The Project Gutenberg EBook of Mademoiselle de Bressier, by Albert Delpit This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Mademoiselle de Bressier Author: Albert Delpit Release Date: June 27, 2013 [EBook #43047] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE BRESSIER *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Mademoiselle de Bressier PAR ALBERT DELPIT .... Une guerre encore plus que civile, une cité grande entre les cités, tournant d'une main furieuse le fer des siens contre son coeur! (LUCAIN: _La Pharsale_). DEUXIÈME ÉDITION [Illustration] PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_ 1886 Tous droits réservés IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: _Cinquante exemplaires_ numérotés à la presse 20 exemplaires sur papier du Japon 1 à 20 30 exemplaires sur papier de Hollande 21 à 50 A MON CONFRÈRE ET AMI FRANCIS MAGNARD _Février 1886._ PREMIÈRE PARTIE ..... Une guerre encore plus que civile, une cité grande entre les cités, tournant d'une main furieuse le fer des siens contre son coeur! (LUCAIN: _La Pharsale_.) PREMIÈRE PARTIE I Le bataillon défilait lentement le long de la rue de Rivoli; en tête, le drapeau rouge, suivi d'une musique criarde. Peu de monde aux fenêtres. A peine quelques curieux, çà et là, les mains dans les poches, regardant ces hommes qui s'en allaient à la boucherie. Une petite vendeuse de violettes, adossée contre un magasin, ouvrait ses yeux étonnés, pendant qu'un marchand grommelait tout bas «contre ces gens qui empêchaient les affaires de marcher». De temps en temps passait un officier, au visage rouge, aux paupières injectées, engoncé dans son uniforme galonné. Il disparaissait vite par une rue latérale, poursuivi par des gamins qui criaient. Les promeneurs, très rares, pressaient le pas, vaguement inquiets. Chez les soldats, rien de ce qui relève le moral d'hommes marchant au combat. Tristes, sombres, muets, ils allaient, le front baissé, n'osant pas se regarder les uns les autres, comme si chacun craignait de voir dans les yeux de son voisin le reflet de ses terreurs lugubres. Au loin, on battait la générale. Un roulement sourd, adouci par la distance, avec quelque chose de funèbre et d'alangui. On eût dit le rappel des condamnés. Et c'étaient des condamnés, en effet, forcés de défendre une cause perdue. Un voile de mélancolie semblait épandu sur la cité, flottant sur les fronts et les consciences. Tout ce monde portait le deuil de quelqu'un ou de quelque chose: peut-être d'un espoir écroulé. A quelque distance de l'Hôtel de ville, une centaine d'hommes se joignaient au bataillon. Des enragés, ceux-là, trompés sans doute par les proclamations menteuses de la Commune. Il suffisait de voir leur mine conquérante, leurs yeux brillants, leurs fusils très soignés dont le canon d'acier reluisait au soleil. Ils croyaient sérieusement au patriotisme des braillards de clubs; ils croyaient au courage de ceux qui les envoyaient se battre, pendant que certains chefs restaient à l'abri. Il y avait de tout dans cette troupe, décidée à vaincre ou à mourir: des exaltés, grisés par la pensée d'un sacrifice sublime; des égarés, qu'affolaient encore les souffrances physiques et morales du premier siège; surtout, cette écume populacière que les révolutions rejettent sur le pavé des rues, écume noire, pareille à la boue qui surnage à la surface des grands fleuves troublés. Ils se représentaient l'armée de Versailles à moitié vaincue. Elle s'évanouirait du jour au lendemain, ainsi que les vapeurs grisâtres dissipées par le premier rayon de soleil. Ils riaient, ils chantaient, essayant d'égayer la tristesse de leurs compagnons. Mais bientôt, le découragement des autres les gagnait, les enveloppait, de même qu'un lumineux coteau est assombri bien vite par les brouillards montant de la vallée. Le bataillon s'arrêta sur la place de la Concorde. Elle se couvrait de soldats. Il en venait de droite, de gauche, par le pont, par le quai, par la rue Royale, et l'avenue Gabriel. Là encore, un dédaigneux abandon. Pas de foule. Les promeneurs ne détournaient point la tête. Les bonnes d'enfants ne s'attardaient plus; elles ne montraient pas aux petits curieux la troupe «de ces militaires», moins placides que les troupiers bonasses. Cependant, les hommes mettaient la crosse en terre. On commençait l'appel. Les uns et les autres s'étiraient, comme déjà lassés par cette première étape: puis chacun répondait: «Présent!» ou un silence de quelques minutes suivait le nom prononcé. Les absences ne pouvaient guère surprendre. Après six mois de siège, et deux mois de guerre civile, les vides se faisaient nombreux, par la faim, par la fièvre, par la maladie qui décimait les pauvres. On ne comptait même plus ceux qui manquaient. L'homme prend l'habitude de tout, même de la souffrance et du danger. Tout à coup, le capitaine d'une compagnie appela: «Pierre Rosny!» Et comme personne ne répliquait, il ajouta d'un ton surpris: --Comment, Pierre Rosny n'est pas là? Un garde national sortit du rang. --Pierre nous rejoindra au Point-du-Jour, citoyen. Il a une consultation ce matin pour son fils. Invoquée pour un autre, cette excuse eût soulevé les rires et les quolibets. Mais il s'agissait de Rosny. Personne ne broncha. C'était un homme convaincu et brave, ayant fait dix fois ses preuves. Nul ne se serait permis de douter de lui. S'il n'était pas venu, c'est qu'il ne pouvait pas venir. On ne suspectait ni la bonne volonté ni le courage de celui-là. Pendant une heure, ce fut une suite ininterrompue de commandements, de contre-ordres, d'appels. Des officiers passaient ventre à terre, s'éloignant dans la direction de la rue Royale; les cantinières allaient d'escouade en escouade, offrant un petit verre d'eau-de-vie rarement refusé. Mais les conversations se faisaient plus rares. Nulle part, on ne sentait l'entrain des premiers jours. Une immense lassitude, qui touchait presque au dégoût, alanguissait les coeurs et les volontés. Enfin douze batteries d'artillerie parurent, sortant des Tuileries, traînées au grand trot par des chevaux vigoureux. Ce fut un roulement de tonnerre, pendant que les canons filaient le long des Champs-Élysées, leurs gueules de bronze tournées vers ce Paris qu'elles voulaient défendre. Un homme grand, sec, habillé d'une longue redingote noire, fit quelques pas sur la chaussée, jetant un regard aigu sur les bataillons rangés. Il inclinait un peu la tête en marchant, comme si elle eût plié sous le poids d'une responsabilité trop lourde. L'oeil, fixe et brillant, s'illuminait par instants de rapides éclairs. On sentait là une volonté qui pensait. Un léger tressaillement nerveux secouait le bas du visage. Alors les lèvres minces et pâles s'entr'ouvraient, montrant des dents très blanches. Cet homme était le citoyen Delescluze, délégué à la guerre. Il monta sur un banc et leva la main. Tous les bataillons s'ébranlèrent les uns après les autres dans un ordre remarquable. A force de se battre, ces ouvriers devenaient des soldats. Puis, sous la volonté puissante de ce révolté, ils sentaient mollir les vieilles rébellions toujours prêtes à bondir dans leurs âmes. La longue file noire s'engagea dans l'avenue des Champs-Élysées où le soleil de mai jetait d'éblouissantes nappes de lumière. L'artillerie semblait plus menaçante parmi cet appareil guerrier, dans ce gai retour du gai printemps. Le ciel bleu riait, la brise tiédie embaumait; les arbres exilés au Rond-Point des Champs-Élysées et au Cours-la-Reine, pouvaient se croire encore dans la profondeur sombre de la forêt natale. «Mai qui fleurit, coeur qui rit», dit la chanson. Les coeurs gémissaient cependant, les yeux pleuraient, et là-bas, dans la grande ville, saignait l'immense troupeau des veuves et des orphelins. Ce n'était pas fini. La Commune concevait le rêve tragique de s'ensevelir sous les ruines fumantes de Paris. Furieusement, elle poussait ces hommes au combat; ils croyaient mourir pour une Idée, et ne tombaient que pour assouvir l'ambition effrénée de quelques-uns. On racontait que ce jour-là l'armée des rebelles tentait une grande sortie: la sortie de malheureux poussés par des chimères et se ruant vers l'Impossible. Les pavés de Paris s'entr'ouvraient pour vomir des bataillons. De la Bastille à l'Arc-de-Triomphe, montait une foule énorme, remuante, sombre à l'oeil. Ondulante et secouée comme un serpent gigantesque, elle déroulait ses anneaux d'acier d'où sortaient des canons de fusil et des baïonnettes aux reflets sinistres. Mais à la Bastille, les bataillons ne s'embrigadaient pas comme aux Champs-Élysées. Ceux de ce quartier-là formaient l'arrière-garde. Ainsi, dans la rue Jean Baussire qui se tord sur elle-même pour aller du boulevard Beaumarchais à la place, c'étaient des allées et venues sans fin. A la porte d'un petit pharmacien, situé vers le milieu de la rue à côté d'un hôtel borgne, une longue file stationnait, impatiente et souffreteuse. On faisait queue pour les médicaments, maintenant, comme naguère pour le pain et pour la viande. Le pharmacien se hâtait et se démenait, ne sachant où donner de la tête. Aidé de ses deux élèves, il préparait hâtivement les ordonnances, sans intérêt, sans pitié pour les malades, qui attendaient de lui la guérison. A peine eut-il un geste d'empressement, quand un garde national entra, disant: --La potion est-elle prête? --Voilà, citoyen Rosny. Le citoyen Rosny était un homme de quarante ans, grand, brun, pâle, d'une figure énergique. Il prit délicatement la fiole entre ses mains calleuses, avec un soin infini, comme s'il craignait de la briser. Il balbutia un remerciement furtif, puis, sortant de la pharmacie, traversa rapidement la rue. Il entra dans une maison triste d'apparence et noircie par le temps. En guise de porte, une cloison disjointe suintant l'humidité. L'étroit escalier conduisait à des chambres pauvres occupées par des ouvriers vivant au jour le jour. Qui donc parmi ces malheureux possédait encore des économies après les épreuves de ces mois terribles? Au cinquième étage, le citoyen Rosny s'arrêta et frappa contre une porte, en disant très bas: «C'est moi, Françoise.» La porte s'entre-bâilla et se referma rapidement, pendant que Françoise répliquait, également à voix basse: «Prends garde. Il ne faut pas changer la température.» La chambre était petite, mais très propre; les murs nus et reluisants, les rideaux éblouissants, les carreaux vierges attestaient des soins de tous les instants. --Comment est Jacques? continua Pierre sur le même ton. --Toujours calme. Et la jeune femme, en disant ces deux mots, couvait d'un ardent regard un garçon de seize ans qui sommeillait, étendu dans le lit. Les yeux du père et de la mère se rencontrèrent dans une commune pensée. Françoise embrassa tendrement son mari: --Voyons, ne te tourmente pas, reprit-elle. Le docteur est certain que tout danger a disparu. Tu sais bien qu'il amène aujourd'hui son maître, un grand savant. Ah! je suis plus inquiète de toi que de Jacques, va, maintenant! Avec une expression de haine farouche, elle étendait son poing fermé dans le vide, comme pour en menacer des ennemis lointains. Elle était belle ainsi, dans l'éclat de ses trente-cinq ans, avec sa crinière blonde qui donnait un caractère étrange à sa figure d'une pâleur mate. Cette fille du peuple avait l'élégance innée. Grande, bien faite, elle semblait créée pour le luxe; ses yeux d'un bleu très sombre, étincelaient; le front haut, un peu bombé au-dessus des tempes, prouvait l'intelligence, et le regard révélait une énergie vaillante. Pierre Rosny oubliait l'enfant pour une minute. Maintenant il contemplait sa femme avec une expression de tendresse fière. Françoise réveilla son malade, et lui fit boire une gorgée de potion. --Comment es-tu, Jacques? --Bien, maman. Merci. --As-tu encore sommeil? L'enfant sourit: --J'ai toujours sommeil, murmura-t-il. Il ferma de nouveau les yeux, pendant qu'elle le baisait au front. Puis, bordant avec soin la couverture, elle revint auprès de son mari, qu'elle entraîna dans un coin de la chambre. --Tu partiras après la visite du docteur? --Oui, j'ai fait avertir le capitaine que je rejoindrais le bataillon au Point-du-Jour. Oh! j'ai le temps. Françoise hésitait. Elle reprit: --Tu crois que c'est pour aujourd'hui la grande sortie? --Pour aujourd'hui ou pour demain. En tous cas, je resterai peut-être deux jours dehors. Il faut en finir, tu comprends. Ça ne peut pas durer toujours. Et encore, Dieu sait quand je retrouverai du travail! Après la guerre, les maçons, les menuisiers auront de l'ouvrage: il y a tant de maisons par terre, et tant de ruines à relever! Mais nous autres, les compositeurs d'imprimerie! Si c'est la Commune qui l'emporte: bon. Et puis, il y aura toujours les trente sous par jour. Mais si ce sont les autres? Tu sais bien ce qu'on nous raconte. A Versailles, ils veulent faire la monarchie, et une monarchie comme avant 89; c'est-à-dire plus de Chambre, plus de libertés, plus de journaux. On cassera les presses, et personne n'aura le droit d'être imprimeur. Si on supprime les journaux, on ne permettra pas les livres non plus. Pense donc! Une censure comme autrefois! Alors, qu'est-ce que nous deviendrons, nous autres, les compositeurs? Tu vois bien que j'ai raison de me mettre en colère et de désespérer. Cet homme intelligent, presque instruit, qui avait beaucoup lu Jean-Jacques, débitait sérieusement ces balourdises énormes. Il croyait aux mensonges des clubs, aux calomnies de quatre ou cinq feuilles publiques. Comme tant d'autres fédérés, il s'imaginait que des bandes de chouans marchaient sur Paris. La folie faisait délirer ce cerveau, de même que déliraient aussi d'autres cerveaux moins solides. Il avait eu des succès dans les réunions publiques avec son élocution facile et un peu déclamatoire. Ces applaudissements faisaient de lui un sectaire, un fanatique. Tous ses amis se jetaient dans le mouvement insurrectionnel, et il les suivait naturellement. --C'est effrayant, tout ce que tu me dis là. Et tu admets que l'ancien régime pourrait revenir? --Il faut bien le croire, puisqu'on nous l'affirme. Est-ce que tu t'imagines qu'on se battrait, s'il ne fallait pas sauver la Liberté? Françoise cachait sa tête pâle entre ses mains. Ses cheveux blonds, mal retenus par le peigne, tombaient maintenant sur ses épaules, et la jeune femme s'auréolait d'une splendeur fauve. Elle reprit, haussant la voix, avec un geste brusque: --Si ce que tu racontes est vrai, c'est nous qui serons les vainqueurs. On ne recommence jamais le passé. Ce qui est fini est fini. Est-ce qu'une barque remonterait le courant de la Seine? Je ne peux pas croire aux folies qu'on débite. Supprimer toutes les libertés! Comment vivrait le pauvre monde? Il y a des moments où je m'imagine qu'on colporte ces histoires-là, pour que, vous autres, vous ayez du coeur à vous battre. Du moment que tu me dis que c'est vrai, toi, un honnête homme, c'est bien, je te crois. Alors, c'est moi qui ai raison. Nous l'emporterons. Et nous l'emporterons, parce que nous avons pour nous le bon droit et le bon sens. --Ma brave Françoise! --Et puis, nous ne pouvons pas avoir donné pour rien nos larmes et notre sang! Ah! ce que j'ai peur, vois-tu! Tu vas retourner là-bas... Et si tu ne revenais pas? Dans un mouvement de passion, elle se jetait dans les bras de Pierre, collant ses lèvres à celles de son mari. Elle l'aimait tant! Ils se rencontraient un jour, dans un square, ils causaient ensemble pendant une heure, et se plaisaient tout de suite. Lui, vingt-deux ans; elle, seize. La liaison s'ébauchait rapidement. Vers le milieu de la journée, il disait «mademoiselle Françoise»; et elle l'appelait «monsieur Pierre». Ils se racontaient leur histoire commune, avec la confiance touchante et sublime des êtres bons. Lui, travaillait dans une imprimerie. Un bon métier: il gagnait huit francs par jour. Mais, par exemple, il ne fallait pas bouder à la besogne. Son patron l'estimait; il espérait bien être un jour metteur en pages dans un journal. Oh! alors, il deviendrait riche, il aurait vite des économies. Cette bambine de seize ans se montrait ravie d'en apprendre si long. Ce qui touche à l'imprimerie comme ce qui touche au théâtre, intéresse toujours les êtres intelligents. L'un et l'autre ne servent-ils pas à grandir et à exalter la pensée humaine? A son tour, Françoise parlait d'elle. Elle était dans un atelier de couture, appartenant aux célèbres demoiselles Standisch. De même que Pierre, elle donnait des détails amusants, racontant les niches que se faisaient les ouvrières, les bavardages de celle-ci, les amours de celle-là. Pierre s'égayait: --Est-ce que vous avez aussi des amoureux, mademoiselle Françoise? --Moi? jamais! répliquait la jeune fille, en le regardant bien en face, de ses yeux purs et tranquilles. Mon parti est pris. Je veux me marier, aimer mon mari, avoir un enfant. Voyez-vous, monsieur Pierre, il y a celles qui sont honnêtes et celles qui ne le sont point. On ne peut pas se montrer coquette et rester sage. On ne joue pas avec l'amour d'un honnête homme. Si on l'aime, il faut le lui dire, et si on le lui dit, il faut l'épouser. Les jeunes gens se quittaient, charmés l'un de l'autre. Ils se revoyaient le dimanche suivant; et, peu à peu, Pierre apprenait à estimer Françoise, à l'aimer davantage. Le compositeur jugeait bien vite son caractère. Elle était absolument droite, foncièrement loyale; en revanche, violente et passionnée. Elle haïssait «les bourgeois»: ce qu'elle appelait les «gens qui se sont seulement donné la peine de naître»! Pourquoi cette exaltation absurde chez une créature honnête qui jugeait sainement les choses? Sans doute le reflet d'une éducation première, l'enseignement d'une mère envieuse et jalouse. Peu importait ce mauvais grain, jeté par hasard dans une si bonne terre. Tant de qualités faisaient oublier ce défaut-là! Courageuse, active, ne reculant jamais devant la fatigue, et disant d'une certaine façon: «Cela est bien» ou «Cela est mal», qui faisait comprendre tout de suite que cette enfant de seize ans irait droit dans la vie, sans dévier jamais du chemin du devoir et de l'honneur. Deux mois après, ils s'épousaient. Neuf mois, jour pour jour, après le mariage, Jacques venait au monde. Et dès lors, ils vivaient tous les trois, heureux et fiers. Après dix-sept ans de labeurs et de soins, le ménage économisait enfin quelque argent. En mai 1870, il possédait 4,000 francs à la caisse d'épargne. Dans le quartier,--ils demeuraient alors rue Saint-Antoine,--tout le monde aimait ces braves gens, si beaux, si bons, si travailleurs. Puis la guerre éclatait, et Jacques devenait garde national. Il entrait dans les bataillons de marche, car il voulait se battre. Et il se battait bien, aux avant-postes, du côté du fort de Montrouge. Mais plus de travail, plus de gain. On commençait de manger les économies; le bon temps était passé, et le malheur allait venir. Assise auprès du lit, Françoise évoquait tous ces souvenirs, et des larmes coulaient de ses yeux. Vrai, depuis quelques mois, elle payait bien son bonheur passé. Au 18 mars, voilà que Pierre se jetait dans la Commune! Elle n'osait pas le retenir, croyant qu'il faisait ce qu'il devait faire. Alors recommençaient les éternelles angoisses. Les deux seuls êtres qu'elle aimât, toujours en péril! Cependant, Jacques se rendormait. Le mari et la femme se rapprochaient de la fenêtre et causaient encore, mais à voix très basse pour ne pas éveiller l'enfant. Pierre dit pour la seconde fois: --Vrai, tu n'es plus inquiète de Jacques? --Non. Malheureusement, les forces sont lentes à revenir. A dix heures seulement, le docteur parut, accompagné d'un autre homme de haute taille, à l'oeil vif, au front puissant. C'était le docteur Grandier, médecin en chef des hôpitaux, un savant illustre; mieux qu'un homme illustre: un homme très bon. Il salua respectueusement Françoise et hocha la tête, mécontent, en voyant la vareuse de garde national sur le dos de Pierre. Enfin, se tournant vers son jeune collègue, un de ses anciens internes: --Alors, vous me disiez, Borel?... --Je vous disais, mon cher maître, que ce jeune garçon revient de loin. Une balle dans le corps, rien que ça! --Une balle... par accident? --Non pas, s'il vous plaît, mon cher maître! Un joli lingot de plomb, en pleine poitrine, à Montretout. M. Grandier restait stupéfait. Il regardait Pierre et Françoise comme s'il les prenait pour des fous. --C'est votre fils, n'est-ce pas, Madame? Vous êtes assez jolie et assez jeune pour que je vous adresse cette question. --Oui, Monsieur, répliqua-t-elle, rougissant un peu. --Mais c'est un bambin! quel âge a-t-il? --Seize ans et demi. --Et vous le laissez s'engager? Vous êtes bons tous les deux à mettre à Charenton! --Oh! il est parti malgré moi, répliqua Françoise, en ébauchant un vague sourire de fierté. Son père, mon mari que vous voyez là, se battait aux avant-postes, pendant le premier siège. Moi, je restais seule avec Jacques. L'enfant devenait