'une forêt de cheveux noirs respirait la volonté patiente, et il y avait une sorte de puissance dans le dessin hardi de sa lèvre charnue, qui ressortait, rouge comme du sang, sur le fond basané de son teint. A le voir, quand ses paupières étaient closes, on l'eût jugé pour un de ces esprits robustes, audacieux, infatigables, qui cherchent la lutte et se haussent à la taille de tout danger. On eût admiré la forme ovale de son visage, et cette chaude pâleur de sa joue, sous laquelle jouaient des muscles d'acier. Mais s'il venait à ouvrir les yeux, le caractère de sa physionomie changeait comme par enchantement. Il y avait dans son regard, qui ne savait point se fixer, une agitation nerveuse et inquiète. C'était quelque chose d'étrange et de pénible: de grandes prunelles noires, incessamment mobiles, jetant çà et là leurs œillades aiguës et manœuvrant comme la pointe d'une épée qui cherche à tromper la parade. Ceci, bien entendu, lorsque M. Robert était hors de garde et se croyait à l'abri de toute investigation curieuse; car M. Robert mettait à profit l'axiome de la philosophie antique: il se connaissait lui-même et n'ignorait aucun de ses petits défauts. Il avait fait maintes fois ses preuves en sa vie et pouvait se grimer à l'occasion aussi bien que pas un comédien de mérite. Ils étaient l'un vis-à-vis de l'autre, aux deux coins de la cheminée, regardant fumer le feu de bois vert et plongés dans une rêverie qui ne paraissait point être fort gaie. —Satané voyage! dit tout à coup Blaise en donnant un grand coup de pied dans les bûches du foyer; c'est pourtant toi, Robert, qui as eu l'idée de venir dans ce pays de loups!... Robert prit les pincettes massives et rétablit la symétrie du feu. —L'idée peut être mauvaise, répliqua-t-il, comme elle peut être bonne... Ce n'est pas une raison pour brûler notre seule paire de bottes. Il y avait en effet la même différence entre les chaussures de nos deux voyageurs que dans le surplus de leur toilette; Robert avait de vieux souliers éculés et béants, tandis que Blaise, dit l'Endormeur, portait des bottes en assez bon état. Ce dernier frappa violemment son talon contre terre. —Il me prend des envies!... grommela-t-il en fronçant ses gros sourcils blonds, quand je t'entends parler comme ça, M. Robert!... Dire que voilà des mois que nous courons la pretantaine, cherchant toujours le pays où les mauviettes tombent toutes cuites du ciel!... A Paris, au moins, avec Bibandier, on pouvait gagner sa vie... —Mauvaise société! interrompit Robert, qui restait toujours, les yeux baissés, dans une attitude de chagrine insouciance; Bibandier est au bagne à cette heure. —Au bagne, on mange! murmura Blaise. L'Américain releva sur lui ses yeux mobiles et perçants; leurs regards se choquèrent; Blaise tourna la tête en haussant les épaules. —Oui, oui..., pensa-t-il tout haut, tu as l'air comme ça d'un malin et c'est pour cela que je t'ai suivi! Mais tu n'en sais pas plus long que les autres, mon garçon!... Nous voilà au bout de notre rouleau... Qu'as-tu fait de bon pendant ces six mois? —J'ai tâché..., commença Robert. —Peuh!... fit le gros blond; tu tâcheras toute ta vie!... Moi, je n'aime pas les gens qui ont des idées... avec eux, on n'a qu'une chance, c'est de se casser le cou. Robert ramena son regard vers le foyer où une flamme rougeâtre commençait à courir parmi la fumée. —J'en ai une idée, pourtant!... murmura-t-il. L'Endormeur fit comme s'il ne l'avait point entendu. —Je peux bien te dire ce que tu as fait, moi!... reprit-il; tu m'as empêché de travailler, chaque fois que je l'ai voulu... —Misères!... dit l'Américain avec mépris. —Tu m'as fait toujours pousser en avant, poursuivit Blaise, en me montrant au bout du voyage je ne sais quelle chimère que j'ai eu la sottise de prendre au sérieux... —Patience!... —Patience!... mais nous voilà maintenant à plus de cent lieues de Paris, avec un habit pour deux et quelques francs!... —Sept francs soixante, interrompit l'Américain, qui compta dans le creux de sa main le contenu de sa poche. —Et, par-dessus le marché, poursuivit encore Blaise, dont la colère faisait place peu à peu à la tristesse, une grande fille que nous traînons partout... et qui mange!... Robert remit son argent sous sa blouse; ses paupières eurent un battement rapide. —Elle est bien belle!... murmura-t-il avec une emphase contenue. —A quoi ça peut-il nous servir?... L'Américain jeta un regard de côté vers le lit, dont les rideaux de serge cachaient sa compagne de voyage. Puis il prit un air de mystérieuse importance pour répliquer: —A tout! Blaise mit ses deux coudes sur ses genoux et ne répondit que par un geste de fatigue ennuyée. Il y eut un silence, pendant lequel Robert, attentif et les sourcils rapprochés par la réflexion, semblait poursuivre une pensée chère. Au bout de deux ou trois minutes, une bonne odeur de cuisine, montant des profondeurs du rez-de-chaussée, filtra par les fentes de la porte et vint embaumer l'atmosphère de la chambre. L'Endormeur se redressa et aspira une forte bouffée de cet air tout plein de promesses. Ses narines se gonflèrent; sa face s'épanouit en un gros sourire gourmand. —Au diable! s'écria-t-il presque gaiement; nous aurons le temps de nous battre quand les sept francs seront mangés!... Aide-moi à rapprocher la table, Robert... Nous allons trinquer encore une fois, les pieds au feu, comme de bons camarades! L'Américain ne fit pas plus d'attention à ce retour subit de joyeuse humeur qu'à la récente colère de Blaise. Il prêta son aide sans mot dire, et la table fut poussée jusqu'auprès du foyer. La servante revenait en ce moment avec une magnifique omelette et une épaule de mouton à peine entamée. Nos deux compagnons s'assirent l'un vis-à-vis de l'autre, et durant un gros quart d'heure, leurs bouches pleines ne donnèrent passage qu'à de rares paroles. C'étaient deux vaillants mangeurs; Blaise surtout engloutissait les morceaux avec un entrain au-dessus de tout éloge. L'omelette et l'épaule de mouton s'évanouirent, arrosées par un petit vin nantais qui se buvait comme du cidre. Il ne resta bientôt plus sur la table qu'un os merveilleusement nettoyé, avec un tout petit morceau de fromage. Blaise tendit le bras pour saisir cette dernière proie, mais il rencontra la main de Robert, qui semblait vouloir défendre l'assiette. —Nous partagerons, dit-il en riant. —Ce n'est pas pour moi, répliqua l'Américain. Lola n'a pas mangé depuis hier. La figure de Blaise se rembrunit. —Lola!... Lola!... grommela-t-il entre ses dents. Puis il ajouta tout haut: —M. Robert, tu es comme ces mendiants imbéciles qui jeûnent pour garder un morceau de pain à leur caniche... mais, cette fois, tu as trop tardé; il fallait économiser sur ta part. L'œil de Robert eut un rayonnement hostile, mais sa main se retira. —Tu n'as pas de cœur!... murmura-t-il. —J'ai faim, répliqua le gros garçon. Il vida dans le verre de son compagnon le reste de la dernière bouteille, et frappa sur la table à grand bruit. —D'autre vin! cria-t-il à la servante qui accourait; du tabac et des pipes!... Quelques secondes après, ils ne se voyaient plus qu'à travers un nuage. Blaise était dans un état de béatitude incomparable; il ne songeait ni à la veille ni au lendemain. Robert lui-même avait évidemment subi l'influence heureuse du copieux repas qui venait après une longue diète; son visage exprimait le bien-être et le repos; mais il semblait réfléchir toujours. —Est-ce que tu me gardes rancune? demanda l'Endormeur. —Pourquoi?... —Pour Lola. —Non. —A la bonne heure!... Vois-tu bien, Robert, si je te savais amoureux, je te passerais pas mal de choses... Mais du diable si tu es capable d'être amoureux, toi! Robert, qui venait de bourrer sa pipe, regardait machinalement les lignes imprimées sur le papier du cornet à tabac. Tout à coup ses yeux brillèrent en même temps que de profondes rides se creusaient à son front. —Comme cela ferait notre affaire!... murmura-t-il. Et, au lieu de répondre à la muette question que lui adressait le regard de Blaise, il ajouta: —Cinq mille francs de contributions directes!... ça suppose bien quarante mille livres de rente... n'est-ce pas, l'Endormeur? —A peu près. —Quarante mille livres de rente en bons immeubles!... Toi qui as été dans les affaires, Blaise, combien ça peut-il valoir en capital? —C'est selon les pays. —En Bretagne... ici... aux environs de Redon? Blaise compta sur ses doigts; il était d'humeur à se prêter à toute fantaisie. —Ici, répliqua-t-il, on afferme mal. Il faut bien des bouts de terre pour faire mille francs de rente... Ça doit valoir douze à quinze cent mille francs. Robert s'agita sur sa chaise et ses yeux brillèrent davantage. Il versa le tabac sur la nappe et déroula le cornet, afin de lire mieux. On eût dit que les lignes tracées sur ce chiffon de papier avaient un mystérieux pouvoir, tant l'émotion de l'Américain était visible. —Quinze cent mille francs! répétait-il en caressant le cornet du regard; ça vaut la peine, au moins!... L'Endormeur se pencha en avant pour voir ce mystérieux papier qui semblait jeter son camarade en de si profondes rêveries. C'était tout simplement un rôle de contributions pour l'année 1816, signé par M. le percepteur du canton de la Gacilly. Blaise se renversa sur le dossier de son siége. A tout hasard, il avait espéré mieux. L'Américain, cependant, lisait lentement et à demi-voix: «René-Charles-Julien le Tixier, vicomte de Penhoël, propriétaire, pour sa maison de Penhoël et retenue, trois cent cinquante francs; pour sa métairie de la Lande-Triste, soixante et quatorze francs; pour sa chanvrière du Port-Corbeau et dépendances, cent cinquante francs; pour sa métairie du Pré-Neuf, ensemble les taillis de Fontaine, cent francs.» —Ça t'amuse?... interrompit l'Endormeur. «Pour la maison dite de l'Aîné, poursuivit Robert, qui s'absorbait de plus en plus dans sa lecture, et les moulins des Houssayes, sous le haut pays, cent vingt-cinq francs. Pour le petit Penhoël avec la futaie de Quintaine...» Blaise bâilla; puis il se prit à siffler un air de chanson à boire. Robert interrompit sa lecture et se mit à contempler le papier avec de grands yeux fixes. —Dire que j'avais l'idée! murmura-t-il en appuyant un doigt sur son front, et que cela me tombe justement sous la main! —Le fait est que c'est un coup du ciel! répliqua Blaise; nous avons sept francs et je ne sais plus combien de centimes; si nous achetions le château de Penhoël, les moulins des _Broussailles_, la ferme de n'importe quoi et la futaie de pretantaine?... Robert le regarda fixement et secoua la tête d'un air sérieux. —Je ne ris pas, dit-il. —Parbleu! je crois bien!... —J'ai une idée. Blaise fit la grimace. —Écoute, reprit l'Américain en rapprochant son siége et d'un ton si positif que le gros blond perdit son sourire moqueur, nous n'avons pas de quoi poursuivre notre voyage... nous n'avons pas de quoi rebrousser chemin... Il faut nous établir ici. —Je ne demanderais pas mieux, commença Blaise. —Ne m'interromps pas... Paris est bon pour les folies, et les voyages conviennent aux jeunes gens. Mais te voilà qui arrives à la maturité, ami Blaise... et moi, je suis plus vieux que mon âge. —D'où il faut conclure, murmura l'Endormeur, qu'il y aurait pour nous avantage à devenir des provinciaux paisibles et payant de notables contributions... Je suis de ton avis. —Moi, je te dis de me laisser poursuivre... Nous sommes venus en Bretagne sur sa réputation de bonne foi antique et de patriarcale loyauté... De loin, j'avoue que je la regardais comme une terre promise... j'ai perdu là-dessus quelques illusions... Mais, en somme, si nous n'avons rien gagné, c'est que nous n'avons rien risqué... J'attendais une occasion... je cherchais... nous étions trop riches... Aujourd'hui nous sommes dans cette excellente situation qui gagna toutes les grandes batailles: il nous faut vaincre ou mourir! Il éleva l'extrait du rôle des contributions au-dessus de sa tête. —Voilà le prix de la victoire! s'écria-t-il avec un véritable enthousiasme; le total est de cinq mille francs, ce qui, d'après ton propre calcul, donne quarante mille livres de rente, soit cinq cent mille écus de capital!... Eh bien, au pis aller, quand il ne nous en reviendrait que la moitié!... Le petit vin du Nantais n'abonde pas en principes alcooliques, mais nos deux voyageurs en avaient bu une quantité considérable. Blaise était rouge comme une cerise, et le sang se montrait sous la peau basanée de Robert lui-même. Blaise se prit à rire à la conclusion du discours de son frère en aventures; mais, sous ce rire, qui n'était plus de la franche moquerie, perçait déjà un vague et secret espoir. Nous l'avons dit, Robert, quoique bien jeune, avait fait ses preuves. —Je me contenterais du pis aller, dit Blaise. —Le hasard est le plus fort de tous les dieux! reprit Robert et je vois un augure dans ce chiffon qui me tombe du ciel... Veux-tu partager l'aubaine? L'Endormeur hésita un instant, car il restait en lui une bonne dose d'incrédulité. —Décide-toi, poursuivit Robert; à la rigueur, je puis me passer de ta compagnie... et, franchement, s'il n'était pas pénible... et dangereux... d'abandonner un bon camarade tel que toi, j'aimerais à tenter seul l'aventure... Blaise, à son tour, rapprocha son siége. —Voyons ton idée? dit-il en mettant définitivement de côté son sourire. —Acceptes-tu? —Quand tu m'auras expliqué... —C'est à prendre ou à laisser... Acceptes-tu? —J'accepte. —Touche là! dit l'Américain dont le regard inquiet prit tout à coup une fixité résolue; et gare à celui qui renoncera! Il se leva et alla ouvrir la porte de la chambre pour voir si par hasard quelque oreille curieuse n'était point aux écoutes. Il n'y avait personne dans le corridor. En revenant vers le foyer, il s'arrêta devant le lit où reposait sa compagne de voyage, et en écarta les rideaux doucement. Le jour qui pénétra par cette ouverture éclaira une charmante figure de jeune femme. C'était un visage d'une régularité parfaite, mais dont les traits, fatigués déjà et pâlis, avaient comme un voile de froideur morne. Peut-être était-ce l'effet de la souffrance ou du sommeil. Lola dormait profondément. Son front et sa joue se cachaient à moitié sous les boucles prodigues d'une chevelure noire en désordre. Lola s'était jetée tout habillée sur le lit. Elle y gardait la pose que son extrême fatigue lui avait conseillée au moment de l'arrivée. Sa tête s'appuyait sur son bras; tout son corps s'affaissait en un abandon avide de repos. L'étoffe usée de sa robe dessinait ses formes exquises et jeunes, comme ces indiscrètes draperies que le statuaire colle sur le nu. Robert avait raison: elle était bien belle! Il la contempla un instant dans son sommeil de plomb; puis il laissa retomber les rideaux de serge. Un sourire satisfait errait autour de sa lèvre bombée. L'Endormeur attendait; ses yeux disaient une curiosité impatiente. Robert reprit sa place auprès du feu, et emplit les deux verres jusqu'aux bords. II UNE REDINGOTE A DEUX. Robert s'était recueilli un instant. —Suis-moi bien, dit-il d'un ton très-froid et en sablant son vin de Nantes à petites gorgées. Il y a ici un jeune homme fort riche et de bonne maison qui voyage avec son domestique. —Où ça? demanda Blaise dont le regard fit ingénument le tour de la chambre. —Ne te donne pas la peine de chercher, répliqua l'Américain. Le jeune homme riche et son domestique, c'est toi et c'est moi. —Ah!... fit l'Endormeur dont la bouche large resta entr'ouverte. —Nous n'avons qu'un habit, poursuivit Robert en forme d'explication; et il faut pouvoir se présenter si l'on veut faire quelque chose... —C'est juste, dit l'Endormeur qui entrevoyait vaguement l'idée de son camarade; mais c'est que ça peut durer longtemps, et une fois la comédie entamée, nous ne pourrons plus changer de rôle comme par le passé. Blaise faisait ici allusion aux règles équitables et fraternelles qui régissaient l'association. Ils avaient quitté tous les deux Paris, où leur industrie subissait peut-être une de ces crises qui jettent périodiquement sur la province une nuée de bons garçons de leur sorte. On leur avait parlé de la Bretagne, ce paradis de bonne foi antique, où la défiance n'a point encore pénétré. Ils étaient venus l'esprit tout plein de pensées de conquête, comme Pizarre ou Cortès à la veille de vaincre Montézume ou les Incas. Mais de Paris à Redon la route est longue, et ils s'étaient arrêtés plus d'une fois en chemin. On avait fait argent de tout. Depuis que le dernier habit avait été vendu pour subvenir aux frais du voyage, les deux compagnons se partageaient loyalement les bénéfices de la redingote. Chacun avait son jour pour porter les bottes presque neuves, le chapeau noir et le reste du costume bourgeois. Le lendemain venaient les gros souliers invalides, la blouse et la casquette. Robert mit son verre vide sur la table. —Il s'agit d'une fortune! dit-il sans élever la voix, mais avec emphase; voilà des mois entiers que j'arrange tout cela dans ma tête... J'aime à mûrir un projet, vois-tu bien, et si nous n'étions pas au bord du fossé, j'attendrais volontiers encore... —Quant à cela, interrompit Blaise, moi j'aime assez à faire les choses en deux temps; mais reste à savoir qui sera le maître et qui sera le domestique... L'Américain plongea sa main sous sa blouse et ramena un jeu de cartes dont la couleur annonçait un fort long usage. —On peut jouer ça, dit-il. L'Endormeur regardait avec une certaine défiance les doigts de son compagnon, qui mettait à brouiller les cartes une surprenante agilité. —Hum!... fit-il en secouant la tête; c'est que tu joues diablement bien, M. Robert! Celui-ci cessa de mêler son paquet de cartes. —Il y a un autre moyen, murmura-t-il; partageons et séparons-nous! Blaise fronça le sourcil et ne répondit point. —Mais, surtout, décidons-nous! reprit l'Américain d'un ton délibéré. Tu pourras m'être fort utile, sans doute; mais en somme, je ne sais pas encore à quoi!... Pas de surprise!... si l'affaire ne te va pas, je te rends ta parole! —Bien obligé! grommela Blaise; j'aime mieux jouer. —Réfléchis bien!... Il ne s'agit ni d'un jour ni d'une semaine... ça peut durer longtemps, comme tu dis, et une fois l'affaire lancée, je le répète, gare à qui reculera! —Mais, objecta l'Endormeur, le perdant ne sera domestique que pour la montre? —Pas tout à fait!... Assurément, dans le tête-à-tête, nous resterons deux bons amis comme autrefois... mais, pour tout ce qui regarde l'affaire, il faudra que le maître puisse commander et que le domestique obéisse. —Diable!... fit Blaise en se grattant l'oreille. —Quant à la conduite à tenir devant les étrangers, je n'ai pas besoin de t'en parler... —Sans doute... —Tant que durera l'affaire, depuis le premier jour jusqu'au dernier, respect et obéissance! —Mais, dit Blaise, en définitive, combien de temps ça pourrait-il se prolonger?... —Je n'en sais rien. —Un mois? L'épaule de l'Américain eut un mouvement significatif. —Six mois? reprit Blaise; pas possible! —Six mois... un an... deux ans, répliqua Robert; on ne peut rien préciser. —Ah çà! s'écria Blaise en fixant sur lui ses gros yeux bleus, tu es donc bien sûr de gagner la partie? Un imperceptible sourire releva la lèvre de l'Américain, qui retint sa réponse durant deux ou trois secondes. —J'y compte, dit-il enfin d'un ton de persuasive franchise. Pourquoi m'en cacherais-je? Mais quand je devrais perdre dix fois, j'engagerais encore la partie... Qu'est-ce qu'un an ou deux de travail et de peine?... et le maître, d'ailleurs, n'aura-t-il pas plus de mal que le domestique?... Vois-tu, je sens que je ne suis pas à ma place dans cette vie d'aventures... J'ai des goûts honnêtes et paisibles... Je regarde le but avant de mesurer l'épreuve... Que diable! mon garçon, il faut un peu de philosophie! Quand on a la perspective de mourir de faim un jour ou l'autre, on ne raisonne pas comme un millionnaire... Je n'ai rien, et je me demande ce que je ne ferais pas pour avoir quelque chose. L'Endormeur approuva du bonnet. —Je ne suis pas un voleur, moi, reprit Robert qui s'animait en parlant. J'ai l'ambition d'être un homme d'esprit et de ressources, voilà tout!... Avec cela et du courage, on trouve toujours un petit trou par où passer... On cherche longtemps; les sots vous accusent d'être un songe-creux; puis l'occasion arrive, et vogue la galère!... —Ça peut avoir son bon côté, dit Blaise. —Qu'importe un an ou deux? poursuivit encore l'Américain. Nous sommes jeunes, et, pour ma part, quand le tour sera fait, je n'aurai pas même l'âge d'être électeur. —Électeur!... répéta Blaise. —Oui, je pense un peu à la politique... Mais c'est une autre histoire... Y sommes-nous? —Donne les cartes, répliqua l'Endormeur non sans un reste de répugnance; et fais attention que tu ne joues pas contre un bourgeois! L'Américain lui jeta le paquet de cartes d'un air superbe. —Donne toi-même, dit-il, si tu as peur. Et pendant que Blaise mêlait, il ajouta: —C'est bien entendu, n'est-ce pas?... Nous savons ce que nous jouons. —Pas trop, repartit Blaise, et il faut être bien bas percé pour risquer comme ça un an ou deux de sa vie, sans être sûr... —Deux ans ou plus, interrompit Robert; je vois que tu comprends parfaitement notre partie. —Quel jeu?... demanda l'Endormeur. —Celui que tu voudras. —C'est que tu les sais tous trop bien!... —Tu peux en inventer un nouveau. Blaise réfléchit un instant. —Eh bien, reprit-il, je vais donner sept cartes sans atout, et celui qui fera le moins de levées aura gagné. —Convenu! L'Américain coupa sans avoir l'air d'y toucher, et Blaise fit les jeux. Les quatorze cartes tombèrent l'une après l'autre; Robert avait trois levées et l'Endormeur quatre. —Tu as triché! s'écria ce dernier en frappant son poing contre la table. Robert repoussa les cartes. —J'ai joué franc jeu, répondit-il, et je vais te dire pourquoi... Il m'était indifférent de perdre ou de gagner, parce que, dans notre affaire, le métier de maître sera très-difficile... Je ne t'aurais pas donné trois jours pour me demander à changer de rôle!... Allons, mon fils, déshabille-toi! Ce disant, l'Américain ôta sa blouse, son pantalon et ses vieux souliers. Blaise ne se pressait point. —J'ai froid..., dit Robert. Ce serait dommage de casser les vitres entre vieux amis!... L'Endormeur était d'une force musculaire évidemment supérieure; cependant cette menace détournée fit quelque effet sur lui, car il se prit à dépouiller lentement son costume fashionable. Robert chaussa les bottes avec un évident plaisir. —Te voilà bien malade! disait-il en activant sa toilette; tu vas être bien logé, bien nourri, bien vêtu, et la fortune te viendra en dormant... car nous partagerons en frères. —Et si tout ça tombe dans l'eau?... soupira Blaise. Robert passait la redingote. —Écoute, dit-il en jetant un coup d'œil au petit miroir qui pendait au-dessus de la cheminée; ça commence bien, et j'ai tant de confiance que je te promettrais presque de te servir, à mon tour, si tu n'es pas content après l'affaire faite!... —Promets, dit Blaise. —Eh bien, soit. —Le même temps que je t'aurai servi?... —Le même temps. —Je te préviens, M. Robert, que je n'oublierai pas cela!... Maintenant, explique-toi en grand, et plutôt deux fois qu'une, car du diable si je devine la fin de la farce! L'échange des costumes était accompli; et, en vérité, les choses semblaient ainsi bien plus logiquement arrangées. Chacun des deux compagnons était désormais à sa place: l'Américain avait l'air d'un monsieur dans toute la force du terme, et la blouse allait à l'Endormeur comme un gant. —Ça s'expliquera de soi-même, répondit Robert, et dans un quart d'heure tu en sauras tout aussi long que moi; mais, avant tout, il nous reste quelques petits détails à régler... D'abord, tu as trop d'esprit pour prendre la chose en mauvaise part, j'aimerais à te voir mettre de côté cette habitude que tu as de me tutoyer... —Ah! fit Blaise. —Mesure de prudence, tu m'entends bien?... Ça pourrait t'échapper devant le monde. —On te dira _vous_, M. Robert! —A merveille!... A présent ce nom-là lui-même ne me convient plus guère... Quand on est né un peu, on ne s'appelle pas Robert; il faut prendre carrément son rang dans le monde... Voyons parmi mes anciens noms... A Londres, je m'appelais Robert Wolf. —C'est trop goddam! dit Blaise. —En Italie, on m'appelait Gaëtano. —C'est trop ténor! —A Vienne, Belowski... —C'est trop bottier!... Que diable! je veux au moins être le valet d'un homme d'importance... Appelle-toi le baron de quelque chose. —Peuh! fit l'Américain, on me prendrait pour un sous-préfet de l'empire... Et puis les titres sont bien usés!... Je m'appellerai tout bonnement M. Robert de Blois... C'est simple et ça sonne la noblesse historique... Encore un coup, ami Blaise, et puis nous allons commencer! Il versa deux amples rasades et leva son verre comme s'il allait porter un toast. Ses yeux se fixaient à travers les carreaux de la fenêtre sur le port Saint-Nicolas et les campagnes de la Loire-Inférieure qui s'étendaient, à perte de vue, au delà de la Vilaine. Le soleil d'automne, à son déclin, jetait sa lumière rougeâtre sur le paysage. Robert semblait pris par une subite rêverie. —Le pays est mauvais pour les pauvres diables, c'est vrai, murmura-t-il; mais voilà de bonnes terres et de jolies maisons!... Un homme sage pourrait être heureux là comme le poisson dans l'eau... Qui sait si l'une d'elles n'appartient pas à notre brave M. de Penhoël? Blaise ne put retenir un sourire. —Je ne sais pas ce que tu vas faire, dit-il; mais tu es fameusement fort, après tout, pour entamer une drôlerie, et j'ai bon espoir... Ce brave monsieur campagnard!... Il me semble le voir! —Et moi aussi! —Cinquante-cinq à soixante ans! —Plutôt soixante. —Front chauve... —Deux touffes de cheveux grisâtres sur les tempes! —Lunettes d'or... —Tabatière dito! —Habit marron... —Souliers à boucles! —Une femme respectable... —Qui eut une grande réputation de beauté avant la constituante... —Sèche et roide comme un portrait de famille!... —Et qui l'a rendu père de huit à dix enfants, décemment échelonnés! Blaise tendit son verre. —A nos quarante mille livres de rente! dit-il. Robert trinqua et but avec action. Puis il se redressa tout à coup en secouant son épaisse chevelure noire. —A l'œuvre! s'écria-t-il; suivant les circonstances, nous pourrons avoir une soirée laborieuse... A dater de ce moment, Blaise, vous entrez en exercice. —J'attends les ordres de monsieur, dit l'Endormeur qui gardait au coin de sa lèvre un reste de sourire sceptique, mais dont le regard indiquait une singulière curiosité. —Vous allez descendre, reprit l'Américain d'un ton de commandement; sans faire semblant de rien, vous sortirez dans la rue et vous lirez l'enseigne de l'auberge. —Jusqu'à présent, murmura Blaise, ça ne me paraît pas la mer à boire! —Une fois pour toutes, répondit Robert en reprenant sa familiarité accoutumée, il faut bien te mettre dans la tête que j'agis d'après un plan raisonnable, et que les commissions dont je pourrais te charger auront toute leur importance... Ris tant que tu voudras, mais exécute mes ordres à la lettre, ou je ne réponds de rien!... Tu vas donc lire l'enseigne de l'auberge, et me rapporter le nom de notre hôte... En revenant, tu prieras le brave homme de monter me parler... va! Blaise sortit. Le jeune M. de Blois, resté seul, se prit à parcourir la chambre de long en large. Sa tête travaillait énergiquement, et des paroles sans suite tombaient par instants de ses lèvres. C'était véritablement un cavalier assez remarquable. La redingote indivise que bourrait naguère le gros corps de Blaise dessinait la grâce souple et forte de sa taille. Il y avait de l'intelligence et de la volonté sur les traits réguliers de son visage bruni; mais, dans ce moment où il se savait à l'abri de tout regard, son œil avait plus que jamais cette étrange expression d'inquiétude qui déparait sa physionomie. On lisait dans sa prunelle mobile et comme tremblante une sorte d'agitation maladive, agissant à l'encontre d'une hardiesse apprise. Cet homme devait oser beaucoup, mais trembler en osant. Deux ou trois fois, dans sa promenade, il s'arrêta devant le lit où reposait sa compagne de voyage. La belle Lola dormait toujours, subissant l'effet d'une lassitude accablante. L'étape de la matinée avait été rude, puisque Robert et Blaise, jeunes et forts tous les deux, étaient arrivés haletants et brisés de fatigue. Il y avait bien longtemps que la pauvre Lola marchait ainsi chaque jour, et que les cailloux des routes de Bretagne faisaient saigner ses petits pieds charmants. Chaque fois que Robert s'arrêtait auprès du lit, il restait trois ou quatre secondes en contemplation devant la beauté de la jeune femme. Son regard semblait compter les bruns anneaux de la luxueuse chevelure qui s'éparpillait sur l'oreiller de Lola. Il admirait d'un œil connaisseur l'ovale pur et gracieux de son visage, la frange riche de ses cils, et ce bel abandon que le sommeil gardait à sa pose. Mais, dans la contemplation de Robert, il n'y avait pas un atome d'amour. Sa prunelle restait froide, et vous eussiez dit quelque marchand d'esclaves détaillant les suprêmes beautés d'une almée à vendre sur le pont d'un corsaire de Turquie. Quand il laissait retomber le rideau, un sourire content mais fugitif errait autour de sa lèvre. Puis ses réflexions se renouaient, craintives et agitées; sa paupière frémissait à son insu; son regard s'agitait, cauteleux et inquiet. La porte s'ouvrit, donnant passage à l'aubergiste et à Blaise. Au bruit qu'ils firent en entrant, la physionomie de Robert se remonta brusquement comme par l'effet d'un mystérieux ressort. Son œil devint calme et souriant: on eût dit un de ces hommes heureux qui passent dans la vie sans préoccupation et sans soucis. L'aubergiste, qui s'arrêta auprès de la porte, la casquette à la main, dut lui trouver assurément grande mine, car il exécuta le plus beau de ses saluts. Robert lui envoya, en se rasseyant au coin du feu, un bonjour affable et gracieux. —Entrez, mon cher monsieur, dit-il. Blaise, qui avait devancé l'aubergiste, passa tout auprès de Robert et lui glissa ces seuls mots à l'oreille: —M. Géraud... L'Américain remercia par un signe de tête. —Approchez donc..., reprit-il. Je vous demande pardon de vous avoir dérangé ainsi sans compliment, mais c'est que j'ai beaucoup de choses à vous demander, mon cher monsieur. Les gens de la haute Bretagne sont presque aussi défiants que des Normands; c'est une rude tâche que de leur accrocher la première parole. En revanche, une fois la glace rompue, on est souvent dédommagé trop amplement. L'aubergiste était un vieil homme bien couvert et d'apparence fort honnête. Ses petits yeux gris avaient cette pointe sournoise qui, chez les campagnards, n'est pas absolument inconciliable avec la franchise. Il se tenait debout entre Blaise et Robert. Sans faire semblant de rien, son regard poussait à droite et à gauche de courtes reconnaissances. Sa casquette, qu'il tortillait entre ses doigts avec zèle, lui servait de maintien, et le tuyau noir de sa pipe, sortant du vaste gousset de son gilet, laissait échapper encore un mince filet de fumée. —Ah! ah! fit-il en manière de réponse à l'exorde de Robert. Et il salua. —Beaucoup de choses, répéta l'Américain. Vous ne vous doutez guère, je parie, que vous êtes ici en face d'une bien vieille connaissance? —Oh! oh! fit le bonhomme en écarquillant les yeux. —Ça vous étonne! reprit l'Américain qui redoublait de condescendante gaieté. Vous ne vous souvenez pas de m'avoir jamais vu? Aussi n'est-ce pas comme cela que je l'entends... Blaise, mon garçon, tu peux t'asseoir... En voyage on ne fait pas de façons... Mais, auparavant, avance un siége à notre hôte... Mon cher monsieur, pas de compliments; il y a place pour trois. L'aubergiste et Blaise s'assirent. —Quand je dis que vous êtes pour moi une vieille connaissance, reprit Robert, c'est que j'ai entendu parler bien souvent de vous. —Eh! eh!... fit le bonhomme. —Le père Géraud, parbleu!... maître du _Mouton couronné_! —Tout ça est sur mon enseigne, grommela l'aubergiste. Blaise, qui n'avait rien à faire, sinon à juger les coups, se détourna pour cacher un sourire. L'Américain fit comme s'il n'avait pas entendu. —La meilleure auberge de Redon! poursuivit-il, et le plus franc compère de tout le département d'Ille-et-Vilaine! L'aubergiste eut un demi-sourire; le compliment le flattait au vif; mais sa vieille prudence lui conseillait la retenue. —Et ce n'est pas tout près d'ici qu'on me disait cela, père Géraud! reprit encore Robert. Ce n'est ni à Vannes, ni à Nantes, ni même à Rennes. —A Saint-Brieuc peut-être?... murmura le bonhomme. —Non pas!... c'est plus loin encore... Père Géraud, vous êtes connu jusqu'à Paris! Paris est le lieu magique que la province déteste et adore. Le maître du _Mouton couronné_ releva ses yeux gris, où brillait un orgueil modeste, mélangé de curiosité. —Ah! ah! fit-il, à Paris!... en la grand'ville!... et qui donc parle du père Géraud de ce côté-là? —C'est là le diable! pensa l'Endormeur. Robert mit un reproche caressant dans son sourire. —Oh! M. Géraud! M. Géraud!... dit-il. Le bon garçon serait cruellement mortifié s'il vous entendait faire cette question-là... Vous avez donc bien des amis à Paris? —Non fait! répliqua l'aubergiste; je ne m'en connais même pas du tout... —Ça se gâte! pensa Blaise; mauvaise histoire!... —Eh bien, poursuivit Robert, à l'entendre parler de vous, je ne me serais jamais douté que vous eussiez pu l'oublier! —Mais qui donc, à la fin?... —Ainsi, vous me laisserez vous dire son nom? prononça Robert avec lenteur, comme s'il eût voulu laisser à l'ami ingrat le temps de se souvenir. Il n'y avait pas une ombre de trouble sur sa physionomie calme et souriante. Blaise, au contraire, qui voyait l'audacieux mensonge sur le point d'être découvert, et la comédie tomber dès la première scène, cachait mal son désappointement. Tandis qu'il maugréait contre l'imprudence de son camarade, celui-ci regardait toujours l'aubergiste, qui fouillait sa mémoire de la meilleure foi du monde. —Je veux que _Gripi_[1] me brûle..., grommelait le bonhomme. [1] Petit nom de Satan dans les campagnes de l'Ille-et-Vilaine. Robert l'interrompit en répétant: —Ah! M. Géraud!... M. Géraud!... Puis il ajouta d'un air presque sévère: —Si vous n'avez pas trouvé dans une minute, je vous dirai son nom... et vous aurez grande honte de l'avoir oublié! Il y avait une sincérité si profonde dans l'accent de Robert, que Blaise lui-même ne savait plus que penser. Quant à l'aubergiste, il se creusait la tête de tout son cœur. —Je suis un gueux!... s'écria-t-il tout à coup en se frappant le front d'un énorme coup de poing. A cet instant seulement, un observateur aurait pu deviner combien grande avait été l'anxiété de Robert. Il respira fortement. Ce fut l'affaire d'une seconde, et sa physionomie ne trahit aucune surprise. —Un gueux! disait cependant le bonhomme; c'est vrai tout de même!... sans Joseph Gautier, j'aurais passé l'arme à gauche dans la rade de Brest! Je parie que c'est Joseph Gautier? —Parbleu! s'écria Robert. Blaise éprouvait ce sentiment d'un dilettante expert qui écoute un talent de premier ordre. —Enfin, père Géraud, continua l'Américain, mieux vaut tard que jamais!... Ce brave Joseph m'a-t-il souvent parlé de vous au moins!... Géraud! ancien matelot. —Artilleur de marine, puis cuisinier au long cours, rectifia le bonhomme. —A qui le dites-vous!... s'écria Robert; la langue m'a tourné... Mettez-vous bien dans la tête que je sais votre histoire mieux que vous-même! —C'est égal, dit l'aubergiste; j'aurais dû penser à Gautier tout de suite!... Mais comment va-t-il à présent? —A merveille... sa femme aussi. —Sa femme!... depuis quand donc est-il marié? —Depuis trois mois... Blaise, mon domestique, a été son garçon de noces... —Oui..., dit l'Endormeur, et ça a été assez bien! La bonne figure de l'aubergiste exprima un peu de défiance revenue. —Tiens! tiens! murmura-t-il, c'est que Joseph Gautier était un monsieur, autrefois... —Et ça vous surprend qu'il ait choisi un domestique?... commença Robert. —Oh! oh!... dit le père Géraud, je n'ai pas voulu offenser M. Blaise. —J'entends bien... mais tel que vous le voyez, Blaise n'est pas tout à fait un domestique ordinaire... Il a été élevé dans ma famille, et c'est presque mon ami. Le père Géraud salua Blaise. —Comme ça ou autrement, dit-il, je n'ai pas besoin de vous faire de grandes phrases... Puisque vous venez de la part de mon vieux Gautier, le père Géraud et sa case sont à votre disposition... Une poignée de mains s'il n'y a pas d'offense? Robert s'empressa de tendre sa main que le bonhomme serra en conscience. —Et venez-vous comme ça pour passer du temps par chez nous? reprit-il. —Je viens de Paris, comme je vous l'ai dit, répliqua Robert; et même de beaucoup plus loin... Le but de mon voyage est de visiter un gentilhomme de vos environs que je ne connais pas du tout personnellement, et au sujet duquel je serais bien aise de prendre langue à l'avance. Cette phrase, malgré sa simplicité apparente, était de celles qui sonnent toujours mal aux oreilles bretonnes. En ce temps-là, comme avant et depuis, il y avait force dissidences politiques dans la province; or, partout où la guerre civile a passé, le questionneur curieux prend volontiers physionomie d'espion. Le petit œil gris du père Géraud se baissa, tandis qu'il murmurait son prudent: —Ah! ah!... —Les détails que je demande, reprit l'Américain, sont en définitive peu de chose, car je sais d'avance que la famille de Penhoël est riche et respectable... —Oh! oh!... fit le bonhomme avec une certaine emphase; il s'agit des Penhoël?... —Un message que j'ai pour le vicomte, et qui m'a fait prendre par Redon au lieu d'aller tout droit à Nantes... Y a-t-il loin d'ici à Penhoël? —Un bon bout de chemin, répliqua le père Géraud. —Et... le vicomte est-il aussi galant homme qu'on le dit? Le maître du _Mouton couronné_ fut un instant avant de répondre. —Pour ça, répliqua-t-il enfin, Penhoël a toujours été l'honneur du pays depuis que le monde est monde! Monsieur est un bon chrétien, madame est une sainte... Mais il y en a qui disent que le nom de Penhoël serait mieux porté encore si l'aîné n'avait pas quitté le pays pour aller le bon Dieu sait où... —Ah! dit l'Américain, comme s'il eût été initié déjà en partie aux secrets de cette famille dont un chiffon de papier lui avait révélé l'existence par hasard, on parle encore de l'aîné? —On en parlera toujours, répliqua l'aubergiste avec lenteur et d'un accent de tristesse. —Et cependant, reprit Robert, il y a longtemps déjà qu'il est parti!... —Voilà bientôt quinze ans... Mais qu'importent les années quand on a laissé un bon souvenir au fond de tous les cœurs? Robert croisa ses mains sur ses genoux et hocha la tête d'un air attendri. —Pauvre cher Penhoël!... murmura-t-il. Le bonhomme Géraud, qui s'était incliné tout pensif, se redressa vivement et jeta sur Robert un regard étonné. Sa surprise n'était pas plus grande que celle de Blaise, qui suivait cette scène avec la curiosité d'un amateur de spectacle, savourant les péripéties imprévues d'une première représentation. Il connaissait le but de Robert, et, depuis l'arrivée de l'aubergiste, il devinait peu à peu la route que son compagnon voulait prendre; mais comme il eût été incapable lui-même de suivre sans broncher cette voie difficile et périlleuse, chaque pas fait en avant lui était un sujet d'admiration. Robert grandissait à ses yeux et prenait pour lui, depuis quelques minutes, des proportions héroïques. Il attendait, dissimulant de son mieux sa surprise et gardant l'air indifférent qui convenait à son rôle. —Ce sont de bonnes paroles que vous venez de prononcer, M. Géraud, poursuivait cependant Robert; je ne peux pas vous dire combien elles m'ont réjoui l'âme!... Ah! si le pauvre Penhoël était seulement là pour les entendre!... L'honnête figure de l'aubergiste devenait toute pâle d'émotion. —De quel Penhoël parlez-vous donc, monsieur?... murmura-t-il d'une voix tremblante. —De celui qui est bien loin de la Bretagne, à cette heure. —De l'aîné? reprit le père Géraud, dont la voix trembla davantage; de M. Louis?... il n'est donc pas mort?... L'Américain eut un gros rire joyeux et franc. —Pas que je sache, répliqua-t-il. —Et vous le connaissez? —Mon digne M. Géraud, repartit Robert en clignant de l'œil, pourquoi toutes ces questions?... Depuis deux minutes, vous avez deviné que je vais au château de la part du pauvre Louis de Penhoël. Blaise se mit à tisonner le feu pour dissimuler son enthousiasme. Une larme roula sur la joue du père Géraud. III L'ABSENT. Robert dit l'Américain, M. de Blois, était un de ces fils du hasard qui naissent on ne sait où et ne tiennent à rien sur la terre. Était-il Français d'origine ou étranger? Personne n'aurait pu le dire. Son accent était celui des Parisiens de Paris; mais Paris, tout grand qu'il est, ne peut accepter la paternité des aventuriers innombrables qui s'y arrangent une patrie. Ils viennent là, de près, de loin, de partout, attirés par un irrésistible instinct. Puis, de ce centre héroïque où le talent et l'audace sont dans l'atmosphère, où les expédients se respirent, où chacun peut devenir valet de comédie rien qu'à laisser ses pores absorber le vent d'intrigue, on s'élance, armé de toutes pièces, à la conquête de l'innocente province. Car pour briller à Paris même, il faut être de première force. Robert de Blois avait son mérite, mais il n'était point pourtant un de ces étincelants sujets qui éblouissent de temps en temps la capitale, et qui portent au bagne de grosses épaulettes avec des titres de duc. Il y a des degrés dans la profession. Robert ne pouvait guère prétendre qu'à la bonne bourgeoisie dans la hiérarchie aigrefine. Ce n'est pas qu'il fût dépourvu de qualités très-éminentes; seulement il n'était pas complet. Pour faire en quelque mot son bilan moral, il avait, à son actif, une sécheresse de cœur extrêmement désirable, un grand tact et beaucoup de cette adresse crochue qui sait harponner un secret au fond de l'âme la mieux close. Il avait, en outre, du sang-froid, de l'esprit et de l'élégance. A son passif, il faut placer en première ligne une irrésolution native qui ne se guérissait qu'en face des situations extrêmes. Robert était excellent pour entamer une guerre désespérée; au moment où il fallait choisir entre la mort ou la victoire, la faim lui donnait du génie. Mais dès qu'il avait quelque chose à perdre, son audace se changeait en mollesse. Il s'arrêtait à moitié chemin par une trop grande frayeur de se voir enlever le bénéfice déjà conquis. Retombait-il tout en bas de sa misère, il redevenait homme. Son esprit subtil s'aiguisait, ses idées bouillonnaient de nouveau dans sa tête, et gare aux écus mal gardés! En somme, c'était un aventurier d'ordre évidemment secondaire, mais dangereux outre mesure, et capable d'atteindre, à ses heures, l'habileté suprême du genre. Il avait déjà dix ans de service, ayant pris de l'emploi dans quelque pendable troupe dès le commencement de sa quinzième année. Depuis lors, Dieu sait qu'il avait travaillé tantôt soldat, tantôt capitaine, tantôt pauvre, tantôt riche, exploitant parfois l'intrigue de haute comédie, parfois descendant aux tours de l'escroquerie vulgaire, et risquant sa liberté pour quelques francs. Il se formait, cependant, et prenait des idées rassises. Son but était de voler assez pour jouer à l'honnête homme dans un bon château lui appartenant, avec une femme aimable et bien apparentée. Car Robert détestait le petit monde. Blaise et lui s'étaient accolés ensemble à Paris, par suite de relations communes avec un recéleur du nom de Bibandier qui, peu de temps auparavant, était allé au bagne de Brest expier son obligeance. Blaise était un coquin à la douzaine, moins endurci que Robert peut-être, moins peureux de nature, mais n'ayant pas non plus ce courage factice et à l'épreuve que l'Américain s'était donné par la force seule de sa volonté. Ils avaient gagné tous les deux leurs surnoms à la bataille, comme Scipion l'Africain et le grand Fabius. Tous les deux avaient, sinon inventé, du moins perfectionné notablement des genres de vol qui sont tombés, de nos jours, à la portée de tout le monde. Pour comprendre le sens spécial de ces deux sobriquets, _l'Américain_ et _l'Endormeur_, il suffit d'avoir lu la _Gazette des Tribunaux_ trois fois en sa vie. Quant à Lola, Robert l'avait prise sur une corde roide où elle dansait pour ne pas être battue. Elle avait dix-huit ans. Personne n'avait pris souci de lui dire jamais: «Ceci est bien, cela est mal.» Il eût été difficile de savoir ce qu'il y avait au fond du cœur de cette pauvre belle fille. A contempler son front de marbre et la hardiesse froide de ses grands yeux noirs, où s'allumait parfois une volupté de commande, lascive et à la fois glacée, on eût dit que, derrière tant de beauté, Dieu avait oublié de mettre une âme... Aujourd'hui Robert était en une heure de vaillance. Sa poche vide et la famine menaçante le poussaient. Mais la lutte s'annonçait rude, et Robert ne se souvenait point d'en avoir affronté jamais de plus malaisée. En ce moment, ses manières libres et sa physionomie sereine cachaient le plus énergique effort qu'il eût fait peut-être de sa vie. C'était un travail de tous les instants, un sourd combat sans trêve ni relâche. Il était là, guettant, derrière son sourire, chaque parole du bon aubergiste, interprétant chaque geste et prodiguant son adresse consommée à se faire un levier de la moindre circonstance. On ne peut dire qu'il eût agi dès l'abord sans réflexion. Tout ce qu'il avait osé était le résultat d'un calcul; mais il est certain que sa position extrême l'avait jeté, trop brusquement, à son gré, dans cette périlleuse épreuve. Il avait abordé la bataille sans armes et avec le courage du désespoir. C'était une partie que l'on pouvait gagner à la rigueur, mais qui, considérée de sang-froid, présentait mille chances de perte. Ces parties-là s'amendent parfois entre les mains d'un joueur habile; une manœuvre savante peut forcer le sort. A mesure que l'entrevue avançait, Robert se sentait grandir et prendre de la force. Sa tentative absurde et impossible se faisait presque raisonnable, tant il avait tourné habilement les premières difficultés. Il n'était déjà plus ce fou qui voit le nom d'un homme par hasard, et qui s'écrie étourdiment: «A moi cette proie!» La porte close de la maison de Penhoël s'entr'ouvrait pour lui peu à peu... Il avait déjà la moitié d'un secret! Bien des choses pouvaient encore déranger son plan fragile et réduire à néant l'échafaudage de ses mensonges; mais, jusqu'à présent, il avait marché droit dans les ténèbres, et son pied prudent avait trompé tous les obstacles de la route inconnue. A voir ce début inespéré, Blaise se croyait déjà hors d'affaire, et avait peine à contenir sa joie. L'Américain, lui, n'avait pas encore le temps de se réjouir. Il était tout entier à son affaire, et son œil de lynx interrogeait constamment la physionomie du père Géraud, qui était son unique boussole. Il lui restait tant de choses à deviner! Et cette route, où il avait essayé quelques pas, était si mystérieuse encore! Il fallait savoir. Que voulait dire, par exemple, cette larme qui coulait silencieusement sur la joue du bonhomme? Robert attendit quelques secondes, puis il avança son siége et prit sans mot dire la main de l'aubergiste, qu'il serra entre les siennes. —Vous l'aimez?... dit-il d'une voix contenue et qui jouait admirablement l'émotion. Le père Géraud détourna la tête pour cacher ses yeux humides: —Tonnerre de Brest! murmura-t-il, je ne suis pas un pleurnicheur, pourtant!... Mais c'est que M. Louis était presque mon enfant!... Je l'ai fait sauter si souvent sur mes genoux, quand le commandant venait en congé au château... J'ai servi vingt ans sous les ordres du père des jeunes gens, monsieur; et quand on l'avait vu comme moi, le commandant, deux ou trois douzaines de fois, debout sur son banc de quart, démolissant l'Anglais en grand costume de capitaine de vaisseau, on lui aurait donné son corps et son âme, voyez-vous bien!... Et si bon, avec cela! —J'ai entendu parler du commandant de Penhoël, interrompit Robert. —Je crois bien!... qui n'en a pas entendu parler!... Ah! c'était un bon temps!... mais il est mort, et celui de ses fils qui lui ressemblait le mieux a quitté un beau jour notre Bretagne pour n'y plus revenir... L'autre... —L'autre n'est-il pas digne de son père? demanda l'Américain. —Si fait! s'écria vivement le père Géraud. Dieu me garde d'avoir rien dit qui puisse vous faire penser cela, monsieur!... Le cadet de Penhoël est un digne jeune homme... Mais votre Louis... L'aubergiste s'interrompit et poussa un gros soupir. Blaise se disait en remuant les cendres: —Il paraît que le brave vicomte aux quarante mille livres de rente n'a pas tout à fait soixante ans comme nous l'avions pensé!... —Notre Louis! poursuivit l'aubergiste; c'est qu'on ne trouverait pas un cœur comme le sien!..... Mais vous, qui venez de sa part, monsieur, pouvez-vous me dire où il est et ce qu'il fait? —Il est aux États-Unis, répondit l'Américain sans hésiter, lieutenant-colonel dans l'armée du congrès... —Ah! fit l'aubergiste; le brave enfant!... et.... est-il heureux? —Non, répliqua Robert. Le père Géraud leva les yeux au ciel. —Il n'a dit son secret à personne! murmura-t-il; mais on ne s'exile pas ainsi sans souffrir..... Que Dieu le protége! Il y eut un silence, dont Robert profita pour mettre de l'ordre dans ses batteries. —Voyons!... reprit-il tout à coup en feignant de secouer sa prétendue mélancolie, il ne s'agit pas seulement de s'attendrir.... Moi, je passerais ma journée à parler de ce cher et bon Louis!... Mais je crois qu'il vaut mieux faire ses affaires. —S'il y a une lettre de lui à porter au manoir, dit l'aubergiste, je monte ma jument grise et je pars tout de suite... Robert secoua la tête. —Est-ce qu'il a écrit depuis son départ? demanda-t-il. Cette question, si importante pour lui, fut faite de ce ton grave qui pose les prémisses d'un argument. —Une seule fois, répondit l'aubergiste; et c'était une année après son départ. —Eh bien, père Géraud, il faut supposer qu'il a eu ses raisons pour se taire si longtemps. Pourquoi écrire après quatorze ans de silence? —C'est juste... c'est juste, murmura le bonhomme; et pourtant il aimait si tendrement son frère... Ah! il y a là dedans bien des choses que je ne comprends pas! Il s'arrêta et passa la main sur son front, en homme qui recueille involontairement ses souvenirs. —Jamais on ne vit deux enfants s'aimer comme cela! reprit-il (et l'Américain, cette fois, n'eut garde de l'interrompre). Depuis le jour de leur naissance jusqu'à l'âge de vingt ans, on ne les avait jamais vus l'un sans l'autre. On eût dit qu'ils n'avaient à deux qu'un seul cœur. Et puis tout à coup, du vivant même du vieux monsieur et de la vieille dame, qui sont maintenant un saint et une sainte dedans le ciel, un mystérieux vent de malheur passa sur le manoir... Il y avait une jeune fille belle comme les anges... L'aubergiste s'interrompit encore et poussa un gros soupir. L'Américain était tout oreilles. —On ne sait pas ce qui eut lieu, poursuivit le père Géraud. Vers ce temps, les Pontalès revinrent au manoir. Et quand Pontalès serre la main de Penhoël, le diable rit au fond de l'enfer! Une question se pressa sur la lèvre de Robert, qui fit effort pour garder le silence. Le bonhomme reprit: —C'est l'eau et le feu!... Les Pontalès avaient autrefois une petite maison sur la lande... Mon père a vu des sabots à leurs pieds... A présent la forêt est à eux, la forêt et le grand château!... Mais que disais-je?... mademoiselle Marthe est la plus belle fille du pays... On croyait qu'elle aimait M. Louis... Ah! cela étonna bien du monde!... M. Louis partit, et ceux qui le rencontrèrent en chemin virent bien qu'il avait des larmes dans les yeux... Ce fut René, le cadet, qui épousa mademoiselle Marthe... et depuis lors, au manoir, on ne prononça plus guère le nom de M. Louis, ce nom qui est au fond de tous les bons cœurs à dix lieues à la ronde... Si l'Américain avait eu sa bourse bien garnie, il aurait payé cher cette courte et vague histoire. —Louis m'avait parlé de ces Pontalès, dit-il, mais j'étais loin de les croire si riches... —Trois fois riches comme Penhoël! s'écria le père Géraud avec colère; et quatre fois aussi, pour sûr!... Ah! le vieux Pontalès est un fin Normand avec sa figure de brave homme! Il y a plus de ruse sous ses cheveux blancs que dans un demi-cent de têtes bretonnes... Heureusement que monsieur l'a encore une fois chassé du manoir, car il y a bien assez de mauvais présages comme cela autour de Penhoël! Il se tut. Un instant Robert attendit, espérant d'autres détails sur Louis de Penhoël, mais l'aubergiste gardait le silence, et l'on pouvait voir clairement qu'il n'en savait pas davantage. Aussi Robert reprit: —Père Géraud, je vous prie en grâce de ne plus me parler de Louis!... Je vous écoute, voyez-vous, c'est plus fort que moi... et cependant le temps me presse... dites-moi plutôt ce qui se passe maintenant au manoir... Si Penhoël n'écrit pas, il veut qu'on lui écrive, et le moindre détail sera bien précieux... L'aubergiste n'en était plus à la défiance. Il eût mis ce qu'il avait de plus cher sous la garde de cet homme, qui lui apportait des nouvelles du fils aîné de son maître. —Au manoir, répondit-il, je crois qu'on est heureux... En quinze ans on peut oublier bien des choses quand on a la volonté de ne plus se souvenir!... Le cadet a recouvré une bonne part des biens de la famille vendus pendant la révolution... Si ce n'est pas la maison la plus riche du pays à cause des Pontalès, qui ont acheté en 1793 le vieux château, la forêt du Cosquer et bien d'autres terres de la famille, c'est encore, malgré ce qui a pu se passer, la maison la plus respectée... Quand vous lui écrirez, monsieur, vous lui direz que la fille de son père, la petite demoiselle Blanche de Penhoël est si belle et si douce que les bonnes gens l'appellent _l'Ange_, depuis Carentoir jusqu'à la montée de Redon!... Madame n'a point perdu sa beauté, bien qu'il y ait depuis longtemps un voile de pâleur sur son visage... Elle ne se montre guère aux fêtes des châteaux voisins, mais les pauvres la connaissent et prient pour elle, car elle est la providence du malheureux... Monsieur est bon mari et bon père, quoique certains aient dit dans le temps qu'il jetait parfois des regards étranges vers le berceau de la petite demoiselle Blanche... Il sert l'église, il aime le roi et sa porte est toujours ouverte; c'est un Penhoël, après tout!... Mais il y a d'autres hôtes encore au manoir, et ce qui réjouirait le cœur de l'aîné, j'en suis sûr, ce serait de voir les deux filles de l'oncle Jean!... —Le brave oncle! interrompit Robert, qui cherchait l'occasion de continuer son rôle et de paraître au fait. —L'oncle en sabots! s'écria Géraud; je parie qu'il vous a parlé de l'oncle en sabots!... —Plus de cent fois! —Il l'aimait tant!... Oh! et celui-là ne l'a pas oublié!... Quand je parlais du neveu Louis, combien de fois n'ai-je pas vu sa tête blanche s'incliner et une larme venir sous sa paupière!... Si vous écrivez à notre jeune maître, il faudra lui dire tout cela, et lui dire encore que l'oncle a eu deux filles, sur son vieil âge... Deux petites demoiselles plus jolies encore, s'il est possible, que Blanche de Penhoël!... Elles sont là comme les bons génies de la maison; leur gai sourire réchauffe l'âme; il semble que le malheur ne pourrait point entrer sous le toit qu'elles habitent, et pourtant... Il s'interrompit et ajouta en baissant la voix involontairement: —Monsieur Louis vous a-t-il parlé quelquefois de Benoît Haligan?... Robert fit semblant de chercher dans sa mémoire. —Benoît, le passeur..., reprit l'aubergiste. —Attendez donc!... Benoît?... —Benoît le sorcier! —Mais certainement!... Un drôle de corps!.. —Il y en a qui rient de lui... moi je sais qu'il connaît d'étranges choses!... Le père Géraud secoua la tête, et baissant la voix davantage: —Il ne faudra pas en parler à M. Louis, quand vous lui écrirez, murmura-t-il; mais Benoît dit que le manoir perdra bientôt ses douces joies... Elles s'en iront toutes à Dieu, toutes ensemble!... l'Ange et les deux filles de l'oncle... Cyprienne, la vive enfant... et Diane, la jolie sainte!... —Quelle folie!... —Oui... oui! Benoît les voit en songe, vêtues de longues robes blanches comme des belles-de-nuit... Mais Benoît se sera trompé peut-être une fois en sa vie... Dieu le veuille! Dieu le veuille! et puissent mes pauvres yeux se fermer avant de voir cela! La tête de l'aubergiste se pencha sur sa poitrine. Il semblait rêver. Au bout de quelques secondes, un sourire triste vint à sa lèvre. —Les chères enfants!... reprit-il d'une voix plus émue; mais vous verrez l'Ange, monsieur!... vous verrez Diane et Cyprienne, les perles du pays, avec leurs jupes en laine rayée et les petites coiffes de paysannes qui couvrent leurs nobles chevelures... Car, bien qu'elles soient du plus pur sang de Penhoël, elles n'ont rien en ce monde, et l'oncle Jean, leur père, veut qu'elles soient habillées comme les pauvres filles du bourg... mais vous les couvririez de haillons qu'il faudrait bien encore les saluer quand elles passent... On dirait de petites reines, monsieur!... Et comment ne seraient-elles pas belles entre toutes? ajouta le bon aubergiste en souriant tristement; elles lui ressemblent trait pour trait... —A qui? —A l'aîné de Penhoël... comme deux filles pourraient ressembler à leur père. —Oh! oh! fit Robert; ce pauvre oncle en sabots!... La voix du père Géraud prit un accent sévère: —C'est une famille sainte, monsieur! dit-il, et notre Louis respectait la mère des deux jeunes filles comme sa propre mère... L'Américain avait déjà mis de côté son sourire égrillard. —Enfin, poursuivit l'aubergiste, quand vous lui aurez dit tout cela, et le reste, s'il y a encore une petite place et que vous daigniez prononcer le nom d'un pauvre homme, dites-lui qu'il y a sur le port de Redon un vieux serviteur de la famille qui donnerait pour lui son sang jusqu'à la dernière goutte. —Il y aura toujours de la place pour cela, mon brave monsieur Géraud, répliqua Robert de Blois; mais m'avez-vous nommé tous les hôtes du manoir? —Pas encore... Le vieil oncle a un fils plus âgé que Diane et Cyprienne... Il s'appelle Vincent: c'est, jusqu'ici, le seul héritier mâle du nom de Penhoël, un brave enfant, un peu rude et sauvage, mais le cœur sur la main!... Il y a enfin le fils adoptif du vicomte et de madame, qui a nom Roger de Launoy... C'est une tête vive et folle, capable de bien des étourderies...; mais je l'aime pour l'amour sincère qu'il porte à madame... —Et combien y a-t-il au juste d'ici jusqu'au château? —Deux fortes lieues. —La route est-elle bonne? —Affreuse, mais toute droite jusqu'au bac de Port-Corbeau. Robert regarda par la fenêtre et sembla mesurer la hauteur du soleil, qui éclairait d'une lueur jaunâtre les maisons du port Saint-Nicolas. —Il faut que nous partions sur-le-champ, dit-il. —A présent! s'écria l'aubergiste. Il n'y a pas plus d'une heure de jour... C'est impossible. —Cependant, puisque la route est toute droite... —Droite, oui, mais défoncée par les dernières pluies et coupée de fondrières en plus de trente endroits. —Avec de bons chevaux, dit Robert, on a raison des fondrières. —Pas toujours..., répliqua l'aubergiste... Et puis les chevaux ne peuvent rien contre les uhlans... —Les uhlans?... —Une bande de coquins, venant on ne sait d'où, et qui se moquent de la gendarmerie... Il y a tant de trous maudits dans nos landes! —Ce serait bien le diable, dit l'Américain, si les uhlans nous guettaient justement au passage! —Il y en a bien d'autres, murmura l'aubergiste, qui ont parlé comme vous, et qui s'en sont repentis!... Mais, j'y songe!... vous arrivez de nuit au bac de Port-Corbeau, et les gens du haut pays disent que l'Oust est débordé... —Quel danger, une fois qu'on est averti?... —Vous venez de la part de l'aîné, répondit le père Géraud, et je m'intéresse à vous comme à un ami... Ne partez pas à cette heure, monsieur, je vous en prie!... car si le _déris_ (inondation) vous prenait là-bas, sous Penhoël, vous n'auriez plus qu'à recommander votre âme à Dieu!... L'Américain réfléchit durant quelques instants. L'Endormeur, que cette longue énumération des dangers de la route affriandait médiocrement, avait bonne envie de venir en aide à la prudence du père Géraud; mais il n'osait pas, parce que Robert venait de conquérir vis-à-vis de lui une position tout à fait supérieure. Il sentait que son rôle était de se taire, et il se taisait. L'Américain se leva. —Peut-être resterons-nous bien longtemps à Penhoël, dit-il; mais, dans telles circonstances données, il faut que nous en puissions repartir demain avec le jour... D'un autre côté, mon message est de nature à n'être confié à personne... Vous devez sentir cela, père Géraud, ajouta-t-il en baissant la voix; il ne s'agit pas seulement pour moi de voir le maître de Penhoël... —Vous avez à parler à madame, peut-être?... murmura l'aubergiste d'un air timide, et comme s'il craignait d'exprimer trop clairement sa pensée. Robert fit un signe de tête affirmatif. L'aubergiste leva les yeux au ciel et cessa d'interroger. Sa dernière question avait été comme le complément des détails précédemment fournis. Elle ouvrait à Robert tout un horizon nouveau, et il en savait à cette heure plus peut-être que le brave aubergiste lui-même. —Quelle que soit l'issue de notre excursion, dit-il, vous nous reverrez demain, M. Géraud, à moins que vos uhlans ne nous mangent en route... Il faut, en effet, que je passe à Redon, soit pour prendre des bagages assez importants que j'ai laissés au bureau des voitures, soit pour continuer mon voyage, au cas où j'aurais mes raisons pour ne point abuser de l'hospitalité de Penhoël... Pour le moment, il me reste à vous prier de faire seller deux bons chevaux. —Vous êtes donc bien déterminé à partir?... —Très-déterminé... L'heure avance... et plus tôt les chevaux seront prêts, plus je vous aurai de reconnaissance. Ceci fut dit d'un ton qui n'admettait point de réplique. Le maître du _Mouton couronné_ sortit en grommelant sa litanie d'objections: La nuit qui allait tomber, les fondrières, les uhlans et le _déris_. Quand il eut passé la porte, Blaise repoussa son siége et fit une cabriole. —Enlevé! s'écria-t-il. Ah! fameux! fameux! M. Robert!... tu es encore plus fort que je ne croyais!... Vrai, je ne donnerais pas ma part de l'affaire pour mille écus! —Tout n'est pas dit, murmura l'Américain, dont le front restait pensif; nous avons encore plus d'un obstacle à tourner... —Les uhlans?... commença Blaise. Robert haussa les épaules. —Au contraire, répliqua-t-il; c'est ce qui me fait partir ce soir... Les uhlans sont placés là tout exprès pour expliquer l'absence de notre bagage... Nous aurons été dépouillés en chemin, et le triste état où nous sommes n'inspirera plus que de la sympathie... —C'est pourtant vrai, dit l'Endormeur. Je ne sais pas si tu as ton pareil sous la calotte des cieux, M. Robert! Un mouvement que fit Lola derrière ses rideaux sembla changer brusquement le cours des idées de l'Américain. —Cours après M. Géraud, s'écria-t-il; où diable avais-je l'esprit?... Je n'ai commandé que deux chevaux, et il nous en faut trois! Le front de Blaise se rembrunit. —Voilà l'écueil! murmura-t-il. Sans cette femme-là, tu serais le Napoléon de la chose!... Au nom de Dieu! que veux-tu que nous fassions d'elle, là-bas avec ces bonnes gens? —Va commander un troisième cheval! Blaise hocha la tête d'un air de mauvaise humeur, et se dirigea néanmoins vers la porte, afin d'obéir. Mais, avant qu'il eût passé le seuil, l'Américain parut se raviser. —Reste! dit-il. Au fait, on peut attendre jusqu'à demain; ça nous dispensera de régler notre compte avec ce vieil innocent de père Géraud... —Mon opinion, répliqua l'Endormeur, est que nous pourrions bien la laisser ici tout à fait, en payement du petit vin de Nantes et de l'omelette. Robert était auprès du lit, dont il souleva les rideaux. Les rayons du soleil couchant envoyèrent un pâle reflet d'or au visage de la jeune femme endormie. Elle semblait sourire... L'Américain étendit sa main vers elle, et sa lèvre gonflée eut un mouvement de sarcastique gaieté. —Fou que tu es! prononça-t-il d'une voix sourde et brève; il y a là-bas un homme jeune encore, un homme simple et ardent sans doute comme tous les sauvages de ce pays breton... La femme de cet homme ne l'aime pas, car elle songe à l'absent... et vois comme notre Lola est belle!... IV BOSTON DE FONTAINEBLEAU. A trois lieues et demie de Redon, ce qui fait deux bonnes petites lieues de pays, tout au plus, un peu à droite de la route de Vannes, la rivière d'Oust coupe en deux une haute colline pour arriver dans les marais de Glénac. Entre les deux moitiés de la colline il n'y a d'autre vallée que le cours étroit de la rivière; cela semble tranché de main d'homme. A l'orient de la double rampe, le pays est montueux et présente un aspect sauvage. Vers le nord-ouest, au contraire, la vallée s'élargit brusquement, au sortir même de la gorge creusée par le courant de l'Oust, et forme une assez vaste plaine. Cette plaine s'étend à perte de vue, entre deux rangées de petites montagnes parallèlement alignées. En été, c'est un immense tapis de verdure, où l'œil suit au loin les courants de l'Oust et de deux ou trois autres petites rivières qui se rapprochent, qui s'éloignent, qui s'enroulent, semblables à de minces filets d'argent. L'hiver, c'est un grand lac qui a ses vagues comme la mer, et où le pêcheur de nacre poursuit son butin chanceux. L'été, aussi loin que le regard peut s'étendre, on voit, paissant le gazon vert, des troupeaux de petits chevaux poilus, de génisses folles qui secouent en frémissant leur garde-vue de bois, et de moutons nains dont la chair est fort tendrement appréciée par les gourmets d'Ille-et-Vilaine. Tous les bourgs et les hameaux environnants envoient leurs bestiaux à ce pacage commun. Le pays est pauvre; chacun profite de l'aubaine, et il y a tel mois de l'année où l'innombrable troupeau s'étend sans interruption depuis la gorge de l'Oust, qui a nom Port-Corbeau, jusqu'aux environs de la Vilaine. Les marais de Glénac et de Saint-Vincent, transformés en riantes prairies, présentent alors l'aspect d'une Arcadie fortunée. On ne voit que bergers couchés sur l'herbe et bergères filant la blonde quenouille. Il y a de longs flageolets qui valent presque des pipeaux, et, d'une rivière à l'autre, les couplets alternés de quelque rustique chanson bien souvent vont et viennent... L'hiver, les chalands glissent où paissaient les troupeaux. C'est à peine si quelques îlots de verdure tachent à de longs intervalles la plate uniformité du grand lac, où les oiseaux d'eau, rassemblés par troupes innombrables, remplacent les bestiaux affamés. Au lieu de cette vie sereine qui animait la vallée, c'est une solitude silencieuse et morne, au centre de laquelle, par les froides matinées, se dresse le fantôme colossal de la _femme blanche_[2]. [2] Vapeur qui s'élève vers le milieu du marais de Glénac, au-dessus du dangereux tournant de Trémeulé. Les bonnes gens voient dans cette brume épaisse et blanche la forme d'une femme de taille colossale. Il y a dans le pays une longue légende à ce sujet, et la mort de tous les malheureux engloutis par le gouffre passe sur le compte de la _femme blanche_. La configuration même des lieux fait que ce changement se produit presque toujours avec une surprenante rapidité. Il suffit de quelques heures parfois pour transformer complétement le paysage, et jamais il ne faut plus d'une nuit. C'est par la tranchée du Port-Corbeau qu'arrivent les principaux affluents de cette petite mer: l'Oust et la Verne réunies. L'Oust est une tranquille rivière, dont le cours se déroule en anneaux de serpent et qui semble copier les méandres de la Seine; mais la Verne, qui descend du haut pays, s'enfle à la moindre pluie et change son mince filet d'eau, chaque automne, en torrent redoutable. A partir de l'étang où