triste. Il ne se plaisait même plus à pétrir de la terre glaise. Car c'est un artiste, Monsieur! Il usait ses journées à regarder les troupes défiler, et il fermait les poings d'un air sombre. Un matin, il m'a dit: «C'est honteux de penser que je suis ici à ne rien faire, quand les autres se battent!» Je demeurais tout interdite, toute frissonnante. Pensez donc! je tremblais déjà pour mon mari. Est-ce que j'allais encore trembler pour mon fils? «Mais tu es trop petit, Jacques. Il n'y a pas un seul bataillon où on voudrait de toi!» Il m'a répondu, en hochant la tête: «Alors, pourquoi père me racontait-il autrefois de si belles histoires? Celle de Bara, tambour à quatorze ans; celle des volontaires de seize ans, qui s'enrôlaient pour courir à la frontière?» Je ne savais trop que répliquer. On a tort de mettre certaines idées dans le cerveau des enfants. Pendant huit jours encore, Jacques restait songeur, tout triste. Il rentrait tard, le soir. Un matin, il m'a dit: «Écoute, maman, je voudrais t'obéir, mais il n'y a plus moyen. Bersier... tu sais, Bersier, le graveur qui m'a appris à dessiner? eh bien, il est sergent dans les francs-tireurs. Il m'a fait inscrire dans sa compagnie. Je partirai tantôt. Pardonne-moi, maman! mais je n'y tenais plus!» Et il me sautait au cou, m'embrassant, me câlinant. Moi, j'étais bien malheureuse, mais aussi toute fière! Oh! je peux dire cela, Jacques dort, il ne m'entend pas. Il y a une âme de héros et d'artiste dans cet enfant. J'ai souri; et j'ai répondu: «Va te battre, puisque tu y tiens tant que ça!» Mais après son départ, je me suis mise à sangloter; je maudissais le sort. Ah! que je souffrais, quand la nuit tombait toute noire, toute glacée! Je pensais à mon pauvre petit, déjà intelligent, fier et hardi comme un homme. Quinze jours après, on se battait à Montretout. Jacques sautait le premier dans le jardin de M. Gounod, où se cachaient six cents Badois. Et il tombait, la poitrine traversée. Voilà notre histoire, Monsieur. Françoise parlait simplement, avec une émotion concentrée, mais profonde. Elle jetait sur Jacques un long regard chargé d'amour. Le petit héros dormait toujours, et son sommeil souriait. Peut-être rêvait-il fièrement aux belles actions accomplies. M. Grandier détournait la tête. Il ne voulait pas laisser voir les larmes qui roulaient dans ses yeux. Rien ne remue un homme de coeur comme la rencontre soudaine d'un caractère. Les êtres supérieurs ont plaisir à rencontrer la supériorité chez les autres. --Voulez-vous me donner la main, Monsieur? dit-il en se tournant vers Pierre Rosny. L'homme et la femme qui ont mis au monde et qui ont élevé cet enfant-là sont de braves gens. --Vous nous le guérirez, n'est-ce pas, docteur? s'écria Pierre dans un élan de reconnaissance. M. Grandier souriait maintenant. --Laissez-moi le voir d'abord, que diable! répliqua-t-il avec sa bonhomie charmante. Bien sûr, on le guérira. Il n'y a pas déjà tant de Français comme votre petit! D'ailleurs, Borel s'y connaît. S'il répond de son malade, c'est que tout va bien. L'illustre médecin s'asseyait près du lit, et réveillait Jacques doucement. Le blessé ouvrait les yeux et regardait avec confiance la figure du savant où rayonnait la bonté. --C'est le maître du docteur, Jacques. --Bonjour, monsieur Borel, dit le jeune garçon en tendant la main au médecin, devenu son ami. Puis, il reportait les yeux sur M. Grandier qui l'étudiait maintenant avec son regard pénétrant de psychologue. Il avait les cheveux blonds de sa mère; et, comme elle aussi, des yeux d'un bleu sombre, fiers, passionnés et résolus. Il tenait entièrement de Françoise. On eût dit que l'âme de cette femme était entrée dans le corps de cet enfant. Le visage, pâli par la souffrance, par les longues semaines passées au lit, s'amincissait au menton, accusant une finesse énergique. Les lèvres se dessinaient très nettement: signe de volonté et de courage. Quant au front, il apparaissait large et puissant sous les cheveux blonds. --Borel a raison, pensait M. Grandier. Il y a là un homme. Il continua, reprenant son sourire bienveillant: --Mon cher enfant, je vais examiner votre plaie. --Merci, Monsieur. Si vous saviez comme M. Borel a été bon pour moi! --Allons, Jacques, tais-toi! répliqua celui-ci. --Non, je ne me tairai pas! Vous avez été bon, très bon. Sans vous, je serais mort dix fois. Je suis heureux de le dire et de le répéter. Je serai heureux de m'en souvenir, surtout. Au regard ardent et concentré qu'il jetait sur M. Borel, on voyait que Jacques saurait tout se rappeler, en effet: le bien comme le mal. --Certainement, il a raison de n'être pas ingrat! s'écria M. Grandier. Voyons, il faut que j'inspecte tout ça. Borel, racontez-moi l'histoire. --Voici, mon cher maître. La balle est entrée à gauche du sternum, entre la cinquième et la sixième côte. Elle a traversé le médiastin antérieur. Elle est ressortie à droite de la colonne vertébrale, entre la quatrième et la cinquième côte. --Pristi! la belle blessure! Pour une minute, la science l'emportait sur la pitié. Jacques se mit à rire. --Votre phrase m'amuse, Monsieur. Ah! le Badois qui me visait a bien tiré! --Il est charmant, ce petit. Continuez, Borel, je vous écoute. --Naturellement, dans les premiers temps, fièvre intense, jusqu'à ce que la suppuration ait été bien établie. Pour l'aider j'avais introduit un drain sur le devant et à la partie postérieure. La fièvre a duré jusqu'au 5 ou 6 février. La suppuration, assez faible au début et de nature douteuse, se modifia. La cicatrisation du fond de la blessure s'effectuait normalement. La plaie du dos guérit la première, vers le 20 février. Celle de la poitrine suppura jusqu'au commencement de mars. Quelques jours après, je remarquai des symptômes d'irritation pleurétique que j'attribuai au traumatisme. J'ai dû combattre cette affection qui menaçait de tourner à la tuberculose. C'est pourquoi j'ai gardé Jacques au lit si longtemps. Aujourd'hui, je voudrais qu'il se levât, qu'il allât à la campagne, pour respirer de l'air et du soleil. Vous seul déciderez. Enfin, je désirais surtout que vous connussiez mon ami Jacques. M. Grandier écoutait attentivement. Il examinait le blessé avec soin. --Mon avis est bien simple, mon cher Borel. Vous avez soigné ce garçon-là comme si vous étiez Hippocrate lui-même. Votre ami Jacques est devenu aussi le mien. La semaine prochaine, il pourra commencer à se lever; un tout petit peu d'abord, pour s'habituer à l'air, à l'exercice. Dans quinze jours, je l'emmènerai à la campagne. Vous voulez bien me confier votre fils, monsieur Rosny? Et vous aussi, Madame? Pierre, dans sa reconnaissance, eût embrassé cet homme, qui faisait tant de bien avec si peu de phrases. Françoise ne disait rien: elle pleurait. Jacques et M. Borel se regardaient en souriant; et M. Grandier sentait son coeur battre délicieusement en présence de la joie qu'il apportait dans cet humble logis d'ouvriers. Rien n'est plus grand que le génie uni à la bonté. --Maintenant, poursuivit M. Grandier, après avoir vu la plaie du blessé, je veux voir les essais de l'artiste. Car il paraît que vous êtes ambitieux, mon garçon. Il ne vous suffit pas d'imiter le jeune Bara: vous voulez aussi recommencer Michel-Ange! --Oh! Monsieur! murmura Jacques, souriant de plaisir. M. Grandier suivait Françoise, qui le conduisait dans une petite pièce, attenante à la chambre à coucher. Jacques s'en servait en guise d'atelier. Là, gisaient sur le carreau rouge des blocs de glaise séchés, des bas-reliefs non finis, des médaillons commencés: ébauches presque informes, mais pleines de vie et de mouvement. L'illustre médecin s'étonnait à présent devant les essais de l'artiste, comme tout à l'heure devant l'héroïsme de l'enfant. Le savant sentait en cette argile grossière les beautés mystérieuses du marbre qui palpiterait un jour sous la main d'un ouvrier sublime. Il voyait étinceler la flamme du génie; cette flamme inconnue qui brille doucement, avant que le labeur, l'étude, la réflexion la fassent rayonner dans tout son éclat. --Travaillez, mon ami, dit-il en rentrant dans la chambre, travaillez, et vous serez un grand artiste; je vous le promets. Embrassez-moi! Jacques souriait plus ouvertement. Son visage blanc s'illuminait. Il lui était doux qu'on louât son courage: plus doux encore qu'on louât ses oeuvres. Après l'avoir embrassé, M. Grandier ajouta: --Je viendrai vous revoir. Mais, auparavant, vous aurez eu de mes nouvelles. --Quelles nouvelles? demandait Jacques, curieux. --C'est mon secret! Au revoir, monsieur Rosny; Madame, je vous présente mes respects. Vous sortez avec moi, Borel: j'ai besoin de vous parler. Et arrivés sur le palier humide: --Ce Rosny est un brave homme. Empêchez-le donc de se compromettre davantage dans la Commune. Vous devez avoir de l'influence sur lui? --Aucune. Je ne pourrais pas plus empêcher le père de se battre contre nos amis de Versailles, qu'on n'a pu empêcher le fils de se battre contre nos ennemis les Allemands. Une famille d'entêtés! --Ce petit Jacques est adorable... --N'est-ce pas? Aussi j'ai pensé que vous en parleriez au Président... Pardon, à votre grand ami. --Je songeais à cela, tout à l'heure. Justement, je dîne à Versailles ce soir. Je raconterai l'histoire, et je réponds du succès. Au revoir, mon cher Borel. Je vous remercie de m'avoir amené ici. --Au revoir, mon cher maître. L'illustre médecin descendait l'escalier, tout rêveur. Il pensait à ces caprices du destin qui va chercher un fils d'ouvrier, dans un quartier obscur, pour faire peut-être de lui un glorieux artiste. Cependant, M. Borel rentrait dans la chambre. --Eh bien, vous êtes contents tous les trois? --Oh! oui, bien contents, s'écria Jacques. Françoise serrait silencieusement la main du docteur. --Alors, je peux m'en aller tranquille? demanda Pierre. --Que le diable vous emporte! --Docteur... Le médecin haussait les épaules. --Mon maître me disait tout à l'heure de vous faire de la morale. A quoi bon? On ne fait pas de la morale aux mulets! Je vous ai déjà répété vingt fois la même antienne. C'est enrageant de voir un brave homme tel que vous risquer sa peau dans cette aventure sanglante. J'ai mon franc parler, moi, vous savez! Comme si vous ne feriez pas mieux de lâcher tous ces gens-là... Il vous en cuira, Rosny, c'est moi qui vous le prédis. Si vous échappez à la bataille, vous n'échapperez pas à la défaite. Et ce sera terrible, allez! Oh! je parle dans le désert, je sais bien. Je vous connais tous les trois: vous écoutez poliment les conseils qu'on vous donne, et vous n'en faites qu'à votre tête. --Mais le devoir, docteur... --Le devoir, c'est de travailler pour votre femme, et de soigner votre enfant. Il ne m'écoute plus. Ah! l'entêté! A demain, mon ami Jacques. --A demain, monsieur Borel. Pierre accompagna le médecin sur le palier. Il rentrait bientôt. Le mari et la femme se retrouvaient seuls. Françoise restait toute songeuse. Les paroles du docteur sonnaient lugubrement à son oreille. Elle prit un livre sur la cheminée et le tendit à Jacques. --Tiens, mon chéri. C'est le livre que Mlle Aurélie a apporté pour toi, pendant que tu dormais. Je vais cinq minutes dans ma chambre avec ton père. --Merci, maman. Et quand Françoise eut emmené son mari dans la pièce voisine. --M. Borel a peut-être raison, dit-elle de sa voix brève et nerveuse. Pourquoi retournes-tu te battre? --Françoise... --Oh! je n'essaierai pas de t'en empêcher. Tu prétends que c'est ton devoir. Et tu sais, je suis une vaillante. Toutes ces craintes du docteur, il y a longtemps que je les partage. Si ce n'était encore que les balles et les obus, eh bien, on leur échappe. Mais après!... Elle frissonnait. L'énergie de son regard s'éteignait lentement sous l'effort d'une pensée cachée. --Calme-toi, mon amie. --Oh! je suis calme. Mais il a raison, vois-tu. Chez eux comme chez nous, on est féroce. Ce n'est plus la guerre, tout ça. Il paraît qu'à Versailles on tue les prisonniers. Et nous en faisons autant. Oh! pas toi! Tu es bon, toi; c'est tout naturel, puisque tu es brave. Mais si on te fusillait! Pierre la prenait dans ses bras et l'étreignait longuement. Maintenant, il riait, pour chasser les idées funèbres qui hantaient le cerveau de Françoise. --Où diable as-tu donc la tête! reprit-il gaiement. Voyons, voyons, est-ce que tu vas t'effrayer comme une femmelette? D'abord, on ne tue pas les prisonniers. Ainsi, ce n'est pas la peine de t'épouvanter, comme cela, sans raison. C'est appeler la mauvaise chance que de tant la redouter. Est-ce que je n'ai pas eu du bonheur, jusqu'à présent? J'ai échappé à tout! Pourquoi n'en serait-il pas toujours ainsi? Nous retrouverons le bon temps, va, et notre vie heureuse d'autrefois. On ne me tuera pas, on ne me fusillera pas. Au contraire, je reviendrai bien vivant, et nous irons nous installer tous les trois dans un grand quartier, plein de soleil. D'habitude, quand Pierre lui parlait ainsi, Françoise retrouvait sa confiance. Cette fois, elle restait sombre. --Qu'est-ce que tu as, voyons? dit-il tendrement. --J'ai... j'ai peur. --Toi, si courageuse de coutume? --Je n'ai pas de courage, aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi... Mais je frissonne en te voyant partir. C'est absurde. On ne devrait pas être comme ça. Embrasse-moi, mon ami, et va-t'en. Ton bataillon est en marche déjà. Plus tu attendras, plus tu auras de chemin à faire pour le rejoindre. Cependant Pierre prenait son fusil dans un coin, il attachait son sabre, il inspectait sa musette. Françoise redevenait énergique pour sourire au moment des adieux à cet homme qu'elle adorait. --As-tu bien tout ce qu'il te faut? demanda-t-elle. Montre-moi ta gourde. Bon: elle est pleine. Emporte le gros châle brun: les nuits sont encore fraîches. Allons, va, Pierre; ne t'expose pas trop. Va... va... --Quel coeur tu as! --Le coeur que tu m'as fait. Il est facile à une femme d'être une bonne compagne et une bonne mère, quand elle aime et quand elle est aimée. Ils rentraient dans la chambre du petit blessé. Jacques s'était rendormi. Au moment de franchir la porte, l'ouvrier s'arrêtait une dernière fois. Il embrassait encore, ardemment, tendrement, cette superbe et vaillante créature qui lui donnait tous les trésors de son coeur et de sa beauté. Puis, tourné vers le lit, il envoyait un baiser à Jacques, n'osant pas s'approcher de son fils, craignant de troubler son sommeil. --Embrasse-le aussi, dit tout bas Françoise attendrie. Il est si faible le pauvre petit! Ce n'est pas ton baiser qui l'éveillera... Alors, cet homme rude et brave marchait sur la pointe des pieds, se faisant petit, discret, pour son cher malade. Jacques dormait, comme à l'arrivée du docteur Borel et de M. Grandier, souriant à quelque songe délicieux, avec le calme bien-être des convalescents. Son fin visage, légèrement ombré par ses cheveux blonds, disparaissait à demi dans les blancheurs de l'oreiller. Pierre contemplait sa femme et son fils: les deux seules tendresses de sa vie. Il les quittait pour ne les revoir jamais, peut-être. Et maintenant, les sinistres pressentiments de Françoise l'envahissaient, hantant son cerveau, troublant son esprit. Il se répétait tout bas les sages conseils de M. Borel. S'il se trompait, après tout? Si son devoir ne lui commandait pas d'aller se battre? Si les gens de Paris avaient tort, et raison ceux de Versailles? Toutes les hésitations qui torturent le coeur d'un honnête homme remuaient en lui. Où était le devoir? Dans sa famille, ou sur le champ de bataille? Il chassait vite ces idées. Est-ce qu'il ne le connaissait pas, son devoir? Et depuis quand reculait-il au moment de l'accomplir? Il ne pouvait pas être dans l'erreur, depuis tant de semaines que sa conscience l'approuvait. Doucement, il se penchait vers l'oreiller, et embrassait Jacques sur le front. Puis, s'éloignant du lit, sur la pointe des pieds, il faisait signe à Françoise de le suivre. --S'il m'arrivait malheur, murmura-t-il d'une voix altérée, jure-moi que tu en ferais un homme. --Ah! je te le jure! Et comme s'il craignait de ne pouvoir résister à la lâcheté de sa tendresse, Pierre se précipita au dehors. II Au bout de deux heures, Jacques s'éveilla. --Père est parti, maman? --Oui, mon chéri. --Moi qui voulais lui dire adieu! --Il t'a embrassé pendant que tu dormais. Françoise regardait son fils, laissant glisser son ouvrage sur ses genoux. Certes, la santé lui reviendrait bien vite. Mais quelle pâleur sur ses joues! comme il souriait tristement, lui toujours si gai! --Ne parle pas trop, reprit-elle. Tu ferais mieux de lire. Veux-tu que je te donne le livre de Mlle Aurélie? --Merci, maman. J'aimerais mieux Aurélie que son livre. Elle est si amusante! --Je vais la chercher, répliqua Françoise, heureuse de satisfaire le caprice de son fils. Mlle Aurélie Brigaut, une brunisseuse, demeurait porte à porte. Rousse, assez galante, jolie fille, très gaie, elle riait toujours, peut-être pour montrer ses dents blanches. Aurélie aimait bien Mme Rosny, mais elle raffolait de Jacques. --Ah! s'il avait cinq ou six ans de plus! disait-elle parfois en soupirant. Elle n'affectait pas de pruderie méchante, pas de vertu poseuse. Bonne enfant, elle choisissait ses amours par caprice, et non par intérêt. Ces amours-là changeaient souvent: voilà tout. Elle arriva bien vite auprès du gentil malade. --Mme Rosny m'a dit que vous me demandiez? Voilà qui est bien. C'est une bonne idée. Savez-vous ce que j'ai fait? J'ai envoyé votre mère se promener. Elle ne voulait pas; elle se défendait. Je n'ai pas entendu raison. Elle a besoin de prendre un peu l'air, cette femme. Pourquoi resterait-elle là, puisque je suis auprès de vous? Il est joli comme tout, dans son lit blanc, avec ses yeux... Oh! quels yeux!.. Elle riait et c'étaient des fusées de gaieté frissonnante, qui ragaillardissaient Jacques et lui faisaient du bien. --Racontez-moi les histoires du quartier, mademoiselle Aurélie, disait-il. Les _potins_ commençaient à n'en plus finir. Les histoires de celui-ci ou de celle-là: surtout les amours de la petite modiste, qui faisait la vertueuse. Mlle Aurélie ne pouvait pas la souffrir, cette petite modiste! Une pimbêche! Si elle voulait raconter tout ce qu'elle savait... Mais il ne faut pas être mauvaise. Tout en ne voulant pas être mauvaise, la brunisseuse s'en donnait à coeur joie et mordait tant qu'elle pouvait. Quand on a de si belles dents!... Jacques riait. Elle s'amusait de le voir rire, ce pauvre petit si brave, et qui revenait de si loin. A son tour, il lui racontait l'aventure du matin, la visite de M. Grandier. Jacques avouait à son amie sa joie et son orgueil. Le fameux savant prédisait qu'il serait un grand artiste. Et il ajoutait avec une flamme dans les yeux: --Voyez-vous ça! un grand artiste, moi! Aurélie prenait une mine coquette. --Qu'est-ce que vous ferez quand vous serez célèbre, Jacques? L'enfant restait une minute rêveur, les yeux perdus dans le vide. --De belles oeuvres, mademoiselle Aurélie! Je serai si heureux que ma pauvre maman soit fière de moi! Oh! je travaillerai... Pas un ne travaillera comme moi. Je sais bien que la vie est dure, quand on est artiste et qu'on n'a pas le sou. N'importe, rien ne me découragera. J'ai écouté souvent ce que racontait Bersier le graveur, mon premier maître. C'est lui qui m'a appris à dessiner. Voilà son opinion, à Bersier: Dans la vie on fait ce qu'on veut. Les savants ont inventé un tas de machines: la vapeur, l'électricité. Il paraît que la volonté, c'est plus fort que tout ça! Jugez un peu si elle me manquera! C'est si beau, de voir son rêve prendre vie; de regarder un bloc de glaise et de se dire: «Je tirerai peut-être de cette terre informe une statue immortelle!» La gaieté de ses seize ans reprenait le dessus; il ajoutait avec son rire argentin de gamin de Paris: --Non! ce serait trop drôle! Immortel, moi! Moi, fils de Pierre Rosny, ouvrier compositeur, et de madame son épouse, modiste... C'est Michel-Ange qui ferait une tête! Ils continuaient de rire, de plaisanter tous les deux, inventant de ces mots comme en inventent seuls les très jeunes gens, pour qui la vie est longue, et l'espérance féconde. Décidément, Mlle Aurélie le trouvait charmant, ce garçonnet, vif, gai, spirituel, en qui brillait tout à coup, par une échappée rapide, la flamme divine et inextinguible du génie. Elle aussi, comme le grand médecin, sentait dans ce fils d'artisan quelque chose de rare et de particulier. Dans son affection pour Jacques il entrait un peu de respect et beaucoup de tendresse. Quelques minutes avant le dîner, Françoise revint, nerveuse, inquiète. Elle passa la soirée à travailler près de Jacques. Le malade s'endormit de bonne heure, gaiement bercé par ses rêves. Le lendemain, toujours pas de nouvelles de Pierre. Mme Rosny ne s'inquiétait pas encore. Son mari ne lui disait-il pas avant de partir qu'il resterait peut-être deux jours absent? Vers trois heures, un valet de chambre se présentait: un domestique de bonne maison ayant grande allure et qui