elle prend sa source, à quelques lieues de là, jusqu'au Port-Corbeau, la nature montueuse du terrain défie l'inondation; mais, une fois passée la double colline, toute défense cesse et l'eau victorieuse ne trouve plus un seul obstacle. L'Oust et la Verne franchissent en bouillonnant la gorge trop étroite et s'élancent dans la plaine, où les troupeaux fuient devant elles. A l'heure de ces crues périodiques et si rapides, un messager à cheval part des sources de la Verne et devance au grand galop la marche de l'inondation. Il court le long des rives de la petite rivière et arrive jusqu'à la porte du marais, où sa trompe lugubre annonce de loin l'eau menaçante. Une demi-heure après que la trompe a sonné, un grand bruit se fait dans la gorge et une nappe d'écume s'élance sur la route de Redon, qui disparaît sous l'eau la première. Du haut de la colline, coupée en deux par le Port-Corbeau, le paysage est toujours admirable, soit que l'Oust et la Verne coulent endormies dans leurs lits sinueux, soit que le _déris_ étende à perte de vue sa nappe bleuâtre. Du côté du marais, c'est un encadrement de collines boisées, sur la croupe desquelles s'étagent au loin les maisons de quelques bons bourgs, dominées par le clocher aigu et gris de la paroisse. Dans la direction de Vannes, on aperçoit la ligne noire de l'antique forêt de Penhoël, au-devant de laquelle se dresse le beau château qui portait autrefois le même nom, et qui, à l'époque où se passe notre histoire, appartenait à M. de Pontalès. De l'autre côté des deux collines, vers le nord et l'orient, c'est une lande énorme, rase comme velours, et qui va rejoindre à trois lieues de là les bourgs de Renac et de Saint-Jean. On l'appelle la lande Triste. Aussi loin que le regard peut se porter, on aperçoit le rose mélancolique de ses bruyères, où tranche çà et là la voile blanche d'un moulin à vent. Au bord même de l'Oust et sur la rive opposée à la route de Redon, se trouve une petite cabane couverte en chaume, à demi cachée par les plants de châtaigniers qui tapissent la montée. C'est la cabane du passeur de Port-Corbeau, dont le bac est amarré à la sortie de la gorge. Au-dessus de cette cabane et le long de la gorge même, court une massive muraille en maçonnerie, vieille comme les plus vieilles traditions du pays. La muraille descend en biais, robuste encore et sans lézardes sous son vêtement de lierre, jusqu'à une vingtaine de pieds de l'eau. A son extrémité orientale s'élève un petit donjon à demi ruiné que les paysans connaissent sous le nom de la Tour-du-Cadet. C'est là tout ce qui reste d'un château fort appartenant aux sires de Penhoël, et qui servait sans doute à garder le passage de l'Oust. La massive muraille soutenait autrefois une ligne de fortifications dont la Tour-du-Cadet faisait partie et qui dominait toute la contrée. En 1817, ces formidables fondements n'avaient plus déjà leur couronne de remparts crénelés, et ne supportaient plus qu'un petit manoir moderne, construit vers la fin du règne de Louis XV. C'était là qu'avaient habité jusqu'à la révolution les cadets de la riche famille de Penhoël, tandis que les aînés demeuraient au grand château possédé maintenant par les Pontalès. Le manoir était en parfait état de conservation et bâti dans un style assez gracieux; mais, posé comme il l'était au-dessus d'un véritable précipice et sur l'extrême rebord d'une plate-forme nue, il prenait un air de tristesse et d'abandon. Sa façade, composée d'un petit corps de logis et de deux ailes en retour, était tournée vers le marais et semblait regarder mélancoliquement, par delà les verts coteaux de Glénac, le château antique où résidait jadis l'aîné des Penhoël. Malgré la distance, on pouvait distinguer encore la fière architecture du château qui se dressait, superbe, au sommet de la plus haute colline des environs et entouré d'une magnifique ceinture de futaies. * * * * * La nuit était tombée depuis quelque temps déjà; c'était environ deux heures après que M. Robert de Blois et son domestique avaient quitté l'auberge du Mouton couronné, sur le port de Redon. L'Oust coulait, silencieuse, entre les deux rampes de la gorge, et malgré l'obscurité croissante on voyait encore les divers cours d'eau, disséminés dans l'étendue du marais, trancher en blanc sur le gazon noir. La partie de la route de Redon qui descendait au Port-Corbeau était parfaitement sèche, et les petits flots tranquilles qui clapotaient doucement à l'arrivoir éloignaient jusqu'à l'idée du danger. Cependant, une personne du pays même et connaissant les coutumes des alentours aurait senti d'instinct l'approche d'une crise imminente. Le marais restait, en effet, bien plus silencieux que d'habitude à cette heure. Les bestiaux étaient évidemment rentrés, et Dieu sait que d'ordinaire les petits chevaux bretons ne craignent point de passer les nuits d'automne à la belle étoile. Ce soir, le marais était une solitude. Un autre symptôme d'alarme non moins significatif se présentait sous l'espèce d'une petite lueur, brillant, parmi les châtaigniers, devant la cabane du passeur. Ce n'était pas Benoît Haligan, batelier de Port-Corbeau, qui eût allumé ainsi sans nécessité une lanterne à sa porte. A part cette lueur, on n'apercevait absolument rien dans la campagne, et pour rencontrer une autre lumière, il fallait que le regard s'élevât jusqu'au faîte de la colline, où brillaient faiblement les fenêtres du manoir... Au manoir, la famille de Penhoël était rassemblée dans un salon d'assez vaste étendue, dont les ornements modestes accusaient néanmoins le style fleuri du XVIIIe siècle. Au fond de la grande cheminée en marbre brun brûlait un bon feu de souches, dont la flamme vive éclairait la chambre presque autant que la terne lumière des chandelles. Nous eussions trouvé là, réunis et tuant les heures lentes qui précèdent le souper, tous les personnages mentionnés par maître Géraud dans le précédent chapitre. A l'un des angles du foyer, autour d'une petite table carrée, se tenaient le maître de Penhoël, l'oncle Jean et deux hôtes du manoir, engagés dans une partie de cartes. René de Penhoël était un homme de trente-cinq ans à peu près, robuste de corps et pouvant prétendre au titre de beau cavalier. Ses traits réguliers se chargeaient seulement d'un peu trop d'embonpoint, et les boucles de ses cheveux châtains tombaient sur un front où manquait l'énergie. L'aspect général de son visage peignait une humeur paresseuse et lourde. L'oncle Jean était un vieillard. Impossible de voir une figure plus vénérable et plus digne. La bonté sans bornes se peignait dans ses grands yeux bleus, baissés presque toujours timidement. Son front large et un peu fuyant avait une couronne de cheveux blancs, légers et fins. Son sourire était rêveur et beau comme le sourire d'une femme. Il parlait peu; quand il parlait, on s'étonnait d'ouïr la voix douce et musicale qui tombait de cette bouche sexagénaire. Il portait la veste de futaine des paysans du Morbihan, et sa chaussure consistait en gros sabots, bourrés de peau de mouton. Les deux autres joueurs n'étaient rien moins que le père Chauvette, maître d'école au bourg de Glénac, et maître Protais le Hivain, jurisconsulte rustique, chargé de cultiver le goût des procès à cinq ou six lieues à la ronde. La Bretagne aime les procès presque autant que la basse Normandie: il y a des bourgades trop pauvres pour entretenir un médecin et qui jouissent de leur homme de loi. Cela ressemble à ces petits arbres indigents, maigres, étiolés, où se prélasse quelque grosse et laide chenille... Le père Chauvette était un petit homme gras, simple d'esprit, paisible de mœurs et content de tout le monde, excepté de M. le Hivain, son ennemi naturel. L'homme de loi avait une figure étroite, sèche, bilieuse, qui essayait perpétuellement de sourire. Malgré sa gaieté humble et grimaçante, on devinait en lui l'esprit envieux et méchant. Sa longue tête osseuse, couronnée de cheveux noirs et plats, lui avait fait donner par le père Chauvette le sobriquet scientifique de Macrocéphale, et chaque fois que le bon maître d'école se livrait à cette plaisanterie, il ajoutait en manière de note: «Genre d'insectes coléoptères, dont le nom est tiré du grec et qui ont la tête longue comme M. le Hivain...» La table, dressée entre les quatre joueurs, supportait, outre les cartes et les chandelles de suif, cinq petits paniers remplis de fiches et une pancarte imprimée contenant les règles du _boston de Fontainebleau_. L'autre angle de la cheminée était occupé par un groupe plus nombreux où dominait l'élément féminin. Tout auprès du foyer, une femme, jeune encore, et dont le visage régulièrement beau avait un caractère de douce dignité, s'asseyait renversée dans une immense bergère à ramages. Elle tenait entre ses bras une jeune fille de douze ans, dont la tête blonde s'appuyait sur son sein. C'étaient la vicomtesse Marthe de Penhoël et sa fille Blanche, que les bonnes gens du pays entre Carentoir et Redon avaient surnommée _l'Ange_. Les hommes de la campagne sont poëtes. On disait que l'Ange de Penhoël était trop bonne et trop jolie pour cette terre, et que Dieu la voudrait bientôt dans son paradis... Comme pour confirmer cette croyance, il y avait souvent une maladive pâleur sur le front de Blanche, et dans son idéale beauté on devinait la faiblesse et la mélancolie. En ce moment, elle semblait reposer. On ne voyait point l'azur céleste de ses grands yeux, et ses longs cils retombaient sur sa joue. Les formes enfantines mais toutes gracieuses de son corps s'affaissaient sur les genoux de sa mère, qui la tenait entre ses bras, et dont le regard abaissé était empreint d'une tendresse passionnée. La mère et la fille formaient ainsi un tableau charmant, tout plein d'abandon et d'amour. De temps à autre, le maître de Penhoël quittait des yeux la partie engagée, et jetait vers elles une œillade rapide. C'était comme à la dérobée qu'il les contemplait ainsi, et l'on eût difficilement défini le vague sentiment de malaise qui assombrissait alors son visage. Son sourire, ébauché dans la joie, se teignait d'amertume. Il posait son jeu sur la table et versait une rasade d'eau-de-vie dans un petit gobelet d'argent placé auprès de lui sur un guéridon. Il y avait dans la salle une autre personne qui regardait l'Ange bien plus souvent encore: c'était un jeune homme de dix-huit ans, portant une veste en drap grossier et des culottes de toile écrue. D'énormes cheveux d'un brun fauve se séparaient au sommet de son front et retombaient jusque sur ses épaules. Ses traits étaient taillés fièrement, et son teint, bruni par le soleil, annonçait la vigueur précoce. Il était beau, malgré le feu sombre et presque sauvage qui brûlait au fond de son œil. C'était Vincent, le fils du pauvre oncle Jean, et le seul héritier mâle du nom de Penhoël. Sa prunelle, large et ardente, semblait fixée sur sa cousine par une force qui ne dépendait point de lui. Blanche, enfant qu'elle était, avait inspiré déjà un amour fougueux et poussé jusqu'à l'enthousiasme. Dans cet amour, il y avait de l'admiration, du respect, de l'extase. C'était un culte. Et il y avait de la douleur aussi, car la robuste nature du jeune homme semblait plier parfois sous de navrantes pensées. Il se tenait un peu à l'écart, entre les deux groupes, la tête appuyée sur sa main qui se perdait dans les masses incultes de sa grande chevelure. Il gardait le silence. Son immobilité complète eût pu faire croire au sommeil, sans le brûlant éclat dont rayonnait toujours sa prunelle. Derrière la vicomtesse, que nous appellerons _Madame_, pour nous conformer aux mœurs du manoir, une petite société, composée d'un jeune garçon et de deux jeunes filles, chuchotait et riait tout bas. Le garçon, qui se nommait Roger de Launoy, était de l'âge de Vincent à peu près: un joli cavalier au visage étourdi, à la tournure leste et dégagée, un vrai page, pris à la veille du jour fatal où l'amour rend les pages langoureux. Ses deux compagnes, qui pouvaient avoir quatorze ou quinze ans, étaient bien les deux créatures les plus mignonnes que l'imagination d'un peintre puisse rêver. Elles étaient habillées toutes deux en paysannes, suivant la volonté de l'oncle Jean, leur père; mais il y avait dans leurs costumes une si délicieuse coquetterie, que plus d'une belle dame eût porté envie à leur toilette. Leurs longs cheveux d'une nuance pareille, tenant le milieu entre le châtain sombre et le brun, s'échappaient en boucles abondantes des bords étroitement serrés de leurs bonnets collants. A chaque mouvement qu'elles faisaient, on voyait ces riches chevelures ondoyer et se jouer autour de leur cou blanc, où tranchait une petite ganse noire, supportant une croix d'or. Leurs tailles, souples et fines, étaient emprisonnées dans des corsages de laine brune, autour desquels s'attachaient de courtes jupes rayées. Il ne leur manquait ni le tablier bleu ni les souliers à boucles d'étain de la paysanne. Elles étaient grandes toutes les deux, et de taille à peu près égale. Là s'arrêtait la parité. Vous avez vu souvent deux jeunes filles, dont les traits diffèrent essentiellement et que rapprochent néanmoins de mystérieux rapports; elles ont, comme on dit, un air de famille; elles ressemblent toutes deux à leur mère commune, et ne se ressemblent point entre elles. Ainsi étaient Diane et Cyprienne de Penhoël. Seulement le terme commun auquel on eût pu comparer leurs gracieux visages manquait; leur mère était morte depuis bien des années, et rien en elles ne rappelait la grave et douce physionomie de l'oncle Jean, leur père. Ceux qui se souvenaient du frère aîné de Monsieur, absent du pays depuis quinze ans, prétendaient que leurs sourires rappelaient son sourire; mais la mémoire de Louis de Penhoël était adorée dans le pays, et quand on songe aux absents aimés, on se fait, comme cela, bien souvent des idées. Cyprienne et Diane étaient venues au monde alors que Louis de Penhoël avait quitté déjà le manoir de ses pères. Cyprienne avait de grands yeux noirs, des traits d'une finesse extrême dont l'ensemble indiquait une gaieté mutine. Les yeux de Diane étaient d'un bleu obscur. Il y avait sur son jeune visage quelque chose de pensif et à la fois d'intrépide. Quand sa physionomie, plus sérieuse que celle de sa sœur, s'éclairait tout à coup par le sourire, c'était comme le ciel ouvert... On ne voyait jamais l'une des sœurs sans que l'autre fût bien près. L'amour des bonnes gens de la contrée ne les séparait point, et il semblait à tous que la rencontre des deux jeunes filles présageait du bonheur. Leurs caractères différaient et se ressemblaient comme leurs visages, mais elles n'avaient, à deux, qu'un seul cœur. Elles étaient la gaieté de la maison de Penhoël. Leurs innocentes et vives joies combattaient la monotone tristesse du manoir. Ce qu'elles aimaient le plus au monde avec leur père le bon oncle Jean, c'était Madame; pour Madame toute seule, elles domptaient la pétulance de leur nature. Elles auraient passé leur vie heureuse à servir Madame et à l'adorer. Marthe de Penhoël, si bonne pour tout le monde, était, chose étrange, sévère et froide vis-à-vis des deux sœurs, à genoux devant elle. On eût dit souvent qu'elle s'impatientait de leur caressante tendresse. D'autres fois, il est vrai, mais bien rarement, son œil s'attendrissait à les contempler si jolies, et une mystérieuse émotion semblait monter de son cœur à son visage. Diane et Cyprienne comptaient chèrement ces heures, où le baiser de Madame s'appuyait sur leurs fronts, long et doux, presque maternel... Hélas! ces heures étaient lentes à revenir! Madame semblait regretter ses caresses, comme si on lui eût dérobé par surprise une part de l'amour passionné qu'elle portait à sa fille. Diane et Cyprienne, loin d'être jalouses, étendaient à Blanche, leur cousine, le tendre dévouement qu'elles portaient à Madame... Tout en causant et en riant, le petit groupe composé des deux sœurs et de Roger de Launoy prenait grand soin de ne pas faire de bruit et respectait le sommeil de l'Ange. De temps en temps Roger se penchait pour baiser la main de Madame, dont il était le favori. Un peu de mélancolie venait attrister le sourire des deux jeunes filles, qui se sentaient moins aimées et qui n'osaient pas demander la même faveur... Autour du tapis vert, le boston de Fontainebleau allait son train paisible et ne nuisait en rien à la conversation. —Prussiens!... Prussiens! disait maître le Hivain, l'homme de loi, pourquoi seraient-ils Prussiens? —Leur nom de _uhlans_..., commença le père Chauvette. —Leur nom de uhlans ne prouve rien!... J'ai vu les Prussiens à Rennes, et c'étaient de braves militaires, malgré leur accent... Il ne manque pas d'anciens soldats de Bonaparte... —Prussiens ou soldats de Bonaparte, interrompit le maître d'école, ils ont brûlé la belle ferme de Pontalès, là-bas, de l'autre côté de Glénac... —C'est bien fait! dit rudement René de Penhoël; si le diable brûlait Pontalès comme les uhlans ont brûlé sa ferme, ce serait mieux fait encore!... Je demande six levées... L'oncle Jean ne parlait point; il suivait le jeu avec distraction et semblait combattre une pensée pénible. L'oncle Jean était bien pauvre; personne ne faisait grande attention à lui. —Petite misère! dit le père Chauvette. —Huit levées! répliqua M. de Penhoël; ces coquins de Pontalès sont-ils au château, M. le Hivain? —Ils sont revenus à cause de la ferme brûlée... et le vieux Pontalès a dit qu'il ferait la garde lui-même avec son fusil autour de ses métairies, puisque les gendarmes ne sont bons à rien!... Penhoël eut un sourire sec et dédaigneux. —Si les uhlans n'ont que lui à craindre, dit-il, ils engraisseront cet hiver... Pontalès est un lâche!... comme son père!... comme son grand-père!... comme tout ce qui est de son sang et de son nom! Le maître d'école baissa les yeux, et l'homme de loi approuva du bonnet. L'oncle en sabots n'avait pas entendu. Penhoël but un grand verre d'eau-de-vie. —On prétend là-bas, du côté de Rennes, murmura le Hivain d'un ton doucereux, que le petit M. Alain de Pontalès est un gentil garçon tout de même!... Vous me devez quatre fiches, M. de Penhoël. Celui-ci avait du sang dans les yeux. Depuis qu'on avait prononcé le nom de Pontalès, une sourde colère contractait sa lèvre et pâlissait sa joue. Le bon maître d'école se creusait la tête pour trouver un moyen de changer la conversation, mais c'était en vain. L'homme de loi, au contraire, éprouvait un méchant plaisir à chauffer le courroux de son hôte. L'oncle Jean se taisait toujours. Son œil bleu, d'une douceur presque féminine, regardait à peine ses cartes et se perdait à chaque instant dans le vide. Quand son regard tombait sur ses deux filles, par hasard, il se baissait tout à coup chargé d'une mystérieuse tristesse. —Vous aviez un jeu à nous faire boston sur table, M. Jean, reprit le Hivain; mais du diable si vous n'avez pas martel en tête!... Quant à Pontalès, on dit qu'il a fait le voyage de Paris... Il a rapporté la décoration du Lis, et il aura l'an prochain la croix de Saint-Louis... —Ce n'est pas vrai, gronda Penhoël, dont la joue devint écarlate; le roi ne peut pas donner la croix de Saint-Louis à un voleur! —Je répète ce qui se dit dans le bourg... Une chose certaine, c'est qu'il est noble, maintenant... Penhoël posa ses cartes sur la table, et ses sourcils se froncèrent violemment. —Coquin de Macrocéphale!... pensa le maître d'école. Il fit signe à l'homme de loi de se taire; celui-ci ne voulut point comprendre et poursuivit: —Noble comme Rieux ou Rohan, par ma foi!... Il nous faudra l'appeler désormais M. le marquis de Pontalès. —Et il prendra pour écusson, grommela Monsieur entre ses dents serrées, un pichet de cidre et un bouchon de buis en souvenir de son grand-père qui était cabaretier à Carentoir!... J'enlève votre _piccolo_, papa Chauvette... Grande misère d'écart! Ces dernières paroles furent prononcées d'un ton qui ferma péremptoirement la bouche à maître le Hivain. Le jeu se poursuivit en silence durant quelques minutes. Mais René buvait à chaque instant de l'eau-de-vie, ce qui est un mauvais moyen pour recouvrer le calme perdu. L'impression produite par les paroles de l'homme de loi ne s'effaçait point, et il y avait toujours un nuage sombre sur le front du maître de Penhoël. Cependant, la distraction de l'oncle Jean devenait un fait remarquable. Depuis plus d'une demi-heure, il n'avait pas prononcé une parole, et son jeu allait à la grâce de Dieu. Penhoël était dans cette situation d'esprit où l'on cherche instinctivement une victime sur qui décharger sa colère. Il avait accueilli les premières fautes de l'oncle en grondant sourdement. Maître le Hivain, dit Macrocéphale, se chargea, comme toujours, de mettre le feu à la mine. —Voilà trois fois que vous mettez du cœur sur du carreau, M. Jean, dit-il de sa voix sèchement doucereuse; c'est signe d'orage! René de Penhoël jeta ses cartes sur la table et se croisa les bras. —Il paraît que l'oncle est décidément trop grand seigneur pour faire la partie de pauvres gens comme nous! prononça-t-il avec amertume. La raillerie était d'autant plus rude que le pauvre vieillard, cadet de famille sans héritage et sans patrimoine, vivait à peu près à la charge de son neveu. Il tressaillit et leva vers ce dernier un regard tout plein de tristesse, où se peignait la douce patience de son âme. —Je vous prie de m'excuser, Penhoël, dit-il. René haussa les épaules. Il eût voulu quelqu'un pour lui tenir tête. —Vous avez donc des pensées bien intéressantes? reprit-il sans rien perdre de sa mauvaise humeur. L'oncle Jean ne répondit point et sa paupière se baissa. —Nous ferez-vous la grâce de nous dire, poursuivit René de Penhoël, quel est le sujet de vos attachantes méditations? L'oncle releva les yeux avec lenteur. Sa paupière était humide. —C'est que je me souviens, moi!... dit-il d'une voix basse et presque solennelle. —Et de quoi vous souvenez-vous? L'oncle Jean croisa ses bras sur sa poitrine. —Il y a aujourd'hui quinze ans, mon neveu, murmura-t-il, que Louis de Penhoël a quitté la maison de son père pour n'y plus revenir... Ce nom tomba au milieu du silence. Le maître de Penhoël tressaillit et devint pâle. Tous les hôtes du manoir étaient muets. V CHANSON BRETONNE. On eût dit que ce nom de l'aîné de la famille, jeté ainsi à l'improviste, avait évoqué un fantôme. Un voile de tristesse était sur tous les visages, et durant une grande minute un silence presque lugubre régna dans le salon de Penhoël. Cet intérieur, tout à l'heure si calme et au bonheur duquel on ne pouvait supposer d'autre ennemi que l'ennui monotone de la vie campagnarde, se montrait tout à coup sous un autre aspect. Il y avait un secret dans cette maison. Naguère encore, avant que le nom de l'aîné eût été prononcé, rien n'expliquait dans la physionomie du manoir les demi-mots et les mélancoliques réticences du père Géraud, l'honnête aubergiste de Redon. C'était une famille paisible: deux époux, jeunes encore, qui s'aimaient de la tendresse un peu trop calme du mariage. Maintenant, les paroles de l'aubergiste prenaient un sens. Sous cette paix, on découvrait une sourde souffrance, et le mystère d'un drame de famille se montrait à demi derrière le rideau soulevé. Madame était devenue pâle comme une statue d'albâtre, et ses yeux baissés ne regardaient plus l'Ange, qui dormait toujours. Le maître de Penhoël, qui avait jeté d'abord sur l'oncle Jean un coup d'œil de reproche, examinait maintenant sa femme avec une attention sournoise. Ses sourcils se fronçaient, et des rides se creusaient sous ses cheveux. L'oncle Jean appuyait sa tête blanche sur sa main. Le passé l'absorbait; il semblait se perdre dans de lointains souvenirs, où il y avait de la joie et des larmes. Cyprienne et Diane, vaguement effrayées, avaient perdu leurs jolis sourires. Elles regardaient, à la dérobée, tantôt le sombre visage du maître, tantôt la pâle figure de Madame, et leur cœur se serrait. Le reste de l'assemblée était immobile et muet. Personne n'osait rompre le glacial silence. Au dehors, il y avait tempête. Le vent hurlait dans les fentes des croisées et la grêle battait contre les carreaux. Deux personnes dans le salon restaient à l'abri du malaise général; c'était Blanche qui était gardée par son sommeil, et c'était Vincent de Penhoël qui, perdu dans la contemplation de Blanche, n'entendait ni ne voyait rien. Tandis que ses deux sœurs et Roger de Launoy subissaient de plus en plus l'effet de cette tristesse morne qui oppressait les hôtes du manoir, Vincent se prit à sourire parce que l'Ange souriait à son rêve. Durant quelques secondes, la pure beauté de l'enfant s'éclaira d'un rayon de joie. Une teinte rose vint colorer sa joue, et sa bouche s'entr'ouvrit comme pour murmurer de caressantes paroles... Vincent avait les mains jointes et retenait son souffle. Puis le sourire de Blanche se voila peu à peu; un nuage douloureux descendit sur son front. Elle s'agita faiblement contre le sein de sa mère. Puis encore, éveillée par le silence, peut-être autant que par son rêve, elle se dressa, effrayée, en poussant un faible cri. En voyant s'ouvrir ses yeux bleus, doux comme l'amour d'un enfant, on eût compris pourquoi la poésie des bonnes gens de Bretagne l'avait surnommée l'Ange. Elle jeta tout autour d'elle un regard où il y avait un reste de crainte; puis elle étendit ses jolis bras demi-nus pour se pendre au cou de sa mère. —Oh!... dit-elle tout bas, comme cela m'a fait peur!... je l'ai vu! je l'ai vu!... Dans le silence contraint qui pesait sur la salle, sa voix arrivait aux oreilles de chacun. —Sais-tu de qui je parle?... reprit-elle voyant que sa mère ne l'interrogeait pas; tu m'as dit souvent combien il était beau et bon!... oh! je l'ai bien reconnu tout de suite!... La pâleur de Madame devint plus mate. Sa paupière n'osait point se relever. Il y avait dans les yeux du maître de Penhoël un feu étrange et sombre. La bouche pincée de l'homme de loi remuait et disait malgré lui toutes les pensées d'ironie méchante qui traversaient son étroite cervelle. Les jeunes gens écoutaient, curieux. Cyprienne et Diane s'étaient rapprochées de Madame pour caresser les petites mains de Blanche. —Tu ne veux pas me dire que tu devines? reprit cette dernière avec un reproche enfantin; et pourtant tu sais bien de qui je parle, toi qui me fais prier le bon Dieu tous les soirs pour mon oncle Louis!... La respiration du maître de Penhoël s'embarrassa dans sa poitrine. Il passa le revers de sa main sur son front que mouillaient quelques gouttes de sueur. Madame restait immobile et froide en apparence. —Je l'ai vu, reprit Blanche, et j'ai été bien heureuse, car il m'a prise dans ses bras en me disant: «Conduis-moi vers ta mère!...» Oh! mère! s'interrompit-elle, comme il avait l'air de nous aimer toutes les deux!... René de Penhoël se leva d'un mouvement violent et se prit à parcourir la chambre à grands pas. Au bruit de sa marche, les yeux baissés de Madame s'ouvrirent, chargés d'une tristesse profonde, mais fiers et calmes. L'Ange ne prenait point garde et continuait: —Comme j'allais le mener vers toi, mère, le beau soleil qui brillait s'est caché derrière la montagne. Il a fait nuit tout à coup. Mon oncle Louis est devenu pâle... son corps s'allongeait, s'allongeait!... il avait de grands bras maigres... Il s'est couché sur la terre, et j'ai vu qu'il était couvert d'un drap blanc... Penhoël venait de s'arrêter en face de sa femme, les sourcils contractés et les bras croisés sur sa poitrine. Ses lèvres tremblaient comme s'il eût retenu des paroles prêtes à s'élancer. Blanche se taisait, pressée contre sa mère. On entendit la voix de l'oncle Jean étouffée et lente qui disait: —Qu'as-tu vu encore, ma fille?... Dieu parle parfois dans les rêves des enfants... Blanche eut un frisson de peur. —Oh! je ne voudrais pas revoir cela! murmura-t-elle. Comme il était étendu par terre, je me suis penchée au-dessus de lui... Où donc était son beau sourire? Ses yeux ne remuaient plus... je l'ai touché... il était froid comme du marbre... La voix de l'oncle Jean rompit encore le silence. —Dans tes prières du soir, ma fille, prononça-t-il lentement, tu diras désormais: «Mon Dieu! prenez pitié de l'âme de mon pauvre oncle Louis...» Depuis que le jeu de boston avait été interrompu, pas une parole n'était tombée de la bouche du maître de Penhoël. Ses traits, dont la régularité lourde n'exprimait, d'ordinaire, que l'apathie et la paresse de l'intelligence, reflétaient maintenant d'énergiques émotions. On eût suivi sur sa physionomie violemment agitée les traces successives de la colère, de la jalousie, de la douleur poignante, et peut-être aussi du remords. Il avait bu la moitié du flacon d'eau-de-vie. L'alcool se joignait à la passion excitée pour fouetter la pesanteur épaisse de son sang. Un instant, son regard allumé enveloppa sa femme et sa fille dans une menace muette, mais terrible. Ce ne fut qu'un instant. A la voix de l'oncle Jean, ses traits se détendirent, et sa paupière se baissa comme pour contenir une larme. Durant deux ou trois secondes, il lutta contre lui-même; puis il cacha son visage entre ses deux mains. —Mensonge!... mensonge!... murmura-t-il. Je suis le maître ici, et je défends à qui que ce soit de dire que mon frère Louis est mort!... Personne ne répliqua. Un sanglot souleva la forte poitrine de Penhoël. —Louis!... mon frère Louis!... reprit-il à voix basse; tout le monde sait combien je l'aimais!... Non, non, il n'est pas mort!... Dieu m'aurait envoyé des songes à moi aussi... Je suis son frère... Qui donc a le droit ici de l'aimer plus que moi? A ces derniers mots, son œil eut encore un éclair farouche, et son regard fit le tour de la chambre comme pour chercher un contradicteur. Il ne rencontra que des visages mornes et dociles, sa colère tomba. Il s'approcha de sa femme et lui baisa la main d'un air qui demandait pardon; puis il prit Blanche entre ses bras et la pressa passionnément contre son cœur, tandis que le regard jaloux de Vincent suivait tous ses mouvements. On eût découvert dans les yeux de Madame un sentiment analogue à celui de Vincent. Elle aussi semblait inquiète, comme si l'enfant n'eût pas été en sûreté dans les bras de son père. Tout cela eût paru bien bizarre à l'étranger qu'on aurait introduit pour la première fois dans la maison de Penhoël. Il y avait dans la conduite du maître une énigme inexplicable. L'élan de tendresse qui l'entraînait maintenant s'adressait à sa femme autant qu'à sa fille, et contredisait énergiquement ce sombre regard dans lequel il les enveloppait naguère. Une chose non moins étrange, c'était la froideur égale avec laquelle Madame accueillait les colères, puis le repentir de son mari. Il y avait pourtant sur la noble et belle figure de Marthe tous les indices d'un cœur dévoué... Chacun cependant restait silencieux. Roger de Launoy, Cyprienne et Diane détournaient leurs regards avec une sorte de respectueuse pudeur. L'oncle rêvait toujours. Le bon maître d'école battait machinalement les cartes pour se donner une contenance, et l'homme de loi, lorgnant à la dérobée le flacon d'eau-de-vie à moitié vide, y trouvait évidemment l'explication de l'incohérente conduite de Penhoël. Un seul être parmi les hôtes du manoir aurait pu l'expliquer autrement et mieux; mais c'était une âme discrète et loyale, dans laquelle mouraient les secrets confiés. Penhoël s'était assis auprès de sa femme et caressait les cheveux blonds de l'Ange qui lui souriait doucement. —Marthe, disait-il d'une voix basse et tremblante d'émotion, je suis un fou!... j'ai trop de bonheur!... et Dieu me punira, car je suis ingrat envers sa miséricorde. Il pressait la main de Madame contre ses lèvres, et son regard voilé par un reste d'égarement la parcourait avec adoration. —Sais-je pourquoi je souffre tant? reprit-il. Oh! Marthe!... Marthe!... je vous en prie, dites-moi que vous m'aimez. —Je vous aime, murmura Madame avec une tranquille docilité. Le charitable maître le Hivain, surnommé Macrocéphale, se disait avec une conviction de plus en plus arrêtée: —Il est ivre comme la monture du diable!... La physionomie de Penhoël s'était encore une fois transformée, tandis qu'il poursuivait d'un accent triste et découragé: —Comme vous me dites cela, Marthe!... Oh! vous avez un bon cœur... et vous ne voulez pas me désespérer! Blanche perdait son sourire à voir le nuage sombre qui voilait de nouveau le front de son père. La voix de celui-ci se fit rude, et ses sourcils rapprochés couvrirent le feu de son regard. —Madame!... madame!... reprit-il, j'ai beau me dire que je suis fou, le passé me répond: «Tu es sage...» Je me souviens!... et je crois que vous vous souvenez mieux encore!... Et repoussant d'un geste brutal la pauvre Blanche effrayée, il regagna la table de jeu où il se versa sans reprendre son siége une large rasade d'eau-de-vie. Blanche tremblait, pâle et faible, contre le sein de sa mère. Dans la salle, personne n'osait faire un mouvement. René leva son verre plein et l'avala d'un trait. Il se redressa; une rougeur épaisse couvrit sa joue et ses yeux eurent un sourire hagard. —Qu'avons-nous donc? s'écria-t-il en interrogeant de l'œil tour à tour chacun de ses hôtes; on dirait un soir d'enterrement!... Ne rit-on plus, morbleu! au bon manoir de Penhoël?... —J'ai peur, murmura l'Ange qui frissonnait. Les délicates couleurs de sa joue avaient fait place à la pâleur. Sa mère l'entourait de ses bras comme pour la protéger, et de loin Vincent la contemplait avec plus d'inquiétude encore que sa mère, et autant d'amour. La voix du maître criait dans l'obstiné silence: —Petites filles, prenez vos harpes et chantez-nous gaiement un air breton!... C'est pitié! la cloche du souper n'a pas encore sonné et déjà tout le monde s'endort. Cyprienne et Diane se levèrent obéissantes. Dans un coin du salon il y avait deux harpes à main, montées sur leur petit piédestal en bois doré. Avec l'aide de Roger, Cyprienne et Diane les approchèrent de la cheminée. —Que voulez-vous entendre? demanda Diane. —Un air à boire, répondit Penhoël. Mais vous n'en savez pas!... Chantez ce que vous voudrez. —Ma chanson, murmura l'Ange. Les deux filles de l'oncle Jean n'avaient jamais rien refusé à Blanche de Penhoël. Quelques notes tristes et douces vibrèrent. L'Ange ferma les yeux, et l'on vit errer autour de sa bouche comme un reflet effacé de son joli sourire. Les harpes poursuivaient le simple et mélodique prélude de la chanson bretonne. Puis deux voix jeunes et pures se mêlèrent aux accords voilés des harpes. Cyprienne et Diane chantaient: Anges de Dieu qui souriez dans l'ombre, Blanches étoiles, vierges, fleurs, Vous qui des nuits semez le manteau sombre, Anges aimés, pour guérir nos terreurs... C'était un de ces airs trouvés dans la veille triste par les bardes de Bretagne, quelques notes lentes, des larmes chantées qui savent le chemin du cœur. Le vent glacé qui pesait sur toutes les poitrines s'attiédit. Une expression de repos se répandit sur le charmant visage de Blanche. Madame et Vincent de Penhoël, qui la regardaient, eurent comme un contre-coup de ce soudain bien-être. L'oncle Jean avait rejeté ses cheveux blancs en arrière; ses yeux se perdirent au ciel; il semblait parler à Dieu. Le maître du manoir lui-même subissait à son insu l'effet bienfaisant de cette mélodie; ses sourcils se détendaient, et sa tête appuyée sur sa main n'exprimait déjà plus de colère. Quant à Roger de Launoy, il contemplait tour à tour les deux chanteuses, cherchant la plus jolie, et s'étonnant à compter les vagues battements de son cœur. Elles ravissaient l'œil et l'oreille. Scheffer ne rêva rien de plus charmant lorsqu'il jeta ses Mignon sur la toile; Cumberworth n'eut point de plus délicieuse vision quand il tailla dans le marbre les pleurs enfantins de sa Lesbia ou le candide sourire de sa Virginie. Elles étaient belles comme la poésie naïve et suave du peuple le plus poëte qui soit sur la terre, et le simple chant de Bretagne prenait une harmonie sainte en passant par leurs bouches d'enfants... Les harpes marièrent quelques accords, puis les deux jeunes filles dirent le premier couplet: Belle-de-nuit, fleur de Marie, La plus chérie De celles que l'ange avait mis Au paradis! Le frais parfum de ta corolle Monte et s'envole Aux pieds du Seigneur, dans le ciel, Comme un doux miel. La tête de l'Ange se renversa parmi ses grands cheveux blonds sur le sein de sa mère. Les deux jeunes filles chantèrent encore: Belle-de-nuit, pourquoi ce voile, Petite étoile Que le grand nuage endormi Couvre à demi? Montre-nous la vive étincelle De ta prunelle, Qui semble au bleu du firmament Un diamant. —Laquelle voudra m'aimer?... se demandait Roger de Launoy. Penhoël avait repoussé son flacon d'eau-de-vie. Le maître d'école et l'homme de loi lui-même écoutaient. Il est vrai que l'homme de loi bâillait en écoutant. Cyprienne et Diane reprirent: Belle-de-nuit, ombre gentille, O jeune fille! Qui ferma tes beaux yeux au jour? Est-ce l'amour? Dis, reviens-tu sur notre terre Chercher ta mère? Ou retrouver le lieu si doux Du rendez-vous?... C'est bien toi qu'on voit sous les saules: Blanches épaules, Sein de vierge, front gracieux Et blonds cheveux... Cette brise, c'est ton haleine, Pauvre âme en peine, Et l'eau qui perle sur tes fleurs, Ce sont tes pleurs[3]... [3] Les bonnes gens de la campagne morbihanaise confondent, sous le nom de _belles-de-nuit_, les fleurs que nous appelons ainsi, les étoiles, et les jeunes filles mortes avant le mariage. Cette romance, œuvre de quelque troubadour indigène, n'est qu'une imitation insuffisante du chant original en langue bretonne. Nous citons tout au long la traduction littérale de ce chant, d'autant plus volontiers qu'elle ne se trouve point dans l'admirable recueil des poésies bretonnes, publié par M. Théodore de la Villemarqué. LES BELLES-DE-NUIT. «Petite fille, petite étoile, petite fleur!... «La belle-de-nuit est la fleur aimée de la Vierge Marie. «La petite fleur plus rose que la rose, plus blanche que le lis, bleue comme l'azur du paradis. «La fleur qui se penche, au matin, semblable à la chrétienne qui prie...» * * * «La belle-de-nuit est la petite étoile, pur diamant du ciel. «L'étoile qui donne du courage quand on chemine avant le soleil par les sentiers froids, encore pleins de fantômes...» * * * «La belle-de-nuit est la jeune fille morte, la jolie et la douce! morte d'amour... «La pauvre fille pâle, qui pleure le long de l'eau et que les cœurs tristes écoutent. «La jolie et la douce qui avait seize ans, hélas! quand nous la couchâmes sous l'herbe... «Le soir elle est derrière les saules, tout habillée de blanc comme une fiancée. Ce vent qui se plaint dans les branches, c'est son haleine... «Cette perle que le soleil du matin fait luire sur la feuille tombée, c'est une larme de ses pauvres yeux... «Petite fille, petite étoile, petite fleur!...» Les notes de la ritournelle vibrèrent, puis moururent. Le silence se fit. Blanche entr'ouvrait maintenant sa jolie bouche. Le chant avait bercé sa fatigue; elle dormait. Madame baissait les yeux comme si ce chant eût éveillé au fond de son cœur des émotions nouvelles. —Voilà qui est bien, mes filles, dit Penhoël; chantez-nous quelque chose de plus gai maintenant. Les harpes résonnèrent de nouveau; pendant que Cyprienne et Diane préludaient, René de Penhoël, sur qui la musique avait produit l'effet d'un véritable calmant, tendit la main à l'oncle Jean. —Vous n'êtes pas fâché contre moi, notre oncle? demanda-t-il. Le vieillard sembla s'éveiller d'un songe. —A quoi diable pensez-vous donc? reprit gaiement Penhoël. —Je songeais, répondit l'oncle Jean de sa voix pénétrante et douce, à la première fois que nous entendîmes ce chant... Vous souvenez-vous, René?... Ce fut notre Louis qui nous l'apporta du pays de Vannes. Sous la paupière baissée de Madame, une larme furtive se cachait. —C'était, en ce temps-là, une heureuse famille que celle de notre père, mon neveu René, reprit l'oncle; comme Louis vous aimait tendrement!... et qu'il faisait bon vous voir ensemble tous deux, beaux, forts, joyeux! Le poing fermé du maître de Penhoël, frappant la table avec violence, fit danser cartes et jetons. —Encore!... s'écria-t-il; veut-on me donner la fièvre chaude?... Taisez-vous, petites filles!... votre musique me fait mal! Cyprienne et Diane obéirent aussitôt. On n'entendit plus dans le salon que le bruit de la tempête qui grandissait au dehors. La porte s'ouvrit, et un domestique, en costume de paysan, parut sur le seuil. Maître le Hivain eut un instant l'espoir légitime de voir les tribulations de cette soirée se terminer enfin par l'annonce du souper. —Notre monsieur, dit le domestique, c'est le petit du meunier des Houssayes qui est venu en courant depuis le barrage. —Que veut-il? demanda Penhoël. —Il dit que l'eau descend du haut pays... On n'a jamais vu un _déris_ pareil!... Les pieux du pont tremblent, et ils ont grand'peur là-bas de voir leur maison emportée... Penhoël repoussa son siége précipitamment. L'observateur le moins clairvoyant eût découvert que cette diversion ne lui déplaisait point. —Que le petit s'en retourne, dit-il, je vais aller voir ça... —Par le temps qu'il fait?... murmura Madame. Penhoël haussa les épaules. —Par le temps qu'il fait, répéta-t-il rudement, ce qui pourrait m'arriver de pis, ce serait de rester au fond de l'eau... et je suis à me demander le nom de ceux qui me regretteraient, madame! —Ah!... René!... René!... dit Marthe avec reproche. —Personne ne m'aime!... poursuivit Penhoël; personne!... Il s'avançait vers la porte. Madame fit un signe à Roger et à Vincent. —Nous allons aller avec vous aux Houssayes, dirent-ils en même temps. —Vous allez rester ici! répliqua Penhoël, je vous défends de me suivre! Il passa par-dessus ses habits une veste à capuchon en peau de loup, qui pendait auprès de la porte, et sortit sans prononcer un mot de plus. —Il est bon, murmura l'oncle Jean comme en se parlant à lui-même; et son cœur entend encore l'appel des malheureux... —C'est qu'il n'y a guère, au pays, de fille aussi belle que la grande Jeanne des Houssayes! grommela le sceptique Macrocéphale... La grêle fouettait les carreaux. Le vent et le tonnerre grondaient. René de Penhoël venait de franchir seul la porte du manoir. Le petit garçon du moulin courait déjà sous la pluie au bas de la montagne. René descendait à pas lents la rampe escarpée. Il avait rejeté en arrière le capuchon de sa peau de loup et ressentait une sorte de bien-être à livrer sa tête nue aux torrents de pluie que rendait l'orage. Sous ce déluge son front restait brûlant. Il allait la tête baissée, relevant de temps en temps d'un geste machinal ses cheveux ruisselants qui l'aveuglaient. Et il murmurait sans savoir: —Louis!... Louis!... mon frère!... La nuit était sombre; seulement, à de longs intervalles, un éclair déchirait le ciel noir. On voyait alors, pendant une seconde, le marais, immense prairie, où serpentaient de minces filets d'eau, et les collines lointaines qui surgissaient pour se replonger soudain dans les ténèbres. Penhoël laissa derrière lui le logement de Benoît Haligan, le passeur, à la porte duquel brûlait toujours une petite lanterne. Il avait à sa droite le Port-Corbeau, à sa gauche cette antique muraille féodale qui semblait étayer la colline et qui se terminait par la Tour-du-Cadet. Le moulin des Houssayes était situé à un quart de lieue de là, en amont. A cet endroit, l'Oust coulait encore lente et tranquille entre ses hautes rives. Avant de tourner l'angle de la muraille, Penhoël jeta un regard vers le sommet de la colline où brillaient faiblement les croisées du manoir. Ses deux mains pressèrent ses tempes ardentes. —Ma femme et mon enfant!... murmura-t-il d'une voix découragée; sais-je si je suis heureux ou misérable?... Il demeura un instant immobile, puis il reprit: —Je les aime!... Je n'aime qu'elles en ce monde!... et Marthe songe toujours à l'absent... oh! toujours! toujours!... Et parfois je me demande si Blanche... Il s'interrompit. La nuit cachait la pâleur livide de son visage. Une pensée affreuse venait de lui traverser le cœur. —Louis!... Louis!... mon frère!... prononça-t-il encore en reprenant sa marche vers le haut pays. On n'eût point su dire si l'émotion qui faisait trembler sa voix était l'angoisse de la tendresse qui regrette ou un amer mouvement de colère jalouse. Durant quelques secondes, il marcha d'un pas rapide, puis il s'arrêta tout à coup. Le son lointain d'une trompe se faisait entendre en avant de lui dans la direction du cours de la Verne. Des cris, dont il devinait la signification connue, arrivaient faibles et mouraient à son oreille. Ils disaient: —L'eau!... l'eau!... l'eau!... Quand le vent cessait de mugir, il entendait un bruit sourd, semblable à un lointain tonnerre. C'était l'inondation qui arrivait... Penhoël s'éveilla de sa navrante rêverie et se souvint du motif qui l'avait fait sortir du manoir. Il allait se hâter vers le moulin des Houssayes, lorsque des voix s'élevèrent derrière lui, de l'autre côté de l'Oust. —Holà! le passeur! disaient-elles, au bac!... au bac!... Ces voix étaient gaillardes et gaies. Elles sonnèrent à l'oreille du maître de Penhoël comme un cri d'agonie. Son cœur battit avec force. Le son de la trompe se rapprochait, ainsi que ce grand murmure ressemblant aux roulements du tonnerre. Et l'on entendait aussi, plus proche, la voix qui criait: —L'eau!... l'eau!... l'eau!... VI DEUX PROPRIÉTAIRES. Ce qui faisait battre le cœur de René de Penhoël, ce n'était ni la trompe lugubre, jetant ses notes rauques dans les ténèbres, ni les cris annonçant de loin l'inondation, ni la tonnante menace de l'eau luttant contre ses rives; c'étaient ces voix joyeuses et insouciantes qui demandaient le bac de l'autre côté de la rivière. Il y avait là des hommes qui ne se doutaient de rien, et dans quelques secondes le sol où s'appuyaient leurs pieds allait disparaître sous le _déris_. La mort allait les saisir à l'improviste. Penhoël éprouvait cette angoisse qu'on aurait à voir un malheureux aller, souriant et sans crainte, tandis que derrière lui, dans l'ombre, s'élève la main armée d'un meurtrier. Sa première idée fut de les avertir du danger. Il se fit un porte-voix de ses deux mains et lança quelques paroles; mais le vent qui fouettait violemment son visage ne lui laissa point de doute sur l'inutilité de cet expédient. Ce même vent qui apportait si nettes les paroles criées sur l'autre rive opposait à la voix du maître de Penhoël une infranchissable barrière. Il hésita. Le fracas de l'orage redoublait, et l'on n'entendait plus ni le son de la trompe ni le bruit de l'eau. —J'aurai le temps..., pensa-t-il; le messager est loin encore... Revenant aussitôt sur ses pas, il longea de nouveau la muraille et se dirigea en courant vers la loge de Benoît Haligan, dont la petite lanterne jetait ses lueurs faibles à travers les branches dépouillées des châtaigniers. Les voyageurs inconnus, arrêtés sur la route de Redon, semblaient s'impatienter fort et criaient: —Holà! le passeur!... au bac!... au bac!... La route était difficile; la pluie, qui tombait toujours à torrents, détrempait la terre et rendait la pente glissante. Penhoël n'était pas encore à moitié chemin lorsque, pendant une seconde de calme où l'orage semblait reprendre haleine, il crut ouïr derrière lui le galop pesant d'un cheval du pays. Presque au même instant, la trompe sonnait à vingt pas de lui éclatante et criarde. Il vit un cavalier glisser dans l'ombre au-dessous de lui. —Messager! cria-t-il. —C'est vous, notre monsieur? répondit le cavalier qui s'arrêta; que Dieu vous bénisse!... Vous allez voir passer tout à l'heure les roues de votre moulin des Houssayes. —Combien as-tu d'avance sur le _déris_? —Il va plus vite que mon cheval!... et si je ne suis pas arrivé avant lui au bourg de Glénac, on ouvrira plus d'une fosse neuve dans le cimetière... Le cheval reprit sa course, tandis que le cavalier jetait à pleins poumons sa clameur sinistre: —L'eau!... l'eau!... l'eau!... Penhoël atteignit la loge du passeur, qui était fermée en dedans. —Benoît!... dit-il, Benoît Haligan!... debout! A l'intérieur, une voix creuse répondit: —J'ai mis deux amarres neuves au grand bac et une chaîne au petit... Vous n'avez rien à craindre pour ce qui est à vous, Penhoël. —Ouvrez-moi, reprit celui-ci; il y a des hommes de l'autre côté, sur la route de Redon... —Oui... oui! grommela tranquillement le batelier; je ne suis pas encore sourd, et je les entends bien faire leur tapage... mais j'ai entendu aussi la trompe du messager... Il faudrait être possédé du démon, notre monsieur, pour démarrer le bac à cette heure! L'oncle Jean avait raison: René de Penhoël était bon au fond de l'âme, et l'appel des malheureux trouvait encore le chemin de son cœur. Il secoua la porte de la loge avec colère. —Ouvre!... répéta-t-il d'un ton impérieux; si tu as peur, donne-moi la clef du petit bac et j'irai les sauver moi-même! —Quant à ça, répliqua le batelier, dont la voix baissa jusqu'au murmure, j'aimerais mieux oublier le _Pater_ et l'_Ave_... Voyons, soyez sage, Penhoël!... Vous voyez bien que ce sont des étrangers, puisqu'ils restent là sur le bord à crier comme des possédés après le son de la trompe... au lieu de se sauver à toutes jambes!... Les étrangers, c'est la ruine du pays! Penhoël entendit à l'intérieur la voix creuse qui murmurait: —Patience!... patience!... pour vous, désormais, la nuit ne sera pas bien longue... Mais, Jésus Dieu! quel orage!... quel orage!... Ce que Benoît entendait était bien en effet l'orage qui redoublait de fracas, mais c'était aussi l'eau qui arrivait du haut pays, mugissante et furieuse. L'éclair qui venait d'arracher au batelier sa dernière exclamation avait en quelque sorte pétrifié Penhoël. L'éclair lui avait montré d'un côté les deux inconnus debout sur la rive et sans défiance encore, tandis que leurs chevaux, les jarrets tendus, les naseaux au vent, semblaient flairer de loin le péril; de l'autre, un flux écumant et plus blanc que la neige qui se précipitait impétueusement dans la gorge. L'instant d'après, les deux voyageurs poussèrent à la fois un grand cri de détresse. Penhoël prit un élan terrible et jeta en dedans la porte du passeur. L'intérieur de la loge était éclairé faiblement par la lueur d'une mince résine qui brûlait en crépitant contre le mur. Il n'y avait pour meubles qu'un grabat, surmonté d'un petit crucifix en os, et un bahut où séchait un carrelet de pêche. Benoît Haligan était debout au milieu de la chambre. C'était un grand vieillard, maigre et osseux, dont les yeux hagards avaient quelque chose d'inspiré. Les longues mèches de ses cheveux gris étaient éparses sur son front. La fièvre des marais avait creusé sa joue pâle, mais il se tenait droit encore, et sa haute taille avait une sorte de théâtrale majesté. Benoît Haligan exerçait, entre Glénac et le bourg de Bains, sa triple profession de passeur, de _reboutoux_ (rebouteur, chirurgien) et de sorcier. Suivant la renommée, le don de seconde vue existait de père en fils dans sa famille depuis des siècles. On ne savait trop s'il était bon chrétien, ou serviteur du méchant esprit, mais il inspirait une grande confiance et une crainte plus grande encore. Il avait été chouan du temps des guerres. Quand les bonnes gens revenaient de Redon après la brune, et qu'il leur fallait passer le bac à Port-Corbeau, la peur les prenait une demi-heure à l'avance, et tout le long du chemin, par prudence, ils récitaient leurs meilleures prières. Mais, à tout prendre, c'était un vrai Breton, qui avait donné de son sang à son roi et à ses maîtres. En voyant sa porte tomber, brisée, Benoît ne bougea pas et garda ses bras croisés sur sa poitrine. —La clef!... la clef!... s'écria Penhoël en s'élançant vers lui. —La porte de la maison de votre père a été brisée comme cela une fois, du temps des bleus, dit le passeur d'un ton de reproche froid; mais j'étais derrière pour la défendre. —La clef! répéta Penhoël haletant d'émotion; n'entends-tu pas leurs cris d'agonie?... C'est être un assassin que de laisser mourir ainsi des chrétiens sans secours! —J'entends leurs cris, répliqua Benoît; et je prie Dieu de prendre leurs âmes. De temps en temps, la voix des malheureux arrivait parmi les mille fracas du dehors. Ils disaient: —Au secours!... au secours!... Le maître de Penhoël secouait le vieillard qui demeurait immobile. —Je te promets dix écus si tu me donnes la clef, reprit-il d'une voix étouffée; vingt écus!... trente écus!... Benoît Haligan hocha la tête avec lenteur. —Je n'ai ni femme ni enfants, répliqua-t-il; que m'importe votre argent? Dieu ne veut pas que les étrangers viennent dévorer le pauvre pain de la Bretagne! René roulait ses yeux avec fureur, et ses doigts crispés menaçaient le cou du vieillard. —Penhoël, reprit ce dernier d'une voix adoucie, vous pouvez me tuer... vous savez bien que je ne me défendrai pas contre vous... mais je ne laisserai pas le fils de votre père aller à son malheur!... N'y a-t-il donc pas assez de menaces dans l'air autour de vous, notre monsieur? De vos fenêtres, là-haut, ne pouvez-vous pas voir le château de votre nom habité par un ennemi mortel? Vous êtes jeune, voilà vos doigts forts qui s'enfoncent dans les chairs d'un pauvre vieillard!... Brisez ce bras qui vous a servi soixante ans, Penhoël, vous n'empêcherez pas Benoît Haligan de parler! —Mais, misérable!... s'écria René, tu n'as donc pas d'entrailles?... —Votre fille était toute pâle ce matin, Penhoël!... voilà bien longtemps que je l'ai dit pour la première fois... Avant de mourir, vous les verrez toutes trois glisser, la nuit, sous les saules... trois pauvres petites saintes, notre monsieur!... Blanche, Cyprienne et Diane!... Oh! ça fera trois belles-de-nuit de plus au bord de l'eau... —Tu ne veux pas me donner la clef?... cria René menaçant. —Et qui sait, reprit le passeur avec sa tristesse calme, qui sait si ce n'est pas leur mort qui vient là-bas du côté de la ville?... Écoutez-moi, Penhoël, ajouta-t-il d'un ton sentencieux et plein d'emphase, quand la main de Dieu est sur un étranger, prenez garde!... laissez mourir l'étranger, ou il vous prendra le salut de votre âme et la vie de votre corps!... Les cris s'entendaient encore, mais à chaque instant plus faibles. —Une dernière fois, dit René dont les paroles avaient peine à passer entre ses dents serrées, la clef!... ou gare à toi! Et comme le passeur n'obéissait point encore, Penhoël le saisit à la gorge et le terrassa. L'instant d'après il se relevait, tenant à la main la clef conquise, et s'élançait précipitamment au dehors. Benoît Haligan se dressa sur ses pieds à son tour et sortit de la loge. —Penhoël! criait-il, mon bon maître!... n'allez pas!... au nom de Dieu!... Nos pères le disaient avant nous... L'étranger qu'on sauve nous prend le salut de notre âme et la vie de notre corps!... René ouvrait le cadenas qui retenait le bac fixé au tronc d'un arbre. Les eaux avaient une violence terrible. Il lui fallut toute son habileté d'homme robuste et jeune pour sauter dans le bateau qu'emportait déjà le courant. Et cependant, quand il se retourna pour saisir la perche, le vieux Benoît Haligan était debout auprès de lui. —J'ai mangé pendant soixante ans le pain de Penhoël, murmurait-il avec une sombre résignation; que Dieu me garde seulement le salut de mon âme... Je puis bien donner au fils de mon maître la vie de mon pauvre vieux corps!... * * * * * Il restait une heure de jour environ, quand le jeune M. Robert de Blois et son écuyer Blaise quittèrent l'auberge du _Mouton couronné_. Maître Géraud, chapeau bas et la pipe dans la poche, leur fit la conduite jusqu'à cinquante pas de son établissement. —Nous réglerons notre petit compte demain, dit Robert. —Pour ça, répliqua l'aubergiste, demain ou dans un an... quand vous voudrez!... Quant à votre jeune dame, on en aura soin comme si elle était la fille du roi!... —Bien obligé, mon bon M. Géraud... et au revoir!... —Bon voyage!... L'aubergiste fit un beau salut; et tandis que Robert et Blaise remontaient la grande rue, le brave aubergiste leur criait encore de loin: —Surtout, gare aux fondrières!... et aux uhlans! et au _déris_!... Robert et Blaise mirent leurs chevaux au trot, et sortirent de la ville. Quand ils se trouvèrent en pleine campagne, le jour commençait à baisser. Il faisait un temps magnifique, mais le soleil se couchait dans un lit de nuages sombres aux franges empourprées, et de temps en temps de brusques bouffées de vent secouaient les feuilles sèches sur les branches des arbres. Robert réfléchissait, mais sa méditation était joyeuse, et un triomphant sourire relevait sournoisement les coins de sa lèvre. Blaise ne se sentait pas d'allégresse. Pendant que son compagnon rêvait, il se prélassait sur son gros cheval et prenait des poses dignes du Cirque-Olympique. Une seule chose le molestait, c'était le silence. —Ah çà! dit-il enfin d'une voix soumise et caressante, on ne peut donc pas causer, M. Robert?... —Cause, si tu veux... —A la bonne heure!... Eh bien! mon fils, je te dirai que cette fois-ci je suis content... mais là, en grand!... Paris ne vaut pas deux sous: vive la Bretagne! Robert pensait toujours. Blaise reprit avec un enthousiasme croissant: —Bonne affaire, saperlotte, bonne affaire!... Je n'ai jamais vu entamer une histoire comme ça!... Pendant que tu parlais au vieux Géraud, M. Robert, j'avais envie de t'embrasser... Comme il donnait là dedans, tout de même!... Désormais, je n'ai pas d'inquiétude... Tu vas me tourner tous ces campagnards-là en deux temps... Ils n'y verront que du feu! —Ne chantons pas trop tôt victoire!... murmura Robert. —Et de la modestie aussi!... s'écria l'Endormeur attendri. Vrai, c'est encore de l'honneur pour moi que d'être ton domestique! Veux-tu que je te dise, nous sommes en veine, c'est clair... et si l'affaire de Penhoël manquait, par impossible, il nous resterait toujours une centaine d'écus ou deux dans la poche!... —Comment cela? demanda Robert avec distraction. —Nous sommes propriétaires de deux bons chevaux, répliqua Blaise en riant de tout son cœur, et le père Géraud a poussé la précaution jusqu'à mettre des pistolets dans nos fontes... Tout ça peut se vendre. —C'est juste, dit Robert qui ne put s'empêcher de sourire; tu as, toi aussi, tes talents, ami Blaise... mais nous n'en sommes pas là, Dieu merci! —Enfin, voulut répliquer l'Endormeur, une poire pour la soif ne fait jamais de mal... —Laissons cela!... interrompit Robert; nous avons du travail pour notre route... sans compter même les fondrières, les uhlans, _et cætera_... Tous ces renseignements que nous a donnés l'excellent père Géraud forment notre catéchisme... n'en perdons pas un seul! —Diable!... murmura Blaise, si tu comptes sur moi... Robert lui coupa la parole. —Pendant qu'on préparait les chevaux, dit Robert en tirant un calepin de sa poche, j'ai fait mes petites provisions... Voyons cela pendant qu'il reste encore un peu de jour. Il leva le calepin à la hauteur de ses yeux et se prit à lire: «Louis de Penhoël (l'aîné), parti depuis quinze ans, colonel au service des États-Unis d'Amérique...» —Vois-tu, dit-il en s'interrompant, j'ai noté mes propres paroles tout aussi bien que celles de notre hôte... Oublier ce que disent les autres, c'est malheureux... mais oublier ce qu'on a dit soi-même, c'est terrible! Blaise écoutait avec l'attention respectueuse d'un écolier qui se nourrit de la parole de son maître. —Ce Louis de Penhoël, poursuivit Robert, est évidemment l'aigle de la famille... Une manière de héros de roman!... Il y a dix à parier contre un qu'il est mort: ce personnage-là, vois-tu, me semble une véritable trouvaille... Je n'ai point noté ce qui a trait à lui et à la femme du maître de Penhoël... On n'oublie que les détails, et ceci est le fond même de notre affaire!... Il tourna la page de son calepin et reprit, mêlant à sa lecture les observations qu'il s'adressait à lui-même: «Famille de Pontalès, haine héréditaire...» —Cela peut nous servir énormément!... Quand on veut des armes contre Montaigu, on se fait l'ami de Capulet... —Qui sont ces gens-là? demanda l'Endormeur. —Des Penhoël et des Pontalès de l'ancien temps, répondit Robert. Maintenant: «L'oncle en sabots...» Quelque fossile!... C'est peu intéressant! «M. et madame de Penhoël...» Connus! «La petite Blanche, leur fille (l'Ange)...» On ne sait pas... une enfant fade et blonde... Enfin, nous verrons!... «Les deux filles de l'oncle en sabots et leur frère Vincent, le sauvage... le fils adoptif, Roger de Launoy.» Je n'aime pas tout ce petit monde-là!... ce sera gênant... et puis ça fera bien des bouches inutiles!... —Tu plaisantes! interrompit Blaise, est-ce que nous garderons tout cela? L'imagination de l'Endormeur avait travaillé; il se croyait sincèrement et du fond de l'âme l'un des maîtres de Penhoël. —Le fait est, dit Robert, que ça deviendrait ruineux!... Sans ces quatre jeunes gens, le manoir semblait fait tout exprès pour nous... Mais, pendant que j'y pense, il me manque un nom ici... Le père Géraud me reparlera peut-être de ce brave camarade qui lui a sauvé la vie dans la rade de Brest. —Et à qui j'ai servi de garçon de noce, dit Blaise. —Précisément!... Je ne me souviens pas du tout... L'Endormeur se gratta le front et fit semblant de chercher. —Est-ce que c'est bien important? demanda-t-il. —Très-important! —Eh bien, mon bonhomme, s'écria Blaise en se frottant les mains, ça me fait plaisir! En ce cas-là, je vais sauver la patrie... car je m'en souviens, moi! Notre nouveau marié s'appelle Gautier! Robert écrivit ce nom sur son calepin, qu'il remit ensuite dans sa poche. La nuit tombait rapidement, et à mesure que l'obscurité venait, les grands nuages noirs où s'était couché le soleil montaient lentement à l'horizon. Ils couvraient déjà le tiers du ciel du côté de l'occident, tandis qu'à l'orient et au nord les étoiles commençaient à briller. Les rafales devenaient de plus en plus rares, et bien qu'on fût à la fin de l'automne, l'atmosphère lourde semblait chargée d'électricité. La route, qui avait suivi jusqu'alors les sommets d'une petite chaîne de collines, s'enfonçait au loin dans une vallée sombre et boisée. Nos deux voyageurs descendirent la côte au trot de leurs chevaux. Ils gardaient maintenant tous les deux le silence et se perdaient à plaisir dans des rêves charmants. Après bien des traverses, la fortune leur souriait enfin. Adieu les jours de misère! plus jamais d'inquiétude pour le pain du lendemain! Ils allaient devenir des gens paisibles et honorés, des propriétaires! Chacun d'eux, suivant sa nature, bâtissait ses châteaux. Blaise hésitait franchement entre la bonne vie de la campagne et les plaisirs de la ville. Robert songeait à utiliser son influence; il faisait manœuvrer ses capitaux. D'après le succès de ses spéculations habilement combinées, la popularité ne pouvait lui faire défaut, et pour qu'on lui refusât la députation, il eût fallu supposer une ingratitude qui n'est certes point dans les mœurs bretonnes... Une fois député, avec de l'adresse et de la prudence, on a devant soi une vaste carrière. Robert n'était point gêné par ces convictions politiques qui sont un embarras et un obstacle. C'était un homme sans préjugés. En conscience, l'avenir lui appartenait, et il ne savait point assigner lui-même la limite où s'arrêterait son essor... Ils songeaient ainsi. Leur route se poursuivait sans ennui et sans fatigue. Ils ne s'apercevaient même pas que tout, autour d'eux, avait changé d'aspect. Le chemin étroit et fangeux courait maintenant tout au fond de la vallée; la nuit était noire; les grands nuages s'étaient élargis comme un voile sombre sur toute l'étendue du ciel. Des deux côtés de la route encaissée deux taillis épais arrêtaient le regard. —Ce qui est affligeant, dit Blaise répondant à ses propres pensées et avec un gros soupir, ce sont ces coquins d'impôts!... —J'y songeais, répliqua Robert; cinq mille francs pour nos pauvres quarante mille livres de rente! —C'est absurde! —Les gouvernements ne comprendront jamais que leurs appuis naturels sont les propriétaires du sol! —Cela nous écrase!... —Cela nous ruine!... Avec les réparations et les non-valeurs, c'est à peine si nous toucherons une trentaine de mille francs tous les ans!... Robert prononçait ces paroles avec une conviction triste et profonde. Avant que Blaise lui eût donné la réplique, une voix éclatante et gaillardement timbrée s'éleva dans la nuit. —Halte-là!... dit-elle. Puis elle ajouta d'un accent impérieux, en s'adressant à des personnages invisibles: —Vous autres, attention, s'il vous plaît!... A ce commandement, il se fit un bruit soudain dans le taillis, parmi les feuilles sèches. Robert et Blaise, brusquement éveillés de leur songe, regardèrent autour d'eux avec effroi. A travers les ténèbres épaisses ils aperçurent un homme debout au milieu de la route. A droite et à gauche, d'autres hommes stationnaient immobiles. Et le bruit de feuilles sèches continuait dans le taillis. Robert et Blaise n'essayèrent même pas de se le dissimuler, la menace du père Géraud s'accomplissait. Ils étaient cernés de tous côtés par les terribles uhlans. VII LES RESSOURCES DE BIBANDIER. Le réveil de nos deux voyageurs fut d'autant plus rude que leur rêve avait été plus séduisant. Ce coup tombait sur eux à l'improviste. Néanmoins, ils n'en furent point trop abattus. Malgré le nombre imposant des bandits, Blaise eut même une velléité de résistance. —Si nous essayions les pistolets du père Géraud? murmura-t-il. Le chef des brigands l'entendit, car il s'écria précipitamment: —Martin!... Michel!... Pierre!... Jean! et tous les autres!... ne bougez pas... Mais si ce monsieur-là fait mine d'armer son pistolet, fusillez-le-moi comme un lièvre! Personne ne répondit. Seulement le bruit de feuilles sèches augmenta dans le taillis. —C'est bien, mes fils, reprit le chef; pas un mot!... c'est la consigne!... Quand on parle, les voix se reconnaissent, et il en revient toujours quelque chose à la cour d'assises. Tandis que le chef bavard des bandits taciturnes faisait à ses subordonnés cette leçon de morale, Robert avançait la tête par-dessus le cou de sa monture et tâchait d'apercevoir ses traits; mais la nuit était trop profonde. Le uhlan reprit en s'adressant aux deux voyageurs: —Ah! ah! mes pauvres messieurs!... vous n'avez que quarante mille francs de rente, et le gouvernement n'a pas honte de vous demander des impôts!... Savez-vous bien que c'est épouvantable? Il s'interrompit pour crier à sa troupe toujours immobile: —Vous autres, ne bougez pas!... Robert tendait l'oreille et regardait de tous ses yeux. Il eût payé dix louis un rayon de lune, sur son aisance future. —Allons, mes bons amis, poursuivit le bandit, je ne serai pas si méchant que le gouvernement, moi... Je ne vous demande rien, sinon ce que vous avez dans vos poches. Il arma le fusil qu'il tenait à la main, et ajouta: —Vous autres, mes enfants, ne bougez pas, mais tenez-vous prêts à faire feu. Ses soldats, modèles de discipline militaire, ne firent pas un mouvement. Robert et Blaise ne répondaient point. —Eh bien! s'écria le uhlan d'une voix terrifiante, pour avoir votre bourse, faudra-t-il prendre votre vie? Un bruyant et franc éclat de rire accueillit cette sanglante menace. Blaise ne comprenait point. Quant aux brigands subalternes, ils gardaient imperturbablement leur immobilité grave. —Ah! Bibandier! mon pauvre Bibandier!... s'écria enfin Robert, comme tu es volé! —Bibandier!... répéta Blaise stupéfait. Pas possible! Le général en chef des brigands avait tressailli à ce nom. —Il me semble que je connais cette voix-là..., grommela-t-il. Ah! satané pays!... on y trouve jusqu'à des amis!... Plus il parlait, plus Robert riait de tout cœur. Le brigand posa son fusil par terre et tira un briquet de sa poche. —Ah çà! mon brave, reprit Robert, dis un peu à tes hommes que nous sommes des camarades... —Vous autres, ne bougez pas! commanda Bibandier qui alluma une petite lanterne de poche. Il en éclaira successivement le visage des deux voyageurs. —L'Endormeur! s'écria-t-il, et ce diable d'Américain!... Ah çà! vous croyez peut-être que je suis content de vous voir?... —Une poignée de main, mon bonhomme, dit