produisait un étrange effet dans cet obscur logis de pauvres. Il laissait deux grandes enveloppes. L'une au nom de Mme Rosny, l'autre assez lourde au nom de Jacques. --Y a-t-il une réponse? --Non, Madame. Et comme elle insistait, demandant ce que cela signifiait, il répondait en homme dont la leçon est faite: --Non, non; il n'y a pas de réponse. La lettre adressée à Françoise renfermait trois billets de mille francs. Elle était courte, mais d'une adorable simplicité. «Madame, «Je suis le fils d'un serrurier. Au début de ma carrière, je tombai gravement malade. Mes espoirs, toute ma vie peut-être allaient sombrer. Un savant illustre vint me voir un jour; et, généreusement, il me prêta trois mille francs, déposés sur ma cheminée sans que je m'en fusse aperçu. Il faut transmettre aux autres ce qu'on a reçu soi-même. Permettez-moi de faire pour Jacques ce qu'on a fait pour moi. Ne me remerciez point. Quand Jacques sera grand, il me rendra les trois mille francs, en les donnant à quelqu'un qui en aura besoin. «Votre respectueux serviteur, «Docteur GRANDIER.» «P.S. Dans cinq jours, je viendrai prendre votre fils et l'enverrai dans une de mes fermes, en Picardie. La campagne achèvera de le remettre.» Mme Rosny laissa glisser la lettre et les trois billets de banque. Des larmes coulaient de ses yeux. Larmes de reconnaissance, d'émotion, de stupeur. Une aumône, cet argent! Non, l'homme qui faisait cela, si simplement, était un grand esprit et un grand coeur. Il aidait, non pas seulement des ouvriers à demi ruinés par le siège; mais un artiste menacé dans son avenir. Sa pensée allait plus haut et plus loin que le secours d'un instant, accordé à de pauvres gens douloureusement gênés par une suite de mois malheureux. Ces malheurs-là, en somme, pesaient sur tout le monde. Pierre et Françoise se tireraient d'affaire comme les autres. M. Grandier songeait, dans sa délicatesse, que Jacques touchait à cette heure décisive où pas un retard ne doit entraver le labeur de l'artiste naissant. Lui, le grand savant d'aujourd'hui, il tendait sa main généreuse au grand sculpteur futur. --Ah! il y a de braves gens! il y a de braves gens! s'écriait Françoise, essuyant ses larmes. La voix de son fils qui l'appelait de la chambre voisine, la tira de son trouble. Il criait: «Maman! maman!» Un instant elle eut peur. Elle se précipita vers le lit de Jacques. --Dieu! qu'est-ce que tu as? Le garçonnet avait le visage illuminé. Ses yeux bleu sombre flambaient de joie. --Regarde! disait-il, regarde! Et sa main tremblante levait en l'air une belle médaille militaire toute neuve, suspendue au ruban jaune liseré de vert. Un brevet, émané de la chancellerie de la Légion d'honneur, conférait cette distinction «à Jacques Rosny pour services exceptionnels». C'était _la nouvelle_ promise par M. Grandier. Comme il le disait au docteur Borel, il dînait la veille au soir chez son «grand ami». Et encore tout chaud de sa visite du matin, il racontait l'héroïsme de Jacques comme soldat, son tempérament d'artiste comme sculpteur. Le «grand ami» de M. Grandier pouvait avoir bien des défauts, mais son coeur de bon Français vibrait toujours au patriotisme. Cet enfant de seize ans, qui partait comme soldat, parce que le jeune Bara et les volontaires de 92 en avaient fait autant, l'émut profondément, comme un fait divers héroïque. Il possédait cette qualité rare de faire tout de suite ce qu'il voulait faire; la réflexion ne venait pas refroidir le premier mouvement qui est toujours le bon. Vite, il appelait un de ses secrétaires, et l'envoyait à la chancellerie de la Légion d'honneur. On rédigeait le brevet séance tenante. Et c'est ainsi que Jacques Rosny, à seize ans, recevait la médaille militaire, comme jadis, à quatorze, le jeune Durand dans la tranchée de Sébastopol. Peut-être aussi le malicieux vieillard riait-il un peu derrière ses lunettes, et trouvait-il plaisant de conférer une distinction au fils d'un communard qui se battait dans l'armée de Delescluze! On appela Mlle Aurélie, qui embrassa Jacques tant qu'elle pouvait, ainsi que les voisins, tout heureux et tout fiers. Seul, Pierre ne jouissait pas de cette joie, et cette pensée gâtait le bonheur de Françoise. Elle se disait, anxieuse: «Où est-il? Quand reviendra-t-il?» Avant de s'en aller, Mlle Aurélie voulut se donner un plaisir. Elle attacha le ruban jaune et vert sur la poitrine de l'enfant, et s'écria dans un éclat de rire: --Puisqu'il n'a pas d'uniforme, je l'ai cousu à sa chemise! L'absence de Pierre se prolongeait. Le lendemain, dès l'aube, Françoise descendait pour aller aux nouvelles. Elle revenait, au bout d'une heure, complètement épouvantée. Le bruit se répandait à travers Paris que les gens de la Commune avaient essuyé une grosse défaite. Elle n'y tenait plus. Elle voulait savoir. Son inquiétude lancinante la ressaisissait. Elle courut chez sa voisine. --Je compte sur vous, n'est-ce pas, mademoiselle Aurélie? --Mais oui, madame Rosny, vous le savez bien. --Tant que je resterai dans le doute, voyez-vous, je ne vivrai pas. Pierre s'est battu, bien sûr. S'il y a un malheur, j'aime autant le connaître tout de suite. Je serai peut-être longtemps, très longtemps absente. Vous me promettez de ne pas quitter Jacques? --Je vous le promets. --Je veux dire... Vous ferez... comme si c'était moi? --Soyez donc tranquille, madame Rosny. Est-elle naïve de se tourmenter comme ça... et pour un homme encore! --Merci, merci... Françoise serrait fiévreusement les mains de sa voisine. Elle s'enveloppait d'un châle, et sortait. La jeune femme allait droit devant elle, ne s'arrêtant que pour demander des nouvelles aux uns ou aux autres, espérant toujours qu'on savait quelque chose de nouveau. Elle traversait ainsi tout Paris. La matinée s'avançait. Vers la Madeleine, elle voyait passer des bataillons de fédérés aux mines hâves, aux vêtements déchirés. Ceux-là venaient de la bataille, sans doute. Alors, elle regardait avidement le numéro cousu sur le collet des tuniques. Et, stupide, elle restait debout sur la chaussée, contemplant ces hommes échappés à la boucherie, se demandant si Pierre aurait eu ce bonheur, si elle le reverrait. Elle faisait quelques pas encore, et arrivait place de la Concorde. Aller plus loin? Et si, pendant ce temps-là, son mari revenait par un autre côté? Elle tournait et retournait ses idées dans son cerveau, quand une escouade à demi débandée passa devant elle. Françoise se dressa, comme mue par un ressort. Elle ne se trompait pas. C'étaient bien des hommes appartenant au bataillon de son mari. Elle reconnaissait le numéro. Une vingtaine de fédérés tout au plus, qui défilaient, noirs de poudre, exténués de fatigue. Un lieutenant, légèrement blessé, les conduisait. Françoise courut à lui. --Est-ce que tout le bataillon va rentrer, citoyen? dit-elle. --Le bataillon? Voilà ce qu'il en reste! Et d'un geste farouche, il montrait le troupeau en guenilles qui le suivait. Françoise faillit tomber à la renverse. Elle devint si pâle que l'officier comprit ou devina quelque chose. --Est-ce que votre homme en _était_? lui demanda-t-il. --Oui. --Diable! comment _s'appelait-il_? --Pierre Rosny, balbutia Françoise, épouvantée d'entendre ainsi parler de son mari au passé. --Pierre Rosny? Connais pas. Écoutez. Si vous voulez avoir des nouvelles, le plus simple est de pousser jusqu'à Sèvres. Votre homme est, ou tué, ou blessé, ou prisonnier. Pas de milieu. Car le bataillon a rudement _écopé_ aujourd'hui! Le lieutenant s'éloignait, suivi de ses soldats vaincus. Et Françoise demeurait immobile, sans voix, sans haleine. Elle était sur le point de tomber. Elle s'appuya contre un arbre. Elle regardait s'éloigner, traînant le pied, suant, soufflant, les fédérés qui revenaient du combat suprême. Il lui semblait que chacun d'eux emportait avec lui un morceau de celui qu'elle adorait. Pierre! Pierre, tué, blessé ou prisonnier! Elle n'hésitait pas. Il fallait partir. De l'énergie? On en trouve toujours quand on veut! Elle allait à la recherche de son mari. Sans doute, elle claquait des dents, elle frissonnait, et les forces lui faisaient défaut. Mais elle ne tomberait pas. Elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas! Inutile à présent de s'inquiéter de Jacques, hors de danger, et surveillé par Aurélie. Elle marchait vite. En chemin, elle s'arrêtait à peine dix minutes, pour manger un peu. Et elle recommençait sans se lasser, sans se décourager. Le temps coulait. Il était à peu près six heures du soir; et à huit, il ferait nuit. L'étape était longue; et cependant Françoise ne sentait pas la fatigue. Une surexcitation nerveuse, très intense, la soutenait. Les paroles du lieutenant dansaient dans son cerveau affolé. Tué, Pierre? Impossible! la vie n'est pas toujours cruelle. Elle a quelquefois des sourires. Après tant de mois de dures épreuves, le destin lui devait bien un peu de bonne chance. Non, Pierre n'était pas tué. Blessé, seulement... Toute blessure n'est pas mortelle. Est-ce que Jacques n'avait pas guéri d'une balle au travers du corps? Mais l'espérance est envahissante, et à mesure qu'elle marchait, Françoise construisait dans sa pensée le roman de sa vie future. Après avoir souhaité beaucoup, elle souhaitait encore davantage. Elle se refusait à admettre même que Pierre pût être blessé! Lui, l'élu de son coeur, son mari, son amant, avec une balle dans la poitrine, avec une jambe ou un bras de moins? Jamais! S'il ne revenait pas, c'est qu'il était prisonnier! On racontait dans Paris que les soldats de Versailles tuaient les prisonniers? Un mensonge! Elle ne voulait plus y croire. D'ailleurs, Pierre disait le contraire. N'importe; c'est affreux tout de même que d'être captif, enfermé dans une geôle sombre, farouche, puante. Maintenant, elle n'admettait même plus la dernière hypothèse, la plus favorable. Ni tué, ni blessé, ni prisonnier. Pierre avait, sans doute, échappé au désastre. Il ne rentrait pas parce qu'il ne pouvait pas rentrer. Il se cachait dans les bois de Sèvres ou de Ville-d'Avray. Elle arrivait à la Seine. Un cri d'horreur sortit de ses lèvres. Oh! la guerre civile, hideux chaos, oeuvre d'une colère maudite! Des soldats de ligne, des gardes nationaux, des chasseurs à pied, des artilleurs apparaissaient pêle-mêle sur la berge, sur les talus, sur la route, le visage convulsé, les bras en croix ou repliés le long du corps, couchés sur le dos ou étalés sur le ventre, lugubrement et fraternellement étendus les uns à côté des autres. Pourquoi s'étaient-ils entre-tués, ces êtres humains que la mort réunissait ainsi dans le repos du même sommeil? La vie en avait fait des ennemis: et leurs cadavres réconciliés se touchaient sans dégoût et sans haine. Des chevaux du train d'artillerie gisaient dans la boue, les jambes raides, dessinant leur charpente maigre sous la peau collée. A droite et à gauche, des mares de sang en plaques noirâtres; partout la mort, hideuse, saisissante, brutale. Çà et là, des fusils abandonnés, des sabres tordus, des cartouchières crevées, des képis boueux. D'un côté, la Seine, qui coulait brune, mélancolique, indifférente, poussant un vagissement monotone; de l'autre, les maisons éventrées par les obus, dépouillées de leur toiture, vides, béantes. Dans les murs, des meurtrières ouvraient leurs gueules sinistres. On voyait encore des hommes penchés aux fenêtres, immobiles, semblables à des statues. Une balle les avait atteints à leur poste de combat, et ils restaient appuyés à la muraille qui soutenait leurs corps glacés. La nuit commençait à s'épandre, jetant son voile indigné sur toutes ces hideurs. Et Françoise errait au milieu de ce carnage, seule, livide, les yeux remplis d'épouvante, contemplant pour la première fois l'infamie des guerres civiles. Non, jusqu'à ce jour, elle ne la comprenait pas! La robuste fille du peuple, nourrie dans la haine des riches, croyait qu'on avait le droit de prendre le fusil pour livrer la grande bataille du pauvre et du déshérité. Cette pensée n'évoquait pour elle que l'histoire légendaire des rouges barricades de Juillet ou de Février. Elle entendait dans sa mémoire les cris des glorieux va-nu-pieds en blouse, renversant le trône de Charles X; et le tocsin des églises, sonnant le retour du drapeau tricolore; et les refrains de Béranger, qui chantaient encore à son oreille le triomphe des vainqueurs. Tout cela restait pour elle, jusqu'à présent, comme une épopée vague, ou des figurants de théâtre représentent les combattants, et où tout se termine au cinquième acte par une apothéose! Elle la voyait maintenant, la guerre civile, et elle frissonnait de terreur! C'était ça. C'étaient ces cadavres d'hommes et de bêtes, ces désastres, ces ruines, ces abandons, ces catastrophes. Collée contre un mur, elle sentait confusément des idées nouvelles germer dans son cerveau. Toute son espérance d'épouse s'écroulait épouvantablement. Elle demandait une seule chose, maintenant: que Pierre eût échappé à ce massacre! Vivant! vivant! qu'il fût vivant! Infirme ou captif, ou les jambes coupées, mais vivant! Qu'elle pût encore baiser son front, baiser ses lèvres, entendre sa voix, sourire à son regard! Elle fuyait dans la nuit, emportant avec elle, dans sa course, le ressouvenir du hideux spectacle, frissonnant à la pensée qu'elle reconnaîtrait peut-être son Pierre au milieu de ces tas de chair humaine. Vivant! qu'il fût vivant! Elle ne souhaitait plus que cela! Comme le coeur est ambitieux, mon Dieu! et se forge d'insensés désirs! L'obscurité grandissante l'empêchait de poursuivre sa lugubre recherche. Elle arrivait sur un pont. Et elle n'osait pas s'arracher au sinistre champ de bataille. Il lui semblait que quelque chose d'elle-même restait là-bas, parmi ces corps couchés. La malheureuse! Toute sa croyance s'émiettait. Elle continuait sa route pour faire son devoir jusqu'au bout; parce qu'elle devait compte à son fils de la tâche accomplie. Mais il lui semblait impossible que Pierre fût sorti vivant de cette effroyable boucherie! A l'entrée du pont, une petite maison de garde, vide. Elle s'affala contre la porte. Machinalement, elle croisa les mains, et pria. La prière naïve, éplorée et sincère de l'enfant du peuple, qui ne croit pas que tout est fini quand c'est fini, et qui demande quelque chose de meilleur à quelqu'un de plus grand. Enfin, pour la dixième fois, elle reprit courage. Toujours poursuivie par son désir d'avoir des nouvelles, elle traversa le pont. Tout le monde n'avait pas fui ce pays dévasté. Chez certains êtres, la crainte du pillage domine la crainte de la mort. Deux ou trois maisons étaient encore occupées. Un brave homme, un de ces propriétaires tenaces qui aiment leurs murailles mieux que leur chair, restait immobile à la croisée. Une lumière brillait derrière lui dans la chambre, et sa figure triste apparaissait dans l'encadrement gris de la fenêtre. Soudain, il aperçut cette femme qui venait à lui. --Est-ce que vous savez où a eu lieu la bataille? demanda-t-elle. L'homme, étendant la main, fit un grand geste découragé dans l'espace. --Par ici, et par là, tenez! Ce matin, quand j'ai vu arriver les soldats, je suis reparti pour Versailles. Seigneur Dieu! je ne croyais pas retrouver ma maison debout! Est-ce que vous cherchez quelqu'un? --Mon mari, balbutia-t-elle. --Il est de la Commune? --Oui. --Je ne sais pas grand'chose. Cependant, un officier de ligne m'a raconté que les Parisiens perdaient relativement peu de monde. Il paraît qu'on a fait beaucoup, mais beaucoup de prisonniers. A votre place, moi, j'irais à Versailles. Là-bas, vous êtes sûre de recueillir un renseignement sûr. --Merci, Monsieur. La malheureuse reprenait sa route, cette route interminable, ce chemin de croix qui n'en finissait plus. Pouvait-elle faire autre chose? Non. Blessé ou prisonnier, Pierre serait à Versailles. Mais elle se traînait maintenant comme un oiseau dont l'aile est fracassée. La foi ne la soutenait plus. Une courbature morale aggravait sa lassitude physique. Il lui fallut trois heures pour achever le voyage. Et quel voyage, mon Dieu! pour une femme harassée, n'ayant plus de jambes, n'ayant plus d'énergie. Elle s'arrêtait, défaillante; elle soufflait un peu, puis elle recommençait. Ça ne finirait donc jamais? Elle n'arriverait donc pas? Eh bien, non. Le découragement ne triompherait pas de sa volonté. Il fallait qu'elle touchât à son but, dût-elle en mourir. Elle le devait à son mari et à son fils, ces deux êtres qu'elle adorait. Comment! elle disait souvent qu'elle donnerait sa vie pour eux, et elle faiblirait dans l'accomplissement de sa tâche sacrée? Elle tendit ses nerfs dans un effort suprême; et tout ce qu'il y a de force de résistance chez une créature humaine, se réveilla chez cette femme robuste. Versailles, en mai 1871, offrait aux psychologues un spectacle étrange et pittoresque. Le conte de la _Belle au bois dormant_ se transportait subitement dans la réalité cruelle. La cité de Louis XIV s'éveillait tout à coup de son sommeil séculaire et se déguisait en cité contemporaine. Les députés, les curieux, les diplomates, les journalistes, les patriotes et les indifférents, s'y précipitaient les uns après les autres. Ceux-ci pour voir, ceux-là pour savoir, quelques-uns pour recevoir. Un Coblentz en miniature. Mais un Coblentz où la raison dominait, parce que tout le monde s'y mettait d'accord pour sauver le pays menacé. La ville paisible prenait les allures d'un petit Paris. On se couchait tard; on rencontrait par les rues des promeneurs peu pressés de regagner l'étroit et incommode logis où l'affluence des réfugiés les entassait. Dans les cafés, ouverts très tard, regorgeant de monde, on bavardait, on maudissait la guerre civile; et les bruits les plus invraisemblables trouvaient toujours des crédules prêts à les accepter. Françoise allait à travers les rues, à travers les places publiques, à travers les avenues, regardant, écoutant, ne comprenant pas ce qu'on disait. Elle s'arrêtait devant les cafés, espérant entendre un mot, un seul, qui fixerait son destin. La créature humaine est ainsi. Elle s'imagine toujours que ses petites douleurs occupent la grande foule égoïste. Qui donc, parmi tout ce monde, pouvait penser à Pierre Rosny, garde national obscur, perdu dans la tourbe des armées parisiennes? Françoise n'y songeait pas. Il lui semblait que tous ces gens qui parlaient devaient parler de Pierre; que les lèvres remuaient pour prononcer le nom de Pierre. Elle n'osait aborder personne; elle s'accotait contre un mur, l'oeil fixe, attendant tout d'un hasard, maintenant. Cependant, l'heure fuyait, les promeneurs se faisaient plus rares; les cafés se fermaient lentement, les uns après les autres. Françoise reprit le chemin de la place d'Armes, et machinalement elle se laissa tomber sur un des bancs de l'avenue. La nuit l'enveloppait; une nuit très calme. L'ombre dissimulait cette malheureuse créature; et lentement, un sommeil profond s'emparait d'elle. La tête à demi couverte par son châle, elle dormait, de ce sommeil lourd de la bête épuisée chez qui l'esprit est vaincu par la chair. Elle dormait, réparant ses forces, sans rêver, ne sentant pas le froid qui la gagnait. Quelques heures de repos: heureusement, quelques heures d'oubli! Jusqu'au petit matin, elle resta là, immobile. Brusquement elle ouvrit les yeux, ne sachant pas où elle se trouvait; le souvenir aussi s'éveillait, le souvenir lancinant, atroce. Peu à peu, la vie recommença, graduellement renouvelée; des troupes de soldats passaient, des maraîchers des environs arrivaient, conduisant leurs voitures cahotées. Françoise se leva, toute transie, et fit quelques pas pour dégourdir ses jambes glacées. Elle toussait; sa poitrine prise l'oppressait. Elle s'arrêta tout à coup devant la Préfecture. Un soldat sommeillait à demi au fond de sa guérite. Un fils de paysan, blond, avec des taches de rousseur. Il rêvait au pays, sans doute, à la ferme paternelle, aux bois paisiblement endormis dans le silence de la plaine; peut-être à quelque belle fille qu'il avait aimée jadis. Françoise lui mit la main sur le bras. Il fit un mouvement brusque dans sa capote à longs poils. --Hein? quoi? que voulez-vous? --Je vous... je vous demande pardon, balbutia-t-elle. Par bonheur, elle tombait sur un brave garçon. --Qu'est-ce que vous voulez, ma bonne dame? répliqua-t-il, en baissant un peu son capuchon. --Je voulais vous prier de... de m'indiquer où est la prison? L'officier du poste s'avançait et lui donnait tous les renseignements nécessaires. On ne permettait pas aux factionnaires de parler sous les armes. Elle trouverait la prison un peu plus loin, à droite, en suivant l'avenue. Pas moyen de se tromper: un grand bâtiment gris avec des fenêtres grillées. Et comme un artilleur passait, traînant la jambe, l'officier lui cria: --Eh! là-bas! conduisez donc la bourgeoise à la prison. Ça ne vous dérangera pas beaucoup: elle ne sait pas, cette femme. A une heure aussi matinale, les fonctionnaires sont rarement levés. Comme le concierge lui disait cela d'une voix