Robert. —Quand je pense que je les suivais depuis dix minutes, grommela Bibandier, et que je les entendais parler de leurs rentes!... —Et de ces coquines d'impositions, dit Blaise que la gaieté de Robert gagnait enfin. —Ah çà! s'écria Bibandier, vous jouez donc la comédie pour vous tout seuls? —Il y a une chose certaine, mon brave, répliqua Robert, c'est que nous ne parlions pas à ton intention... Nous te croyions à Brest. —J'en viens. —Éclaire-toi donc un peu que nous te regardions... Bibandier retourna complaisamment l'œil rond de sa petite lanterne, et nos deux voyageurs virent son visage, qui exprimait en ce moment le désappointement le plus douloureux. C'était un homme de trente-cinq à quarante ans, maigre et long comme une gaule. D'énormes favoris, taillés à la Cartouche, essayaient en vain de lui donner une physionomie féroce. Il avait eu beau mêler sa barbe et ses cheveux d'une façon sauvage, c'était évidemment un brigand assez débonnaire. —Mon pauvre Bibandier, dit Robert, comme te voilà triste!... Il me semble pourtant que quand on a la clef des champs et une troupe superbe... Bibandier poussa un gros soupir. —Je mange du pain noir et je bois de l'eau, répliqua-t-il d'un accent plaintif; depuis un mois que je suis dans ces affreuses landes, je n'ai pas une seule pièce d'argent blanc... je regrette le bagne! —Que dis-tu là? —Ah! Paris!... Paris!... s'écria Bibandier avec attendrissement; une heure de faction dans n'importe quelle rue, après minuit sonné, vous donne de quoi passer joyeusement la quinzaine... c'est pour retourner à Paris que je travaille... et si vous saviez comme je me donne du mal!... Ce soir, en vous voyant arriver, je flairais une aubaine... je me disais: Au moins, ce ne sont pas de ces rustres du bourg de Bains, du bourg de Glénac ou du bourg de Saint-Vincent, portant de lourds bâtons pour défendre la demi-douzaine de gros sous qu'ils ont dans leurs poches... Quand je vous ai entendus parler de vos rentes, mon cœur a battu... j'ai revu Paris... mon garni de la Chapelle!... J'ai senti l'odeur de la cuisine bourgeoise où nous dînions ensemble quand les eaux étaient basses... Mais non! la _déveine_ est la _déveine_!... et je commence à croire que je mourrai de faim dans mon trou!... —Y a-t-il encore de l'eau-de-vie dans la gourde? demanda Robert. —Le père Géraud l'a remplie, répondit Blaise. —Alors descends... il est de bonne heure... et on peut bien fumer une pipe avec un ancien. Nos deux voyageurs mirent pied à terre, et attachèrent leurs montures aux branches du taillis. Les feuilles sèches cependant ne remuaient plus. L'armée de Bibandier gardait son immobilité modèle et semblait attendre un ordre du chef pour rompre les rangs. Un grand chien maigre comme son maître était sorti du bois et tournait autour des chevaux, la queue basse et d'un air affamé. —Ah çà! mon brave, dit Robert en présentant la gourde à Bibandier, je ne te comprends pas!... Il n'y a pas un pays au monde où une douzaine de bons garçons ne puissent se tirer d'affaire... Que diable fais-tu donc de tous ces grands gaillards? Le pauvre bandit but une énorme lampée d'eau-de-vie. Cela parut lui rendre un peu de cœur, et il reprit en essayant de sourire: —Cela fait donc de l'effet tout de même? Robert et Blaise regardèrent les silencieux brigands. —Un effet superbe! répondit Blaise. —Avec ça, ajouta Robert, on aurait de quoi arrêter une caravane!... Le sourire de Bibandier se changea en un bon gros rire. —Oh! oh! oh! fit-il; je ne suis pourtant pas en train de folâtrer!... Ne bougez pas, vous autres!... Ah! dame! c'est bien obéissant!... Et puis ça ne coûte pas cher de nourriture! Il remit la gourde dans sa bouche, puis il ajouta en secouant la tête: —Martin, Michel, Jean, Bonaventure et les autres sont des manches à balai dévoués que j'habille comme je peux... —Bah! firent en même temps Blaise et Robert. Nous les avons entendus remuer dans le taillis. —Ici, Médor!... cria Bibandier. Le chien maigre s'approcha en rampant. —C'est Médor qui est chargé de ce rôle, reprit le malheureux brigand; il fouille les feuilles sèches avec ses pattes... et il est dressé à se démener comme un diable quand je crie: Attention! vous autres!... Robert prit la lanterne et alla reconnaître les bandits subalternes, qui étaient en effet des piquets de bois plantés le long de la route et affublés de guenilles. —Et ne pas gagner sa vie avec une imagination comme cela! murmura Blaise; il y a des gens qui n'ont pas de chance!... —Eh bien! dit Robert, j'aurais cru que le pays était bon pour ce genre de commerce... on m'a tant parlé des uhlans!... —C'est moi qui suis les uhlans, répondit Bibandier; moi et Médor... c'est-à-dire, il y en a bien d'autres, là-bas, au delà des marais de Glénac... mais ce sont des poules mouillées qui ne savent rien de rien!... J'ai voulu m'enrôler parmi eux... pas moyen!... Et maintenant ils me cherchent partout pour m'étrangler, sous prétexte que je leur fais une mauvaise réputation. Je ne tue personne, pourtant, car mon fusil lui-même n'est qu'une trique de châtaignier. —Bourre ta pipe, mon pauvre Bibandier, dit Robert, et asseyons-nous un petit instant. —Attendez, répliqua le chef des uhlans; l'herbe est mouillée, et je vais vous prêter mes hommes pour vous asseoir. Il arrangea en effet les haillons de ses prétendus soldats sur le talus, déposa son prétendu fusil contre un arbre, et prit place à côté de nos deux voyageurs. D'après les choses qui se dirent dans cette réunion, il eût été facile de comprendre que Blaise et même le jeune M. Robert de Blois avaient mené récemment à Paris une vie peu exemplaire. On se rappela en commun d'assez bons tours. Nos deux voyageurs et Bibandier faisaient un trio d'excellents compagnons. La gourde se vidait rondement. Bibandier ne tarissait pas sur les traverses qu'il avait éprouvées depuis son évasion du bagne de Brest. —Vous voyez bien pourtant que je fais de mon mieux, disait-il avec mélancolie; je ne demande qu'à travailler honnêtement... mais je crois que je serai forcé un beau jour, pour éviter la famine, de manger mon pauvre ami Médor. —Triste rôti!... fit observer Blaise. Médor hurla plaintivement. —Avec mes hommes et mon industrie, reprit l'infortuné bandit, je ne gagne pas cinq sous par jour... Médor m'apporte parfois une poule étique que je mets au pot... Ce sont les jours de fête!... Nous mangeons cela en famille... Le reste du temps il faut jeûner... —Où demeures-tu? demanda Robert. —Pour ça, je ne suis pas trop mal logé... Il y aura bien où nous mettre tous trois si vous voulez vous associer à mon commerce... J'ai un vieux moulin à vent pour moi tout seul... et l'on y est très-bien, excepté les jours de pluie. —La toiture est trouée? —Non pas... il n'y a plus de toiture... Mais parlez-moi donc un peu de vous, mes anciens!... Que venez-vous tramer par ici? Robert se leva au lieu de répondre, et secoua les cendres de sa pipe. —Il me semble que je sens des gouttes de pluie, dit-il. —Ce ne sera rien, mon fils... Tu ne veux donc pas me dire...? —J'espère bien que nous nous reverrons!... Mais du diable si ce n'est pas un orage!... Allons, Blaise!... en route!... —En route pour quel pays? demanda encore Bibandier; voulez-vous m'emmener? Robert se mit lestement en selle. —Nous voulons faire mieux, répliqua-t-il; quant à moi, je ne peux pas digérer l'idée de te laisser dans la misère... Il nous reste sept francs cinquante... —Et tu vas partager? s'écria Bibandier attendri. —Je te laisse tout! Bibandier n'eut que la force de tendre la main, tant il restait abasourdi devant cet excès de magnanimité. —Mais..., voulut dire Blaise. —Tais-toi! répliqua Robert; il entrait dans mon plan d'être dévalisé... —Voilà un ami! s'écriait cependant le fanatique uhlan avec componction; y avait-il longtemps que je n'avais palpé de ces pièces blanches!... Américain! tu es un vrai!... Donne-moi ton adresse et j'irai te voir au bout du monde!... Robert allongea un coup de houssine au cheval de Blaise, et ils partirent tous les deux au grand trot. Bibandier fit un paquet de ses camarades et les emporta sous son bras. Grâce aux largesses de Robert, il avait de quoi nourrir toute sa troupe pendant une semaine. —Voilà pourtant ce qu'on peut devenir, disait le jeune M. de Blois à son domestique, quand on n'a pas de tenue!... Ce garçon-là aurait pu faire quelque chose, mais quelles manières!... Si nous gagnons la partie, je lui donnerai de quoi retourner à Paris... à moins qu'il n'y ait à faire quelque besogne désagréable, auquel cas je lui promets la préférence. Blaise était occupé à relever le collet de sa blouse pour se défendre contre le vent qui lui envoyait de larges gouttes de pluie au visage. —Ça s'annonce drôlement bien! grommela-t-il; nous allons en voir de rudes!... La tempête avait, en effet, éclaté avec une violence soudaine. A peine étaient-ils à trois ou quatre cents pas de l'endroit où ils avaient fait halte, que déjà leurs habits ruisselaient de pluie. Le vent grondait furieusement dans les taillis. De temps en temps un éclair s'allumait dans l'obscurité profonde, et leur montrait la route fangeuse qui s'allongeait à perte de vue. Blaise grelottait et se plaignait. Robert, au contraire, gardait son imperturbable bonne humeur. —Bravo! disait-il; j'aurais commandé cet orage qu'il ne serait pas tombé plus à propos... Au moins arriverons-nous à Penhoël dans un état convenable... Une demi-heure se passa. La tempête semblait redoubler de rage. Tout à coup les deux chevaux s'arrêtèrent en même temps. Robert voulut pousser le sien, mais l'animal ne bougea pas. —Il y a de l'eau là, devant nous, dit l'Endormeur. Un éclair se chargea de confirmer son assertion. Durant le quart d'une seconde ils virent le cours tranquille de l'Oust, la double colline et la silhouette du manoir de Penhoël. —Nous sommes au bout de nos peines! dit Robert. Ah çà! voici un ruisseau qu'on sauterait à pieds joints... Cette fameuse inondation dont on nous parlait tant ressemble un peu aux terribles uhlans, résumés dans la personne de notre ami Bibandier. —C'est le pays des bâtons flottants, repartit Blaise ranimé à l'espoir prochain d'un bon gîte; si nous appelions le passeur?... —Au bac!... au bac!... cria Robert. Personne ne répondit sur l'autre rive. Ils répétèrent leur cri, et durant deux ou trois minutes, ils s'enrouèrent à l'unisson. —En définitive, dit Robert que rien ne pouvait entamer, il ne serait peut-être pas mauvais de passer ce ruisseau à la nage... Les uhlans, la tempête, et, pour finir, un bain... avec cela on peut se présenter tout nus! Blaise criait: —Au bac!... holà le passeur!... au bac! Ils avaient mis pied à terre tous les deux. Depuis quelques minutes, ils entendaient derrière les collines le son rauque d'une trompe et des clameurs lointaines dont ils ne saisissaient point le sens. Blaise était vaguement effrayé. —Écoute!... murmura-t-il; la trompe se rapproche... —C'est un homme à cheval, répliqua Robert. —Que diable signifie tout cela?... En ce moment le messager passa au grand galop sur l'autre rive en jetant son cri: —L'eau!... l'eau!... l'eau!... Blaise eut un frisson. —Rebroussons chemin, prononça-t-il d'une voix déjà effrayée. Robert haussa les épaules. —Quand le ruisseau croîtrait d'un pied, dit-il, nous en aurions jusqu'au genou... La belle affaire!... Un fracas sourd se faisait derrière les collines. Bientôt une masse blanche et phosphorescente se précipita dans la gorge avec un mugissement. Les deux chevaux se dressèrent sur leurs jarrets et reniflèrent bruyamment; puis ils firent en même temps un bond en arrière et s'enfuirent au grand galop. —Nous sommes perdus!... balbutia Blaise qui essaya de s'enfuir à son tour. Mais il sentit un froid subit à ses pieds, puis tout le long de son corps: il perdait plante. Il y avait six pieds d'eau à l'endroit où Robert et lui étaient debout naguère, et l'inondation furieuse les entraînait avec une violence inouïe. Ils ne voyaient rien dans les ténèbres profondes, sinon cette phosphorescence faible qui est à la surface de l'eau bouillonnante. Ils criaient au secours de toutes leurs forces, mais il leur semblait que ces cris impuissants devaient se perdre parmi les mille bruits qui les entouraient. Ils luttaient, mais sans espoir. C'était l'heure de la mort. VIII LE DÉRIS. Le bac où René de Penhoël venait de monter, en compagnie de Benoît Haligan le sorcier était un lourd et grossier chaland qui avait fait un long service, et dont les ais mal joints donnaient passage à l'eau. Le courant l'entraînait rapidement dans la direction des marais de Glénac. La perche de René, trop courte, touchait à peine le fond du lit de l'Oust. Le chaland tournait sur lui-même et allait à la grâce de Dieu. Benoît Haligan se tenait debout et immobile au centre du bateau, comme s'il lui eût suffi, pour l'acquit de sa conscience, de partager le danger de son maître. Depuis que René de Penhoël se trouvait au milieu de l'inondation, le travail désespéré auquel il se livrait et les mille bruits qui l'entouraient l'empêchaient de reconnaître la direction des cris de détresse. Il les entendait bien encore, mais faiblement, et ces cris, loin de se rapprocher, semblaient s'éloigner sans cesse. Le maître de Penhoël faisait des efforts incroyables pour arrêter ou changer la marche du bateau, mais il était toujours dans le lit de l'Oust, et le fond lui manquait. Le premier éclair qui ouvrit les nuages lui montra Penhoël et la double colline déjà dans le lointain. Autour de lui l'inondation étendait une vaste nappe d'eau. Il cessa de percher et prêta l'oreille. Les cris de détresse ne parvenaient plus jusqu'à lui. Alors il jeta la perche au fond du chaland et s'assit, découragé, sur le bord. La sueur inondait son front, ses pensées se mêlaient confuses, et il n'avait plus de force. —Notre monsieur, dit auprès de lui la voix tranquille du passeur de Port-Corbeau, nous allons comme ça tout droit au tournant de la _Femme Blanche_. Penhoël releva la tête et sentit comme un superstitieux mouvement de frayeur en voyant auprès de lui la haute et sombre stature de Benoît Haligan. Il ne croyait point aux sorciers, mais on n'est pas pour rien fils des campagnes bretonnes. Une heure vient où l'homme fait se rappelle les terribles histoires qui bercèrent son enfance. La fibre du merveilleux, cette mystérieuse corde tendue au fond du cœur de tout Breton et qui ne s'agite qu'à la pensée des choses de l'autre monde, peut rester muette bien longtemps et vibrer tout à coup dans la conscience étonnée. Le passeur prenait aux yeux de Penhoël, en ce moment, une taille surhumaine. Penhoël avait un voile sur la vue, au travers duquel il pensait apercevoir l'énorme fantôme de la _Femme Blanche_, planant au-dessus du gouffre avide. —Les pauvres malheureux y sont arrivés peut-être avant nous! murmura-t-il en frissonnant. —Non, répondit le passeur. Sa voix, que la vieillesse brisait d'ordinaire, semblait ferme et grave en ce moment solennel. Un sentiment dont Penhoël n'aurait point su se rendre compte l'empêchait d'implorer l'aide de son lugubre compagnon. —Savez-vous donc où ils sont? demanda-t-il enfin pourtant. —Oui, répliqua Benoît. —Eh bien! pourquoi ne prenez-vous pas la perche? —Parce que vous ne me l'avez pas ordonné. —Qu'est-il besoin?... Le passeur l'interrompit. —Penhoël, dit-il d'un ton triste, je n'ai pas beaucoup de jours à vivre désormais... mon corps est à vous, mais je veux garder mon âme... Je vous ai donné un bon conseil, c'est tout ce qu'un serviteur peut faire... Voulez-vous encore sauver ces étrangers au risque de votre vie sur cette terre et de votre salut dans l'autre monde? —Je le veux!... prononça Penhoël à voix basse. —Eh bien! donnez-moi vos ordres tout haut, afin que Dieu et le démon les entendent... Je sais bien que je ne sauverai pas mon corps... ces gens me tueront: c'est la loi mystérieuse... Mais la Vierge aura pitié de ma pauvre âme! —Et moi?... murmura involontairement Penhoël. —Vous?... Avant de vous tuer, ils vous damneront! Il y eut un silence dans le bateau qui fuyait toujours emporté par l'eau bouillonnante. René de Penhoël eut honte de lui-même. —Folie que tout cela! s'écria-t-il; prends la perche et travaille. —Vous m'ordonnez de les sauver? dit le vieux Benoît d'une voix lente et emphatique. —Je te l'ordonne! —Une fois... —Oui! —Deux fois... —Oui! —Trois fois... Penhoël frappa de son pied les planches vermoulues du chaland. —Cent fois! s'écria-t-il; c'est en laissant mourir des chrétiens sans secours qu'on livre son âme à Satan; marche! Le passeur prit dans un coin du bac la pelle à épuiser l'eau et s'en servit comme d'une rame pour quitter enfin le lit de la rivière où sa perche n'aurait point trouvé fond. La lourde barque céda lentement à l'effort, tourna une dernière fois sur elle-même et entra dans des eaux plus tranquilles. Haligan saisit alors la perche et trouva aisément le fond. Le chaland nageait au-dessus de ces grandes prairies que nous avons vues naguère couvertes de troupeaux. —Prends garde de faire fausse route, dit Penhoël; nous devons être bien loin!... —Nous sommes en face du bourg de Glénac, répliqua le passeur; juste à moitié chemin du Port-Corbeau et de la _Femme Blanche_... Si je peux tomber sur un contre-courant, nous ne mettrons pas plus de temps à monter que nous n'en avons mis à descendre... Tout en parlant, il perchait avec zèle. La nuit était si profonde qu'on n'apercevait absolument rien autour du bateau, et pourtant nulle hésitation ne se trahissait dans la manœuvre de Benoît le sorcier. Il allait, suivant dans les ténèbres une route directe et invisible. Nul autre que lui n'aurait pu reconnaître les indices vagues et mystérieux qui lui servaient de boussole. Penhoël, debout au milieu du bateau, tremblait de froid et dévorait son impatience. —Depuis le temps que nous marchons, murmura-t-il, nous devrions entendre leurs cris. —Ça ne va pas tarder, répliqua le passeur; je sais où je vais comme s'il faisait grand soleil... et je sais où ils sont comme si je les voyais... Écoutez! Penhoël tendit l'oreille avec avidité; mais il ne saisit d'autre bruit que le sourd fracas de l'orage. —Il y a trois choses possibles, reprit le passeur: ils ont été entraînés vers le tournant... ils ont gagné l'autre rive à la nage... ou bien ils se sont accrochés aux grands saules qui bordent la prairie sous la route de Redon... S'ils sont dans les saules, nous allons les entendre tout à l'heure... Écoutez encore! Cette fois, un cri faible et perceptible à peine arriva jusqu'aux oreilles de Penhoël. —En avant! s'écria-t-il éveillé tout à coup par cette voix de la détresse. Ses mains tâtaient le fond du chaland pour chercher une seconde perche. —Vous pouvez bien patienter quelques minutes..., murmura le vieillard, car vous aurez toute votre vie pour regretter notre besogne de cette nuit! —En avant!... en avant!... Le passeur n'en travaillait ni moins ni davantage. Il allait, tantôt à droite, tantôt à gauche, se couchant sur sa perche flexible et louvoyant avec une adresse incroyable au milieu des mille courants qui se croisent sur l'étendue des marais. Le vent portait. On entendait maintenant, distincts et fatigués, les cris des malheureux en souffrance. Penhoël se faisait un porte-voix de ses deux mains pour leur répondre. Deux ou trois minutes encore, et le chaland touchait les branches baignées des saules. Robert et Blaise étaient dans l'eau jusqu'aux aisselles. Ils s'accrochaient des deux mains aux troncs chancelants des deux plus grands saules, et sentaient le niveau de l'inondation monter lentement le long de leurs poitrines. Depuis que la première irruption du _déris_ les avait emportés violemment, aucune voix n'avait répondu à leurs cris de détresse. Nulle part le moindre rayon d'espoir ne se montrait dans ces ténèbres terribles qui les environnaient. Ils ne voyaient rien, sinon l'écume tournoyante; et l'écume montait, montait aux troncs des saules, qui fléchissaient sous le poids de la nappe d'eau comme des roseaux battus par le vent. Leurs mains se crispaient autour de leurs appuis frêles. Ils ne se parlaient point; ils criaient. Quand la voix de René de Penhoël arriva jusqu'à eux pour la première fois, leur agonie durait depuis bien longtemps. Leurs bras tendus faiblissaient, et ils sentaient venir avec désespoir le moment prochain où il leur faudrait lâcher prise. Ils se turent tous les deux à la fois. —As-tu entendu? demanda Robert qui n'osait point croire au témoignage de ses oreilles. —Oui, répondit Blaise, mais vont-ils nous trouver?... —Ils sont bien loin encore, et je n'ai plus de forces! —Il me semble que mes doigts sont morts!... Ils prirent haleine et poussèrent ensemble un appel retentissant. Cet appel eut comme un écho, faible encore, mais distinct. —Ils viennent!... dit Robert avec un élan de joie; si Dieu nous sauve, Blaise, il faudra faire pénitence et vivre en chrétiens! —Pour ma part, je le promets, dit Blaise du fond du cœur. —Et moi je le jure! La voix du sauveur invisible se rapprochait. —Holà!... disait-elle, courage!... tenez-vous ferme! —Au secours!... au secours!... répliquèrent à l'unisson Robert et Blaise. Ils commençaient à entendre le bruit de la perche frappant contre les bords du chaland. —Oh! oui, reprit Robert, je veux changer de vie!... plus de mensonges!... —Plus de mauvais coups! dit l'Endormeur repentant et pénétré. —Une vie honnête! —Qu'importe la pauvreté, quand on a une bonne conscience? L'eau montait toujours et passait par-dessus leurs épaules. Ils parlaient bien sincèrement. Quelques secondes s'écoulèrent. Robert distingua le premier dans l'ombre la forme noire du chaland. Cette bienheureuse vision porta une notable atteinte à son esprit de pénitence. —Attention! murmura-t-il, tout est peut-être pour le mieux... et nous allons arriver à Penhoël par la bonne porte... —Est-ce que tu penses encore à ça? dit Blaise qui gardait son accent contrit. —Regarde!... reprit Robert. L'Endormeur aperçut le chaland à son tour. —Ah diable!... fit-il, c'est différent!... Benoît Haligan poussa le bateau jusqu'au saule où se retenaient nos deux voyageurs; puis il planta sa perche à l'arrière et se tint le plus loin possible des étrangers. Le maître de Penhoël opéra tout seul le sauvetage. Robert et Blaise, cependant, ne voyaient point leur sauveur et le prenaient pour quelque fermier du pays. Robert, en touchant du pied le bateau, avait repris son rôle avec un sang-froid héroïque. —Que Dieu vous récompense, mon brave ami! dit-il en s'asseyant, épuisé, sur l'un des bancs. Vous avez sauvé la vie à un homme qui, ce matin encore, aurait pu vous récompenser royalement et faire de vous le métayer le plus riche de la contrée... Mais, à l'heure qu'il est, me voilà plus pauvre qu'un mendiant. —Mon malheureux maître!... soupira Blaise en domestique fidèle et dévoué. —Ne murmurons point, reprit Robert, le ciel pouvait nous prendre aussi nos vies. —Vous avez perdu quelque chose?... demanda le maître de Penhoël, tandis que Benoît Haligan perchait en silence dans la direction de Port-Corbeau. —J'ai perdu de bien grosses sommes, mon brave ami, répondit Robert tristement; et pour les remplacer il me faudra attendre longtemps, car mon pays est au delà de l'Océan... Mais pour ce qui vous regarde, j'espère que vous ne perdrez pas tout, et que M. le vicomte de Penhoël me viendra en aide pour payer cette dette sacrée. —Vous connaissez le vicomte de Penhoël?... demanda René avec étonnement. Benoît Haligan se prit à écouter de toutes ses oreilles. Un faux pas pouvait perdre ici à tout jamais le jeune M. Robert de Blois et son écuyer fidèle. Mais sa bonne étoile le servit. —Je suis étranger, répliqua-t-il, et je n'ai jamais vu le vicomte de Penhoël. Mais je venais dans cette partie de la Bretagne pour une affaire qui le regarde, ainsi que sa famille; j'avais lieu de penser qu'il serait mon obligé... Désormais les rôles sont intervertis, et je vais être contraint d'implorer son hospitalité, qui est ma seule ressource. Une foule de questions se pressaient sur la lèvre de René, mais il les contint pour répondre seulement: —L'hospitalité de Penhoël ne manque à personne, monsieur; nous allons vous conduire au manoir. Le chaland touchait l'arrivoir du Port-Corbeau. René de Penhoël aida successivement les deux voyageurs à débarquer. —Prenez mon bras, dit-il à Robert; la côte est rude; Benoît, soutiens l'autre étranger. —Pas pour tout l'or de la terre!... répondit le passeur qui s'éloigna de Blaise comme on eût fait d'un homme atteint de la peste. Il gagna sa loge située à une centaine de pas de là, et décrocha la petite lanterne suspendue au-dessus de la porte. Puis il revint vers Penhoël et ses deux hôtes qui montaient lentement la colline. Il porta la lumière de sa lanterne sur le visage de Robert, puis sur celui de Blaise, et les examina durant quelques secondes en silence. —Penhoël! Penhoël! dit-il ensuite de sa voix creuse et pleine d'emphase, vous l'avez voulu!... Que Dieu vous pardonne! Une de ses mains touchait l'épaule du maître, l'autre désignait Robert de Blois. —C'est lui!... ajouta-t-il plus bas. La ruine et le crime sont là!... Je suis bien vieux... mais je verrai trois belles-de-nuit de plus sous mes saules avant de mourir... trois nobles filles!... Penhoël! Penhoël! le malheur est sur votre maison!... Prenez garde!... Robert n'avait pu s'empêcher de tressaillir en apprenant ainsi à l'improviste le nom de son sauveur. René, que la surprise avait tenu d'abord immobile, se tourna vers le passeur avec colère; mais celui-ci se dirigeait à grands pas déjà vers sa loge. Et tout en marchant il grommelait: —Le malheur est sur lui!... et le malheur est sur moi. Mais moi, la sainte Vierge aura pitié de mon âme! Il entra dans sa cabane et replaça tant bien que mal la porte sur ses gonds. Quand Penhoël et ses hôtes passèrent devant le seuil, la loge était solidement barricadée. IX UN HOTE CHARMANT. Il y avait une demi-heure environ que Robert de Blois et son domestique Blaise avaient franchi le seuil du manoir de Penhoël. La famille et ses hôtes étaient rassemblés dans la salle à manger autour d'une grande table en bois de chêne dont la nappe couvrait à peine une moitié. On était en train de souper sur le haut bout de cette table. L'autre extrémité demeurait nue et déserte. Sur la nappe d'une blancheur éclatante, il y avait abondance de mets. Aux quatre coins, de hautes et belles cruches en faïence brune, pleines de cidre nouveau, avaient encore leur couronne de mousse. Le _bénédicité_ avait été prononcé par Madame; les assiettes étaient pleines; on mangeait d'excellent appétit. Robert de Blois s'asseyait à la droite du maître de Penhoël; il avait à sa gauche Madame, qui, dans les jours froids de l'hiver, abandonnait volontiers son poste d'honneur au centre de la table pour se rapprocher de la cheminée. Derrière Robert, se tenait Blaise, à qui l'on avait donné, comme à son maître, un habillement sec. L'Endormeur faisait son apprentissage de valet de chambre. Il y allait de bon cœur, et se trouvait assurément mieux là qu'entre les branches de son saule. Néanmoins son œil comptait avec mélancolie les excellents morceaux dévorés par Robert. Il se demandait peut-être si c'était un présage, et si, en toutes choses, lui, Blaise, à cause de la position qu'il avait acceptée, ne serait point contraint à vivre sur les restes de Robert... Celui-ci, tout en mangeant d'un merveilleux appétit, employait son temps le mieux qu'il pouvait. Grâce aux renseignements du père Géraud, il avait mis un nom, dès le premier coup d'œil, sur chacune de ces figures inconnues. La description de l'aubergiste, exacte et complète, lui était un garant de l'exactitude des autres détails puisés à la même source. Et pourtant, si l'on passait des personnes à l'ensemble de cet intérieur campagnard, les notes fournies par maître Géraud semblaient tourner un peu à l'exagération. Robert, qui travaillait de l'œil presque autant que de la mâchoire, cherchait en vain autour de lui ces symptômes annoncés de drame latent et intime, qui lui eût donné tant de facilité pour pêcher en eau trouble. Toutes les figures lui semblaient d'un calme désespérant. Il ne voyait là qu'une jeune mère, heureuse entre son mari et son enfant. Le reste de l'assemblée, l'oncle Jean, ses filles, Vincent et Roger complétaient pour lui une de ces belles et bonnes familles, dont la félicité uniforme, et légèrement ennuyeuse, ferait l'effroi de nombre de gens malheureux dans nos villes. Le lecteur, resté sous l'impression de la scène du salon de Penhoël, aurait lui-même éprouvé, pour un peu, la surprise de Robert. L'aspect avait en effet changé. Ce n'était plus ce sombre silence, pesant naguère sur les hôtes du manoir et coupé, à de rares intervalles, par des paroles de triste augure. L'arrivée d'un étranger, qui est toujours un événement dans ce coin reculé de la Bretagne, empruntait ici aux circonstances qui l'avaient accompagnée une émotion d'intérêt et de curiosité. Il ne faut pas entrer brusquement dans le ruisseau dont on veut scruter le cours tranquille. L'eau se trouble, le poisson se cache, et ce luisant caillou que vous vouliez voir de plus près a disparu sous la vase soulevée par votre pied imprudent. Robert se faisait écran à lui-même. En outre, il faut bien le dire, à l'heure où nous avons pénétré pour la première fois dans le manoir, René avait auprès de lui un flacon d'eau-de-vie à moitié vide. Or Penhoël à jeun était un mari confiant et doux, mais il avait l'ivresse farouche, et l'alcool changeait en noires visions les souvenirs douloureux qui étaient au fond de son âme. L'expédition sur le marais avait entièrement dissipé les fumées de l'eau-de-vie. Son cerveau était libre, et la conscience qu'il avait d'avoir sauvé la vie à deux hommes lui mettait du contentement au cœur. Seul, parmi les convives qui entouraient la table, l'oncle Jean avait gardé la mélancolie que nous avons vue naguère sur son vénérable visage. Seul il songeait encore à celui dont le nom, prononcé à l'improviste, avait produit une sensation si pénible, une heure auparavant, parmi les hôtes de Penhoël. Mais le cœur de l'oncle Jean n'oubliait jamais l'absent, et il fêtait silencieusement au fond de son âme aimante et bonne ce jour anniversaire du départ de l'aîné de Penhoël. Tout le reste de l'assemblée s'occupait énormément de l'étranger. L'homme de loi et le bon maître d'école le considéraient avec cette attention curieuse que nos badauds de Paris mettent à lorgner un Éthiopien ou un O-jib-be-was. Les jeunes filles admiraient sa tête expressive et belle. Roger voyait, à tout hasard, en lui un héros de roman. Vincent, au contraire, éprouvait à le contempler un sentiment hostile, et tâchait en vain de s'expliquer à lui-même cette instinctive aversion. Ses yeux allaient incessamment de l'étranger à Blanche de Penhoël, comme s'il eût redouté pour l'enfant un danger inconnu... —A votre santé, mon cher hôte! dit Robert en portant son verre à ses lèvres; et, pour la centième fois, recevez mes actions de grâces... Sans vous, Dieu sait où je serais à cette heure! —Je n'ai fait que mon devoir, répliqua le maître de Penhoël. —Ce n'était pas ainsi que l'entendait votre sombre pilote! reprit Robert en souriant. —Benoît Haligan est un digne cœur! dit Madame; il a sauvé bien des malheureux en danger de mort... mais son esprit est faible... et nos campagnes ont des préjugés un peu sauvages... Robert s'inclina respectueusement. —C'est un pays heureux et béni, madame, murmura-t-il, que celui où Dieu a mis dans le cœur des puissants le remède à l'ignorance du pauvre... Bien que nous ayons vu Robert en parfait compagnonnage avec le gros Blaise et Bibandier, il n'avait pas été sans fréquenter probablement meilleure compagnie; car, à l'occasion, il savait prendre des manières élégantes et courtoises. Peut-être, dans un de ces salons modèles qui font la gloire de nos aristocratiques faubourgs, les habiles eussent-ils distingué quelques taches légères dans son jeu: nous disons peut-être; mais à Penhoël, son ton semblait exquis, et à chacune de ses paroles haussait, en quelque sorte, le piédestal de sa supériorité. Si quelqu'un éprouvait un peu de gêne, ce n'était pas lui assurément, mais bien le maître de Penhoël. Quant à Madame, ses grâces simples et nobles valaient pour le moins cet ensemble de conventions subtiles qui est la science du monde. —On m'avait bien dit, reprit Robert, ce que je trouverais à Penhoël!... Mais certaines gens ont le bonheur d'être ainsi faits que, pour eux, la renommée est toujours au-dessous de la vérité... Peut-être ne dois-je pas rester en France bien longtemps désormais... Quoi qu'il en soit, j'aurai vu ce que d'autres cherchent en vain parfois toute leur vie... la maison d'un vrai gentilhomme!... Penhoël rougit d'orgueil. Robert tendit son assiette vide par-dessus son épaule, et Blaise la prit en poussant un gros soupir. Robert se retourna vivement. —Comment! s'écria-t-il avec une bonté charmante, c'est toi qui es là, mon pauvre garçon? —J'ai voulu servir monsieur..., commença Blaise. —Va-t'en bien vite! interrompit Robert. Madame, veuillez me pardonner, je vous en prie... mais Blaise est un domestique comme on n'en voit guère... J'ose réclamer pour lui une part des bontés dont vous voulez bien me combler. Tout le monde, à commencer par le maître de Penhoël et Madame, sut gré à Robert de ce bon mouvement. Ce n'était pas seulement un homme d'une distinction rare, c'était encore un généreux cœur. On éprouve un plaisir véritable à découvrir ainsi des qualités sérieuses chez l'homme qui a su plaire au premier aspect. Les jeunes filles et Madame remercièrent l'étranger du regard, et Blaise reconnaissant gagna l'office. Le souper durait depuis vingt minutes, et il y avait bien une heure que Robert était entré à Penhoël; néanmoins, et malgré cette circonstance que Robert avait parlé, dans le bateau, d'une mission dont il était chargé pour le maître du manoir, aucune question ne lui avait été adressée. C'était, à coup sûr, de la fine fleur d'hospitalité. Mais Robert ne l'appréciait point. Il eût préféré un empressement indiscret et curieux, parce qu'il avait son histoire toute prête. Voyant, cependant, que la question ne venait point, il se résigna à prendre la parole. —Vicomte, dit-il en tendant la main au maître de Penhoël avec un laisser-aller tout aimable, il ne me convient pas de me prévaloir de votre réserve, et je veux que vous sachiez, à tout le moins, le nom de l'hôte que le hasard vous envoie... Je m'appelle Robert de Blois. Penhoël s'inclina. —C'est un vieux nom breton, dit-il; vous devez connaître cela, mon oncle? L'oncle Jean, comme presque tous les vieux gentilshommes de campagne, était un vivant armorial. —Certes, répliqua-t-il, nous avons plusieurs familles... et sans parler de la maison ducale dont un membre porta ce nom, il y a les de Blois de Quimper et les de Blois de Moncontour... —Ma famille était, en effet, originaire de basse Bretagne, reprit Robert; mais je ne puis prétendre qu'à une parenté bien éloignée avec les races honorables dont vous me parlez, monsieur... car mes pères habitent l'Amérique depuis fort longtemps déjà. L'oncle Jean murmura en recueillant ses souvenirs. —J'y suis!... ce doit être cela!... Un chevalier de Blois, du nom d'Émery, fut contraint d'émigrer lors de l'édit de Nantes... Robert regarda l'oncle avec admiration. —Il est de fait, dit-il, que mon bisaïeul portait le nom d'Émery!... Quoi qu'il en soit, j'ai quitté Boston, résidence de mon père, pour venir traiter en France des affaires assez considérables... Une de ces affaires m'appelait dans ce pays... Depuis mon arrivée en France, je n'avais pas eu d'aventures... Paris et ses filous m'avaient laissé ma bourse... Ma chaise de poste avait roulé, de nuit comme de jour, sans être arrêtée jamais par aucun de ces bandits classiques qui deviennent presque aussi rares que les revenants... mais, aujourd'hui, je me suis dédommagé, je vous jure!... Voici mon histoire en deux mots... Je suis arrivé ce matin à Redon, porteur de valeurs importantes... j'avais une mission à remplir dans l'intérieur du pays... Le bon aubergiste de Redon, maître Géraud, ne m'a pas laissé ignorer les dangers de la route... mais je n'y voulais point croire... et d'ailleurs je tenais essentiellement à remplir moi-même mon message... Je suis parti; à une lieue de Redon, j'ai rencontré des bandits qui m'ont dévalisé. —Les uhlans!... murmura-t-on à la ronde. —Je ne saurais pas vous dire au juste... C'était une armée entière de coquins à mines épouvantables! —Et ils vous ont tout pris?... demanda Madame. —Tout mon argent... Mais ces brigands ne me paraissent pas arrivés à un degré très-avancé de civilisation, car ils laissèrent dans ma valise mon portefeuille, bourré de bank-notes. —Ah!... fit-on avec contentement autour de la table. —Permettez!... je n'en suis pas beaucoup plus riche... Ma valise et tous les papiers qu'elle contenait sont maintenant bien loin si votre infernale rivière a continué de courir le même train... —C'est vrai!... le _déris_!... murmura l'assemblée qui prenait au récit et à l'homme un intérêt de plus en plus vif. Les deux charmantes filles de l'oncle Jean oubliaient de manger pour le regarder. Elles écoutaient, bouche béante, et ne détachaient point de l'étranger leurs yeux hardis à force de candeur. Elles éprouvaient au même degré toutes les deux un sentiment étrange et nouveau. Une corde, qui était restée muette jusque-là, vibrait énergiquement au fond de leur âme. Un horizon inconnu s'élargissait tout à coup au-devant d'elles. On eût dit qu'elles entrevoyaient le monde... Au nom de Paris, elles avaient échangé un rapide regard, et un éclair s'était allumé dans leurs prunelles. Blanche, timide enfant, se cachait à demi derrière sa mère et regardait à la dérobée. Roger admirait de tout son cœur; il n'avait jamais rien vu de comparable à ce brillant cavalier, égarant tout à coup sa fine élégance au milieu des landes bretonnes. Quant à Vincent, il gardait toujours sa physionomie rude et sombre. Le maître d'école et l'homme de loi, placés côte à côte au bas bout de la table, avaient surtout envie de savoir ce que contenait d'argent la fameuse valise. —On a retrouvé plus d'une fois sur le gazon du marais, dit le père Chauvette avec modestie, des objets perdus dans le trajet de Port-Corbeau. —Je promettrais de grand cœur mille louis, s'écria Robert vivement, à celui qui me rapporterait ma valise! L'homme de loi prit note de cet engagement, et fit dessein d'aller le lendemain de grand matin à la pêche. Robert poursuivit en souriant: —Mais il ne faut jamais compter sur les miracles, et j'aurais mauvaise grâce à me plaindre du sort!... Je ne puis pas dire que je ne regrette point les sommes perdues, car je suis loin de ma famille, et la position d'un étranger sans argent me paraît peu enviable... mais, en définitive, ce sont quelques milliers de louis de moins, voilà tout!... Se laisser abattre pour si peu serait indigne d'un gentleman... Mon cher hôte, je bois à votre santé! Tout parlait en faveur de cet homme. Ses derniers mots avaient été prononcés avec une franche bonne humeur. Cela indiquait d'abord une grande fortune, ce que personne ne dédaigne; en outre, ce qui faisait plus d'impression encore sur la plupart des convives, cela dénotait une véritable hauteur d'âme. On ne rencontre pas tous les jours un homme parlant avec gaieté d'une perte semblable. Robert gagnait à chaque instant dans l'estime des hôtes de Penhoël. —Une chose dont je me console moins facilement, reprit-il, c'est de n'avoir plus entre les mains certaine correspondance qui m'avait été bien chèrement recommandée... Il y avait dans cette valise, M. de Penhoël, de quoi payer avec du bonheur la vie que vous m'avez rendue. Une nuance de curiosité plus vive se peignit dans tous les regards. On ne comprenait point encore. Robert gardait le silence, et paraissait attendre une question. Le maître de Penhoël, au contraire, semblait craindre d'interroger. —Là-bas, sur le chaland, dit-il enfin cependant, je crois que vous avez parlé d'un message dont vous étiez chargé pour le vicomte de Penhoël? —Cela est vrai, mon cher hôte. —M'est-il permis de vous demander...? —Un message qui venait de bien loin! —D'où venait-il? —De New-York. Penhoël fit un geste de surprise. La belle et calme figure de Madame exprima enfin un mouvement de curiosité. —New-York?... répéta Penhoël. Je ne connais personne à New-York. La paupière du jeune M. de Blois se baissa. Son regard, furtif et rapide, fit à la dérobée le tour de la table. —En êtes-vous bien sûr?... murmura-t-il. Il examinait à la fois Madame, qui gardait son sourire doux et courtois, le maître du manoir et le vieil oncle Jean, dont la rêverie inclinait de nouveau la tête pensive. Avant que Penhoël eût répondu, Robert poursuivit d'une voix lente et basse: —L'aîné de Penhoël serait-il oublié dans la maison de son père? Si Robert avait voulu frapper un coup violent, il dut être satisfait de l'effet produit. Un nuage voila tous les fronts à la fois. Tous les regards se baissèrent. Penhoël, qui portait en ce moment son verre à ses lèvres, le laissa échapper, et le verre se brisa. Madame tremblait, immobile et pâle. L'oncle Jean ressemblait à un homme qui n'en croit pas le témoignage de ses oreilles. Il s'était levé à demi, et s'appuyait des deux mains à la table. Ses yeux bleus, timides et doux d'ordinaire, se fixaient maintenant sur l'étranger avec une inquiétude avide. Robert mettait toute sa force à contenir l'expression de triomphe qui voulait envahir ses traits. A voir la tranquillité heureuse de la famille, il avait douté un instant de l'arme qu'il avait entre les mains. A présent, plus de doutes! L'arme était bonne et savait le défaut de tous ces cœurs! Il releva la tête. Son œil était sévère et froid comme celui d'un juge. On entendait, dans le silence, les respirations courtes et oppressées. —Ai-je bien entendu?... dit enfin l'oncle Jean dont l'émotion étouffait la voix; a-t-on parlé de Louis de Penhoël? —J'ai parlé de l'aîné de Penhoël, répondit Robert de Blois. —Et vous avez prononcé le mot d'oubli?... reprit le vieillard dont les yeux se mouillèrent de larmes. Oh! il y a ici plus d'un cœur qui garde son souvenir! René l'interrompit; l'effort qu'il faisait pour parler était visible. —Monsieur, dit-il en s'adressant à Robert, tout le monde ici aime le chef de la maison de Penhoël... Je ne suis que le cadet... et le jour où Louis voudra revenir, je lui rendrai avec joie la place de notre père. L'oncle Jean avait quitté sa place et faisait d'un pas chancelant le tour de la table pour se rapprocher de l'étranger. On entendait le bois de ses sabots résonner contre les dalles, et les longs cheveux blancs qui couronnaient son front vénérable tombaient sur la bure grossière de sa veste de paysan. —Bien parlé, mon neveu!... dit-il en touchant la main de René qui détourna les yeux; Dieu vous bénira, car vous êtes un digne fils de Penhoël... Moi, je ne suis qu'un pauvre vieillard, poursuivit-il en se tournant vers le jeune M. de Blois, mais j'aimais mon neveu Louis comme on aime le plus cher de ses enfants!... Parlez, monsieur... Est-ce une bonne nouvelle que vous apportez?... ou me faut-il prendre le deuil jusqu'au dernier jour de ma vie?... Robert entendit un soupir d'angoisse soulever la poitrine de Madame. Penhoël l'entendit aussi, peut-être, car il se pencha en avant, puis en arrière, pour interroger le visage de Marthe. Mais le jeune M. de Blois, soit hasard, soit bonne volonté, fit deux mouvements pareils, et le maître de Penhoël ne put rien voir. Autour de la table, on songeait au rêve de l'Ange qui avait vu l'aîné couché sur l'herbe et blême comme un mort. Quand Robert de Blois reprit la parole, chacun retint son souffle pour écouter mieux. —J'apporte de bonnes nouvelles, dit-il, et heureusement ma mésaventure n'y peut rien changer... Louis de Penhoël, qui est mon ami, m'a chargé d'embrasser son frère et m'a prié de lui renvoyer des détails sur toute la famille. L'observateur le plus clairvoyant n'aurait point su définir les sentiments contraires qui venaient en quelque sorte se heurter sur la physionomie du maître de Penhoël; d'abord un élan d'affection revenue, un mouvement vif et sincère de tendresse fraternelle; puis quelque chose de glacial, de la défiance et de la peine. Le bon oncle Jean avait pris la main de Robert et la serrait en pleurant, parce que Robert avait dit: —Je suis son ami... Ce fut lui qui fit ces questions obligées qu'on aurait voulu entendre tomber de la bouche du maître du manoir: —Où est-il? que fait-il? va-t-il nous revenir?... Pense-t-il à nous, lui qu'on aime tant?... Est-il toujours beau, noble, fort?... Est-il heureux?... Autour de la table, les convives se rappelaient à voix basse tout ce qu'on disait dans le pays sur l'absent. On parlait de lui aux veillées, et son nom s'entourait de ce mystérieux respect que les Bretons accordent aux héros de leurs légendes... Il était si généreux!... L'amour que lui portaient les vieillards arrivait aux jeunes gens à travers les merveilleux récits du coin du feu. Ce sont des poëtes, ces rustiques conteurs assis au foyer des chaumières bretonnes; leurs regrets faisaient à l'absent un piédestal, et ceux qui ne l'avaient point connu se le figuraient sous des couleurs presque surnaturelles. —C'est pourtant moi qui ai été son premier maître! murmura le père Chauvette attendri. —Quel démon! grommelait l'homme de loi; je n'ai jamais pu lui apprendre le latin!... —Il me semble que je le reconnaîtrais, disait Diane, tant j'ai rêvé souvent de lui!... —Oh!... pas plus que moi! répondait Cyprienne. —Moi, s'écriait Roger, s'il ne revient pas, j'irai le chercher, fût-il au bout du monde!... Les filles de l'oncle Jean auraient voulu être de jeunes garçons, pour faire et dire comme Roger de Launoy. Et tandis que toutes ces paroles se croisaient émues, c'était miracle de voir l'immobilité morne du maître de Penhoël et de Madame. Robert répondait à peu de chose près comme il l'avait fait au père Géraud dans la salle du _Mouton couronné_. —Il fera jour demain, ajouta-t-il, et je vous donnerai tous les détails... Seulement, peut-être y avait-il dans les lettres perdues des choses que je ne pourrai pas vous dire. —Ces lettres étaient pour moi?... demanda Penhoël. —Il y en avait une pour vous, répliqua Robert. —Et pour moi?... demanda timidement l'oncle Jean. —Une aussi. —Et encore?... dit Penhoël. Robert sembla hésiter. Le souffle de Madame s'arrêta dans sa poitrine, jusqu'au moment où le jeune M. de Blois répondit enfin: —Il n'y avait que cela. Un peu de sang revint alors aux joues pâles de Marthe de Penhoël. Sa paupière trembla, et, sous ses longs cils abaissés, on eût pu voir briller une larme. Robert reprit: —Il est tard et je suis bien las... Mais je ne voulais pas me reposer sans savoir les sentiments que l'on gardait ici pour mon pauvre ami Penhoël. Ce que j'ai vu m'a réjoui le cœur... Et la lettre où je lui parlerai de son frère, de son oncle... de tout le monde, ajouta-t-il en se tournant légèrement vers Madame, le rendra bien heureux!... Maintenant, mon très-cher hôte, je vous demande la permission de me retirer... Et avant de monter à ma chambre, si ce n'est pas abuser de votre obligeance, je réclame quelques minutes d'entretien particulier. Penhoël se leva vivement, comme si cette requête eût répondu chez lui à un secret désir. —Je suis à vos ordres, dit-il. Robert de Blois avait retrouvé son gracieux sourire. Il salua les convives à la ronde de la plus galante façon, et serra cordialement la main de l'oncle Jean. Mais ce qui enleva surtout les suffrages des jeunes filles et de Roger de Launoy, ce fut la respectueuse aisance qu'il mit à porter la main de Madame à ses lèvres. Pourtant ni les deux jeunes filles ni Roger ne pouvaient deviner le mérite de ces baise-mains-là. Robert, en effet, en effleurant de ses lèvres les doigts blancs de la châtelaine, avait prononcé quelques paroles d'une voix si basse que Marthe elle-même eut de la peine à en saisir le sens. —Madame, avait-il murmuré, il y avait trois lettres... Le visage de Marthe ne changea point, mais sa main devint froide, et longtemps après que Robert eut disparu avec le maître de Penhoël, Marthe restait encore sans mouvement et comme pétrifiée. Autour de la table, les langues déliées se dédommageaient amplement de leur longue contrainte. On ne tarissait pas en éloges sur le jeune M. de Blois, et Vincent, tout seul, protestait par son silence contre ce concert de louanges. On attendit le maître du manoir d'abord sans impatience. Dix heures sonnèrent à la grande pendule, enfermée dans son coffre de noyer, puis onze heures. C'était une veille inusitée. Penhoël, cependant, ne reparaissait point, et les convives durent se séparer avant son retour. Les jeunes filles, Roger et Vincent vinrent tendre successivement leurs fronts au baiser de Madame, qui resta seule avec l'oncle Jean. Le vieillard s'assit auprès d'elle, à la place occupée naguère par l'étranger. Ils demeurèrent longtemps ainsi sans échanger une parole. Les grands yeux bleus de l'oncle Jean, fixés sur sa nièce avec mélancolie, disaient une pitié profonde et un amour de père. Au bout de quelques minutes, deux larmes silencieuses roulèrent sur la joue de Madame. Le vieillard lui prit la main et la pressa contre son cœur. —Marthe!... murmura-t-il, ma pauvre Marthe!... que de bonheur perdu!... —Pour toujours!... balbutia la jeune femme tout en pleurs. Le vieillard sembla chercher une parole de consolation, mais peut-être n'y avait-il point de consolation possible. Il appuya son front découragé sur sa main. —Et que de menaces encore dans l'avenir!... reprit Madame avec désespoir. L'oncle releva sur elle son œil inquiet. —Vous ne savez pas, reprit Marthe, cet homme me fait peur! —Pourquoi? —Il m'a parlé tout bas... et peut-être sait-il... Le vieillard eut un sourire confiant. —C'est un noble cœur que celui de notre Louis! dit-il, et il est des secrets qu'on ne dit qu'à Dieu seul! * * * * * Il était plus de minuit lorsque le jeune M. Robert de Blois mit fin à son entrevue avec le maître de Penhoël pour gagner la chambre qui lui avait été préparée. Dans un cabinet voisin de cette chambre, on avait dressé un lit à Blaise, qui dormait de tout son cœur. Robert, au lieu de se coucher, se prit à parcourir sa chambre à grands pas. Son esprit travaillait; les heures de la nuit s'écoulaient; il ne s'en apercevait point. Les premiers rayons de l'aube mirent des lueurs grises derrière les carreaux. La lumière de la lampe pâlit. Le jour était venu... Robert ne se lassait point de méditer. Il fallut, pour le distraire de ses réflexions profondes, la riante visite du soleil matinier, qui vint se jouer dans les hauts rideaux de la croisée. Robert ouvrit la fenêtre; sa poitrine fatiguée respira l'air vif et frais avec avidité. C'était une magnifique matinée d'automne. Robert avait devant lui le grand jardin de Penhoël, qui rejoignait de riches guérets, des bois, des prairies courant le long de la colline jusqu'au bourg de Glénac. Au bas du coteau, le marais étendait son immense nappe d'eau, qui était maintenant tranquille et unie comme une glace. Au loin, le soleil dorait les sommets des collines de Saint-Vincent et des Fougerays. Sur l'extrême pointe de la plus haute de ces collines, au milieu d'une vieille forêt majestueusement étagée, se dressait l'ancien château seigneurial de Penhoël, possédé maintenant par la famille de Pontalès. La belle et fraîche lumière du matin inondait l'opulent paysage. Impossible de rêver un coup d'œil plus gracieux et plus riche à la fois. Robert souriait. Il comptait les guérets, les taillis, les prairies; et c'était un regard de conquérant qu'il promenait sur la contrée. Il entra dans le cabinet de Blaise, qui dormait toujours comme un bienheureux. —Lève-toi, dit-il en le secouant brusquement. Le gros garçon se frotta les yeux et sauta sur le plancher. —Diable!... grommela-t-il, je rêvais que nous avions emporté l'argenterie du château, et que Bibandier, habillé en gendarme, nous conduisait à la prison. Robert le prit par le bras en haussant les épaules, et l'entraîna jusqu'à la croisée. —Regarde!... dit-il d'un ton emphatique. —Tiens, tiens!... s'écria Blaise, dont les yeux étaient tombés tout d'abord sur le marais; ce n'était pas pour rire tout de même!... et il y avait où nous noyer dans cet étang-là!... Vois donc, M. Robert... on n'aperçoit presque plus les saules où nous étions accrochés... Tout de même, quelle bonne touche tu avais, en promettant au ciel de devenir un honnête homme! Robert fit un geste d'impatience. —Il s'agit bien de cela! dit-il, c'est par ici que je te dis de regarder. —Une jolie campagne, ma foi! —Oui, répéta Robert en lâchant la bride à son enthousiasme, une belle campagne, mon fils!... Depuis le pied du manoir jusqu'à moitié chemin de ce village que tu aperçois là-bas, tout cela fait partie du domaine de Penhoël! —Notre patrimoine? dit Blaise; c'est assez gentil... Mais ce beau château?... ajouta-t-il en montrant du doigt la maison des Pontalès. Robert hocha la tête d'un air mystérieux. —Ce sont nos alliés naturels, répliqua-t-il, et la journée ne se passera pas sans que je fasse une visite à ces braves gens-là... En attendant, songeons à nos petites affaires. Il tira de sa poche une longue bourse pleine d'or, et mit une vingtaine de louis dans la main de Blaise ébahi. —Où as-tu pêché cela? murmura ce dernier. —Pendant que tu ronflais, je travaillais, mon bonhomme... Je t'expliquerai cela plus tard, si j'ai le temps... Tu vas te rendre à Redon, ce matin, afin de payer notre dépense et celle de Lola... —Ah!... fit l'Endormeur, Lola revient sur l'eau?... —Tu la mèneras chez tous les marchands de Redon, reprit Robert, afin qu'elle se choisisse une toilette superbe!... Le prix n'y fait rien!... Quand elle aura achevé ses emplettes, tu la mettras dans la plus belle voiture que tu pourras trouver là-bas, et tu me la ramèneras lestement... Tu m'entends bien?... Je veux qu'elle arrive ici avec un train de princesse! FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. DEUXIÈME PARTIE. LE MANOIR. I L'ÉRÈBE. Nous sommes aux confins de l'ancien monde, sur une rampe abrupte, jetant du haut de la falaise jusqu'à la grève les degrés gigantesques d'un escalier de rochers. La mer est devant nous. A droite et à gauche, les côtes du Finistère découpent leurs bizarres festons de granit noir, sur lesquels tranche, comme une rangée sans fin de dents blanches, l'écume de l'Océan tourmenté. Au dire d'écrivains sérieux et bien dignes de foi, quand la tempête gronde sur cette mer houleuse et terrible, c'est jour de grande fête pour les gens de ce pays. Derrière ces rocs noirs, il y a une population qui vit de naufrages, et qui, selon le théâtre de la Porte-Saint-Martin, habite d'immenses galeries souterraines où il se passe un nombre infini de choses dramatiques. Dans ces grottes surprenantes, qui forment un curieux décor, tout acteur représentant un Breton doit ramper ou bondir, mais non pas marcher; hurler ou glapir, mais non pas parler. Ces Bretons sont des sauvages et des cannibales. Volontiers nos romanciers leur donneraient-ils la massue et l'œil farouche de Polyphème; volontiers nos faiseurs de vignettes, pour raffiner un peu sur la couleur locale, les dessineraient velus des pieds à la tête comme des orangs-outangs. Leur réputation est faite désormais, et quelque jour, sur un théâtre quelconque, nous les verrons manger des femmes et des petits enfants, au grand plaisir de notre public parisien. Pauvre Bretagne! elle a pourtant des maires et des adjoints, et des conseillers municipaux! En conscience, a-t-on le droit de calomnier ainsi, sans pudeur, des gens qui sont jurés et qui font partie de la garde nationale? Ah! si seulement la basse Bretagne savait lire, messieurs les mélodramaturges rendraient bon compte de leurs antiques fadaises et de leurs balourdises éhontées! Là-bas, tout au bout de ce cap aigu qui termine la France, la civilisation marche peut-être moins vite que chez nous; mais, au moins, ne recule-t-elle pas comme aux environs de nos barrières. Elle marche. Cacus n'est pas plus fabuleux que les prétendus fabricants de naufrages de la baie des Trépassés. Ceux qui exploitent ces excentricités formidables se trompent tout bonnement de siècle: ils auraient plus tôt fait de chercher dans notre Paris actuel la cour des Miracles ou l'hôtel du roi des ribauds... Il nous a fallu poser ces prémisses pour avoir le droit de dire que, le jour où notre récit se reprend, les rivages d'Ouessant et les falaises de la côte étaient bordés d'un rang de curieux, parmi lesquels on n'eût pas trouvé un seul de ces féroces pêcheurs qui sucent le sang tiède des riches négociants surpris par un naufrage, pas une seule prêtresse de l'île de Sein, pas l'ombre d'un druide. C'étaient tous de bonnes gens, travaillant à la terre ou à la mer, vivant du poisson conquis dans la baie terrible, ou du blé noir arrosé de leurs sueurs; des paysans comme vous en avez tous vu, sauf que les visages étaient ici énergiquement marqués de cette empreinte mélancolique et à la fois vaillante, particulière à la race bretonne. Les hommes, avec leurs longs cheveux incultes, les femmes, avec leurs coiffes blanches où se jouait le vent du large, regardaient de tous leurs yeux un spectacle qui ne ressemblait à rien de ce qu'on avait vu de mémoire d'homme, depuis Saint-Pol jusqu'à Douarnenez. Entre la plage, défendue par d'innombrables brisants, et le soleil qui s'inclinait de plus en plus vers le niveau de la mer, mettant à la crête de chaque vague mille étincelles mouvantes, on apercevait quelque chose d'inconnu et d'inouï: une sorte de monstre, nageant sans rame ni voile au milieu de cette mer flamboyante, et laissant flotter derrière lui comme une énorme chevelure de fumée. Les gens postés sur les falaises du continent voyaient cela confusément et de trop loin, mais les riverains d'Ouessant, plus rapprochés, pouvaient distinguer, quand le soleil se voilait à demi sous quelque nuage, le corps noir et bas d'un navire, d'un vrai navire courant par le calme avec une vitesse d'enfer. Ses mâts faibles et nus avaient toutes leurs voiles carguées; ils ne présentaient pas un seul pouce de toile au vent. Et pourtant il courait, il courait! Son flanc semblait vomir une longue traînée d'écume, et les rayons du soleil ne pouvaient point percer ce noir panache de fumée qui se déroulait au loin derrière lui. Qu'était-ce? On se signait avec terreur sur les falaises et le long des rivages de l'île. On interrogeait les vieillards, qui ne savaient point répondre. Et comme l'idée des choses de l'autre monde vient tout de suite aux esprits bretons, on se disait bien bas que ce navire inconnu, poussé par une force mystérieuse, était le fameux vaisseau fantôme, dont les matelots parlent tant aux veillées et que personne n'a vu jamais. Le vaisseau qui n'a ni gouvernail ni voiles, et qui, remorqué par la main de Satan, va plus vite que le vent des tempêtes... C'était sans nul doute le présage d'un grand malheur. Celles dont les frères ou les fils étaient sur l'Océan, à la grâce de Dieu, s'agenouillaient et priaient... Le navire cependant glissait sur la mer étincelante, et semblait se jouer des mille écueils parsemés le long de sa route. Il suivait une ligne presque parallèle au rivage, et sa marche sinueuse évitait les rochers sous-marins, comme si l'être qui tenait le gouvernail avait eu le don de voir clair au fond de l'eau. De près, le mystérieux bâtiment présentait un aspect pour le moins aussi étrange que de loin; et si les gens de la côte avaient pu jeter un coup d'œil sur le pont, ils n'auraient point changé d'idée touchant la nature diabolique du navire. C'était une embarcation assez grande, longue, effilée, noire. Le pont était propre et luisant comme le parquet d'un salon fashionable. A l'avant et au pied du grand mât, dont la taille était tout à fait en désaccord avec les proportions du navire, quelques matelots travaillaient, et nul franc marin n'aurait su donner un nom à leur besogne. A l'arrière, outre le timonier, on ne voyait qu'un groupe composé de trois hommes d'un aspect véritablement extraordinaire. Ils étaient abrités contre les rayons du soleil couchant par une manière de tente dont chaque pan était formé par un grand châle de cachemire aux douces et chatoyantes couleurs. L'un des trois hommes était couché sur une pile de coussins, et tenait entre ses lèvres le bout d'ambre d'une longue pipe indienne. Les Anglais appellent _nababs_ une sorte d'aventuriers, enrichis dans l'Inde, et qui reviennent en Europe avec des fortunes, pour la plupart du temps princières, qu'ils dépensent selon les mœurs asiatiques. Notre inconnu n'était en réalité qu'un nabab; mais les bonnes gens de la côte l'auraient pris assurément pour le roi des enfers en personne. C'était un homme jeune encore, d'une taille haute, à la fois robuste et gracieuse, mais que semblaient amollir des habitudes d'indolente paresse. Ses traits merveilleusement fins, et réguliers dans leur mâle ensemble, avaient subi énergiquement l'influence du soleil des tropiques; mais la teinte de bronze qui couvrait son visage allait bien à ses yeux noirs, frangés de longs cils soyeux. Ses cheveux relevés se cachaient presque entièrement sous un bonnet de cachemire; sa barbe, taillée à la mode des Persans, tombait en masses flexibles et brillantes jusque sur sa poitrine. Il portait une robe de soie légère qu'une ceinture lâche retenait autour de ses reins. Il fumait lentement, aspirant çà et là une bouffée de son tabac à la cendre perlée, dont les vapeurs embaumaient la tente. Ses yeux nageaient dans le vide. On eût dit qu'un divin sommeil le berçait. Dans la mollesse profonde de ce repos, il y avait de la force; sous cette rêverie lourde, on devinait l'intelligence et l'audace engourdies. Mais ce qui frappait surtout en cet homme, c'était la beauté. Loin de voiler cette beauté hautaine, la nonchalance où il s'endormait à plaisir lui était comme une de ces fières draperies qui, tout en recouvrant la ligne antique, l'accusent et en font saillir aux yeux les nobles perfections. L'un de ses deux compagnons, agenouillé à ses pieds, entretenait le feu dans le fourneau sculpté de sa pipe, et lui offrait de temps en temps une petite tasse du Japon pleine de sorbet glacé; l'autre, debout derrière les coussins, agitait au-dessus de son front un éventail de plumes. Ils étaient noirs tous les deux comme des statues d'ébène, mais leurs traits ne présentaient point ces lignes obtuses et camardes qui distinguent les nègres de la côte de Guinée. C'étaient deux profils grecs, taillés dans du marbre noir, et sous le jais luisant de leur peau il fallait reconnaître le type pur de la race caucasienne. Les matelots, disséminés sur le pont, semblaient craindre de franchir la ligne qui séparait en deux le navire. Le nabab et ses sombres serviteurs excitaient constamment l'attention curieuse de l'équipage, mais on ne jetait vers eux que des regards timides. Le capitaine, gros Anglais à la figure honnête et froide, se promenait à pas comptés le long du plat-bord. De l'autre côté du navire, un jeune marin s'asseyait, les bras croisés, sur les bastingages. Il avait la tête penchée contre sa poitrine, et sa figure disparaissait presque tout entière sous ses grands cheveux épars. Malgré ce voile, on sentait en quelque sorte sur ses traits pâles une douleur morne. Il y avait du désespoir dans cette pose insouciante et affaissée qui le penchait en équilibre au-dessus de l'abîme. S'il y avait un péril, le jeune matelot ne s'en inquiétait guère. Parfois même, il s'inclinait davantage en dehors de la balustrade, et ses yeux, où brillait alors un feu subit, semblaient regarder avec envie l'eau transparente... On ne faisait nulle attention à lui. Tous les regards étaient pour le nabab. Pour ne point troubler son repos, les ordres se donnaient presque à voix basse; on menait la manœuvre sans bruit, et le navire creusait silencieusement son sillage. Si quelque barque de pêcheur venait à couper la ligne blanche qu'il semait loin derrière lui, l'équipage breton, enveloppé soudain dans un nuage de fumée, se signait en tremblant comme les gens de la côte, et tâchait d'épeler sur la poupe de l'étrange navire les lettres d'or qui composaient le mot inconnu: EREBUS. Mise à part toute idée superstitieuse, les pêcheurs de la côte et les paysans rassemblés sur le rivage voyaient là une des plus rares merveilles qu'il eût été donné à l'homme de contempler. De moins ignorants et de moins crédules eussent éprouvé à cet aspect une surprise pareille. L'œuvre hardie et miraculeuse du génie humain leur apparaissait à l'improviste. _L'Érèbe_ était le premier bâtiment à vapeur qui eût coupé encore les vagues de l'Océan. On niait, en ce temps, la vapeur, non-seulement parmi le peuple, mais dans les classes les plus éclairées, comme on pourrait nier, de nos jours, la possibilité des voyages aériens. _L'Érèbe_ avait été essayé dans la Tamise, puis frété par notre nabab pour le trajet de Londres à Bordeaux. On se faisait alors une opinion fort exagérée des périls d'une semblable navigation, et c'était peut-être pour cela que notre nabab l'avait entreprise. Il y a des hommes qui n'aiment point à enfourcher la selle, sinon sur des chevaux sauvages et fougueux, que nul écuyer n'a su dompter encore. Ce nabab était un personnage remarquable: en dehors même de sa richesse et de ses mœurs bizarres, il méritait à plus d'un titre l'attention curieuse que lui portait l'équipage de _l'Érèbe_. A bord on savait un peu son histoire. Il se nommait Berry Montalt et portait le titre de major. Mais c'était de sa part pure modestie, car on n'ignorait point qu'il avait été général en chef des troupes de l'iman de Mascate, prince souverain de cet empire africain confinant à l'Asie, qui mesure plus d'étendue que la France réunie à l'Angleterre. Il était arrivé à Londres six ou huit mois auparavant, accompagné d'une suite vraiment royale. Il avait acheté un de ces rares palais qu'exclut ordinairement la plate uniformité de Londres, et qui était situé au bout de Portland-Place, en face du parc du Régent. Là son luxe avait étonné la ville qui ne s'étonne de rien. Dans cette lutte de magnificence effrénée qui commence tous les ans au mois de mars pour finir vers la fin de juin, et qu'on appelle la _saison_, il avait vaincu les plus riches et les plus fous. En quelques jours, Londres avait su son nom, et connu ce visage indolent et hardi qu'on n'oubliait point après l'avoir regardé seulement une fois. A son insu, il avait été proclamé le roi de la mode, le lion, le dieu... On parlait avec admiration de l'étrange roman de sa vie: Montalt avait gagné des batailles rangées et conquis des royaumes. Il ne manquait pas de gens pour citer les noms baroques de ses victoires et suppléer ainsi au défaut absolu de journaux qui se fait sentir dans l'empire de l'iman de Mascate. Avant de vaincre les hommes, il avait, disait-on, mené une existence solitaire et sauvage dans l'intérieur de l'Afrique. Il avait terrassé les grands tigres du Soudan et lutté corps à corps avec les lions de l'Atlas... C'était un héros. Sa gloire, méritée ou non, s'enflait sans relâche. L'invention s'additionnait avec la réalité pour lui faire une bizarre et romanesque renommée. Et comme il passait, toujours insouciant et dédaigneux, au milieu de la foule, l'invention s'échauffait jusqu'à l'enthousiasme; car la foule, semblable à une femme coquette, prodigue ses faveurs à qui ne les veut point. Montalt était beau, jeune, noble. Il avait au plus haut degré ce prestige que donnent les aventures. C'en était assez, et pourtant ce n'était pas tout. Sa fortune atteignait, en outre, au dire des nouvellistes, des proportions inusitées, et ne consistait en rien de ce qui constitue la fortune dans nos pays européens. Il n'avait ni terres, ni châteaux, ni actions de mines, ni créances sur le trésor. Sa richesse était excentrique comme lui-même. Ses millions tenaient dans le creux de sa main. Il possédait une boîte dont personne n'avait vu jamais le contenu. Cette boîte, que le roi George n'aurait peut-être pas pu