un peu grognon, Françoise répliqua humblement qu'elle attendrait. Du reste, on n'était pas sûr: on allait voir. Le directeur de la prison, ancien officier, homme correct, n'avait pas trop de ses journées pour accomplir sa tâche. Chaque jour, on lui envoyait des fournées de prisonniers. Son activité suffisait à peine à la besogne. Il était levé et reçut Françoise tout de suite. Il jeta sur la jeune femme un regard rapide, ému malgré lui par ce visage pâle, par ces yeux pleins de terreur. --Vous désirez, Madame?... D'une voix tremblante, elle dit tout. Elle cherchait son mari: tué, blessé ou prisonnier. Elle répétait toujours ces trois mots terribles. Tué? elle commençait à croire que non. Prisonnier? elle allait le savoir. Elle raconta son histoire navrante, et comment il ne devait pas être là depuis plus de deux jours. --Quel est le nom de votre mari, Madame? --Pierre Rosny. Le directeur prit un gros livre relié, à couverture verte, et parcourut les pages. --Il n'est pas ici, Madame. Il est peut-être «au hangar». Elle ne comprenait pas. Le directeur lui expliqua que la prison était pleine, plus que pleine. Il en venait tant, de ces gardes nationaux, qu'on saisissait à chaque rencontre! Ne sachant où les mettre, depuis quelques jours, on les parquait dans un immense hangar, tout près de la prison. Il allait la faire conduire afin qu'elle ne s'égarât pas. Françoise remerciait vaguement, étonnée de trouver tant d'obligeance et de bonté chez ces hommes qu'à Paris on leur dépeignait comme des bourreaux. De nouveau, elle se retrouvait dehors, avec le gardien chargé de la guider. Encore marcher, encore traîner ses pas errants! Si, du moins, tant de fatigues aboutissaient, si elle devait sauver Pierre! Elle longeait les murs de la prison, d'où sortaient des plaintes vagues comme de longs soupirs. Elle s'éloignait à regret de cette geôle sombre: elle eût été si heureuse maintenant que Pierre fût enfermé là dedans! Après une course de dix minutes, le gardien lui dit: --Voilà, Madame. Et faisant un salut vague, il la laissa toute seule. Elle s'arrêtait devant une espèce de cantonnement, entouré d'un gros détachement de chasseurs à pied qui restaient là, le fusil armé, pendant que les officiers veillaient, le revolver au poing. La prison trop pleine ne pouvait plus loger tous les captifs, et on les enfermait là comme des bêtes fauves. Il fallait reconnaître Pierre dans cette foule. Il faisait jour, à présent. Un jour gris, brouillé, dont les lueurs troubles éclairaient mal. Elle cherchait, elle regardait. Il y en avait de tous les âges: des enfants, des hommes faits, des vieillards; tous hâves, harassés par la bataille, épuisés aussi par l'angoisse qui les tenaillait. Quelques-uns, blessés légèrement, gisaient dans un coin, sous un toit rapidement construit, que soutenaient des poutres équarries à la hâte; les autres demeuraient immobiles, ne bougeant pas, comme s'ils craignaient les mauvais traitements ou les coups. Presque tous semblaient se méfier de leurs gardiens. C'est qu'une légende terrible se colportait dans Paris; une légende calomniatrice qui accusait les soldats et les officiers de violences et de cruautés. Les gens de l'Hôtel de ville voulaient mettre le feu au ventre de leurs hommes. La plupart de ces ambitieux, devenus soudain tribuns du peuple, assuraient qu'à Versailles, on ne faisait pas de prisonniers. On tuait tout; si par hasard on gardait quelques vaincus, c'était pour les torturer. Quelques journaux ignobles de la capitale inventaient d'infâmes histoires sur les traitements réservés à ces captifs. Quand, plus tard, l'historien, calme, réunissant les documents de ce temps-là, voudra peser les crimes des uns et des autres, il se demandera si les mensonges de ceux qui gouvernaient n'excusent pas à demi la folie de ceux qui se laissaient conduire. Aussi, parmi tous ces prisonniers, quelques-uns aimaient mieux en finir tout de suite. Deux ou trois des plus enragés rêvaient une tentative d'évasion, ou une insulte brutale à leur gardien; enfin, quelque chose qui amenât un dénouement rapide. Françoise les contemplait, épouvantée. Pierre, retenu là ou ailleurs, endurait toutes ces misères. Elle lisait tant de souffrance sur les visages décharnés de ces malheureux! Lui aussi avait faim, avait soif; lui aussi gisait étendu sur la terre, le visage convulsé. Elle ne pouvait pas détourner ses yeux hagards du hideux spectacle étalé devant elle! Malgré son angoisse, elle les examinait un à un, cherchant à reconnaître celui qu'elle adorait. Un officier de chasseurs s'approcha de Françoise, lui demandant poliment ce qu'elle désirait. Elle répliqua qu'elle croyait son mari prisonnier; le directeur de la prison, après l'avoir reçue, l'avait fait conduire «au hangar», pour qu'elle pût s'informer. L'officier dit que c'était fort simple. Il possédait la liste de tous ceux qui se trouvaient là. Il la conduisit dans un petit bureau placé dans la maison voisine. Nombreuses, ces pages où s'entassaient les noms de tous ces captifs. Celui de Pierre Rosny ne s'y lisait point. L'officier, un adolescent, se sentait ému. Il s'intéressait malgré lui à cette pauvre femme. --C'est votre mari que vous cherchez? --Oui, Monsieur. --Vous ne l'avez pas trouvé à la prison; il n'est pas ici non plus. Vous pouvez espérer encore. Espérer! Elle en était lasse. La vue de tous ces hommes, dont le visage suait la douleur, l'angoissait. Elle restait comme clouée sur le sol. Tout à coup, un jeune homme se leva, un garçon d'une vingtaine d'années. C'était un des blessés. Une baïonnette avait troué son épaule, et l'on voyait une large tache rouge à travers la toile qui enveloppait la plaie. Il paraissait souffrir beaucoup. Le visage blanc, les lèvres tuméfiées, les yeux brûlés de fièvre, il promenait sur les soldats ses regards chargés de haine. Soudain, il s'appuya contre une poutre et, faisant un geste de défi, il se mit à chanter un hymne féroce, au refrain hideux, qui suintait la haine et le sang: La Commune, dans les batailles, O drapeau rouge de Paris, Rit des crapules de Versailles, Enveloppée entre tes plis! Que le feu flambe ou le sang coule, Qu'importe à qui n'a feu ni lieu? Vive la Commune! qui soûle Ses braves b... de vin bleu! Tous les prisonniers avaient tressailli. Un long murmure frissonnait dans les groupes. Un sergent se détacha de l'escouade, et s'approchant du chanteur: --Te tairas-tu, blanc-bec? Le «blanc-bec» sourit: il souffrait trop; il voulait que son martyre eût une fin. Alors, haussant la voix, avec un accent plus farouche encore: Ta couleur, ô rouge bannière, C'est la couleur du sang vermeil! C'est celle du feu, quand t'éclaire Un rayon d'or du grand soleil! Quand le maudit Badinguet croûle, Quand tout passe, roi, pape ou Dieu, Vive la Commune qui soûle Ses braves b... de vin bleu! Tous les prisonniers étaient debout. Cette _Marseillaise_ de la populace les enflammait. Le sergent prit le jeune homme par l'épaule et le secoua si violemment que le blessé jeta un cri de douleur. --Tu joues un jeu à te faire casser la gueule! cria-t-il. De nouveau le captif ne répliqua rien. Ses yeux hautains regardèrent encore le groupe remuant de ses compagnons de misère. On lisait sa pensée sur son visage résolu. Il ferait tout pour exaspérer ses gardiens. D'une voix ardente, où vibraient la rage et la fureur, il commença le troisième couplet: Autour de toi, drapeau-symbole, Nous irons tous au cabaret, Danser bientôt la carmagnole Sur la carcasse à Foutriquet! Malgré Vinoy, malgré la foule Des roussins qu'il faut f..... au feu, Vive la Commune qui soûle Ses braves b... de vin bleu! Ce ne fut pas long. Le sous-officier fit signe à deux chasseurs et vint droit au jeune homme. On allait l'empoigner et le jeter au cachot. Il ne bougeait plus, et regardait son ennemi en face, d'un air qui voulait dire: «Enfin!» Il recula de deux pas, et violemment, il souffleta le sergent. Celui-ci tira son revolver et fit feu. Le jeune homme roula sur le sol, la cervelle éparse. Un long cri sortit de la foule des prisonniers, pendant que Françoise s'enfuyait, affolée. Ah! elle comprenait maintenant que tout était bien fini pour Pierre! Lui aussi ne résisterait pas à cet âpre besoin de défier ses ennemis; lui aussi leur jetterait à la face un dernier anathème dans un cri de rage; lui aussi meurtrirait son gardien pour en être frappé; lui aussi roulerait sur le sol, la tête fracassée! Françoise courait maintenant sur la route de Paris, fuyant droit devant elle, n'osant pas regarder en arrière, comme si un infernal démon l'eût poursuivie. Il lui semblait que les pâles légions du Désespoir chevauchaient à son côté, et qu'elle ne pourrait leur échapper jamais, jamais! Elle ne s'arrêta que lorsque ses forces furent à bout. Alors, elle s'assit sur le rebord du chemin, la poitrine oppressée, n'y voyant plus clair. Un voile de sang descendait devant ses yeux. L'impérieux besoin de la mort dominait cette malheureuse. La mort! Elle n'avait même pas le droit de l'espérer. Elle se rappelait son Jacques, blessé, malade, qui l'attendait, qui ne pouvait point se passer d'elle; elle se rappelait cette parole suprême de Pierre Rosny: «S'il m'arrivait malheur, jure-moi que tu en ferais un homme!» Non, elle ne pouvait pas, elle ne devait pas mourir. Son devoir la condamnait à vivre. Si Pierre était tué, en effet, il fallait qu'elle accomplît le suprême désir de son mari. Il fallait qu'elle vécût pour lutter, pour travailler, pour faire du fils de l'ouvrier un artiste illustre. La mère se retrouvait vaillante et soutenait l'épouse désespérée. Sans cela, elle se serait couchée le long du fossé, pour attendre la mort. Mais ainsi que le marin qui, au milieu d'une nuit d'orage va devant lui les yeux fixés sur les étoiles, elle voyait reluire aussi son étoile, là-bas, bien loin: un enfant qui dormait dans son lit tout blanc. Elle voulut se mettre debout: elle ne pouvait pas. Ses jambes ne la soutenaient plus. Une grande maison, un château, se dressait devant elle. Elle y demanderait un secours, un morceau de pain. Elle essaya de traverser la route. Mais tout à fait épuisée, elle roula dans un saut de loup qui longeait un parc immense. III Les murs blancs du château que Françoise avait aperçu, avant de fermer les yeux, jaillissaient maintenant dans les gaietés frissonnantes et mouillées du réveil. Une matinée délicieuse commençait; une exquise matinée de printemps pleine de parfums et de chants d'oiseaux. Le soleil rieur et familier illuminait les allées et les taillis du parc. A la cime des arbres flottait encore un léger brouillard qui ressemblait à une gaze très fine, étendue sur les feuilles vertes. --Ah! le beau temps, dit une voix claire. Dépêche-toi, Faustine. Mon Dieu! comme tu es paresseuse! --Un peu de patience, Nelly. Un superbe lévrier russe, au poil d'argent, aux yeux pleins de flammes, franchit d'un bond le large perron de pierre et se coucha aux pieds de Nelly qui se penchait pour le caresser. --Ta maîtresse est en retard, Odin, reprit la jeune fille. Enfin, la voilà! Odin tournait sa tête fine vers le château; quittant Nelly, il courut vers la nouvelle venue, bondissant autour d'elle, cherchant à deviner sa volonté, s'élançant au milieu des allées et s'arrêtant bientôt comme s'il craignait de n'être pas suivi. Les jeunes filles s'embrassèrent tendrement. Toutes deux étaient brunes, à peu près du même âge. Faustine de Bressier avait dix-sept ans: c'était l'aînée. Tout Paris a connu son père, le général de Bressier, le héros de Solférino, nimbé d'une gloire nouvelle, après sa campagne dans l'armée de Chanzy. Resté veuf de bonne heure avec deux enfants, un fils et une fille, il recueillait dans sa maison une parente éloignée, riche et de bonne naissance. Nelly Forestier et Faustine, les deux inséparables, avaient grandi ensemble, s'aimant comme des soeurs, de cette fraternité d'élection souvent plus durable et plus sûre que la fraternité selon la nature. On subit ses parents; le coeur choisit ses alliés. Nelly et Faustine entraient dans la vie, unies par ces liens solides que nouent les souvenirs d'une enfance commune. Elles se chérissaient d'une tendresse égale, mais différemment exprimée. Nelly, volontaire, toujours gaie, avec des emportements et des jalousies d'enfant gâtée; Faustine sérieuse, d'une gravité douce et réfléchie; la première, nerveuse et ardente d'allures, la seconde, calme en apparence, mais froidement passionnée, avec des éclairs de mysticisme. Elles étaient également belles, et leurs beautés mêmes ne se ressemblaient pas. Nelly, souple et fine comme un cheval de race, impatiente du joug, rappelait par ses yeux noirs et sa peau orangée les femmes arabes de Fromentin. Petite, bien prise dans sa taille fine, aux ondulations souples, elle trahissait vite la Méridionale exubérante et vive. Faustine était la femme du Nord. Mince et gracieuse, avec son regard énergique, elle semblait mieux faite pour conduire sa destinée que pour la subir. Son visage, d'une pâleur nacrée, allongé comme un camée antique, s'illuminait par instants à la lueur chaude de ses yeux pers. Ces deux jeunes filles se complétaient l'une par l'autre. Accoutumées à penser ensemble, liées surtout par ces affinités secrètes que créaient leurs natures dissemblables, elles considéraient la vie comme une étape qu'elles franchiraient sans jamais se quitter. --Décidément, tu n'es pas plus gaie ce matin qu'hier soir! s'écria Nelly après un silence. --Comment veux-tu que je sois gaie? répliqua doucement Faustine. Depuis deux jours, je n'ai pas eu de nouvelles de mon père et de mon frère. La division du général est à Courbevoie; il ne peut pas quitter son commandement, et je trouve naturel qu'il ne vienne pas. Mais Étienne est sous Versailles, son régiment n'a pas donné tous ces jours-ci. Vraiment, en un temps de galop, il pouvait bien pousser jusqu'ici. Nelly haussa les épaules et se mettant à rire: --Tu es incroyable! Alors tu t'imagines qu'un beau capitaine de hussards comme Étienne se dérangera pour voir deux petites filles... Eh bien, qu'est-ce que tu as, Odin? Le chien s'arrêtait court, l'oreille droite; puis il bondissait, pour s'arrêter bientôt, et japper bruyamment. L'allée où se promenaient les deux amies tournait sur elle-même et s'enfonçait sous de larges platanes, dans l'épaisseur du parc. Odin s'y précipita, tête baissée, comme s'il eût cherché à retrouver une piste. --Regarde-le donc, reprit Nelly. Mais Faustine suivait son rêve intérieur, songeant à ses chers absents, peu soucieuse de s'occuper du lévrier russe. Ils ne finiraient donc jamais, ces longs jours d'inquiétude et d'angoisses? Pendant quatre mois elle avait tremblé chaque jour pour son père, qui se battait sur la Loire, pour son frère prisonnier à Hambourg. Elle les revoyait enfin, sains et saufs, après l'armistice, et voilà que recommençait la même vie d'épouvantes quotidiennes! La guerre civile, après la guerre étrangère, renouvelait les tourments passés. --A propos, as-tu trouvé le sujet de ton tableau? demanda Nelly. Faustine eut un geste de lassitude découragée. --A quoi bon? murmura-t-elle. --Comment! à quoi bon? Je ne l'entends pas ainsi. Voilà cinq jours que tu n'as travaillé. Je ne veux pas que ta paresse continue. Tu te mettras à la besogne aujourd'hui. Oh! fais cela pour moi, ma petite Faustine! Au lieu de répondre à son amie, la jeune fille s'arrêta brusquement. --Qu'as-tu donc? demanda Nelly étonnée. --N'as-tu pas entendu? --Quoi? --Un gémissement. Peut-être me suis-je trompée. Et cependant, il me semblait... Non, je ne m'abusais pas. Vois Odin. En effet, le chien se tenait immobile, la tête en avant, comme s'il fût tombé subitement en arrêt. --Il y a quelque chose, reprit Faustine. Cherche, Odin, cherche! Le chien gratta le sol, hésitant: puis il enfila un petit sentier qui s'enfonçait dans l'épaisseur verte des taillis. Sa maîtresse le suivait; et Nelly venait la dernière, riant et se dépitant contre les branches qui s'accrochaient à sa jupe ou se faisaient enrouler par ses cheveux. --Tu es folle, mon amie! Quelle idée de te prêter aux caprices de cette bête! Tu vois bien que ce sentier-là ne mène nulle part, et qu'il aboutit à l'un des sauts de loup qui entourent le château. Au bout de cinq minutes, Odin s'arrêta devant le fossé qui fermait le parc. De nouveau il cherchait, il quêtait, le poil hérissé. Enfin, brusquement, il se jeta dans le fossé, poussant un aboiement prolongé. Les deux jeunes filles eurent un cri d'effroi: elles venaient d'apercevoir le corps de Françoise qui gisait inanimé entre les hautes herbes. Mais Faustine ne s'épeurait pas longtemps. --La maison de garde est à côté, dit-elle. Va chercher Marius, ma bonne Nelly. Il nous aidera à transporter cette pauvre femme au château. --Comment tu... tu vas rester... seule? balbutia Nelly. --Tu es une enfant. De quoi veux-tu que j'aie peur? Nelly s'éloignait, tournant timidement la tête comme si elle eût craint de perdre son amie des yeux; et Faustine, descendant le long du fossé, s'approchait de Françoise qui demeurait immobile. --Elle est bien pâle! murmura-t-elle. Elle prit la main de l'inconnue: le pouls battait à peine. Doucement, Faustine essayait de soulever la tête de la malade, et l'appuyait sur ses genoux. Françoise soupira profondément, ouvrit un moment les yeux, et les referma comme aveuglée par ce grand soleil qui succédait pour elle aux noires terreurs de la nuit. Que faire? La jeune fille attendait avec angoisse le retour de Nelly. Pourvu qu'elle eût rencontré Marius! A elles deux, elles n'exécuteraient qu'une médiocre besogne, et l'on ne pouvait pas laisser là, abandonnée et sans secours, cette malheureuse créature, vaincue sans doute par le besoin et la fatigue. Nelly avait trouvé Marius. Ce solide gaillard souleva Françoise dans ses bras, sans effort, et comme Faustine lui demandait s'il désirait qu'on l'aidât, il répondit par un sourire orgueilleux. Dix minutes après, la femme de Pierre revenait à elle, étendue sur une chaise longue dans le salon du château. Elle ne souffrait pas, elle ne se plaignait pas. Ses yeux étonnés regardaient autour d'elle. Lentement, son cerveau affaibli reconstruisait les événements qui s'étaient succédé depuis deux jours. Elle revoyait la chambre de la rue Jean-Baussire, où Jacques restait seul; puis son départ lugubre et ce rude chemin de croix jusqu'à Versailles; enfin son retour, quand épuisée, n'en pouvant plus, elle regagnait Paris désespérée. Et avec le souvenir, renaissait aussi la souffrance. Pierre! que devenait Pierre! Non, elle ne voulait pas s'oublier chez les êtres généreux qui la recueillaient. Il fallait qu'elle remplît son devoir jusqu'au bout. --Comment vous sentez-vous, Madame? lui demanda doucement Faustine, qui se penchait vers elle, épiant le retour de la vie sur ce visage blême. --Mieux... je vous remercie, Mademoiselle. Vous êtes bonne. Tenez, voyez, je peux me remettre en route... --Vous voulez?... --Il le faut. Elle essayait de se tenir debout: mais son énergie la trahissait. Est-ce que la fatigue serait plus forte que sa volonté? --Pourquoi repartir déjà? reprit Mlle de Bressier. Attendez au moins que vos forces soient revenues. Craignez-vous que votre absence prolongée n'inquiète quelqu'un des vôtres? Il m'est aisé d'écrire pour donner de vos nouvelles. --Je vous remercie, Mademoiselle. Mais mon fils est malade. Il est seul. C'est moi qui le soigne. J'ai hâte d'être auprès de lui, vous comprenez. --Une maladie... grave? ajouta la jeune fille, après une courte hésitation, comme si elle craignait d'aviver une douleur qu'elle sentait profonde. --Une blessure. --Sérieuse? --Oui. Il l'a reçue à Montretout. Oh! c'est un brave enfant... A seize ans, il s'est engagé comme les autres. --Voilà qui vous fera du bien, Madame, s'écria Nelly gaiement. Elle rentrait dans le salon, précédant le valet de chambre qui apportait une petite table toute servie. Françoise, confuse de tant de soins, essayait de se débattre et de refuser. Avec sa brusquerie d'enfant gâtée, Nelly la força d'obéir. Elle but lentement quelques gorgées de vin, et mangea non sans appétit: les couleurs remontaient à son visage pâle, et ses yeux brillaient d'un éclat plus vif. Mais aux lèvres douloureusement contractées, au pli qui se creusait sur son front blanc, les amies comprenaient que l'étrangère taisait son secret. Ce n'était pas seulement une pauvre femme atteinte d'un mal physique, mais une victime torturée par une souffrance cachée. Françoise était mise simplement, avec l'élégance innée des Parisiennes qui, en dépit du rang qu'elles occupent, ont toujours plus de finesse et de distinction que les autres femmes. Assises auprès d'elle, Nelly et Faustine s'ingéniaient à la servir. Rien de plus gracieux que ce groupe: l'ouvrière soutenue et consolée par ces deux fraîches et charmantes créatures. Mme Rosny se sentait profondément touchée, surprise surtout. Elle avait été élevée dans la haine de cette bourgeoisie qui venait à son aide, à l'heure la plus douloureuse de sa