acheter, était en bois de sandal, incrustée de diamants, gros et petits, disposés comme au hasard. Il y avait déjà des places vides sur le couvercle de la boîte; car, aussitôt que l'or manquait dans sa caisse, Montalt arrachait un des diamants les plus petits, et le vendait, comme un prodigue aliène, l'une après l'autre, les terres de son héritage. Mais on croyait qu'il en restait encore assez pour fatiguer la prodigalité la plus folle, pendant la plus longue de toutes les vies. Aussi ne se gênait-il point. Son hôtel de Portland-Place ressemblait au palais d'un souverain des _Mille et une Nuits_. On disait qu'il avait cinquante chevaux sans prix dans son écurie, une armée d'esclaves, et un sérail de cinquante femmes! Ceci, nous devons le reconnaître, n'avait jamais été parfaitement constaté, mais le fait passait pour acquis, et personne ne songeait à le révoquer en doute. De quoi Montalt n'était-il pas capable?... Ce luxe était, quoi qu'il en soit, sans exemple dans l'histoire de la fashion britannique. Les ladys scandalisées en tenaient bon compte au nabab. Le harem de Montalt faisait les frais de tous les thés de la noblesse et du _gentry_ dans le précieux _West-End_. Cinquante femmes! Des beautés asiatiques et africaines. Des houris de Circassie, des Vénus de Madagascar! Et aussi de belles filles de Londres en vérité, des sylphides de Paris, des Italiennes, des Espagnoles. On faisait, Dieu merci, la collection complète! Pour comble, on ajoutait que Berry Montalt s'ennuyait profondément au sein de ces délices. Ceux qui prétendaient savoir disaient qu'il ne franchissait jamais les portes closes de son paradis. Quel inépuisable sujet d'entretien! Quel plaisir on aurait eu à surprendre les secrets de ce cœur blasé! Ce qu'on savait donnait si extrême envie d'en savoir davantage! Les on dit se croisaient. Quelques-uns prétendaient que le nabab avait l'âme dure comme les diamants de sa boîte de sandal, et qu'il éprouvait un plaisir cruel à broyer sous ses pieds le bonheur d'une femme. D'autres affirmaient qu'il aimait un être mystérieux, caché à tous les regards. Pour les uns, il était froid comme un Antinoüs de marbre; pour les autres, il était jaloux comme Othello... Pour tous, le secret de son existence avait, sur le chapitre des femmes, quelque chose de sombre et de terrible... Mais il y avait une bien autre énigme! Ces femmes elles-mêmes, qui pouvait les retenir ainsi cloîtrées dans un pays libre? Était-ce l'avidité ou l'amour?... Quant à la moralité de ce luxe fantastique, il y avait une chose désolante. Montalt n'avait pas même, pour son sérail, l'excuse de la religion. Il ne connaissait point Mahomet, et se déclarait aussi bon calviniste que le doyen de Saint-Paul. Les ladys blâmaient énergiquement et se déclaraient _choquées_, ce qui est le suprême plaisir des ladys; mais elles s'occupaient outre mesure du major Berry Montalt, et chacune d'elles pouvait se persuader, _in petto_, que si le nabab avait eu le bonheur de posséder Sa Seigneurie pour cinquante et unième aimée, il aurait donné congé bien vite à toutes les autres. Un volume ne suffirait pas à rapporter tout ce qui se disait d'absurde ou de raisonnable sur le major Berry Montalt. C'étaient tantôt des louanges outrées, tantôt des calomnies folles. Ici on exaltait sa charité prodigue qui répandait autour de lui l'or à pleines mains; là on prétendait tout bas qu'un grand crime pesait sur sa vie passée, et que son opulence avait odeur de sang. Au dire des uns, il était fier et réservé au point de refuser orgueilleusement sa main d'aventurier à un membre du haut parlement; au dire des autres, on l'avait vu attablé dans quelque taverne des environs de Covent-Garden, fraternisant avec les boxeurs et les entraîneurs. Les éclectiques concluaient que tout cela était vrai en masse. Montalt était généreux et criminel comme les héroïques brigands de théâtre; il était à la fois superbe et curieux des bizarres joies du bas peuple. Aroun-al-Raschid et son visir Giafar n'allaient-ils pas jadis courir la pretantaine dans les cabarets de Bagdad? La chose évidente, c'est que Montalt était le plus capricieux des nababs, étant accordé que les nababs sont les plus capricieux des hommes... Berry Montalt quitta Londres comme il y était entré, à l'improviste, et d'une façon éblouissante. Le jour de son arrivée, on avait vu sa litière indienne, suivie par des équipages dignes d'un roi, monter lentement Regent-street, au milieu d'une foule innombrable de _cockneys_, pour gagner son palais de Portland-Place. Le jour de son départ, on vit sa magnifique voiture, entourée de ses noirs à cheval, se diriger vers la Tamise où l'attendait _l'Érèbe_, frété par lui seul. Une circonstance dut quelque peu dérouter les gloseurs qui avaient colporté de si belles histoires touchant le harem de Portland-Place. Montalt n'emmenait avec lui qu'une seule femme, dont le visage se cachait sous des voiles épais. Mais en définitive, cela ne prouvait absolument rien. Les autres sultanes du nabab avaient été sans doute congédiées avec de riches présents. Et les ladys avaient été trop doucement _choquées_ pour avouer jamais que le prétendu sérail de Berry Montalt était une pure et simple chimère... Quand les premiers flocons de fumée sortirent des cheminées de _l'Érèbe_, on ne voyait pas le pavé de London-Bridge, tant la foule des badauds était drue! Au moment où l'eau de la Tamise se blanchit sous les premiers tours des roues, il y eut de chaudes acclamations. On saluait à la fois le premier steamer, affrontant les périls de l'Océan, et le roi des nababs! Berry Montalt était entré avec sa compagne sous la tente de cachemire qui occupait l'arrière de _l'Érèbe_. Le navire s'ébranla. On aperçut durant quelques instants encore la noire crinière de fumée, déroulant au soleil ses masses changeantes, puis tout disparut dans la direction de Greenwich. Londres était veuf de son nabab cher, et retombait en proie à lord Chesterfield, au marquis de Waterford et à tous ces pauvres seigneurs qui se damnent, depuis des siècles, avec une tristesse héroïque, rossant le guet toujours, arrachant les marteaux des portes, ne se lassant jamais de boxer les porteurs de charbon et de boire en bâillant des tonneaux de xérès. * * * * * Il y avait quarante-huit heures que les matelots de _l'Érèbe_ avaient perdu de vue les tours jumelles de Westminster; aucun accident n'avait signalé jusqu'alors le voyage; malgré les hésitations de manœuvres inséparables d'un premier essai, tout donnait à croire que la traversée serait complétement heureuse, et que _l'Érèbe_ triomphant ferait le lendemain son entrée solennelle dans le port de Bordeaux. La mer, calme et belle, semblait sourire à cet hôte nouveau qui venait tenter ses hasards. Les trois quarts des matelots étaient oisifs, et employaient leur temps à causer du nabab. Tout ce que nous venons de dire était raconté par les plus savants avec force addition et variantes. Les marins de tous les pays sont d'intrépides romanciers. La vie de Montalt, déjà si étrange en réalité, prenait, en passant par leur bouche, une couleur tout à fait surnaturelle. Et plus l'histoire gagnait en merveilles, plus les regards des matelots, sans cesse attachés sur Montalt, devenaient curieux et timides. Il y avait pour eux, autour de son mâle visage au repos, comme une auréole fantastique. Dans la pensée d'une réunion de marins, un tel être ne pouvait pas rester sans influence sur le sort du bâtiment qui le portait. Les uns croyaient fermement que Berry Montalt était le bonheur du marin; les autres hochaient la tête en glissant une œillade craintive vers les deux noirs enfants de Madagascar et disaient: —Que Dieu nous protége!... Un seul matelot sur le pont de _l'Érèbe_ restait complétement en dehors de ces préoccupations. C'était le jeune marin à la longue chevelure, qui se tenait toujours à l'écart, appuyé contre le bastingage. Il ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui, et sans le tressaillement douloureux qui agitait parfois le bas de sa figure pâle, on aurait pu croire que le sommeil l'avait surpris. Aux matelots qui prenaient le soin d'arranger sa vie en naïve épopée, Berry Montalt n'avait pas accordé un coup d'œil; mais son regard était tombé deux ou trois fois, par aventure, sur le jeune marin qui ne s'occupait point de lui. Il fallait assurément quelque chose de plus grave pour déranger la paresseuse rêverie du nabab; néanmoins, une fois, au moment où il regardait le jeune matelot, celui-ci avait rejeté en arrière son épaisse chevelure, découvrant tout à coup les traits pâles et tristes de son visage. L'œil de Montalt s'était un instant animé, et une nuance d'intérêt s'était fait jour sous sa nonchalante insouciance. Ce visage inconnu faisait-il renaître en lui un lointain souvenir? Le soleil se couchait parmi les vapeurs rosées de l'horizon; l'air était tiède, le ciel limpide. L'œil de Montalt se perdit bientôt de nouveau dans le vide. On avait doublé Ouessant, et l'île de Molène montrait, au sud-est, sa côte rocheuse. Le nabab repoussa le tuyau de sa pipe et fit un geste de fatigue. —C'est long!... murmura-t-il en se parlant à lui-même; et il n'y a rien au bout du voyage!... Sa tête s'enfonça dans l'édredon des coussins, et ses yeux se fermèrent. —Seïd!... dit-il. Le noir qui tenait l'éventail se dressa sur ses pieds et demeura immobile aux côtés de son maître. —Va me chercher Mirze, reprit le nabab sans ouvrir les yeux. Seïd s'élança vers l'escalier conduisant aux cabines. Ses pieds nus effleuraient à peine le parquet brillant du pont. Au moment où il atteignait l'écoutille, la voix du nabab s'éleva de nouveau. —Seïd!... Le noir revint, docile. Montalt murmurait: —Que lui dirai-je?... Je ne l'aime pas... Oh! ceux qu'on nomme les malheureux ont un désir, au moins, et parfois une espérance!... Il y avait autour de ses lèvres un sourire amer. Les matelots disaient: —C'est trop heureux!... ça ne sait pas ce que ça veut!... —Rien!... poursuivait Montalt, c'est la vie!... et qu'y a-t-il après la mort?... Il rouvrit les yeux et vit Seïd qui attendait ses ordres. —Appelle le capitaine, dit-il. Seïd obéit silencieusement comme toujours. Le capitaine s'avança le chapeau à la main. —Où sommes-nous? demanda Montalt. —Sur la côte du Finistère, s'il plaît à Votre Seigneurie, milord, répondit l'Anglais avec respect. —La Bretagne!... gronda Montalt; encore la Bretagne!... Nous verrons donc toujours ce haïssable pays!... Le capitaine était un bon vivant, un de ces Anglais doux, patients, flegmatiques, entêtés, qui se rencontrent parfois, et dont le commerce facile contraste avec la repoussante humeur du Saxon de sang pur. Il n'était pas fâché de causer un peu avec son passager millionnaire. —Avec la permission de Votre Seigneurie, répondit-il, nous verrons les côtes de Bretagne jusqu'à la nuit, qui ne tardera pas à tomber... et demain nous entrerons dans la rivière de Bordeaux. —C'est long!... dit Montalt. —Pas trop!... surtout pour Votre Seigneurie qui a fait le tour de l'Afrique!... Mais ce n'est pas commun, milord, de trouver des gens qui s'ennuient à regarder les côtes du Finistère! Voilà dix ans que je fais la traversée de Londres à Bordeaux deux fois par semaine, sur les anciens paquebots à voiles, et j'ai toujours vu les _gentlemen_ s'extasier sur la beauté du paysage. Mais milord a peut-être ses raisons pour ne pas aimer la Bretagne... Montalt se souleva sur le coude; ses sourcils s'étaient froncés. —La Bretagne!... répéta-t-il, la Bretagne!... Il y a des choses qu'on déteste sans les connaître... Il me tarde de ne plus voir cette côte grise et aride que ne peuvent égayer le ciel bleu et le beau soleil... Il jeta vers le rivage un regard où il y avait une véritable haine; puis ses yeux se tournèrent vers la haute mer. —Tout ça dépend des goûts, murmura philosophiquement l'Anglais; moi la Normandie, la Bretagne, la Vendée, la Guienne... ça m'est égal. En changeant de direction, l'œil du nabab avait rencontré le jeune matelot, toujours immobile à la même place. —Qu'est-ce que c'est que cet enfant-là?... demanda-t-il. —C'est le Breton, répondit le capitaine. Les sourcils de Montalt se froncèrent davantage. —Encore!... s'écria-t-il; c'est bien cela! on les trouve partout... comme les juifs qui ont renié Dieu! —Décidément, milord n'aime pas la Bretagne, dit le capitaine... La barre à tribord, toi!... ajouta-t-il en s'adressant au timonier, et vous autres, chauffez!... Milord, nous allons gagner un peu au large pour faire plaisir à Votre Seigneurie... Voici la brume qui s'élève du côté de la terre... dans vingt minutes, nous ne verrons plus que le ciel et l'eau. On entendit grincer les gonds du gouvernail, et la cheminée vomit une vapeur plus noire. Le navire, changeant de direction, mit le cap sur la haute mer. Mais, au moment où il s'élançait dans cette ligne nouvelle, un fort craquement se fit entendre sous la hanche droite du navire, et chacun, sur le pont, éprouva une brusque secousse. Presque au même instant, _l'Érèbe_ tourna sur lui-même avec rapidité. La roue de gauche, mue par une vapeur plus intense, faisait jaillir l'eau écumante, mais la roue de droite ne fonctionnait plus. _L'Érèbe_ avait touché contre un de ces nombreux écueils à fleur d'eau qui défendent les abords d'Ouessant. —_Stop!_... cria le capitaine sans trop s'émouvoir. La vapeur siffla dans la soupape, et _l'Érèbe_ cessa de tourner. —Qu'y a-t-il donc?... demanda Montalt. —S'il plaît à Votre Seigneurie, répondit l'Anglais tranquillement, il y a que nous ne battons plus que d'une aile... Notre roue de tribord est brisée... et nous allons être forcés, j'en suis désolé pour vous, milord, de relâcher dans le port de Brest. —Je m'y oppose!... dit sèchement Montalt. L'Anglais salua. —Milord, répliqua-t-il humblement, le navire est à ma garde... et c'est en virant de bord pour complaire à Votre Seigneurie... —Jamais je ne mettrai le pied sur cette terre maudite, interrompit Montalt dont le front pâlissait sous le bronze de sa peau; jamais, vivant!... jamais! Il y avait sur son visage, tout à l'heure si froid, une émotion extraordinaire. —Milord!... voulut dire le capitaine. Montalt l'interrompit encore. —Moi, toucher le sol de la Bretagne! reprit-il avec une exaltation croissante; moi!... moi!... Vous ne savez donc pas?... Je suis l'ennemi de tout ce qui porte un nom breton... Un Breton!... est-ce un homme?... Moi qui jette l'or à pleines mains, je verrais un Breton me demander l'aumône à genoux, sans lui donner un morceau de pain!... Là!... là!... tenez... sous mes yeux!... ajouta-t-il en montrant la mer avec un geste d'une énergie terrible, je verrais un Breton périr... périr, entendez-vous?... et je ne lui tendrais pas la main!... Le capitaine regardait Montalt avec étonnement. Aux yeux des hommes froids, ces colères soudaines dont le motif ne se devine point sont une grande preuve de faiblesse. Le capitaine se tourna vers le groupe des marins qui attendaient, indécis, auprès de la machine, muette maintenant et immobile. —Bordez les voiles! dit-il. Il y a un mois, milord, ajouta-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur de prendre mon ancien paquebot, je vous aurais assuré de grand cœur contre toutes ces misères... mais on veut inventer toujours et faire mieux que le bien!... _L'Érèbe_ est un bateau à vapeur... Malgré tout le désir que j'ai de vous montrer mon respect, je ne peux pas le mener sous voiles jusqu'à Bordeaux. Les yeux noirs du nabab n'avaient plus déjà cet ardent éclat qui naguère illuminait sa prunelle; ce puissant courroux, qui semblait devoir briser tout obstacle, tombait peu à peu et s'affaissait sous le poids de sa paresse. —Quand j'ai mis le pied sur votre pont, dit-il pourtant, vous m'avez affirmé que j'y étais le maître... Jusqu'à cette heure, je n'ai rien ordonné. —Milord, répliqua l'Anglais, je réponds devant Dieu de votre vie et de celle de mes hommes. Les deux noirs écoutaient et regardaient. Leurs sombres visages disaient naïvement la surprise qu'ils éprouvaient à voir une créature humaine résister à leur maître. Le nabab avait remis sa tête sur les coussins. —Si je vous donnais mille livres, murmura-t-il, iriez-vous tout droit à Bordeaux?... —Mille livres! répéta l'Anglais; quand la peste serait sur les côtes de Bretagne, on n'en ferait pas davantage!... —Deux mille livres, dit le nabab qui ferma ses yeux à demi. —Impossible! milord. Les sourcils de Montalt se rapprochèrent légèrement. Ce fut tout. Il donna congé au capitaine d'un geste insouciant et ennuyé. Puis, il ferma tout à fait les yeux, et demanda sa pipe. Un nuage odorant s'éleva bientôt sous les tentures de cachemire, et, quelques secondes après, le nabab semblait replongé dans son indolence habituelle. Les deux noirs étaient là, l'œil au guet, prêts à deviner sa moindre fantaisie. Seïd soutenait la pipe d'ambre, tandis que son camarade agitait doucement les plumes flexibles de l'éventail. Impossible de se figurer un degré plus absolu de mollesse. A voir cet homme, on songeait au somnolent égoïsme de la Sybaris antique. L'apathie du corps et de la pensée étendait comme un voile lourd sur sa noble beauté. Il eût fallu la foudre pour l'éveiller de cet accablant sommeil. On devait se dire que tout était mort en lui, et qu'il aurait vu sans bouger ni s'évanouir la fin du monde. Tout était mort, excepté cette haine bizarre contre un pays inconnu: la Bretagne... Depuis qu'il avait touché la terre d'Europe, son front basané ne s'était rougi qu'une fois: c'était à l'idée de mettre le pied sur cette côte de Bretagne! Était-ce une folie? Et Dieu châtiait-il ainsi cette fière nature qui semblait s'anéantir dans l'inertie, après avoir sans doute usé toutes les délices, épuisé toutes les ivresses?... La brume tombait. Les gens d'Ouessant n'avaient pu voir la métamorphose qui changeait le brillant steamer en une pauvre barque à voiles. _L'Érèbe_ louvoyait avec lenteur parmi les écueils et les courants qui sont à l'ouest de Molène. Il gouvernait de son mieux vers la rade de Brest. Le soleil s'était couché au loin dans la haute mer. La nuit venait. Il n'y avait point de lune au ciel resplendissant d'étoiles. Montalt, perdu dans un demi-sommeil, voyait glisser autour de lui les matelots comme autant d'ombres silencieuses. Tout à coup il lui sembla qu'une de ces ombres se dressait au-dessus des autres, à tribord, pour disparaître bientôt dans la nuit. La mer rendit un bruit sourd. En même temps un cri s'éleva: —Un homme à la mer! D'autres disaient: —Le Breton!... c'est le Breton!... Montalt était sur ses pieds. C'eût été merveille pour ceux qui l'avaient vu naguère annihilé, pour ainsi dire, dans sa précédente inertie, d'admirer maintenant l'élastique vigueur de sa taille. On eût dit un de ces beaux lions du désert qui, s'éveillant tout à coup de leur superbe paresse, s'élancent d'un seul bond, franchissant des espaces énormes... Avant que le capitaine eût donné les ordres usités en pareil cas, le pied de Montalt touchait du premier saut la barre de fer du bastingage, et, l'instant d'après, il disparaissait sous les vagues. En même temps que le bruit de sa chute, on entendit deux bruits pareils: c'étaient Seïd et son noir compagnon qui venaient de plonger à leur tour. Par le calme qu'il faisait, on n'avait pas eu de peine à rendre le navire stationnaire. Deux minutes s'étaient à peine écoulées que Montalt, aidé de ses noirs, ramenait le jeune matelot breton, qui n'avait pas même perdu connaissance. Le capitaine tendit la main à Montalt pour l'aider à remonter sur le pont. Il y avait sur les traits du brave Anglais une véritable émotion. —Milord, voulut-il dire, Votre Seigneurie a-t-elle honte de son cœur généreux et noble?... Vous disiez tout à l'heure... Montalt lui imposa silence d'un geste brusque et froid, puis il se dirigea vers sa cabine en donnant l'ordre qu'on lui amenât le jeune matelot. On avait décoré avec un luxe exquis l'appartement que devait occuper le nabab durant la traversée. Au milieu d'un petit salon, parfumé selon la coutume asiatique, et tendu de soie du haut en bas, comme ces coffrets mignons destinés à renfermer les objets précieux, il y avait une femme jeune et belle, couchée, elle aussi, sur des coussins, et qui semblait rêver tristement. A l'entrée de Montalt, elle appela sur ses lèvres un sourire qui, malgré elle, s'imprégna de mélancolie. —Enfin!... murmura-t-elle; je ne vous ai pas vu de tout le jour, Berry!... et je suis bien malheureuse quand je ne vous vois pas. Montalt la baisa au front, et au moment où la jeune femme rougissait de plaisir, il dit froidement: —Je veux être seul, Mirze, laissez-moi. La pauvre Mirze courba la tête et se retira, obéissante. Seïd introduisait en ce moment le jeune matelot breton. Celui-ci avait rejeté en arrière les mèches mouillées de sa chevelure. On découvrait maintenant son visage qui annonçait une grande jeunesse, bien qu'il fût amaigri déjà et pâli par la souffrance. C'était une physionomie pensive et hautaine où se devinait un cœur droit, mais défiant, et comme une sauvage ignorance de la vie. —Monsieur, lui dit Montalt après avoir éloigné son noir du geste, répondez-moi franchement ou ne répondez pas du tout... c'est par l'effet de votre volonté que vous êtes tombé à la mer? —Oui..., répliqua le Breton qui tenait la tête haute et les yeux baissés. Montalt le considérait avec une attention croissante et son regard arrivait à exprimer un degré d'intérêt extraordinaire. On eût dit que tout au fond de son âme engourdie de vifs souvenirs s'éveillaient. —Vous êtes bien jeune, reprit-il, pour être fatigué déjà de la vie. —J'ai plus de vingt ans, répliqua le matelot. —Vingt ans!... murmura Montalt comme si ces mots se rapportaient à lui-même dans le passé. Puis il ajouta: —Pourquoi vouliez-vous mourir? Le Breton garda le silence. —Est-ce parce que vous êtes pauvre? poursuivit Montalt dont la voix s'adoucissait jusqu'à devenir paternelle. La joue du jeune matelot se couvrit de rougeur. —Vous m'avez sauvé la vie..., dit-il comme pour excuser auprès de lui-même ce que pouvait avoir de blessant cet interrogatoire. Ses yeux ne se relevèrent point, mais sa physionomie était un livre ouvert où s'écrivait lisiblement sa pensée. Comme Montalt ne répétait point sa question, il répondit enfin à voix basse: —On ne se tue pas pour cela!... —C'est vrai, dit Montalt. Mais pourquoi?... La tête du jeune matelot s'inclina sur sa poitrine. Montalt attendit un instant; puis il poursuivit encore: —Vous êtes Breton? —Oui. —On dit que les Bretons aiment leur pays, et voilà bien peu de temps que la France est en paix avec l'Angleterre... Comment se fait-il que vous soyez sur un navire anglais? Cette fois, le matelot répondit sans hésiter: —Quand je quittai mon père, ce fut pour servir le roi... On me fit novice à bord d'une frégate... Un des officiers m'insulta un jour dans le port de Brest... je le tuai. —En duel? —Je suis gentilhomme. Le sourire amical du nabab eut une légère nuance d'amertume. —Ah!... fit-il, vous êtes gentilhomme!... Moi je ne le suis pas!... Et serait-ce le remords d'avoir commis un meurtre qui vous poussait au suicide? Le Breton secoua la tête. —Vous ne voulez pas vous confier à moi? reprit Montalt; c'est votre droit... le mien est de vous parler comme un père... Je n'aime ni votre race ni votre caste, jeune homme... mais votre figure est comme le miroir d'un brave cœur... vous me plaisez... A votre âge un malheur, si grand qu'il soit, ne peut être sans remède... Il faut que vous me promettiez de vivre. Le Breton releva sur Montalt son regard où il y avait encore un peu de défiance farouche et beaucoup de gratitude. —Depuis que j'ai quitté mon pauvre vieux père, murmura-t-il, je n'ai trouvé partout qu'indifférence et dureté... Merci, milord... je me souviendrai de vous et je prierai pour vous... Quant à la promesse que vous me demandez, je me la suis déjà faite à moi-même... Se tuer est, dit-on, l'acte d'un lâche et d'un impie... je suis chrétien et j'ai du cœur! Montalt avança involontairement sa main que le jeune matelot toucha avec respect. Il y eut un silence. L'émotion qui était sur le visage du nabab s'effaçait peu à peu pour faire place à cette nonchalante froideur de l'homme qui ne croit plus et qui n'espère plus. —J'avais vingt ans aussi..., murmura-t-il enfin sans savoir que ses paroles étaient entendues; je souffrais tant! je pensai à mourir... Mais, moi aussi, j'étais chrétien et brave!... —Oh! s'écria le matelot avec effusion, je répondrais devant Dieu que vous êtes encore l'un et l'autre!... Le regard que lui jeta Montalt glaça son effusion, et le fit presque repentir de ses paroles. —Le suis-je?... prononça le nabab d'un ton sec et froid qui semblait couvrir un découragement profond. Puis changeant d'accent avec brusquerie, il demanda tout à coup: —Comment vous nommez-vous? —Vincent. —Vincent qui?... Tout à l'heure, le jeune matelot aurait répondu peut-être, mais le regard de Montalt lui avait rendu son ombrageuse défiance. —Je suis le premier de ma famille, dit-il, qui ait servi l'étranger... j'aurais honte de prononcer ici le nom de mon père. Le nabab étouffa un bâillement, et ses yeux prirent cette expression de lassitude ennuyée qui semblait leur être devenue naturelle. —Monsieur, dit-il, chacun est libre de placer comme il l'entend sa confiance... Excusez-moi si je vous adresse une dernière question... Puis-je faire quelque chose pour vous? Ceci était dit d'un ton très-froid, qui eût amené un refus sur la lèvre de tout homme d'une fierté même ordinaire. Pourtant le jeune matelot, dont la figure annonçait tant de hauteur, hésita un instant. Quand il prit enfin la parole, ce ne fut pas pour refuser. —Milord..., balbutia-t-il le rouge au front et les yeux fixés au plancher de la cabine, le capitaine m'a compté six livres sterling pour mes services durant la traversée de Londres à Bordeaux et retour... j'ai entendu dire que le bâtiment allait relâcher dans le port de Brest... Si je pouvais rendre les six livres au capitaine, je retournerais dans mon pays, que je n'aurais pas dû quitter peut-être, et où j'ai laissé tout ce que j'aime au monde... Le nabab retrouva son sourire et tendit une bourse à Vincent avec toutes les marques d'une franche satisfaction. —A la bonne heure! murmura-t-il. Vincent, dont la rougeur devenait de plus en plus épaisse, prit la bourse qui contenait une trentaine de souverains, et fit glisser dans sa main six pièces d'or. —Si vous voulez me dire où vous allez, murmura-t-il, j'acquitterai cette dette le plus tôt possible. Montalt fronça le sourcil. Et comme Vincent lui tendait toujours le restant de la bourse, il s'écria en frappant du pied: —Ne pouvez-vous prendre le tout?... —Si vous le permettez, dit Vincent, je prendrai encore une livre pour le voyage. —Le tout!... le tout!... le tout!... répéta par trois fois le nabab avec colère. —Non..., dit Vincent qui posa la bourse sur une table; je ne pourrais pas vous le rendre. Montalt saisit la bourse avec violence et la lança dans la mer à travers le carreau d'un sabord. —Ah!... fit-il amèrement, vous êtes un Breton et vous êtes un gentilhomme, M. Vincent!... c'est bien cela, pardieu!... et je vous reconnais, quoique j'aie eu la chance de ne pas rencontrer un seul de vos pareils durant de longues années!... —Milord..., voulut dire le jeune matelot, étonné de ce courroux dont il ne devinait point la cause. Montalt s'était levé et parcourait la cabine à grands pas. —C'est bien cela!... répétait-il, pas de cœur!... pas de cœur!... Quand un ami les interroge, le silence... est leur suprême vertu; c'est cet orgueil hébété qui ne veut rien devoir, même à un sauveur!... Il se jeta sur un divan à l'autre bout de la cabine. Vincent resta, lui, immobile et stupéfait à la même place. Les fantasques colères de cet homme bizarre s'allumaient et s'éteignaient avec une rapidité pareille. Avant que Vincent fût revenu de sa surprise, le visage du nabab avait repris sa nonchalante indifférence. Il s'étendit mollement sur son divan, et reprit au bout de quelques secondes: —M. Vincent, nous n'avons plus rien à nous dire... je vous souhaite beaucoup de bonheur. Bien qu'il fût difficile de trouver une forme de congé moins ambiguë, le jeune matelot ne bougea pas. Il s'était fait en lui, durant cette dernière minute, un travail rapide, et son cœur honnête lui avait expliqué le courroux de Montalt. —Milord, répliqua-t-il en surmontant son embarras, il se peut que vous n'ayez plus rien à me dire, mais moi je ne suis pas dans le même cas... j'ai compris que mon silence était de l'ingratitude... —Je vous déclare, M. Vincent, interrompit Montalt, que je n'ai aucune espèce d'envie d'entendre votre histoire. Il fallait du courage pour passer outre. Vincent franchit à pas lents la distance qui le séparait du nabab, et prit sa main avec une respectueuse hardiesse. —Vous m'avez fait un reproche cruel, dit-il doucement; c'est pour moi que je vous prie de m'entendre... Je crois que vous avez rencontré des hommes mauvais en votre vie, milord... Au moins, si vous vous souvenez de moi, vous direz qu'il est en Bretagne un cœur confiant et reconnaissant... —Orgueil!... pensa tout haut Montalt dont la voix était pourtant radoucie; dites ce que vous voudrez, je vous écoute. Le jeune matelot se recueillit un instant; et à mesure qu'il faisait retour vers le passé, un nuage de douleur profonde venait voiler son regard. —Nous sommes une famille autrefois puissante en Bretagne, dit-il; son nom est désormais tout ce que je vous cacherai, milord... La branche aînée de cette famille est restée riche, quoique bien déchue... La branche cadette, dont je suis, est indigente jusqu'à manger le pain des autres... Montalt renversa sa tête sur les coussins et ferma les yeux, suivant sa coutume. Vincent avait pris la résolution d'expier sa faute prétendue et d'aller jusqu'au bout. —Mes sœurs, mon père et moi, poursuivit-il, nous habitions le manoir de mon cousin germain, que j'appelais mon oncle à cause de la différence d'âge... Il était bon pour nous, et mon père nous disait sans cesse de l'aimer. «Mon oncle a une fille qu'on nomme Blanche... Avant de savoir ce que c'est que l'amour, je l'aimais...» —Une idylle bretonne! grommela le nabab avec humeur. —Je l'aimais..., continua Vincent qui parut ne point prendre garde à l'interruption; je ne sais pas si vous avez aimé ainsi en votre vie, milord... Moi je n'avais qu'une pensée la nuit et le jour... Sais-je ce que j'aurais fait pour elle?... Quand elle était triste, la pauvre enfant, mon cœur saignait... Quand elle souriait, je sentais dans mon âme la joie que les bienheureux doivent avoir au ciel!... «Je n'espérais guère, car Blanche était l'unique héritière des biens de la famille, tandis que moi je n'avais rien... Je ne me demandais jamais ce que serait l'avenir. Je la voyais: j'étais heureux... «Eussé-je possédé tous les trésors du monde, je n'aurais peut-être pas espéré davantage. Il y avait tant de respect dans mon amour! C'était d'en bas toujours que je la contemplais, comme on adore les anges de Dieu...» Vincent avait la tête penchée sur sa poitrine. Sa voix tremblait et ses yeux étaient humides... Ce n'était plus de l'ennui qui était sur le visage de Montalt. Une amère pensée plissait son front, et le récit de Vincent lui causait évidemment une sensation pénible. Le jeune matelot passa le revers de sa main sur son front où perlaient quelques gouttes de sueur. —Je ne peux pas vous dire, moi, milord, reprit-il avec une sorte de brusquerie, tout ce qu'il y avait de respect timide au fond de mon cœur!... La regarder seulement me semblait de l'audace... et quand je me voyais dans mes rêves effleurer sa douce main d'un baiser, j'avais du froid dans les veines comme à la pensée d'un crime. «Oh! il a fallu que Dieu me prît ma raison!... J'étais fou!... plus fou mille fois que les malheureux qu'on enchaîne à leur grabat derrière des grilles de fer!...» Le nabab écoutait maintenant avec une attention croissante. Vincent, au contraire, hésitait à poursuivre. Après s'être arrêté un instant, il reprit néanmoins avec lenteur et en faisant sur lui-même un visible effort. «Un jour, on donnait fête au manoir... il y a de cela bientôt six mois... C'était une de ces belles journées qui devancent la saison, et qui prêtent de brûlants rayons au soleil du printemps. «L'atmosphère était tiède; pas un souffle d'air n'agitait la verdure naissante. «J'étais malade depuis plusieurs semaines, et chaque nuit je tremblais de cette fièvre tenace qui semble s'exhaler de nos marais d'Ille-et-Vilaine...» —Ah!... fit Montalt; vous êtes d'Ille-et-Vilaine? —Oui. Ce jour-là, je me souviens que je souffrais davantage... A table, j'avais peine à me tenir droit sur mon siége. «—Allons, Vincent, me dit mon oncle, on n'apporte pas ainsi un visage d'hôpital parmi de joyeux convives!... Buvez comme un homme, ou allez vous mettre au lit!... «Je fus sur le point de me retirer, mais Blanche était en face de moi, à côté de sa mère; elle souffrait, elle aussi, d'un mal pareil au mien; son angélique visage avait comme un voile de pâleur... Mon Dieu! si vous saviez comme elle était belle!... «Je restai: pouvais-je me priver volontairement de sa vue? Et, pour avoir le droit de rester, je tendis mon verre, et je bus plus souvent que de coutume. «Quand on se leva de table, il y avait une brume mouvante au-devant de mes yeux, et je voyais les objets tourner confusément autour de moi. «Le jour baissait. Je sortis de la maison, et j'errai durant une heure dans les allées du jardin. «Je fuyais la foule. Ma tête brûlait, mon cerveau s'emplissait de rêves insensés, de rêves comme je n'en avais jamais eu avant ce jour, comme je n'en ai jamais eu depuis... «Les hôtes de mon oncle causaient et jouaient le long des charmilles. Quand j'entendais le bruit de leurs voix, je m'éloignais, parce que leur gaieté me blessait le cœur. «Il y avait, à l'extrémité la plus reculée du jardin de mon oncle, un berceau épais où Blanche aimait à se retirer durant la chaleur du jour. «Bien souvent, je passais de longues heures à contempler sa belle rêverie à travers les branches de la