vie. N'était-ce pas contre ces mêmes classes riches et heureuses que la Commune, en qui elle croyait, s'insurgeait désespérément? --Maintenant que vous avez repris des forces, continua Faustine, je vous permets de poursuivre votre route. Seulement, vous ne vous en irez pas à pied. Oh! ne vous défendez pas! Vous êtes obligée de nous obéir. Si moi j'étais assez faible pour vous céder, voici mon amie Nelly dont vous n'auriez pas aisément raison. Je vais faire appeler Marius. Il nous conseillera. D'ailleurs, puisque vous avez hâte de retourner auprès de votre fils, le plus simple est encore qu'on vous reconduise en voiture. L'argument était juste, et Françoise ne répliqua rien. Marius entrait. Il se mit à rire, en voyant Françoise. --Oh! oh! dit-il, vous avez meilleure mine que lorsque je vous ai ramassée sur la route! C'était un vieux soldat qui avait servi jadis sous le général, en Afrique; son temps achevé, il était entré comme garde chez son ancien chef. Mlle de Bressier lui expliqua que sa protégée voulait retourner à Paris, et qu'elle comptait sur lui pour l'escorter. Mais comment gagner la ville, en voiture, au milieu des troupes qui sillonnaient la plaine, sous la perpétuelle menace des feux convergents des forts? Marius eut tôt fait de prendre un parti. S'en aller directement par Sèvres et Bellevue: impossible. On se heurterait à mille difficultés toujours renaissantes. Il conseillait d'aller à Saint-Denis, par Versailles et la forêt de Saint-Germain. La voiture franchirait la Seine au pont de Poissy, rétabli depuis huit jours. Comme les Prussiens occupaient les zones du nord et de l'est, on arriverait jusqu'aux fortifications sans être inquiété. Un quart d'heure après, un _duc_ bien attelé attendait devant le perron du château. Les choses marchaient si vite depuis que Françoise avait recouvré sa connaissance qu'elle en demeurait encore interdite. Comme les êtres délicats, elle se sentait gênée pour exprimer sa gratitude. Depuis deux heures, elle vivait dans un ordre de sentiments inconnu, dans un monde presque entièrement nouveau. Elle ne pouvait se faire à l'idée qu'elle, une ouvrière, une révoltée, recevait un pareil accueil chez ces belles et riches jeunes filles. Cependant, elle allait partir, et c'est à peine si elle avait dit combien elle se sentait profondément touchée. Elle se tenait debout, au milieu du salon, regardant l'une après l'autre ces jolies fées qui lui apparaissaient dans sa détresse comme deux anges consolateurs: Faustine, douce, calme et souriante, Nelly, toute gaie avec ses yeux où luisait la joie. --Je ne sais que vous dire... Mon Dieu! comme vous êtes bonnes! Qui sait ce que je serais devenue sans vous? Et mon pauvre enfant ne m'aurait jamais revue peut-être. Pourtant, il a plus besoin que jamais de... Elle s'arrêta. La pensée de Pierre lui revenait, cruelle, remplissant son cerveau d'idées funèbres. Un sanglot s'étouffait dans sa gorge: elle chancela. Comme Faustine s'élançait pour la soutenir, elle l'arrêta d'un geste doux: --Non, merci, ce n'est rien. Un éblouissement: il est passé déjà. Elle essayait de sourire; mais des larmes brillaient dans ses yeux. De nouveau elle les regardait l'une après l'autre. --Voulez-vous me permettre de vous embrasser? dit-elle avec une nuance de timidité. --Comment donc! mais c'est moi qui vais commencer, s'écria Nelly. Françoise serrait les mains de Mlle de Bressier, elle la contemplait, comme si elle eût voulu graver à jamais dans sa mémoire le visage charmant de la jeune fille. --Soyez heureuse, dit-elle enfin. Adieu, Mademoiselle. Elle dégageait ses mains que Faustine retenait dans les siennes. --Alors, nous allons nous quitter, et je ne saurai pas votre nom? demanda-t-elle. --Qu'importe, si je n'oublie jamais le vôtre? répliqua doucement l'ouvrière. Je suis celle qui passait et que vous avez sauvée. Merci et adieu! --Étrange femme! murmura la jeune fille, pendant que le _duc_ filait dans l'allée du parc. Marius conduisait lui-même. Il n'entendait pas qu'il arrivât un accident à la protégée de sa maîtresse. Pendant le trajet, assez long, sans cesse interrompu par des convois militaires, par des troupes de soldats qui rejoignaient leurs régiments, Marius parlait du général, de son fils, de sa fille. Françoise écoutait curieusement l'éloge de cette belle créature à qui elle devait tant. D'ordinaire, rien n'est plus doux que d'entendre admirer ceux-là qui nous ont fait du bien. Dans son coeur, la reconnaissance se heurtait à sa haine contre les bourgeois. Quand Marius la déposa, au delà de Saint-Denis, à quelque cent mètres des fortifications, Françoise savait de Faustine et des siens tout ce que le soldat savait lui-même. Un sentiment nouveau remuait dans son coeur. Elle revoyait en pensée l'allure noble et fière, les yeux pers de la jeune fille, et elle se demandait avec étonnement si, maintenant, il n'y avait pas en ce monde un être de plus qu'elle aimait. Comme elle franchissait le poste de gardes nationaux qui campait dans la première avenue, Françoise s'entendit appeler par son nom. Surprise, elle tourna la tête, et subitement devint toute pâle. Elle reconnaissait le lieutenant légèrement blessé, qui faisait partie du bataillon de Pierre. --Bonne nouvelle! citoyenne! votre mari est vivant... Elle eut un cri déchirant, se sentant défaillir. Après avoir réagi contre l'excès de la douleur, est-ce qu'elle ne saurait pas réagir contre l'excès de la joie? --Vivant! vivant! --Oh! je me suis beaucoup reproché de vous avoir tourmentée hier... Mais je ne savais pas... Un brave garçon est arrivé ce matin apportant des nouvelles sûres. Cent hommes du bataillon ont pu s'échapper. Ils sont cachés dans les bois au delà de nos avant-postes. On enverra deux régiments pour les dégager. Mais Françoise n'entendait plus, ne voyait plus. Elle ne savait qu'une chose: Pierre était sauvé! Elle le reverrait; il y aurait encore du bonheur pour eux! Dans son ivresse elle restait debout, dans l'avenue, appuyée contre un arbre. Comme un soleil, cette radieuse jeune fille venait peut-être de lui porter bonheur. IV Le château de Chavry, qui appartient au général de Bressier, date du premier Empire. Il a été bâti, en 1803 par le fameux Ledret, sur l'ordre de Napoléon, qui en fit don à sa soeur Pauline, lorsqu'elle épousa le prince Borghèse. Cette énorme propriété porte bien la marque de son époque: un corps de bâtiment assez lourd, au milieu, et flanqué de deux ailes trop légères. Tout d'abord, le regard est désagréablement heurté par le manque d'harmonie de l'ensemble. Le plan primitif existe encore dans les cartons du cadastre de Versailles. D'abord, le château s'élevait au milieu d'un jardin anglais médiocrement dessiné, où le mauvais goût d'un jardinier amoureux d'Ossian avait semé quelques ruines et une demi-douzaine de cavernes. C'était d'un ridicule achevé. Heureusement, au début de la Restauration, la propriété passa entre les mains d'un homme d'esprit, M. de La Robertie, qui s'empressa de détruire les cavernes et les ruines. Épris d'arboriculture, il essaya de corriger la laideur des bâtiments en les entourant d'un parc qui leur prêterait un aspect plus grave. M. de La Robertie mourut très vieux, après le coup d'État. Les arbres avaient poussé, et toujours surveillé par un maître habile, le parc devenait grandiose. On retrouvait bien encore, çà et là, les traces de l'ancien jardin anglais; mais la beauté des allées silencieuses et profondes ravissait le promeneur qui croyait errer dans une forêt. Des arbres énormes, tantôt espacés comme les chevaliers d'un conte héroïque qui restent immobiles et la lance en arrêt, tantôt serrés et rapprochés par l'insouciant caprice de la nature. Un bois de platanes conduisait sur un plateau étroit, d'où les yeux ravis contemplaient un paysage merveilleux. Toute la plaine rieuse où la Seine se plie et se replie sur elle-même. Au fond, à droite, Paris couché dans les vapeurs grises de l'horizon. Et, nonchalamment posés, les villages coquets qui montent en étages jusqu'à Saint-Cloud. Au début de la guerre civile le général voulait que sa fille retournât en Auvergne où elle s'était déjà réfugiée pendant l'Invasion. Elle s'y refusait nettement. M. de Bressier n'insistait pas. Il savait que, situé sous la protection du Mont-Valérien, Chavry resterait en dehors des mouvements militaires et ne serait jamais menacé. Depuis la mort de sa mère, qu'elle avait à peine connue, Faustine habitait ce château; d'abord seule, plus tard avec Nelly. Toutes deux s'y plaisaient plus qu'à Paris, dans l'hôtel de la rue de Lille, occupé seulement pendant les rares congés du chef de la famille. Elles recevaient là une éducation solide, dirigée par une institutrice de premier ordre, Mlle Vaudois. La semence idéale germa différemment dans ces terres dissemblables. Nelly, paresseuse et indolente, travaillait parce que c'était le seul moyen de pouvoir s'amuser ensuite; Faustine, au contraire, aimait l'étude par goût, pour elle-même, pour les joies qu'elle en tirait. De très bonne heure, on fut frappé, autour d'elle, de son aptitude à saisir la plastique des êtres et des choses. Son goût pour le dessin se révéla, tout de suite, d'instinct, et se développa si rapidement que le général voulut qu'à dix ans elle eût un maître sérieux. Par une heureuse fortune, on lui recommanda un ancien prix de Rome, d'une grande habileté de main, d'une instruction solide, et chez lequel l'enseignement de l'École n'avait pu tuer l'originalité première. Quoiqu'il fût absolument dénué d'imagination, Joseph Cayron aurait fait sa trouée comme les autres, s'il n'eût été paralysé par une timidité invincible. L'artiste qui doute souvent de lui-même est fort; l'artiste qui ne croit jamais en lui est perdu. Il est voué à l'infécondité. Joseph Cayron était de ceux-là. Il admirait tellement son art qu'il en avait peur. Peut-être aussi manquait-il de cette vaillance d'esprit qui permet à un homme de n'apercevoir les obstacles que pour s'efforcer de les vaincre. Le peintre vit tant de médiocrités hissées sur le pavois, tant de vrais talents foulés aux pieds, qu'à sa timidité naturelle se joignit bien vite un incurable scepticisme. S'il ne pouvait créer des oeuvres personnelles, il restait du moins un merveilleux initiateur aux oeuvres des autres. Faustine crut en lui. Elle accepta docilement ses conseils impérieux. Car cet homme craintif n'admettait pas qu'on discutât l'ART. Il prononçait ce mot d'une voix légèrement emphatique, en clignant à demi le regard, comme un dévot qui parle de la Sainte Vierge. Pendant quatre ans, il ne permit pas à son élève de peindre. Il voulait la rompre à la gymnastique du dessin, lui donner une grande sûreté de main. Ensuite on verrait. Jamais le général n'éprouva une plus grande stupeur que le jour où Joseph Cayron lui démontra que Faustine devait étudier l'anatomie. L'anatomie! une enfant de seize ans! Est-ce que ce peintre raté devenait fou? Mais le peintre raté mit une telle ardeur dans son insistance que M. de Bressier céda. Avec mauvaise humeur, par exemple. Pendant trois jours, il dit, comme se parlant à lui-même: «L'anatomie! l'anatomie!» Et il affectait de n'appeler sa fille que Mlle Carabin. Cette instruction solide développa rapidement les dons naturels de Faustine. Elle était trop intelligente pour ne pas savoir que le talent n'existe pas sans la maturité. Elle voulait travailler longtemps, travailler beaucoup, avant que personne, en dehors des siens, se doutât de ses goûts et de sa vocation. Elle était artiste dans le grand sens de ce mot sublime, c'est-à-dire rebelle par nature aux sensations banales. Certes elle eût mieux aimé crever ses toiles et jeter ses brosses par la fenêtre que de rester un amateur. Son atelier se dressait à deux cents mètres du château, le long de la route, en plein air. Le jour y arrivait par de larges baies vitrées; un écran de soie verte cachait le plafond, tendu sur un châssis, et permettait de distribuer à volonté la lumière. Jamais on ne se serait cru dans un atelier de jeune fille. Des boiseries sombres, appliquées contre les murailles, donnaient un aspect sévère à cette pièce vaste qui semblait être le cabinet de travail d'un philosophe. On n'y trouvait aucune de ces fantaisies gracieuses que le caprice de quelques peintres célèbres ont mises à la mode. Des bibelots de grand prix, et d'un goût exquis; mais pas de japonaiseries grêles, pas de peluches chatoyantes ni de porcelaines délicates. Rien de ce désordre affecté qui rassemble avec soin les objets les plus disparates, et colle un violon XVIe siècle à côté d'un cheval en carton, caparaçonné d'étoffes voyantes. En revanche, cinq ou six toiles rares. Un Hobbema d'une incomparable fraîcheur, près d'études signées des noms les plus retentissants de l'école moderne; la première esquisse que Delacroix ait faite de l'_Entrée des Croisés_; plus loin, de gracieuses terres cuites, un merveilleux groupe en marbre d'Antonin Mercié, une aiguière d'argent de Froment-Meurice. Et, dans le fond de l'atelier, occupant la moitié d'un immense panneau, une merveille découverte par Faustine, deux mois avant la guerre, au fond d'un palais génois: un tableau du Titien. Quand il fallut fuir devant l'invasion, c'était l'unique trésor que Mlle de Bressier eût emporté avec elle. La toile miraculeuse, soigneusement roulée, resta cachée en Auvergne, comme un de ces mystérieux coffrets que surveillent des nains jaloux. Un sujet d'une grande simplicité. Une femme rousse, au visage altier, joue avec une bague d'émeraudes qu'elle regarde fixement de ses yeux noirs; elle est vêtue d'une robe de satin marron brodée de jais. Pas un bijou: pas même un collier. Une rose rouge saigne dans la splendeur fauve de sa chevelure. Jamais le vieux Titien ne modela des chairs plus fermes; jamais il ne trouva des tons plus satinés et plus fulgurants. Faustine appelait cette toile: la Dame à la bague. Le général, plus pratique, prétendait que sa fille aimait tant son tableau parce qu'elle s'y retrouvait, de brune changée en rousse. Et en réalité, par un hasard curieux, l'héroïne du Titien et Faustine se ressemblaient, comme une femme de vingt-cinq ans peut ressembler à une jeune fille de dix-sept. Mlle de Bressier passait là le meilleur de ses journées. Quand elle voulait se délasser, elle ouvrait son piano, et Nelly sortait de sa paresse pour l'accompagner. Quelques heures après le départ de Françoise, les deux amies se trouvaient dans l'atelier comme d'habitude. Nelly, allongée sur une pile de coussins, regardait Mlle de Bressier, debout devant une toile blanche. Elle esquissait au charbon la scène du matin. Un coin de parc; Odin immobile et le poil hérissé au milieu des grandes herbes; et les jeunes filles, avec une allure craintive, avançant curieusement la tête pour mieux voir la pauvre femme étendue toute raide dans le fossé. --J'avais bien raison, en te conseillant de te remettre au travail, s'écria gaîment Nelly. Seulement je ne me doutais pas que tu trouverais un drame dans ta propre maison. Maintenant que nous sommes seules, échangeons un peu nos confidences. T'es-tu demandé par suite de quelles circonstances l'inconnue s'est évanouie à la porte du château? --Mon Dieu, non. --Tu n'es pas curieuse. Moi j'ai deviné. --Oh! tu inventes très facilement, dit Faustine avec un sourire. --Méchante! Je suis sûre qu'elle a un amoureux dans l'armée de Versailles. Elle est jolie, sais-tu? Quel âge peut-elle bien avoir? Trente-cinq ans, puisque son fils en a seize... Bravo! Faustine. En deux traits tu as rendu l'expression douloureuse du visage. Faustine n'écoutait plus son amie. Le démon du travail la possédait tout entière. Sous ses doigts agiles, la scène prenait une intensité particulière. Elle avait vu le drame, et elle le rendait dans toute sa simplicité poignante. Soudain, un bruit de voix éclata dans le parc. Curieuse, Nelly courut à la baie vitrée, et jeta un cri. --Qu'y a-t-il donc? demanda Mlle de Bressier avec une nuance d'inquiétude. --Monsieur ton frère qui daigne nous rendre visite. --Étienne! --Lui-même. Un véritable officier, dans toute son élégance guerrière. De haute taille, mais bien pris dans ses formes athlétiques, Étienne de Bressier avait vingt-quatre ans. Il ressemblait à sa mère qu'on citait naguère pour sa beauté rayonnante et douce. Les cheveux très blonds, coupés en brosse, découvraient un front noble et plein de pensées. Le jeune homme portait une moustache fine et soyeuse qui laissait voir un sourire charmant. C'était vraiment un beau soldat, à l'allure crâne et décidée, qui regardait bien en face, de ses yeux gris et pleins de flammes. --Oui, c'est moi, mes chers enfants! Embrasse-moi encore, Faustine, et toi aussi, Nelly. Mon Dieu, que je suis content de vous voir! --On ne s'en douterait pas, murmura Nelly en faisant la moue. --Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle Grondeuse. Vous me boudez, parce que je ne suis pas venu ces jours-ci. Comme les meilleurs sentiments sont travestis! Tu n'as pas de nouvelles du général, n'est-il pas vrai, Faustine? --Non. Cela m'inquiète. --Eh! bien, je t'en apporte! Le visage de la jeune fille s'éclaira de nouveau. Elle n'était plus la même depuis l'arrivée de son frère. L'expression grave de sa physionomie disparaissait. Une joie profonde luisait dans ses grands yeux pers, qu'elle fixait sur son frère avec une adoration concentrée. Elle le trouvait beau; elle le savait intelligent et bon. Son père, son frère et Nelly se partageaient toutes les tendresses de son coeur. --Oui, oui, vous m'accusiez toutes les deux, continua le capitaine. Les absents ont toujours tort. On les blâme, sans savoir. On dit: «Ils pourraient venir, et ils ne viennent pas.» D'abord, j'ai un service très dur. Les généraux manquent d'aides de camp. C'est nous autres, officiers de cavalerie, qui les remplaçons. Ensuite, dès que j'ai eu un moment de liberté, j'ai couru au pont de Courbevoie. Oui! vous commencez à comprendre, mademoiselle Faustine! Je voulais voir le général, et apporter ici des nouvelles toutes fraîches. En superbe santé, le général! Je crois, ma parole, que ça le rajeunit de faire campagne. --Il ne t'a rien dit pour moi? pour Nelly? --Comment donc! Mon père est un trop parfait galant homme pour ne pas envoyer un souvenir à deux jolies filles telles que vous, Mesdemoiselles. Et je vais avoir l'honneur de vous le remettre... Moitié sérieux, moitié riant, il s'approcha des deux amies. Ensuite, les réunissant entre ses bras, il les baisa l'une au front, l'autre sur les joues, malgré leurs éclats de rire. Maintenant il examinait la grande toile blanche, où Faustine esquissait la scène du matin. --Très bien, mon amie! Voilà qui est dramatique et vivant! Mais c'est le parc... Oui, c'est l'aile droite du château, dans le fond... Il fallut raconter au capitaine toute l'histoire. Nelly, d'un ton très larmoyant, expliqua son idée. Elle construisait tout un roman! Une pauvre femme, éprise d'un brillant officier de l'armée de Versailles, bravait le danger et la fatigue pour aller voir celui qu'elle aimait. Étienne accueillit cette hypothèse par un joyeux éclat de rire. Et comme les jeunes filles lui demandaient la cause de son hilarité, il leur expliqua que, seule, une héroïne de la Commune pouvait risquer une telle aventure. Le raisonnement du capitaine ne manquait pas de vraisemblance. Évidemment, l'inconnue espérait trouver à Versailles son fiancé, son mari ou son amant. L'objection d'Étienne détruisait de fond en comble le petit roman inventé par Nelly. La jeune fille le sacrifia sans aucun amour-propre! L'arrivée de Marius, qui revenait de sa course aux environs de Paris, acheva de la convaincre. Ne laissait-il pas la jeune femme à quelques mètres des fortifications? Il avait vu les gardes nationaux s'approcher d'elle, et entendu le lieutenant de la compagnie lui parler. Qu'importait à Faustine? Elle ne regrettait rien de sa bonne action. La charité ne connaît point d'opinion politique. Et puis, elle était si heureuse de sentir Étienne auprès d'elle, d'avoir des nouvelles de son père! La journée s'achevait gaiement! Le capitaine se plaisait dans cette atmosphère familiale, entre ces deux tendresses vigilantes, qui lui rappelaient les meilleures et les plus heureuses années de sa vie. Vers le soir, il ordonna de seller son cheval. Marius hochait la tête. Il commençait une longue histoire pour détourner le jeune homme de partir à la nuit close. Étienne s'étonnait, riant, demandant au vieux soldat d'où lui venait cette prudence inaccoutumée. Marius ne voulait pas répondre d'abord. Il connaissait le capitaine et son amour des périlleuses aventures. Nelly et Faustine insistaient, elles aussi: mais pour le seul plaisir de conserver plus longtemps auprès d'elles celui qu'elles considéraient toutes les deux comme un frère. --Voyons, Marius, dit Étienne. Tu as un motif pour m'empêcher de rentrer ce soir à l'État-major? --Eh bien, oui, mon capitaine. --Un motif... grave! --Très grave. --Lequel? Parle. Bon gré, mal