charmille. «D'instinct et sans le savoir, je m'étais dirigé vers ce berceau. «La nuit était sombre et lourde. Quand j'arrivai au seuil de la chambre de verdure, je vis une forme blanche étendue sur le banc de gazon qui en occupait le centre...» Le jeune matelot s'arrêta encore. Les paroles tombaient une à une et comme brisées de sa lèvre pâle. Une chose étrange, c'est que le nabab semblait lutter avec lui d'émotion profonde. Sous le masque de bronze qui couvrait son visage, Montalt était d'une pâleur livide. Pendant le silence qui se fit, on eût pu entendre sa respiration pénible et oppressée. Quand Vincent reprit la parole, sa voix sourde et voilée arrivait à peine jusqu'aux oreilles de Montalt. —Il n'y avait en moi ni raisonnement ni pensée, dit-il; j'entrai dans le berceau; je m'agenouillai auprès de Blanche endormie et je l'adorai silencieusement, comme on adore Dieu. «J'entendais, tout près de mon oreille, son souffle égal et doux; je comptais les battements de son cœur... «Les instants s'écoulèrent. La nuit avançait. Les voix rieuses des convives n'arrivaient plus jusqu'à nous. «Nous étions seuls, mon sang brûlait mes veines... «Blanche dormait toujours, et mes yeux habitués à l'obscurité la voyaient sourire à son rêve. «Je ne sais si mon oreille me trompa. Jamais je ne lui avais dit mon amour; et pourtant, il me sembla l'entendre prononcer mon nom dans son sommeil...» Vincent tremblait et ses jambes manquaient sous le poids de son corps. Le nabab demeurait immobile, mais de grosses gouttes de sueur sillonnaient son front et ses tempes. Vincent n'y prenait point garde. «—Le démon!... le démon!... murmura-t-il avec égarement; le démon prit mon âme!... Dieu m'abandonna... je me levai... mes lèvres touchèrent les lèvres de Blanche... «Blanche dormait toujours... «Oh! pourquoi la foudre ne m'a-t-elle pas frappé en ce moment? «La pauvre enfant s'éveilla entre mes bras qui la pressaient avec délire. Elle poussa un grand cri. Le remords avait déjà remplacé l'ivresse... moi, je m'enfuis comme un criminel... «Toute la nuit j'errai dans la campagne. L'enfer était au fond de mon cœur...» Montalt ne bougeait pas, mais son visage peignait une indicible torture. Il n'écoutait plus le jeune matelot, qui achevait sa confession d'une voix navrée. «—Je la revis le lendemain, disait-il; les anges ne devinent point le mal... elle ne m'avait pas reconnu... elle ne savait pas... elle souriait!...» Vincent se couvrit le visage de ses mains, et un sanglot déchira sa poitrine. Il y eut un long silence. Tout à coup le jeune matelot sentit une main de fer qui étreignait son bras; il laissa retomber ses deux mains, croisées au-devant des yeux, et vit la haute taille du nabab debout et immobile auprès de lui. Montalt était si pâle qu'on eût dit un fantôme. Un sourire plein d'amertume et de douleur relevait les coins de sa lèvre. On lisait dans son regard une sorte de folie froide et poignante. —Où donc avez-vous appris cette histoire?... demanda-t-il d'une voix basse et saccadée. Vincent ouvrit de grands yeux étonnés. —Répondez-moi!... répondez-moi!... dit le nabab en secouant son bras avec une violence terrible; saviez-vous à quoi vous vous exposiez en venant jusque chez moi me dire que je suis un lâche et un infâme?... —Vous!... balbutia Vincent stupéfait. —Moi!... moi!... répéta Montalt avec force. Puis sa voix faiblit, épuisée, tandis qu'il ajoutait: —Tout cela est vrai!... tout cela est bien vrai!... elle était plus belle que les anges!... et le démon me frappa de folie... Mais n'ai-je donc pas encore assez souffert pour expier mon crime?... Vincent croyait rêver; plus il s'efforçait de comprendre, plus la nuit se faisait épaisse dans son esprit. Montalt lui lâcha le bras tout à coup, et se laissa tomber anéanti sur son divan. Il resta là sans mouvement pendant plus d'une minute; puis il tressaillit comme on fait à un brusque réveil. —Laissez-moi!... dit-il à Vincent. Le jeune marin s'éloigna aussitôt. Quand il fut parti, Montalt mit ses deux mains sur son cœur qui défaillait; un gémissement sourd sortit de sa poitrine. Puis il fit un effort pour se lever, et gagna en chancelant un meuble de forme étrangère, qu'il ouvrit à l'aide d'une petite clef suspendue à son cou par une chaîne d'or. Il prit une boîte un peu plus large que la main, dont le couvercle disparaissait sous une garniture de diamants d'une eau éblouissante. Ses doigts tremblaient, tandis qu'il hésitait à soulever le couvercle de la boîte. Quiconque eût assisté à cette scène solitaire, se fût demandé quel trésor était assez précieux pour mériter une semblable enveloppe. Car il y avait plusieurs millions sur le couvercle de cette boîte. Montalt l'ouvrit enfin: elle ne contenait qu'une boucle de cheveux blonds, fins et doux comme des cheveux d'enfant ou de jeune fille. Les traits de Montalt peignaient un recueillement grave et profond. Il contempla durant plus d'une minute la boucle de cheveux. Une sorte de religieuse extase l'absorbait... Ses paupières battirent. Un nom murmuré doucement s'échappa de ses lèvres, un nom de femme... Il tomba sur ses genoux, et deux larmes roulèrent le long de sa joue. II LA FÊTE. Trois ans s'étaient écoulés depuis ce soir d'orage où le jeune M. Robert de Blois et son écuyer Blaise avaient franchi pour la première fois le seuil du manoir de Penhoël. La nuit tombait. Le marais cachait déjà sa vaste pelouse coupée çà et là par quelques ruisseaux paisibles. A la place même où nous avons vu le bac de Benoît Haligan traîné par l'inondation furieuse, les maigres troupeaux de Glénac paissaient tranquillement l'herbe parfumée. La rivière de l'Oust coulait silencieuse entre les deux collines au passage de Port-Corbeau. Le ciel était noir. La nuit venait, pesante et chaude, après une étouffante journée. A mesure que l'ombre devenait plus épaisse, on voyait s'allumer des lueurs le long de ce cordon de petites montagnes qui font une ceinture aux marais de Glénac. Ces lueurs pouvaient se compter par le nombre des bourgs riverains du marais. Chaque paroisse avait la sienne. Un étranger, arrivant de Redon par la route de la Gacilly, aurait pu penser que cinq ou six incendies s'étaient allumés à la même heure dans tous les villages du canton. Mais, pour les gens du pays, ces lointaines lumières n'avaient rien de sinistre. Elles signifiaient, au contraire, ébattement et bombance; pour les bons gars, course à l'oie, _papegault_[4], lutte corps à corps et guerre des fouets; pour les filles, concert solennel et danses sur la place de la mairie; pour tout le monde, le tonneau de cidre, orné de fraîches ramées de châtaigniers, mis en perce devant la porte de l'église. [4] Tir au fusil. C'était le 25 août 1820. On fêtait la Saint-Louis, en l'honneur du roi Louis XVIII. De tous les feux de joie, le plus beau et le mieux flambant était sans contredit celui de la paroisse de Glénac, allumé dans l'air de la métairie de Penhoël, au-dessous du manoir. Il y avait au moins cinquante fagots et une douzaine de pétards. René de Penhoël, maire de Glénac, en personne, y avait mis le feu à l'aide d'une belle torche bleue fleurdelisée d'argent. La flamme montait gaiement vers le ciel, éclairant à la fois le manoir neuf, les vieilles murailles gothiques et la Tour-du-Cadet. A l'entour, les paysans riaient, buvaient et dansaient. Un peu plus loin, dans les jardins illuminés du manoir, la population noble et bourgeoise de la contrée, la _société_ avait aussi sa fête. Penhoël, tout en faisant dresser une table pour les paysans dans l'aire de sa ferme, avait ouvert ses salons aux gentilshommes du voisinage. Il y avait eu festin, et le bal allait commencer. On ne voyait dans les allées du jardin que robes de soie antiques et beaux habits campagnards. Le vin de Penhoël était bon; le cidre de la métairie était excellent; les nobles hôtes du jardin rivalisaient de belle humeur avec les convives de l'aire, de même que les lampions prodigués luttaient de clartés vives avec le feu de joie. C'était un bon jour pour tout le monde, et l'on n'en était pas à savoir que le maître de Penhoël faisait bien les choses, quand il s'y mettait. Toutes ces lumières, répandues à profusion au sommet de la côte où s'élevait le manoir, faisaient contraste avec les ténèbres environnantes, et jetaient dans une nuit plus profonde les versants boisés de la colline. La pente roide qui descendait au Port-Corbeau était surtout plongée dans une obscurité complète. Le taillis de châtaigniers semblait un grand tapis noir, aux bords duquel le cours tranquille de l'Oust mettait une étroite frange d'argent. La rampe abrupte faisait ombre au bas de la montagne; nul reflet n'y arrivait, et c'est à peine si quelques échos lointains des mille bruits de la fête y descendaient comme un murmure perdu. Au milieu de ces ténèbres et de ce silence, on voyait pourtant, à travers les branches des châtaigniers, une petite lueur rougeâtre, et l'on entendait de temps en temps comme un cri sourd. La lueur et le cri sortaient tous deux de la loge de Benoît Haligan, le sorcier, dont la porte était grande ouverte. C'eût été pitié que de voir, si près de cette joie bruyante, la scène solitaire et désolée qui avait lieu dans la loge du pauvre passeur. L'intérieur de la cabane était tel que nous l'avons vu dans la première partie de cette histoire: un grabat entre quatre murailles nues et humides, auxquelles pendaient çà et là quelques instruments de pêche. Mais le grabat semblait plus misérable encore qu'autrefois; les murailles s'étaient lézardées, et les filets de pêche tombaient en lambeaux. Benoît Haligan paraissait avoir subi l'effet du temps plus cruellement encore que sa loge ruinée. Il était étendu sur son grabat, hâve comme un spectre, la bouche béante et les yeux fixes. Son souffle râlait dans sa gorge, et des gouttes de froide sueur brillaient sur sa joue livide à travers les poils longs et clair-semés de sa barbe. Il ne bougeait pas. Seulement, lorsqu'un pétard détonait au haut de la montagne, ses lèvres se prenaient à remuer lentement. Il murmurait une prière pour les _bleus_ qu'il avait tués sur la lande, durant les guerres de la chouannerie... Il y avait bien des mois que le vieux passeur gisait ainsi sur son lit de souffrance. Depuis deux années et plus, il n'avait pas mis le pied sur son bac, dont la clef était maintenant au manoir. Son agonie, trop longue, avait usé à la fois la compassion et la terreur superstitieuse des bonnes gens du pays. On ne le craignait plus guère, bien qu'il passât toujours pour sorcier, et ses voisins avaient oublié la route de sa cabane. Il se mourait tout seul, lentement et tristement. Sans les deux jeunes filles de l'oncle Jean, Diane et Cyprienne de Penhoël, qui venaient chaque jour s'asseoir à son chevet, des semaines entières se seraient écoulées sans qu'un être humain passât le seuil de sa cabane. Parfois, à les voir paraître belles et douces comme un rayon de consolation divine, le passeur retrouvait un sourire. Mais d'autres fois ses paupières se baissaient et un voile de douleur plus morne tombait sur son visage. Ses traits immobiles prenaient alors comme une expression de pitié. Il priait à voix basse, et au milieu de sa prière d'étranges paroles s'échappaient de ses lèvres. On eût dit qu'il voyait les jeunes filles déjà mortes dans le même cercueil, car, au lieu de demander à Dieu leur bonheur en ce monde, il priait pour le repos de leurs âmes durant l'éternité. Et il joignait ses mains amaigries en pronostiquant malheur à tout ce qui portait le nom de Penhoël. Mais le vieux Benoît Haligan était fou depuis bien longtemps; chacun savait cela. Personne n'était sans l'avoir entendu dire plus d'une fois que sa maladie venait du jeune M. Robert de Blois et de son domestique Blaise. Depuis ce soir d'orage où il avait monté dans le bac, pour ne point abandonner le maître de Penhoël, il ne s'était pas relevé. Dieu merci, le maître de Penhoël, qui aurait dû partager le même mal, se portait à merveille, et jamais on n'avait vu paire d'amis s'entendre mieux que lui et le jeune M. Robert de Blois. On laissait dire l'ancien sorcier, qui se mourait tout bonnement de vieillesse... Assurément, parmi les joyeux danseurs qui se trémoussaient sur la terre battue de l'aire, personne ne songeait à lui en ce moment. Le feu de joie brûlait, le cidre coulait: Vivent le roi et les jolies filles! Et vive aussi l'absent! car cette fête de Louis n'était pas pour le roi tout seul. L'aîné de Penhoël se nommait Louis comme le roi, et il y avait là de vieux paysans qui vidaient leur écuelle à son souvenir, bien plus souvent qu'en l'honneur de Sa Majesté. Devant la porte de la ferme, un groupe de graves métayers, présidé par le père Géraud, aubergiste de Redon, parlait de M. Louis sans se lasser, avec ce mélancolique bonheur des gens qui aiment et qui regrettent. Là, pas une voix qui ne fût émue en prononçant le nom de l'aîné de Penhoël. Chacun recueillait ses souvenirs: on rappelait une anecdote cent fois racontée, un trait de courage, une preuve de bon cœur, une joyeuse étourderie... C'était la Saint-Louis. Ce jour appartenait à Penhoël, bien avant que le roi de France eût repris son trône. Depuis dix-huit ans que le jeune monsieur était parti, ce jour était consacré tout entier à son souvenir. Les vieux marins qui avaient servi sous le commandant, les anciens compagnons de M. Louis se réunissaient tous les ans pour parler du bon temps passé. Quel fier chasseur! On connaissait le son de sa trompe tout le long du marais, jusqu'au confluent de l'Oust et de la Villaine. Il courait mieux que les gars de Saint-Vincent! A la lutte, il faisait plier les reins des glorieux de Saint-Pern et de Questemberg! C'était lui qui lançait la barre le plus haut et le plus loin, lui toujours! Au _papegault_, c'était la balle de son beau fusil qui allait se ficher sur le clou! Et quand il avait gagné le prix de la lutte, le prix de la course, le prix du tir et encore le prix de la barre, ah! personne n'avait oublié cela: —Tiens, papa Géraud, le mouchoir de cou est pour ta femme! Mathurin, tu es le plus pauvre, à toi le mouton! Et la bourse brodée de laine rouge à l'un; et à l'autre, l'épinglette d'acier avec ses belles touffes de soie!... Oh! le cher jeune monsieur!... A mesure qu'on parlait, le groupe devenait plus nombreux. Quelques ménagères s'approchaient; elles avaient peut-être, elles aussi, leurs souvenirs. Les jeunes gens venaient écouter les récits des vieillards. Et quand le père Géraud, l'œil humide et la voix tremblante, levait son verre à la mémoire de Louis de Penhoël, les jeunes gens demandaient: —M. Louis avait-il donc le poignet plus vigoureux que Vincent? le pied plus alerte, la main plus sûre, le cœur plus généreux?... Hélas! Vincent aussi avait quitté la maison de son père. On disait qu'il était parti pour se faire matelot sur un bâtiment du roi. Matelot, comme le fils d'un pauvre homme, Vincent, le propre neveu du commandant de Penhoël! On avait beau fermer les yeux et vouloir douter, il y avait comme un malheur autour de cette famille aimée. René de Penhoël restait bien au manoir, riche encore et respecté, mais ceux qui avaient connu l'absent disaient tout bas que la vraie gloire de Penhoël était morte... Au moment où l'on avait allumé le feu de joie, les nobles hôtes du manoir avaient daigné se mêler, suivant la coutume, aux danses villageoises; puis la fête s'était séparée en deux camps: paysans et paysannes avaient continué de sauter dans l'aire, tandis que les cavaliers de bonne maison continuaient le bal avec leurs dames dans un salon de verdure, ménagé au milieu du jardin. Notre ami Blaise, le teint fleuri et la mine imposante, présidait à la fête villageoise. Tout le monde l'appelait M. Blaise bien respectueusement; il portait un costume d'apparat qui ressemblait plus à l'habit d'un homme comme il faut qu'à la livrée d'un domestique. Tandis qu'il dominait les paysans de l'aire de toute la hauteur de son importance, son maître, M. Robert de Blois, était, dans le jardin, le roi du bal. Personne, en vérité, ne pouvait lutter avec lui d'élégance et de belles manières. C'était lui qui donnait les ordres et qui faisait les honneurs. René de Penhoël ne paraissait point, et personne ne songeait à s'en inquiéter. M. de Blois était là; pouvait-on souhaiter un autre amphitryon? Il se multipliait; il se montrait gracieux pour tous et pour toutes. Il était si bien l'ami de la maison qu'aisément on eût pu l'en croire le maître. L'assemblée était fort bizarrement composée. Il y avait de charmantes jeunes filles et des demoiselles d'un ridicule très-avancé. Parmi les premières, il fallait distinguer Blanche de Penhoël, la plus jolie de toutes. Elle avait maintenant quinze ans. Sa jeunesse tenait complétement ce qu'avait promis son enfance. Impossible de trouver une beauté plus douce et plus harmonieuse. Son regard timide avait conservé cette expression tendre et presque céleste qui lui avait valu de la part des bonnes gens du pays le surnom de l'Ange de Penhoël. Elle portait une robe de mousseline blanche, bordée par une guirlande de petites fleurs bleues. Cette toilette allait à son visage et à la grâce languissante de sa taille. Quand parfois elle quittait le salon de verdure pour aller chercher sa mère au jardin, et qu'on la voyait se perdre dans le demi-jour des longues allées, elle ressemblait à ces pâles et belles visions que se faisait la poésie des bardes de Bretagne. Il y avait des moments où le visage de Blanche exprimait le plaisir naïf de l'enfant qui se sent naître jeune fille: la joie inconnue du premier bal. Ses traits rayonnaient alors; un éclair s'allumait dans l'azur de ses grands yeux. Puis sa paupière retombait, triste; le sourire ébauché mourait sur sa lèvre. Dans ce cœur de quinze ans, y avait-il déjà une douleur cachée?... Robert de Blois s'empressait beaucoup autour d'elle, et y mettait même une sorte d'ostentation. Il ne cédait guère l'honneur de prendre sa main pour la contredanse qu'à un seul rival, auprès de qui ses manières avaient un singulier mélange de cordialité feinte et d'inquiétude dissimulée. Ce rival n'était autre que le jeune comte Alain de Pontalès, héritier unique de l'ancienne fortune des Penhoël. Car, nous devons le dire tout de suite, cette grande haine de famille, qui existait autrefois entre Penhoël et Pontalès, avait pris fin, grâce à l'intervention de Robert. Le manoir et le château voisinaient maintenant. René s'était résigné à voir des étrangers occuper le domaine de ses pères. En définitive, le vieux Pontalès était un brave homme, capable de rendre service à l'occasion. Personne n'ignorait que Penhoël avait puisé plus d'une fois, depuis trois ans, dans sa bourse toujours bien garnie. Aussi passaient-ils tous les deux pour être les meilleurs amis du monde. Penhoël possédait, comme nous l'avons dit, par lui-même et du chef de son frère absent, une quarantaine de mille livres de rente. C'était plus qu'il n'en fallait pour soutenir honorablement le train de vie adopté par la famille. Mais depuis trois ans les choses avaient changé. Un élément nouveau avait été introduit au manoir. L'hospitalité grande et simple s'était transformée en un luxe prodigue, et les quarante mille livres de rente, doublées tout à coup par miracle, n'auraient plus suffi aux dépenses de Penhoël. Or, chaque fois que les dépenses d'un homme riche excèdent de beaucoup son revenu, quelque diabolique expédient lui vient en tête: il faut être sûr que cet homme, sous prétexte d'arrêter le désastre, précipitera sa ruine. Penhoël était devenu joueur. La cause de ces désordres nouveaux était une femme, jeune encore et remarquablement belle, qui se promenait en ce moment au bras du jeune Pontalès, dans le salon de verdure, et dont la riche toilette excitait la jalousie de toute la partie féminine de l'assemblée. Dans cette femme fière et portant au mieux sa riche parure, nous eussions difficilement reconnu la pauvre fille que nous avons vue arriver autrefois à l'auberge du _Mouton couronné_ avec une robe poudreuse et des souliers en lambeaux. C'était Lola pourtant, la dormeuse à qui maître Blaise refusait jadis un petit morceau de fromage, et qui avait maintenant assez de perles dans ses cheveux noirs pour payer l'auberge du bon père Géraud. Le maître de Penhoël l'aimait d'une passion aveugle, et se ruinait pour elle. Il l'aimait en esclave... un regard de Lola l'eût fait courir au bout du monde. Et pourtant son amour était plein de remords. La vue de sa femme qui souffrait sans se plaindre le poursuivait comme un accablant reproche. Sa fille, surtout, qui avait été si longtemps son adoration et son orgueil, eût été bien forte contre cet amour, s'il n'y avait eu au fond du cœur du maître de Penhoël un de ces doutes tenaces qui empoisonnent la vie... Il s'était jeté dans la passion qui l'absorbait maintenant avec fureur, et comme on s'enivre pour fuir la voix de sa conscience... La province a des anathèmes bien amers pour les mœurs parisiennes. Elle ressemble à ces femmes laides, à cheval sur leur vertu inattaquée, qui étourdissent les gens au déplaisant fracas de leur austérité. Mais quand la province se met à faire du vice, elle va plus loin que Paris, qui garde au moins la pudeur et ne jette jamais le voile. La province n'y prend point tant de façons; elle va bonnement son chemin, et voici ce qui arrive: si le vice est pauvre, on l'écrase; si le vice est riche, on l'accepte. Point de milieu! La province ne sait ni fermer les yeux ni tourner la tête. Elle voit tout, parce que son œil curieux se colle au trou des serrures. Quand elle a vu, elle compte. Suivant le résultat du calcul, elle va lever le pied pour écraser le coupable, ou courber la tête pour le saluer jusqu'à terre. René de Penhoël était riche; il avait droit de scandale. Parmi les quelques hobereaux indigents et les quelques bourgeois, composant la _société_ du pays, personne n'ignorait sa conduite; et pourtant, personne ne songeait à l'excommunier. On allait chez lui, on se faisait même grand honneur de ses invitations; mais pour moitié moins, on eût lapidé un pauvre diable. Seulement, comme certains bruits commençaient à courir dans les environs, attaquant, non plus la réputation de Penhoël, mais l'état de sa fortune, la _société_, tout en gardant de prudents dehors de respect, le déchirait tout bas à belles dents. C'était un acquit de conscience. La partie sage de l'assemblée, les maris graves, les dames décidément trop lourdes pour danser encore et les demoiselles aigries par un célibat dont le terme ne venait point, avaient un vague remords de fréquenter ce pécheur, et pensaient expier leur faute en exagérant ses torts. Tandis que les jeunes gens foulaient gaiement le gazon, la galerie assise glosait, Dieu sait comme! La calomnie est une douce pénitence; dans leur fureur d'expiation, ces dames et ces messieurs envenimaient le mal et ne se faisaient point scrupule d'envelopper beaucoup d'innocents dans leur tardif anathème. On était libre en ce moment. La danse avait éloigné du petit cercle grave toutes les oreilles profanes. René de Penhoël avait quitté le bal pour s'enfermer avec M. de Pontalès le père, et l'homme de loi. Quant à Madame, elle se promenait à l'écart, au bras du bon oncle Jean. C'était l'instant de mordre. On mordait. Robert, Lola, Penhoël, Madame elle-même, tout le monde y passait. Parmi les hôtes du manoir, il n'y avait qu'un seul homme infaillible et impeccable, c'était le vieux marquis de Pontalès, lequel possédait soixante mille livres de rente au soleil! L'influence de cet honnête cénacle ne s'étendait point jusqu'au bal qui se poursuivait, joyeux et rieur. L'orchestre campagnard jouait à tour de bras, et le tapis de verdure ne chômait guère. Il y avait là surtout deux couples dont la gaieté communicative et jeune ranimait à chaque instant le plaisir et se chargeait de redonner l'élan à la fête: c'étaient Cyprienne et Diane de Penhoël, les jolies filles de l'oncle Jean, avec leurs cavaliers, deux enfants comme elles, deux beaux et braves enfants dont le sourire vous eût égayé le cœur. Cyprienne dansait avec Roger de Launoy, qui était devenu un charmant cavalier, à la figure hardie et sentimentale en même temps; Diane donnait sa petite main blanche à un jeune homme dont la mine résolue et spirituellement insoucieuse eût été remarquée par tous pays. C'était un peintre parisien que Penhoël avait fait venir pour orner dignement les appartements de Lola. Depuis deux ans qu'il était en Bretagne, le jeune peintre avait fait une énorme quantité de fresques et de portraits. Personne, dans la société, n'était à même de trancher la question de savoir s'il avait ou non un talent artistique. Lui-même n'en savait trop rien peut-être. Il peignait ce qu'on voulait et surtout tant qu'on voulait; il prenait la vie comme on la lui donnait, riant au jour le jour et ne soupçonnant point qu'on pût songer au lendemain. Roger et lui étaient amis jusqu'au dévouement, bien qu'ils ne se fussent jamais fait de grandes protestations de tendresse. Il se nommait Étienne Moreau. Quand on ne lui donnait point de salle de billard à orner ou des perdrix défuntes à grouper avec des lièvres assassinés au-dessus des portes; quand il désespérait de trouver Diane au jardin et qu'il se lassait de courir la campagne avec Roger, il se retirait seul parfois dans sa chambre. C'était bien rare. Dans sa chambre il n'y avait qu'une toile ébauchée. La plupart du temps, il regardait cette toile, les bras croisés, sans songer à prendre sa palette. Mais parfois, lorsqu'un beau rayon de soleil venait jouer dans les hauts châssis de sa fenêtre, il saisissait tout à coup ses pinceaux et ajoutait quelques touches à la toile à peine commencée. Cela ne ressemblait point aux fresques de la salle de billard, ni aux dessus de portes qu'il peignait avec une fécondité si obéissante pour le maître de Penhoël. C'était une peinture hardie et d'un style étrange. Le tableau représentait une jeune fille vêtue en paysanne, et jouant de la harpe. C'était le portrait de Diane. De sa vie, Étienne n'avait rêvé, jusqu'au moment où les traits de Diane de Penhoël avaient surgi, vivants, de la toile, sous son pinceau timide et comme incertain. Maintenant, quand il était seul avec son tableau, il rêvait. Il aimait Diane, Diane l'aimait. Ils ne se parlaient jamais d'amour. Dans les longues causeries qu'ils cherchaient et qui les faisaient heureux, ils n'avaient guère qu'un seul sujet d'entretien. C'était un choix bizarre; ils causaient de Paris. L'artiste sans souci enseignait la grande ville à la jeune fille de Bretagne. La jeune fille écoutait, curieuse, émue. Ce n'était jamais elle qui changeait de conversation, et c'était toujours elle qui ramenait la première le nom de Paris pour interroger, pour savoir... Ses yeux brillants s'animaient. Il y avait en elle un secret dont Étienne n'avait point sa part. Paris! c'était un conte de fées! la ville où la femme est reine, où les rêves se réalisent, où le vrai touche au merveilleux, où nulle espérance n'est folle!... Étienne disait parfois en finissant: —On y souffre comme ailleurs, Diane... plus qu'ailleurs... et Dieu veuille que vous gardiez toujours votre douce vie de Bretagne! Diane ne répondait point. Elle retournait auprès de sa sœur dont la nature, moins réfléchie, avait aussi moins d'audace, mais qui pourtant se laissait prendre aux fougueuses imaginations de Diane. Paris! Paris! c'était leur songe aimé... Mais si, tout à coup, on leur eût montré la route ouverte et la chaise de poste attelée, eussent-elles osé? eussent-elles voulu? Madame, qu'il aurait fallu quitter! et Blanche, le pauvre ange!... Roger de Launoy, leur compagnon d'enfance, songeait, lui aussi, à Paris. Il était fier. La douceur de son caractère ne l'empêchait point de ressentir profondément la froideur avec laquelle Penhoël le traitait depuis l'arrivée des étrangers au manoir. Robert et Lola s'étaient emparés du maître, qui ne voyait plus que par leurs yeux. Tous ceux qu'on aimait avant cela étaient devenus indifférents, pour ne rien dire de plus. Sans Madame, qu'il chérissait d'une tendresse respectueuse et dévouée, sans Cyprienne qu'il aimait d'amour, Roger de Launoy aurait quitté le manoir déjà depuis longtemps. Que fût-il devenu? Il ne savait, mais il était intelligent et il avait du cœur... Aujourd'hui ces préoccupations étaient mises de côté. On était tout à la fête; on riait, on se croyait heureux! Les deux jeunes filles portaient toujours leurs costumes de paysannes, mais on eût pu croire que c'était pure coquetterie, tant la jupe courte et le spencer collant leur allaient à merveille. Leurs tailles charmantes ressortaient sous la futaine; les souliers à boucles d'étain ne pouvaient grossir leurs pieds délicats et mignons; l'étroit serre-tête lui-même, qui laissait échapper à profusion les masses bouclées de leurs cheveux châtains, était à leur front comme un bandeau virginal, et mêlait à la distinction noble de leurs traits la naïve séduction des beautés rustiques. C'était plaisir de les voir sauter sur l'herbe, gracieuses et légères comme des fées. Il émanait d'elles une gaieté vive et à la fois douce qui gagnait de proche en proche et qui était le charme du bal. Chacun, à son insu, se ressentait de leur contact; la pauvre Blanche elle-même, si pâle et si frêle, souriait, entraînée par leurs sourires. Il y avait pourtant des moments où la joie des deux jeunes filles semblait se voiler tout à coup; c'était lorsque leurs yeux se tournaient vers Madame, qui poursuivait lentement sa promenade au bras de Jean de Penhoël. Ces trois dernières années semblaient avoir pesé cruellement sur Madame. Sa belle tête s'inclinait maintenant fatiguée, et la résignation morne qui était sur son visage ressemblait à du découragement. L'oncle Jean la contemplait avec un amour de père. Dans les grands yeux bleus du vieillard, baissés mélancoliquement sur sa nièce aimée, on lisait l'immense désir de soulager et de consoler. Mais la consolation était impossible sans doute, car l'oncle Jean se taisait comme s'il n'eût point pu trouver de paroles. Diane et Cyprienne voyaient cela, et le regard furtif qu'elles échangeaient alors donnait à penser que leur joie d'enfant n'avait que les apparences de la franchise. Elles voyaient encore autre chose, et c'était bien étrange! Robert de Blois, qui dansait toujours avec Blanche, se tournait de temps en temps vers Madame et lui faisait des signes. Diane et Cyprienne avaient cru d'abord se tromper, mais il n'y avait plus à douter. Madame, à deux ou trois reprises différentes, avait répondu du regard et du geste aux signes de Robert de Blois, de l'homme dont la présence au manoir empoisonnait sa vie et menaçait l'avenir de son enfant!... C'était inexplicable. Mais le bal était charmant par cette chaude soirée, sous les arbres touffus. A part Diane et Cyprienne, personne ne s'inquiétait de ces petits mystères qui s'agitaient sourdement sous la surface tranquille de la vie du manoir. Si la partie grave de la société prévoyait, nous allions dire espérait quelque malheur, c'était dans un avenir lointain encore. Le seul accident que l'on pût redouter ce soir, c'était quelque malencontreuse averse venant clore la fête au meilleur moment. Aussi chacun tressaillit de surprise et d'effroi lorsqu'on entendit, au milieu du bal, un de ces cris plaintifs qu'arrache la souffrance soudaine et intolérable. L'orchestre se tut; les danses cessèrent, et la galerie se leva d'un commun mouvement. Tous les regards effrayés, ou seulement curieux, se portèrent à la fois vers l'endroit d'où la plainte était partie. On vit Blanche de Penhoël, immobile et comme morte, étendue tout de son long sur l'herbe. Robert de Blois était à genoux auprès d'elle et appuyait sa main contre son cœur. Roger, Diane et Cyprienne s'élancèrent en même temps; mais ce fut Madame qui arriva la première auprès de sa fille. Il faut renoncer à peindre tout ce qu'exprimait en ce moment le visage désolé de Marthe de Penhoël. Un rouge ardent et fiévreux avait remplacé la pâleur de sa joue. L'épouvante qui glaçait son âme de mère était dans ses yeux. Sa main, forte en cet instant comme la main d'un homme, repoussa brusquement Robert de Blois, que le choc fit chanceler. Elle souleva Blanche sans effort apparent et la soutint, renversée, entre ses bras. Blanche, évanouie, ne respirait plus. Comme Cyprienne et Diane s'empressaient, inquiètes autour d'elle, Madame les éloigna d'un geste impérieux. Robert se rapprocha et s'inclina jusqu'à effleurer presque son oreille. —N'oubliez pas!... murmura-t-il froidement. Un éclair de haine brilla au milieu de la détresse désespérée qui voilait le regard de Marthe de Penhoël. Mais elle fit sur elle-même un effort violent et se contraignit à sourire. —Je n'oublie rien! dit-elle tout bas. Puis elle reprit en s'adressant à Roger et aux deux filles de l'oncle Jean: —Amusez-vous, mes enfants... Voici Blanche qui rouvre les yeux... je vais vous la ramener tout à l'heure bien guérie... FIN DU TOME PREMIER. * * * * * TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME Première partie Le déris I Le Mouton couronné 1 II Une redingote a deux 21 III L'absent 47 IV Boston de Fontainebleau 69 V Chanson bretonne 93 VI Deux propriétaires 115 VII Les ressources de Bibandier 135 VIII Le déris 151 IX Un hôte charmant 165 Deuxième partie Le manoir I L'Érèbe 191 II La fête 239 Corrections: Page 88: «Carantoir» remplacé par «Carentoir» (qui était cabaretier à Carentoir). Page 129: «Gauthier» par «Gautier» (Notre nouveau marié s'appelle Gautier). Page 153: «s» par «su» (Un sentiment dont Penhoël n'aurait point su). Page 193: «Sen» par «Sein» (île de Sein). Page 225: «sais-je» par «suis-je» (—Le suis-je?... prononça le nabab). Page 241: «air» par «aire» (allumé dans l'aire de la métairie). End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, tome I, by Paul Féval *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME I *** ***** This file should be named 43408-0.txt or 43408-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/3/4/0/43408/ Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.