gré, il fallut que Marius s'exécutât. Il avait recueilli quelques mots de la causerie échangée entre le lieutenant et Françoise. Une centaine de gardes nationaux occupaient les bois, cachés dans les environs. Pour regagner Versailles, le jeune officier passerait forcément au milieu de ces guérillas attentives; ce serait s'exposer inutilement et par vaine bravade. Étienne se mit à rire. --Tu es fou, mon pauvre Marius. Alors, moi, un officier français, je reculerais devant une poignée de pantouflards? Ces gens-là ne sont point des soldats. Ils n'ont de courage que pour fusiller les prisonniers. Mon chemin traverse les bois où ils se cachent; j'y passerai coûte que coûte. Et malheur à ceux que je rencontrerai! Faustine était brave. Son frère le savait. La fille, la soeur d'hommes qui risquent tous les jours leur vie, s'accoutume insensiblement au danger. Elle a de bonne heure appris à le regarder en face. Cependant son coeur se serra. Les craintes de Marius la pénétraient. Elle s'effrayait à l'idée qu'Étienne franchirait seul, sans escorte, la nuit, ces grands bois sombres, qui se dressaient à l'horizon comme de mystérieux géants. --Pourquoi ne restes-tu pas avec nous? dit-elle, d'une voix suppliante. Tu m'as dit que ton devoir ne te rappelait pas. Reste... je t'en prie! --Mais, mon amie, on peut se battre demain: ce serait beau si j'étais absent! Puis, ne sens-tu pas que les craintes de Marius m'ont mis en goût? Morbleu! j'ai l'espoir de sabrer une douzaine de communards, et je reculerais? Allons donc! Regarde, OEdipe piaffe de joie. Je n'ai qu'à sauter en selle. En un temps de galop j'arriverai à Versailles! Faustine n'insista plus. Elle connaissait la bravoure de son frère; cette bravoure aventureuse et légendaire qui l'entraînait toujours au plus épais du danger. Il était si vaillant et si beau, ce hardi jeune homme, souriant au péril offert, comme au rendez-vous d'une jolie femme! Nelly essaya de joindre ses prières à celles de son amie. Mais quand le capitaine voulait la condamner au silence, il la traitait de petite fille; dépitée, elle se taisait, s'enfermant dans sa dignité blessée. OEdipe, un vigoureux cheval anglais, avait fait toute la campagne du second siège. Faustine essaya de se rassurer, en voyant la vie de son frère confiée à l'ardent animal. Seul, Marius continuait à hocher la tête, avec mécontentement. Il grommelait entre ses dents, à la grande gaieté d'Étienne, qui se moquait de ses enfantines frayeurs. --Mesdemoiselles, je vous salue! s'écria le capitaine. Il partit au petit galop de chasse, à travers les allées du parc. Faustine le regardait, les sourcils froncés, cherchant vainement à chasser l'inquiétude qui la poignait. --Que crains-tu? lui demanda Nelly, en passant ses bras autour du cou de son amie. --Je ne sais pas... --Et toi, Marius? Qu'est-ce que tu as à grommeler d'un air mécontent? --Je dis... je dis que la guerre est une mauvaise bête. Quand on la griffe pour s'amuser, elle se venge. V OEdipe filait grand train. Étienne ne songeait déjà plus aux prédictions de Marius. Comme les êtres créés pour l'action, il avait l'insouciance autant que le mépris de la mort. Il aurait dit volontiers avec Shakespeare: «Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour: seulement je suis l'aîné!» Le péril n'exige en somme qu'une accoutumance de la pensée: l'esprit s'y fait aussi aisément que le corps à l'inclémence du ciel. La nuit tombait rapidement. Des nuages, gris comme des plaques d'ardoise, couraient en frissonnant sur le ciel. Pas une voiture, pas un promeneur. A droite et à gauche les maisons blanches et les villas coquettes. Chavry n'avait pas trop souffert pendant la guerre. Le commandant prussien qui l'occupait, connaissait de réputation le général de Bressier. Depuis la Commune, les formidables batteries de Versailles protégeaient le château contre le canon de Paris. Une centaine de gardes nationaux cachés dans les bois! En vérité, Marius devenait fou. Et le capitaine riait en lui-même de la naïveté du vieux soldat. Il retrouvait l'Africain toujours crédule aux histoires invraisemblables, habitué aux Bédouins agiles tapis dans l'ombre des buissons traîtres. Les communards, fugitifs et vaincus, traqués par les soldats de ligne, ne pensaient guère à s'embusquer si près de leurs ennemis. Et quand ce serait vrai, après tout? Il passerait sur le ventre de ces gens-là. Étienne éprouvait contre eux ce sentiment de rage qui dominait dans tous les coeurs patriotes. Échappé à grand'peine de son bagne allemand, encore humilié des désastres de l'armée, il voulait male-mort à ces hommes qui dressaient leur drapeau sanglant en face du drapeau français. Les souffrances intimes de la défaite agissaient sur lui comme agit la douleur d'une mère aimée sur un fils tendre. Cet étendard tricolore qui avait frissonné dans tant de victoires, lui devenait plus cher après leurs communes souffrances. La grande route le conduisait droit à Versailles. Il suffisait de laisser galoper OEdipe qui ne risquait pas de s'égarer. Mais en coupant à travers bois, le capitaine gagnait une demi-heure. D'ailleurs, il lui tardait de voir si l'embuscade promise se dresserait devant lui. La masse bleue et noire des taillis s'étendait à ses côtés dans une immobilité frissonnante. Bientôt Étienne poussa son cheval à travers champs, et prenant un petit sentier, caché par les herbes vivaces, s'enfonça parmi les arbres. Un grand silence l'enveloppait: le silence de l'obscurité et de la solitude. A ce moment, le vent chassa les nuages, déchirant le rideau de la nuit, et la lune monta très lentement sur l'horizon. De minces filets d'or glissaient entre les branches avec des reflets tremblants. Le cheval, non excité par son cavalier, allait au pas. Étienne ne pensait plus à ces invisibles ennemis. Il revoyait en souvenir Nelly et Faustine, ces deux délicieuses créatures. Soudain, le bruit sec d'une branche cassée le fit tressaillir. D'instinct, il tira son revolver de la fonte: rien ne bougeait. Il pressa le flanc d'OEdipe, qui bondit sous l'éperon et s'élança. Pendant une minute, le cheval garda le galop, puis il s'arrêta brusquement. Un homme se dressait au milieu du sentier, le fusil à la main, la baïonnette en avant. Le capitaine visa et fit feu. L'homme, non atteint, se jeta de côté; mais le cheval se cabra violemment avec un hennissement aigu. Le jeune homme sentit sa monture se dérober sous lui. Il lâcha les rênes et se laissa glisser. On pouvait venir maintenant, on le trouverait debout, un revolver dans chaque main. Ce ne fut même pas une lutte. De chaque côté du bois, des hommes se ruaient furieusement sur l'officier. Une grappe d'ennemis se pendait après lui, paralysant ses efforts violents. Ses pieds, ses jambes, ses poignets étaient serrés, tenaillés et comme vissés en des écrous de chair. Une attaque silencieuse, brutale, comme un coup de massue asséné dans l'ombre. Étienne était bâillonné, ligoté, entraîné à travers les arbres, avant même d'avoir compris d'où venait ce rude assaut. De ce côté, les bois de Chavry ont une étendue de plusieurs kilomètres. Le capitaine connaissait tous ces fourrés, tous ces taillis où il jouait dans son enfance, où, plus tard, il se promenait à cheval. Il tâchait de regarder à droite et à gauche pour se rendre compte du chemin suivi par ses ennemis. Mais la nuit l'enveloppait. Un rideau humain se dressait à ses côtés. Il entendait à peine quelques mots échangés à voix basse. De temps en temps, un juron étouffé, lorsqu'un de ses agresseurs buttait contre une pierre ou s'accrochait à une branche. Enfin brusquement on s'arrêta. Une voix dit: «Nous sommes bien ici...» Entre des arbres épais s'étalait une clairière étroite, mais très exactement fermée. Alors seulement se dénouèrent les liens attachés aux membres du jeune homme. D'un bond il se trouva sur pied, mais sans armes. Autour de lui, une vingtaine de gardes nationaux hâves, déguenillés, vaguement estompés par le reflet jaunâtre d'un feu de broussailles. D'autres vautrés à terre, avec des faces abruties d'ivrognes, cuvaient leur eau-de-vie, et regardaient, indifférents, en fumant de courtes pipes. Çà et là, des fusils en faisceaux. Ce qui effrayait le plus chez ces démons évoqués d'un enfer inconnu, c'était le silence lourd qui pesait sur eux. Ils étaient soixante, à peu près. Et depuis la grande défaite, ils restaient là, tapis dans ces bois, comme des bêtes fauves. On leur avait distribué quarante-huit heures de vivres avant de quitter Paris. Mais la plupart, depuis le matin, les autres, depuis la veille, manquaient de biscuit et de viande. Étienne comprit tout d'un seul regard. Il était perdu. Jamais on ne lui ferait grâce. Sans doute, la plupart de ces fédérés, qui, l'avant-veille, se battaient encore et rudement, avaient des âmes de soldats. Mais la haine l'emporterait. Il ne lui restait plus qu'à bien mourir. Pas une chance de salut. L'armée de Versailles ignorait que cette bande campât si près d'elle. Les feux rares, le silence relatif qui se gardait, prouvaient autant de prudence que de crainte. L'un d'eux, qui portait les galons de sergent-major, sortit d'un groupe et s'avança vers le capitaine: --Écoutez, citoyen. Vous voyez que vous êtes pris. C'est moi le chef ici: n'oubliez pas mes paroles. N'essayez pas de vous enfuir. Vous êtes soigneusement gardé. On va délibérer sur votre sort. --C'est-à-dire que vous allez discuter à quelle sauce on me mangera? riposta l'officier avec un sourire gouailleur. Le sergent-major eut un geste brusque; Étienne l'examina avec plus d'attention. Un grand gaillard, à la figure tannée, violente. Ses yeux noirs brillaient. Une nature implacable, mais non féroce. --On va vous juger, reprit-il. Vous autres, vous massacrez nos frères, vous égorgez même les femmes! Ah! on nous a raconté les jolies horreurs des Versaillais! Si nous vous tuons, ce ne sera que juste. OEil pour oeil, dent pour dent. Si nous ne vous tuons pas, ce sera pour vous échanger. Mettez-vous dans ce coin, et ne bougez pas. Étienne demeurait très calme. Ses lèvres souriaient. Il s'étira légèrement, comme un homme fatigué, et d'un ton railleur: --Ne craignez rien... citoyen! Je tombe de sommeil. Je vous assure qu'au lieu de prendre la fuite, je vais dormir tant que je pourrai! Le courage frappe toujours les hommes. Il leur impose une sorte de respect fait de crainte et de surprise. Cependant la réponse d'Étienne souleva un murmure de colère. Son accent exprimait tant de raillerie que ces gens se sentaient bravés dans leur force. --Pas d'échange! dit un voyou verdâtre et scrofuleux, aux lèvres plissées, aux yeux ternes. C'est des blagues! Qu'on nous le donne pour nous amuser... On s'embête trop ici! --Silence, Cadet! ordonna le sous-officier, le sourcil froncé. C'est moi qui commande. --Il n'y a plus de chef! Il n'y a plus de chef! hurlèrent cinq ou six énergumènes. L'un d'eux s'avançait déjà pour mettre la main sur Étienne. Mais le sergent-major se jeta devant l'officier, et d'une main rude écarta les assaillants. --Tu as raison, citoyen, dit une voix mâle. Un prisonnier est sacré. Et si les Versaillais sont des assassins, ce n'est pas une raison pour que nous soyons des bandits! --Ah! c'est toi, Pierre Rosny? Tant mieux. A nous deux, nous leur ferons entendre raison, peut-être. Le mari de Françoise se tenait les bras croisés, immobile et résolu, à côté du sergent-major. Autour d'eux, remuait le groupe sinistre des vaincus. Ceux qui dormaient ou qui rêvaient s'étaient levés. Une curiosité avide flambait dans leurs yeux. Une querelle? Voilà qui distrairait pendant une demi-heure. Et puis ce prisonnier les excitait comme une promesse. Non, ils souffraient trop! Bientôt, ils n'auraient plus d'autre ressource que de se livrer à la clémence du vainqueur. Et ils la connaissaient bien, cette clémence des guerres civiles! C'étaient tous ou presque tous des fils d'insurgés, des hommes nés du mauvais côté de la barricade, les descendants des furieux combattants de Juin broyés par les mains de fer de Cavaignac. Ils gardaient au fond de leur coeur, comme une légende haineuse, l'histoire de ces funèbres journées. Et peut-être, dans ces âmes rebelles, la révolte venait-elle de plus loin et de plus haut. Depuis l'origine des sociétés, un abîme s'est creusé entre les dociles et les indomptés. Les uns toujours prêts à respecter la loi; les autres toujours disposés à l'avilir. Abel et Caïn n'existent pas seulement dans la poésie grandiose de la Bible. Ils sont le double emblème des luttes fratricides qui ont déchiré et déchireront éternellement les flancs maternels de l'humanité. Fils de Caïn, les disciples des Gracques qui ensanglantaient le Forum pour défendre les lois agraires; fils de Caïn, ces débauchés et ces énervés qui, pendant le vote des sections romaines, couraient à travers les tribus en criant: «Vive Catilina consul!» Fils de Caïn, les bandits de Septembre, les sectaires de Marat, les amis de Baboeuf, les insurgés de Juin, et maintenant ces défenseurs de la Commune agonisante. La haine et la curiosité remuaient en eux. Ils tenaient donc entre leurs mains un de ces ennemis qu'ils exécraient! Certes, laissés à eux-mêmes, ils auraient senti quelque pitié se glisser dans leurs âmes troublées. Mais ils entendaient depuis deux mois d'infâmes calomnies. On leur racontait qu'à Versailles les prisonniers subissaient d'ingénieuses tortures. On les enfermait dans des culs de basse-fosse, on les affamait, on les laissait pourrir de misère et de saleté. Quant aux blessés, on les achevait. Faits indéniables et avérés. Chacun se rappelait encore la fable inventée par un misérable: cette femme en cheveux jaunes, trempant le bout de son ombrelle rose dans la plaie saignante d'un captif. Cependant l'attitude ferme du sergent-major et de Pierre Rosny imposa pour un instant silence à toutes ces haines. On aimait l'ouvrier compositeur. On le respectait surtout. Sa bravoure, sa sobriété commandaient la déférence. --Écoutez, citoyens, reprit Pierre. Nous avons beaucoup des nôtres qui sont prisonniers, là-bas. Voici un capitaine. Nous pouvons l'échanger contre dix ou vingt de nos amis peut-être. Il y eut des murmures et quelques ricanements. --Ceux qui ne sont pas de mon avis n'ont ni mère, ni épouse, ni enfants! Nous sommes pauvres, nous autres! Nos familles vivent du travail de nos mains. Sans ce travail, elles crèveraient de faim. Lorsqu'on tue un ouvrier dans le combat, on tue aussi des femmes et des petits; tous ceux que la misère va saisir et dévorer! --Ça, c'est vrai, grommela un garde national d'une voix pâteuse. C'était un homme de cinquante ans, aux cheveux blancs, qui fumait une pipe de bois à calotte de cuivre, en roulant des yeux humides. Il s'appelait Granset, surnommé Grand-Sec. Amateur d'eau-de-vie, il buvait ferme, et l'ivresse lui inspirait toujours des sentiments tendres. On l'aimait assez. Il faisait rire. --La concilia... concilia... tion! je ne connais que ça, citoyens. Nous serons bien a... nous serons bien avancés quand nous aurons tué le capi... le capi... le capi... --Taine! acheva Cadet. Est-il gourmand, ce Grand-Sec! Il mange la moitié de ses mots! Etienne semblait absolument étranger à la scène dramatique qui se jouait. Avec son insouciance du danger et son mépris de la mort, il observait curieusement ces bizarres types d'hommes qui se pressaient autour de lui. L'intervention du voyou qui achevait la phrase de l'ivrogne le fit sourire, pendant qu'une gaieté nerveuse secouait toute la bande. Cadet fut grisé par son succès; il essaya de le doubler. S'approchant de l'officier il le regarda sous le nez, avec le geste blagueur et débraillé des gamins de Paris. Mais Étienne se tourna vers le sous-officier: --Eh! sergent, puisque vous êtes le chef, débarrassez-moi de votre camarade! Vous avez le droit de me fusiller, non pas de m'exhiber ce gaillard-là. Il est trop laid... Il ressemble à une punaise verte! La comparaison faisait une image si frappante que tout le monde éclata de rire. L'oeil terne de Cadet s'alluma. Il rentra dans le rang, grinçant des dents, grommelant une menace. Jusqu'à ce moment la concilia... la conciliation l'emportait, comme disait l'ivrogne. Les paroles de Pierre Rosny frappaient juste. A quoi bon tuer le prisonnier? Les gens de Versailles seraient trop heureux de l'échanger contre une vingtaine de communards. Le sergent-major fit un signe à Pierre Rosny. Chacun d'eux prit Étienne par un bras, et le conduisit à l'écart, en dehors de la clairière. Un grand chêne s'élevait au milieu des jeunes arbustes, un de ces rois de la forêt qui dressait superbement vers le ciel sa tête orgueilleuse. Le sous-officier voulait éloigner Étienne du groupe des gardes nationaux. Pendant qu'il s'entendrait avec ses compagnons, deux ou trois d'entre eux surveilleraient le prisonnier. --Inutile, dit Pierre Rosny. Il regardait le capitaine: --Citoyen, je vous demande votre parole d'honneur que vous ne chercherez pas à vous enfuir. Donner sa parole à ces gens-là! Cette idée répugnait à Étienne. Mais Pierre Rosny était le seul qui l'eût défendu. Puis, le jeune homme avait observé la physionomie ouverte et franche du mari de Françoise. --Je vous donne ma parole, dit-il simplement. --C'est bien; je vous remercie, répliqua l'ouvrier. Les gardes nationaux ne semblaient guère disposés à s'entendre. Ils parlaient très haut maintenant, comme si toute espèce de prudence les abandonnait. L'eau-de-vie, l'angoisse, l'insomnie achevaient de brouiller leurs idées déjà confuses. Une trentaine seulement souhaitaient sincèrement l'échange. Les autres rêvaient une exécution lente, une de ces tortures subtiles et raffinées dont, peut-être, quelques-uns s'étaient déjà donné le régal rue des Rosiers. La discussion prenait une allure violente. Seul, le capitaine demeurait calme et souriant, comme si, en cette minute suprême, ce n'eût pas été sa vie qui se décidât. Avec soin, il débarrassait le tronc du chêne des herbes et des brindilles. Puis enveloppé dans son manteau, la tête appuyée sur son bras replié, il s'endormit profondément. La nuit était complète. La lune se cachait déjà dans le ciel couvert de nuages noirs. A peine quelques points lumineux épars dans la clairière. Et ces hommes, si près de la mort, recommençaient à discuter la mort d'une créature humaine. Plus loin, une dizaine de gardes nationaux moins prudents que les autres, ou plus insouciants, préparaient un feu de branches sèches pour chasser l'humidité de la nuit. Bientôt la flamme jaillissait joyeuse et colorée, étalant une nappe de lumière vive sur les ombres immobiles de la forêt. Sur ce fond rouge, les arbres se détachaient avec des arêtes précises. L'extrémité de la clairière semblait être un large décor où s'agitaient les figurants d'un drame nocturne. Par instants, le reflet des flammes frappait les faisceaux de fusils, et des éclairs grisâtres jaillissaient. Au milieu de ce tableau étrange, s'agitait la passion de ces hommes, prêts à lutter entre eux pour se disputer la vie d'un innocent. Le vent se calmait. A peine une légère brise soufflait-elle par instant, comme un vague soupir de la nature troublée dans son sommeil. Seul, Étienne, les yeux fermés, envolé en un songe aérien, restait immobile et indifférent, pendant que la rage des uns et la diplomatie des autres décidaient si ce sommeil d'une heure se continuerait pendant l'éternité. Pierre Rosny voulait le sauver. Son honnêteté s'obstinait. Résolu, hautain, il se jetait énergiquement au milieu des plus farouches. Et avec l'allure un peu déclamatoire d'un ouvrier nourri par la lecture de Jean-Jacques, il s'écriait d'une voix chaude et vibrante: --Je dis qu'il n'est pas permis d'hésiter! Vous n'êtes qu'un tas d'égoïstes, si vous méprisez mes paroles. Il n'est même plus question d'échanger le prisonnier contre une vingtaine des nôtres. Est-ce que vous croyez que nous pouvons aisément nous tirer d'ici? Hier, on ne savait pas que nous nous sommes réfugiés dans ce bois. On le saura demain. Si même on devait l'ignorer, est-ce que nous ne sommes pas sans vivres? Croyez-moi! le plus simple est de garder le capitaine vivant. Nous pourrons dire aux Versaillais: «Vous voyez bien que nous ne sommes pas des assassins! Nous tenions l'un des vôtres: nous l'avons épargné.» On ne répondait pas. A peine un murmure vague, prouvant que les paroles de cet honnête homme entraient comme des coins dans ces cerveaux obscurs. --Et puis, de quel droit le tueriez-vous? Vous oubliez que nous avons levé le drapeau de la fraternité universelle! On n'a déjà commis que trop de crimes parmi nous. Aux hontes passées n'ajoutons pas une honte nouvelle. Quand on combat pour le droit et la justice, il faut pouvoir porter le front haut, et ne pas démériter de la cause sacrée qu'on défend. Vous êtes les fils des hommes de 93 et de 48. Ce ne sont pas les soldats de Marceau et de Kléber qui auraient massacré un prisonnier sans défense. Lorsque les hussards de la République prenaient un Vendéen, ils aimaient mieux le lâcher que le passer par les armes! --Voilà qui est décidé, s'écria le sergent-major. Après tout, camarades, vous m'avez choisi pour chef. Et dans la passe où nous sommes, il n'y a que la discipline qui puisse nous sauver. Nerveusement, il leur expliqua son projet. Il fallait que l'un d'eux s'en allât aux avant-postes des Versaillais. Il dirait qu'une soixantaine de Parisiens échappés à la bataille, proposaient de se livrer, sous la seule condition qu'on leur laisserait la vie sauve. En échange, ils rendraient un capitaine de hussards qu'ils tenaient prisonnier. Par exemple, on devait se hâter et profiter de la nuit pour exécuter ce plan sauveur. Grâce aux ombres protectrices qui couvraient la plaine, le messager arriverait facilement aux avant-postes. L'égoïsme est le plus vivant des sentiments humains. Dès les premiers mots prononcés par leur chef, tous ces êtres comprirent qu'on leur offrait le salut. Ceux-là mêmes qui, deux heures auparavant, refusaient d'échanger le capitaine contre une vingtaine des leurs, se réjouissaient de sauver leur vie en rançon de la sienne. Pierre Rosny approuvait chaleureusement le projet du sergent-major. Il ne s'agissait plus que de choisir le messager. Les suffrages se portèrent presque tous sur le mari de Françoise. Mais celui-ci ne voulait pas. Il connaissait la mobilité d'esprit de ses compagnons. Un instant apaisés, ils pouvaient redevenir furieux. Et il voulait être là pour apporter au sergent-major l'aide de sa parole et l'autorité de son influence. On choisit un ouvrier ébéniste, assez brave homme, jeté dans la Commune autant par la misère que par la peur. On lui indiqua le chemin qu'il suivrait, la conduite qu'il devrait tenir. Arrivé aux avant-postes versaillais, il demanderait à parler au chef. Et là, il raconterait tout. Mais il aurait soin de ne pas révéler l'asile de ses camarades, avant d'avoir obtenu la parole de l'officier qui commanderait. Cet ouvrier s'appelait Joseph Larcher. On l'eût bien étonné deux ans auparavant, en lui prédisant qu'il serait un jour mêlé à des événements dramatiques. Faible de caractère et de nature bonasse, il aimait avant tout la tranquillité. Pendant le premier siège, il endossait la vareuse du garde national, comme tout le monde. Son service aux remparts ne le fatiguait pas beaucoup. Sans doute, les affaires ne marchaient plus. Mais trente sous par jour consolent de bien des choses. Lorsque la Commune éclata, il aurait pris volontiers la paisible résolution de rester chez lui. Sa conscience ne l'obligeait pas à se prononcer entre les partis. Que lui importait que Paris fût vainqueur, ou que Versailles triomphât? Il caressait la douce ambition de continuer à toucher trente sous tous les soirs. Volontiers, il eût renoncé à son métier d'ouvrier ébéniste, pourvu que cette haute paie fût soldée toujours. Mais les égoïstes qui siégeaient à l'Hôtel de ville ne permettaient pas aux Parisiens de rester neutres! Il fallait être pour eux ou contre eux. Contre eux, on allait en prison; pour eux, on allait dans un bataillon. C'est ainsi que Joseph Larcher se retrouva garde national. Bien malgré lui! Malheureusement, cette fois, l'enrôlement devenait sérieux. Il ne s'agissait plus de se promener sur les remparts pour guetter dans l'ombre un ennemi toujours invisible. Il fallait faire le service d'avant-postes, exécuter des sorties, risquer sa peau. Joseph Larcher commençait à trouver que, décidément, le métier se gâtait. Et pas moyen de reculer! A la moindre incartade, les chefs se fâchaient. Ces grands diables, improvisés capitaines ou colonels, qui portaient des galons depuis le poignet jusqu'à l'épaule, se montraient bien plus sévères que les vrais chefs de l'armée. Il n'y a que les gueux de la veille pour être durs au pauvre monde. On ne pouvait donc pas choisir un meilleur messager. Oh! certes, celui-là dépenserait toute son éloquence à convaincre les Versaillais! Il remercia ses compagnons de la confiance qu'ils lui témoignaient, et partit. Il se guidait comme il pouvait au milieu des arbres qui assombrissaient encore son chemin dans la nuit toute noire. Il dépensa vingt minutes à peu près pour gagner la lisière du bois. Quand il déboucha dans la plaine, un grand silence l'enveloppait; ce silence effrayant des nuits de guerre, lorsque toute ombre est périlleuse et semble cacher une embûche traîtresse. Joseph allait à travers champs, un peu effrayé, se demandant comment il s'y prendrait pour reconnaître son chemin. Tout à coup, un ruban jaune apparut, coupant en deux le champ tout gris. C'était la grande route. Joseph tourna sur la gauche. Il irait droit devant lui jusqu'à ce qu'il rencontrât quelqu'un qui pût le renseigner. Il marchait assez vite, ayant le désir d'arriver aux avant-postes avant qu'une blancheur aurorale ne veloutât les nuées sombres. Çà et là se dressaient les maisons endormies; et bien loin, à l'horizon, des feux épars, comme ceux d'un bivac attentif. Soudain un immense feu s'allumait au sommet du Mont-Valérien. Alors, une nappe de lumière très douce s'épandait sur la plaine, du côté de Paris. Les maisons, les arbres, les forts, se découpaient sur l'ombre avec des arêtes précises, fantastiquement grandis par ces lueurs fulgurantes. Puis, le Mont-Valérien interrompait brusquement les courants de lumière électrique. Et tout retombait dans l'ombre, comme si la plaine se fût abîmée au fond d'un précipice entr'ouvert. Joseph Larcher marchait depuis une heure, lorsqu'une teinte rose courut sur le ciel. La nature, à peine éveillée, eut un large soupir et les nuages se crespelèrent de blancheurs molles. Le garde national frissonna. Le jour venait, et il n'avait point accompli sa tâche. Il hâta le pas. Déjà il croyait toucher à son but, quand une voix brusque cria: --Halte là, qui vive! Joseph s'arrêta court. --Ami! hurla-t-il de toute la force de ses poumons. Sans doute, la sentinelle ne croyait pas beaucoup aux amis qui errent la nuit à travers les chemins. Elle répondit brutalement par un coup de fusil. Le pauvre ouvrier ébéniste avait une balle dans le gras de l'épaule. Envahi par une terreur folle, il prit la fuite, ainsi qu'un lièvre qui a reçu quelques grains de plomb. Derrière lui, des rumeurs s'éveillaient; puis ce fut une autre volée de coups de fusil. Cette fois, pas une balle ne l'atteignit. Il courait toujours, quittant la grande route, se jetant à travers champs, buttant contre les pierres, s'accrochant aux buissons, et refaisant avec une surprenante vélocité tout le chemin déjà parcouru. Cependant, les gardes nationaux attendaient patiemment le retour du messager. Les arguments de Pierre leur paraissaient très logiques. Évidemment, on serait trop heureux d'échanger la vie de quelques pauvres diables contre celle d'un capitaine de hussards. De temps en temps, l'un d'eux s'en allait vers le grand chêne, pour voir si le prisonnier ne bougeait pas. Il devenait d'autant plus cher, que leur vie dépendait de la sienne. Mais Étienne dormait toujours, enveloppé dans son manteau, avec la tranquillité du courage et de la jeunesse. Le jour commençait à se lever, quand Pierre Rosny s'approcha de lui, et l'éveilla en lui mettant la main sur l'épaule. M. de Bressier ouvrit les yeux et se leva. Il croyait qu'on l'arrachait à son sommeil pour le passer par les armes. --Est-ce que le moment est venu? dit-il, en souriant. Alors je vous demanderai de m'accorder une minute de répit. J'ai une envie folle de fumer une cigarette. --Il n'est pas question de vous tuer, répliqua Pierre doucement. J'espère même que, dans quelques heures, vous serez libre. --Hé! mais, je vous reconnais, reprit Étienne, c'est vous qui me défendiez si crânement cette nuit! Merci! et à charge de revanche, si l'occasion se présente. En attendant, donnez-moi la main. En quelques mots, Pierre Rosny mit le capitaine au courant de la situation. Il lui expliqua comment il décidait ses compagnons à ne pas commettre un meurtre inutile. --Je vous ai réveillé pour que vous puissiez manger un morceau de pain avant que le jour soit venu. Il nous en reste si peu que les camarades seraient jaloux s'ils me voyaient vous en donner. Comme Étienne ébauchait un geste de refus, Pierre ajouta: --Oh! n'ayez aucun scrupule. Ce pain est la seule provision qui me reste. Je partage avec vous: c'est mon droit. Voilà tout. --J'accepte, répliqua simplement le jeune homme. Mais, décidément, camarade, vous êtes un brave garçon! Je crois que si nous nous tirons d'affaire tous les deux, vous serez mon ami. --Je le suis déjà, dit Pierre. --Pourquoi? --Parce que vous êtes en danger. Et après un léger salut de la tête, Pierre s'éloigna de M. de Bressier. Étienne restait confondu. Comment tant de noblesse pouvait-elle s'allier avec tant d'erreur? Pourquoi ce brave coeur battait-il sous la vareuse d'un révolté, non pas sous l'uniforme d'un soldat? Depuis le commencement de la guerre civile, Étienne n'avait guère pris le temps de réfléchir aux causes qui la déterminaient. Revenu de Hambourg sans avoir connu les terribles misères du siège, il ignorait que la folie couvait déjà dans bien des cerveaux troublés. Il ignorait que dans cette immense armée de la révolte qui se signalait, dès les premiers jours, par deux crimes, qui fusillait des généraux sans défense, qui arrêtait un prince du sang, qui saisissait le glorieux soldat de l'armée de la Loire, qui emprisonnait des femmes, des enfants et des prêtres, qui déboulonnait la colonne Vendôme aux acclamations des Allemands, joyeux de voir le bronze d'Austerlitz traîné dans la boue; il ignorait que, dans cette tourbe sans nom, il y avait autant d'égarés que de criminels! Le capitaine restait pensif, appuyé contre le chêne dont les branches lui servaient d'abri. Si les efforts de Pierre Rosny échouaient, si décidément la fureur l'emportait sur la clémence, le jeune homme voulait se tenir prêt pour la mort. Il repassait dans son souvenir les courtes années vécues. Il revoyait son père, le vieux soldat blanchi au service du pays; sa jolie soeur, qu'il laisserait toute seule. Les fautes commises? Certes elles étaient nombreuses. Mais Dieu lui pardonnerait le mal en échange du bien. Étienne était un croyant, s'il ne pratiquait guère. Il incarnait en Dieu la bonté suprême et la suprême miséricorde. Il se reposait avec confiance entre ses mains. Après tout, si ces bandits l'assassinaient, il succomberait en brave pour le service de la France. Le capitaine gardait bien nette et bien précise dans son âme l'idée d'une autre existence, où les bonnes actions sont payées au centuple. Ses fautes et ses péchés lui apparaissaient très légers en présence de l'expiation suprême. Haut le coeur! il pourrait paraître en toute sûreté devant Dieu, puisqu'il serait mort pour son pays. Sa conscience étant apaisée, M. de Bressier se sentait fort calme. Il fumait tranquillement une excellente cigarette, suivant un rêve lointain, dans les flocons légers de la fumée blanche. Par un contraste bizarre, sa pensée évoquait obstinément une jolie fille qui soupait avec lui quelques jours auparavant à Versailles. Ayant obtenu quelques heures de congé, il se promenait dans les rues de la ville. Soudain, au coin d'une avenue, il rencontrait une actrice des Variétés: une charmante femme, spirituelle et vive, presque célèbre déjà, aux cheveux blonds comme de l'ambre. Une assez grande intimité avait existé entre eux vers la fin de l'Empire, brusquement interrompue par la guerre. Et voilà qu'il la retrouvait tout à coup, séduisante et gaie comme jadis! Elle lui sautait au cou, et ils allaient ensemble au cabaret. En le quittant, elle lui disait: --Tu reviendras me voir bientôt, n'est-ce pas, mon capitaine? --Oui, ma petite Blanche! --Bien sûr? --Bien sûr. Elle le quittait, rieuse et toute gaie, les lèvres encore chatouillées par la moustache du beau garçon. Non, elle ne le reverrait pas, la petite Blanche! Elle pouvait l'attendre. Il ne reviendrait pas embrasser son joli museau, barbouillé de poudre de riz. Dans ce décor brutal, au milieu de ces hommes à l'aspect farouche, quand la mort le guettait déjà, lui, captif et sans armes, après avoir pensé à son père, à sa soeur et à Dieu, voilà que, par un caprice bizarre du cerveau, il songeait tout à coup à la frimousse effrontée et mutine de la petite Blanche! --Je suis trop bête, murmura-t-il en souriant. Et il se leva, afin de marcher un peu pour dégourdir ses jambes. Un instinct lui disait que Pierre Rosny se trompait, qu'il n'échapperait pas à cette embuscade, que sa dernière heure sonnerait bientôt. Malgré son courage, un regret vague de la vie s'éveillait dans ce coeur aventureux de soldat. Mourir! Il était bien jeune pour mourir! A quoi bon avoir traversé tant de belles batailles, pour tomber clandestinement, sans gloire, au fond d'un bois? Un tumulte l'arracha brusquement à ses pensées. L'une des sentinelles placées en faction accourait tout effarée. A l'horizon, on voyait remuer une troupe nombreuse de soldats. Dans quelle direction allaient ces hommes? L'alarme grandissait parmi les gardes nationaux. Quelques-uns, une dizaine, furent envoyés en reconnaissance. Il s'agissait de savoir si, réellement, les fugitifs couraient un danger. Les soldats marchaient-ils vers le bois? Ou bien, au contraire, suivaient-ils la grande route, pour se rapprocher de Versailles? En un clin d'oeil, chacun fut armé et en défense. L'immonde Cadet cria: --Eh bien, et le prisonnier? Qu'est-ce qu'on va en faire? --Si on nous tire dessus, son compte est bon! dit une voix. Quelques furieux voulaient en finir tout de suite. Mais Pierre Rosny se jetait déjà devant Étienne, bien décidé à le protéger jusqu'au bout. Une fois encore, le sergent-major usa de toute son autorité pour apaiser la fureur de ces enragés. Malgré leurs huées féroces, il leur expliquait que, plus on les menaçait, plus la vie du capitaine leur devenait utile. Elle était leur sauvegarde et leur protection. M. de Bressier, toujours calme, voyait grandir le péril, sans que le sourire disparût de ses lèvres. Il mit la main sur l'épaule de Pierre, qui se tenait debout devant lui. --Hé! bien, camarade, voilà nos affaires qui se gâtent! Pierre serrait les poings avec rage. --Ah! pardieu, ils feront ce qu'ils voudront: je ne vous laisserai pas assassiner! --Avant tout, reprit le jeune homme, je vous défends de vous compromettre pour moi. --Hé! Monsieur, n'en feriez-vous pas autant, si vous étiez à ma place? Le capitaine alluma une autre cigarette, et s'appuya de nouveau contre un arbre. Maintenant, il faisait grand jour. Le ciel riait, tout bleu, et des clartés se glissaient joyeusement à travers les branches. --Ce serait bien ennuyeux de mourir par un si beau soleil! pensa-t-il. Une course furieuse, le bruit tumultueux d'une poignée d'hommes qui se sauvent, éclatèrent tout à coup. Les fédérés envoyés en reconnaissance revenaient tout pâles, l'air effaré. Ils criaient: «Nous sommes trahis! nous sommes trahis!» L'un d'eux, moins affolé que les autres, raconta qu'une centaine de soldats de ligne marchaient droit sur le bois. Impossible d'échapper. Avant une heure peut-être, ils seraient cernés, et fusillés. Alors, la rage des fugitifs se tourna contre le capitaine. --A mort! à mort! à mort! criaient des voix rauques. --Oui. Mais qu'on le fasse souffrir avant! ajouta Cadet. --Allons, je crois que le moment est venu, murmura Étienne. Il serra une dernière fois la main de Pierre. --Merci, camarade, dit-il. Et Dieu vous garde! Il fit le signe de la croix; puis, souriant, résigné, hautain, il se croisa les bras et attendit. VI Étienne avait quitté le château, la veille. Le lendemain de son départ, dès l'aube, les canons des forts éclataient dans l'étendue, comme des dogues furieux qui se seraient répondu aux deux extrémités de l'horizon. Mlle de Bressier sentit renaître ses frayeurs. Chaque jour elle espérait que le dernier coup serait porté à l'insurrection, et chaque jour l'effort suprême se brisait contre une résistance désespérée. L'armée de Versailles n'avançait que lentement, pas à pas, obligée de conquérir par de sanglants sacrifices chacune de ses positions nouvelles. Ces atroces histoires colportées dans les deux camps, cette légende du massacre des prisonniers terrifiaient les femmes, les amantes et les soeurs. Faustine tremblait comme tremblait Françoise. Chacune d'elles maudissait la hideur des guerres civiles, dont les haines se montraient plus farouches que le choc enragé de deux peuples ennemis. Mlle de Bressier restait immobile et pensive dans l'atelier. Près d'elle, Nelly feuilletait un album. Mais les jeunes filles étaient bien loin de là, envolées en leurs cruelles songeries. Nelly devinait le découragement profond de son amie. Faustine eût essayé en vain, comme la veille, de distraire son amer souci par le travail. Elle n'entendait que la voix puissante du canon. Encore de nouveaux combats, encore du sang versé, encore des angoisses mortelles! La matinée s'écoula, lente et douloureuse. Après le déjeuner, Marius alla aux nouvelles. A Chavry, en dehors du mouvement des troupes, on ne savait rien de précis. Mieux valait que le soldat poussât jusqu'à Versailles. Faustine s'épeurait sans pouvoir raisonner son inquiétude. Étienne ne l'avait-elle pas rassurée sur le général? Mais la tranquillité de la veille devient toujours le souci poignant du lendemain. Espérant calmer l'irritation de ses nerfs, elle se remit au travail. --Veux-tu que je te fasse la lecture? demanda Nelly. --Oui, ma chérie. --Ne crains rien. Je choisirai quelque chose de gai, ou du moins de pas triste. Car, vrai, le château est lugubre aujourd'hui. Et, comme une larme brillait dans les yeux de son amie, Nelly courut vers elle, lui faisant un collier de ses bras. --Pardonne-moi. Je plaisante. Cependant je n'en ai guère envie. Tu as du chagrin, ma pauvre petite. Pourquoi? Que tu sois tourmentée, c'est tout naturel. Mais je ne t'ai jamais vue ainsi depuis le commencement de cette affreuse guerre! --Tu as raison; c'est absurde. D'habitude, je suis plus vaillante. Aujourd'hui, je ne peux pas. J'ai le coeur serré dans un étau. Je ne voudrais point parler de pressentiments, parce que c'est ridicule. Une grande fille telle que moi n'a pas le droit de se conduire comme une enfant. Cependant, c'est le seul mot qui soit vrai. J'éprouve une angoisse inexplicable. Il me semble que tous les malheurs vont fondre sur moi et sur les êtres que j'aime! --Si ton cousin, M. Henry de Guessaint était là, il t'expliquerait que le pressentiment n'existe pas. Une simple dépression du coeur, qui occasionne des troubles cardiaques, voilà tout! Méthodique, Guessaint! Bon garçon, mais méthodique. Encore un qui ne mourra pas d'un excès d'idéal! --N'en dis pas de mal: c'est un homme excellent. --Il ne lui manquerait plus que ça! Ma chère, un géographe est tenu d'être un homme excellent. Cela fait partie de la profession. --Tu es folle! --Certes! Mais ma folie est plus lucide que ta raison. Si bien que je me suis aperçue que Guessaint était amoureux de toi. Ah! tu as souri; bravo! c'est ce que je voulais. Tu sais que tu as un sourire adorable? Pauvre garçon! quand tu es là, il ne te perd pas des yeux. Il te mange! De nouveau, Faustine souriait malicieusement, comme si la passion de son cousin l'égayait beaucoup. --Chacun a sa manière d'exprimer son amour, continua Nelly toujours sur le même ton de gaieté finement railleuse. Te rappelles-tu comme nous avons ri en lisant ce roman de Mme Cottin que Mlle Vaudois nous vantait si fort? Pauvre Mlle Vaudois! il me tarde que ses vacances soient terminées et qu'elle revienne à Chavry! Est-ce qu'elle ne t'a pas écrit ces jours-ci? Faustine eut un geste d'impatience. --Tu es insupportable, Nelly! Parlons-nous de Mlle Vaudois, ou parlons-nous de mon cousin? L'espiègle Nelly éclata de rire. --Oh! oh! M. de Guessaint serait bien flatté, s'il savait à quel point il te préoccupe! Comment, tu te fâches, parce que j'ai le malheur de m'inquiéter de Mlle Vaudois, de la respectable Mlle Vaudois? --Puisque tu ne veux pas être sérieuse, c'est moi qui le serai, continua Faustine qui reprenait son sourire malicieux. Certes, je me suis aperçue que mon cousin me... comment dirais-je? me trouvait à son goût. Tu te souviens que nous avons souvent plaisanté ses mines déconfites et ses allures bizarres. Mais, si j'avais douté, j'aurais eu du moins une preuve il y a un mois. Nelly frappa ses deux mains l'une contre l'autre: --Et tu ne m'as point raconté cela? --Parce que... parce que tu te moques toujours de moi. Quand le général est venu passer quelques heures ici, à la fin d'avril, il m'a prise à part, et m'a dit que M. de Guessaint me demandait en mariage. Il ajouta que cette union lui plaisait. Il pouvait mourir; à son âge, on n'a pas le droit de compter sur le lendemain, et, plus que tout autre, un soldat est toujours menacé. M. de Guessaint est mon cousin. Tu sais que mon père adorait ma tante, sa soeur aînée. La fortune d'Henry est égale à la mienne. Toutes raisons pour faire un excellent mariage de convenance. Nelly piétinait avec colère. --Et tu n'as pas répondu à ton père que M. de Guessaint était plus vieux à vingt-huit ans qu'un homme de cinquante! que, si bien épris qu'il fût, il aimerait toutes les femmes, excepté la sienne! --A quoi bon? Le général me laissait parfaitement libre. Je lui ai dit que je ne pensais pas à me marier; tant qu'il me serait permis de vivre auprès de lui, je ne me résignerais pas à quitter sa maison pour celle d'un étranger. Comme il n'a pas insisté... --Je voudrais bien voir qu'il eût insisté! M. de Guessaint n'est pas un mari possible.. Un géographe... Je te demande un peu! Et, tu sais? comme je dois ne jamais te quitter, il est nécessaire que ton futur époux me plaise autant qu'à toi-même. Autrement... --Tu refuserais ton consentement? --Mais oui. Et avec cette vivacité moqueuse qui est au fond de toute jeune fille, elle se mit à singer M. de Guessaint, galant et cérémonieux derrière son binocle d'écaille. Faustine ne pouvait s'empêcher de rire, et Nelly ne demandait pas autre chose. Elle voulait distraire son amie. Maintenant Mlle de Bressier chassait les idées tristes qui la hantaient. --Décidément, s'écria brusquement Nelly, tu ressembles d'une manière étrange à la femme qu'a peinte le Titien. Faustine levait les yeux vers la toile du vieux maître, qui se dressait comme dans une gloire au fond de l'atelier. Elle faisait un geste, quand Mlle Forestier ajouta vivement: --Non, non, ne bouge pas! Reste comme tu es là. Ah! la ressemblance est vivante! Le soleil joue dans tes cheveux noirs et leur donne un reflet fauve, comme à ceux de notre héroïne. Tu l'as surnommée «la Dame à la Bague». A l'avenir, j'ai bien envie de t'appeler ainsi. --Folle! --Eh! oui, folle! Je reprends. T'es-tu jamais demandé ce que pouvait bien avoir été la vie de «la Dame à la Bague»? Tu es trop artiste pour ne pas sentir ainsi que moi que cette femme a existé. Ce n'est pas une créature idéale; c'est un être humain qui a vécu, qui a aimé, qui a souffert. Faustine écoutait avec une attention étrange. Sans doute, pour elle, les divagations apparentes de Nelly prenaient corps et devenaient une réalité. Elle restait immobile, les sourcils froncés, les lèvres entr'ouvertes. --Continue, dit-elle. --Oh! oui, j'ai souvent rêvé devant cette toile merveilleuse! Regarde ces yeux profonds et superbes, dont l'éclat est pareil à celui d'un diamant noir! Elle joue distraitement avec la bague d'émeraude qui roule entre ses doigts effilés. On dirait que nul souci ne l'effleure. Mais il y a une ride creusée sur ce front blanc. Les sourcils légèrement rapprochés trahissent une douleur. --Ah! tu as pensé cela? s'écria Faustine. Je suis coupable d'une folie bien plus grande que la tienne, moi que tu trouves si sage et si sérieuse. J'ai reconstruit dans mon imagination toute l'existence de «la Dame à la Bague». Bien plus. Je me suis mis en tête une superstition bizarre. C'est que mon existence serait pareille à la sienne. Comme elle, j'aimerai et je souffrirai. Nelly éclata de rire. --Permets-moi de te dire que, pour une «jeune fille pondérée», ainsi que t'appelle avec orgueil le général, tu es tout à fait extraordinaire. Certes, ta folie est plus grande que la mienne. Moi, je n'ébauche qu'un rêve; toi, tu bâtis une réalité. Ta réalité doit avoir une histoire. Raconte-la-moi. Faustine songeait. Elle se perdait dans les profondeurs de son rêve mystique. --Je suis convaincue, reprit-elle, (et Dieu sait s'il faut que je sois folle pour te faire cet aveu!) que mon existence aura quelque rapport avec la sienne. --Tu la connais donc, cette existence? --J'en connais dix lignes. --Où les as-tu lues? --Dans un livre de Ridolfi, intitulé: _Maraviglie dell'arte_. Elles disent simplement ceci: «En 1557, le Titien suspendit ses travaux pour aller pleurer loin de Venise la perte de son ami l'Arétin. Il s'arrêta quelque temps chez Adrien da Ponte, à Spilemberg. Il fit le portrait de la nièce de son hôte, Vittoria Orsini. Il la peignit en robe sombre, jouant avec une bague d'émeraude. Vittoria Orsini se tua d'un coup de poignard, parce qu'elle était séparée de l'homme qu'elle aimait.» Cette fois, Nelly fut prise d'un fou rire. --Non, vrai! s'écria-t-elle, je suis ravie que tu aies de pareilles idées, toi mademoiselle la jeune fille sérieuse! Je conseille au général de ne plus donner ta sagesse en exemple à ma fantaisie. Sous prétexte que tu es grave et que je suis gaie, j'ai une réputation déplorable! Nelly riait toujours, ne pouvant pas s'arrêter, si bien que son rire gagna Faustine. --Quel beau drame pour un auteur dramatique de l'avenir! continua Mlle Forestier. «Faustine de Bressier se tuant de désespoir!» --Pourquoi pas? --Alors, tu excuses le suicide? --Le suicide vaut mieux que la honte! On n'a plus le droit de vivre quand l'honneur est mort! La journée passait, et les angoisses de Faustine s'envolaient. La gaieté de Nelly agissait toujours sur elle. Le général le savait. Aussi se réjouissait-il de l'intimité de ces jeunes filles. Naturellement grave, Mlle de Bressier se perdait un peu trop en des pensées sérieuses. Il était bon qu'elle eût à côté d'elle un être expansif et rieur. Puis, si le général désirait autrefois que les deux amies vécussent ensemble, c'est qu'il prévoyait que bien des tristesses assombriraient l'existence de son enfant. La mort pouvait le prendre à l'improviste. Lui surtout, menacé par les périls toujours nouveaux du métier militaire. Étienne resterait, sans doute. Mais un officier n'est pas son maître. Il est exposé aux hasardeux changements des garnisons. Aussi voulait-il que sa fille se mariât jeune. Il désirait en effet, qu'elle épousât M. de Guessaint. Répugnant à la contraindre, il se consolait à la pensée que Nelly serait pour elle une tendresse toujours présente et toujours active. La nuit tombait. Déjà le parc s'emplissait d'ombres grises, quand Marius entra. --Hé bien! quelles nouvelles, mon ami? s'écria Mlle de Bressier en l'apercevant. --Bonnes nouvelles, Mademoiselle. --Tu viens de Versailles? --Oui. --Est-ce que tu as vu Étienne? Il y eut un silence. Marius poussa un soupir. Il répondit: --Je n'ai pas trouvé le capitaine, Mademoiselle. Il était reparti pour son régiment. --On ne t'a rien dit de mon père? --Rien. Seulement, comme on s'est battu tout cet après-midi du côté de Courbevoie, où il commande, bien sûr, vous aurez une lettre demain. Il sortit de l'atelier, comme si les questions l'embarrassaient. De vrai, Marius tremblait d'inquiétude. A Versailles, personne ne pouvait lui parler d'Étienne. On savait que la veille, au matin, il demandait un congé de quelques heures, pour aller voir sa soeur à Chavry. Il n'était pas revenu. Vainement, le vieux soldat affirmait que son jeune maître avait quitté le château vers le soir. Il racontait ses craintes, au sujet des communards réfugiés dans les bois de Chavry. On se moquait un peu de lui. Comment admettre, en effet, que des gardes nationaux fussent campés si près de leurs ennemis? Il ne fallait pas s'inquiéter du capitaine. En quittant le château, il était allé auprès de son père, voilà tout. Marius trouvait cette explication assez logique. Et cependant, une angoisse sourde le poignait. Pourquoi Étienne ne disait-il rien à sa soeur de sa visite au général? On ne se rend pas aisément de Chavry au pont de Courbevoie, en temps de guerre, quand les routes sont encombrées par les troupes, et le matériel d'artillerie. Le fidèle serviteur se rappelait que son maître riait beaucoup, lorsque lui, vieil Africain, habitué aux ruses des Kabyles, parlait de ces hommes cachés dans les environs. Marius se tourmentait, et il n'aurait pas pu dire la cause de ce tourment. Avant tout, il voulait le garder pour lui seul. A quoi bon troubler Mademoiselle? Sans doute, un malheur est bien vite arrivé. Il serait toujours temps de l'avertir. La prévenir trop tôt, ce serait la faire souffrir inutilement, s'il se trompait; avancer sa souffrance de quelques heures, s'il ne se trompait pas. Les deux amies dînèrent gaiement, en face l'une de l'autre. Couché près d'elles, Odin les surveillait gravement. Rien ne restait plus des inquiétudes du matin. Nelly continuait à plaisanter Faustine, à propos de ses divagations sur «la Dame à la bague». Elle ne l'appelait plus que Vittoria Orsini. Et elle ajoutait sur un ton de regret comique: --Quel dommage que tu n'aies pas les cheveux rouges! Faustine répliquait que des cheveux noirs suffisaient parfaitement à son bonheur. Après le dîner, Mlle de Bressier s'assit au piano. --Tu ne veux pas jouer à quatre mains? demanda-t-elle à Nelly. --Ma foi, non. Je suis dans une veine de paresse, ce soir. --Eh bien, je vais faire de la musique pour toi toute seule. --C'est cela; un peu de Beethoven, je te prie. Ou plutôt, prends la partition de _Lohengrin_, et joue-moi le prélude du _Chevalier du Cygne_. Elles se perdaient toutes les deux dans cette exquise mélodie, quand elles furent rappelées à la réalité par le bruit d'une voiture qui roulait dans les allées du parc. --Une visite, à cette heure-ci? s'écria Mlle de Bressier. --C'est peut-être Mlle Vaudois que ses vacances ennuyaient! On entendit la voiture s'arrêter devant le perron du château. Quelques minutes s'écoulèrent. Faustine restait immobile, assise devant le piano, comme si elle écoutait sa pensée lui parler tout bas. Un valet de chambre parut, soulevant la draperie lourde. --M. de Guessaint demande si Mademoiselle peut le recevoir. Il attend dans le petit salon. --Faites-le entrer ici, répliqua Mlle de Bressier. --Est-ce qu'il vient ébaucher une déclaration? s'écria Nelly. Henry de Guessaint avait trente ans. Fils d'un magistrat, président de chambre à la cour de Paris, il restait orphelin de bonne heure, confié aux soins d'une mère dévote. Cette femme pieuse et timorée considérait le collège comme une abominable invention. L'enfant ne quitta pas l'hôtel familial. Il y fut élevé dans le respect de Dieu et la crainte des exercices corporels. Sa mère lui permit à grand'peine l'équitation, et grâce aux vigoureuses remontrances de son oncle M. de Bressier. En revanche, il eut le droit de lire tant qu'il voudrait. Et quels livres! Vers douze ans, à l'âge où les vocations se trahissent, Henry s'éprit d'un goût très vif pour la géographie. Comment? Pourquoi? On ne sut jamais. Il se passionnait pour les récits de voyages. Et même, il ne cachait pas son mépris pour les inventions de quelques romanciers à la mode, qui conduisent leurs lecteurs dans des pays fantaisistes. Il était bien de son siècle. Il n'aimait que la réalité. Il aimait aussi les femmes! A seize ans, il prouvait ce goût irrésistible à l'une des domestiques de sa mère. La mort de Mme de Guessaint le laissa de bonne heure maître de lui-même. Une grande fortune, un nom honorable, une bonne position dans le monde: il n'en faut pas davantage pour être heureux. M. de Guessaint vivait à Paris comme les jeunes gens de son âge. Les plaisirs ne lui manquaient pas, autant ceux qui s'achètent que ceux qui se donnent. Il prenait les uns et les autres, et surtout des femmes. Mais ses amis s'étonnaient qu'il ne fixât jamais son choix sur une seule. Il aimait le sexe plus qu'il n'aimait la personne. Il ne plaisait guère, du reste, à ses maîtresses d'une ou de plusieurs nuits. L'une d'elles disait: «J'ai vu bien des êtres sensuels dans ma vie. Jamais un seul qui fût comparable à Guessaint. Ce n'est pas un homme passionné. C'est un satyre.» Ce ne sont pas là des propos bien graves, dits par une femme quittée. Les amis d'Henry de Guessaint ne lui reprochaient pas ses galanteries, les trouvant excusables. Ils lui reprochaient sa plus grande qualité: le côté aventureux de son caractère. Comme c'est ridicule d'aimer la géographie! Car les goûts de l'enfant devenaient de la passion chez le jeune homme. Henry se faisait recevoir à la Société de géographie, à la Société des études coloniales et maritimes, dans trois ou quatre autres sociétés, aussi spéciales que savantes. Tout garçon de vingt ans est plus ou moins amoureux de sa maîtresse. Les maîtresses de M. de Guessaint étaient de toute sorte. En réalité, il ne restait fidèle qu'à une seule: la Géographie. Ni beau ni laid, ni gras ni maigre, ni pâle ni coloré, Henry entrait dans la catégorie de ces gens qu'on estime toujours, mais qu'on ne remarque jamais. Il demeurait inaperçu. S'il ouvrait la bouche, il ne disait pas un mot spirituel. Il est vrai qu'il prononçait rarement une sottise. Avec ses cheveux châtains, son front bas, ses lèvres sensuelles, ses yeux gros, bleus et myopes, sa figure douce et renflée vers la mâchoire, il ressemblait assez bien à un mouton. Cependant, les tempes, un peu bombées, accusaient de la volonté. C'était bien toujours un mouton, mais un mouton entêté. Au demeurant, assez généreux de nature, brave comme doit l'être un homme, avec un vif penchant pour les aventures. Encore le goût de la géographie qui se décelait dans cette partie de son caractère. Il avouait franchement qu'il rêvait la gloire des illustres voyageurs. Caillié, Burke, et Livingstone lui semblaient être les plus grands hommes de l'humanité. Et quand son oncle le général lui disait en plaisantant: --Eh bien, quel voyage comptes-tu faire? Par quelle découverte rendras-tu ton nom fameux? As-tu un plan? Une idée? Raconte-moi tes projets. Il répliquait avec gravité: --Parfaitement. J'ai un voyage tout arrêté dans ma tête. Un voyage qui aura les plus grands résultats au point de vue financier et humanitaire. --Ah! bah! mon neveu! Explique-moi ça; voyons. --Savez-vous combien de voyageurs sont allés jusqu'à Tombouctou? --Que diable! pourquoi veux-tu que je le sache? --Mon oncle, il y en a cinq. --Et tu voudrais être le sixième, gourmand? --Vous l'avez dit. --Comment t'y prendras-tu? Car je suppose que c'est un voyage très difficile, puisque cinq hommes seulement ont pu l'accomplir? --Si difficile, qu'il me faudra dix ans pour le préparer. Je commencerai d'abord par apprendre l'arabe et cinq ou six dialectes africains; je resterai un an à l'extrémité sud de l'Algérie, pour m'acclimater au soleil et aux sables; je m'habituerai à ne monter que sur des chameaux; je ne mangerai que des dattes; je resterai le plus longtemps possible sans boire; et enfin je me ferai mahométan. --Mahométan! Pour avoir un harem? Tu aimes tant les femmes! Et tu t'imagines que je te donnerai ma fille? --Oh! mon oncle, je serais si heureux d'épouser Faustine, que, pour elle, je renoncerais à la gloire d'aller à Tombouctou. Cette alliance devait-elle se conclure ou échouer? Pendant huit ans, M. de Guessaint prépara son voyage. Quand il arrêtait un projet, rien ne l'en pouvait détourner. Sa volonté native devenait de l'entêtement. Il apprit l'arabe et les dialectes touaregs; il vécut trois mois à Coléah avec deux juives et six mois à Khartoum avec plusieurs Soudaniennes. Il poussa même jusqu'aux tentes chrétiennes du négus Jean, où les négresses d'Éthiopie durent trouver de leur goût cet Européen blond. Comme, un jour, sa cousine le plaisantait au retour d'une de ses courses lointaines: --Ne riez pas, dit-il, vous êtes la seule créature capable de me faire oublier Tombouctou. --Grand merci du madrigal! répliqua Faustine. --Mais c'est un vrai compliment! Vous ne connaissez pas Tombouctou. C'est la ville du sable, la cité du rêve, la Babylone du désert. Un fleuve, large comme une mer, baigne ses murailles inviolées, et les longues caravanes de chameaux n'y conduisent jamais un seul chrétien. Elle se dresse toute seule entre l'immensité du ciel et l'immensité du Sahara. C'est vers elle que montent les désirs et les ambitions de tous les peuples d'Afrique. Et le Touareg farouche aussi bien que le Nomâ bestial prononcent le nom de Tombouctou avec le même recueillement religieux avec lequel un Grec d'autrefois disait «Delphes» ou «Olympie»! --Mais vous êtes un poète, mon cousin! s'écriait Faustine. C'est une qualité que je ne vous connaissais pas! M. de Guessaint laissait dire, et continuait de penser à Tombouctou. Combien d'autres ont fait des rêves moins intelligents et plus fous que celui-là? Il attendait dans le petit salon du château de Chavry que le valet de chambre lui apportât une réponse. Assis dans un fauteuil, la tête penchée, Henry réfléchissait. Il était fort pâle. Par instants, il poussait un soupir comme s'il éprouvait une cruelle souffrance qu'il essayait en vain de cacher. --Mademoiselle va recevoir Monsieur, dit le domestique en reparaissant. Si Monsieur veut déposer son pardessus, je vais avoir l'honneur de le conduire. M. de Guessaint eut une hésitation. Il semblait gêné de se présenter devant Faustine. Puis, tout à coup, prenant une résolution brusque. --C'est bien, éclairez-moi. Je vous suis. --Bonsoir, mon cousin, dit Faustine en le voyant entrer. Comme vous venez tard! --Oui, je viens tard, en effet. C'est que... Il s'arrêta. Les mots s'étranglaient dans sa gorge. Faustine recula. --Que vous êtes pâle! Est-ce que?... Dieu!... Mon père!... Et elle attendait, livide, angoissée, les lèvres entr'ouvertes. --Oui... murmura-t-il, n'ayant ni la force d'en raconter davantage, ni le courage de s'expliquer. Faustine comprenait! Elle comprenait, et elle restait immobile, secouée de frissons convulsifs, l'oeil fixe. Son père, mort! Voilà ce que signifiait la présence de son cousin et son inexplicable silence. C'était comme un coup de massue que le destin lui assénait sur la tête. Elle étouffait. Et elle ne faisait pas un geste, elle ne versait pas une larme, elle ne jetait pas un cri. Son immobilité épouvantait. --Faustine! Faustine! s'écria Nelly en la serrant dans ses bras, en la pressant sur son coeur, en la couvrant de baisers. Mlle de Bressier ne répondait rien. Son front, ses joues, ses lèvres, ses mains se glaçaient. La vie se retirait de cette malheureuse créature, soudainement meurtrie en plein coeur. Nelly la poussait doucement vers un fauteuil. Faustine se laissait faire. Elle s'asseyait docilement. Mais elle continuait à garder un silence effrayant et farouche. A peine un léger tremblement des lèvres, comme si elle se parlait tout bas à elle-même. M. de Guessaint et Nelly s'épeuraient devant cette douleur concentrée, qui ne se répandait ni par des larmes ni par des cris. Mlle Forestier s'agenouillait devant son amie, et baisait ses mains qu'elle mouillait de pleurs. --Faustine! je t'en prie, je t'en supplie, parle-moi, réponds-moi! Tu ne me vois donc pas? Tu ne m'entends donc pas? Je suis à tes genoux, moi, Nelly, ta meilleure amie, ta soeur... O mon Dieu! est-ce qu'elle va rester comme cela? Faustine baissa les yeux, ces yeux effroyablement fixes. Elle voyait Nelly maintenant. Elle la regardait. Elle dit à voix haute: --Alors, mon père est mort... Et, brusquement, elle éclata en sanglots. --Ah! s'écria Nelly, Dieu merci! elle pleure. Elle pleurait, oh! elle pleurait toutes les larmes de son corps! Nelly l'avait étendue sur la chaise longue; et là, Faustine sanglotait, s'abandonnant à son désespoir, disant d'une voix entrecoupée: «Papa... mon pauvre papa!...» Toute la soirée, elle resta ainsi, brisée, vaincue. Nelly et M. de Guessaint se taisaient. Eux aussi aimaient tendrement le général de Bressier; eux aussi souffraient de cette mort brusque et cruelle. Mais leur douleur ne trouvait pas une plainte en présence du navrement de la fille. Faustine avait une nature énergique et forte. Le malheur pouvait la courber d'abord sous sa main d'acier. Elle réagissait bientôt, prête à lutter contre le destin féroce. Tout à coup, elle essuya ses larmes, et regardant M. de Guessaint en face: --Je désire ne rien ignorer, dit-elle. Puisque mon père a été tué à l'ennemi, je veux savoir comment. Vainement, M. de Guessaint se défendait. Pourquoi donner à Faustine cette émotion inutile? Chaque mot prononcé aviverait la torture de la jeune fille. Chaque détail recueilli évoquerait pour elle de sinistres visions. Mais il y avait de l'héroïsme dans cette fière créature. Toute une race de soldats revivait en elle. Son âme vaillante ne connaissait pas les ridicules terreurs. Si, un instant, elle pliait écrasée, elle se redressait bientôt, plus énergique et plus hautaine. Elle l'adorait, ce père, qu'une mort tragique lui ravissait. Il l'avait élevée, elle, privée de sa mère dès le berceau. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir l'énergique soldat, penché sur son petit lit, et la couvrant de son regard tendre. C'est de lui qu'elle tenait ces premières phrases que balbutie une bouche enfantine. C'est de lui qu'elle apprenait toutes les légendes héroïques de l'armée africaine. Elle se souvenait du commandant de Bressier, alors à la tête d'un bataillon du 1er zouaves, et revenant de Constantine. Il racontait ses campagnes à la petite fille étonnée, ravie et stupéfaite; et les razzias bruyantes, et la fuite désordonnée des Arabes au burnous blanc; et les villages qui fumaient; et la cantinière qu'on appelait «Mademoiselle maman»; et le désert jaune où rôdaient les lions roux sous le soleil cuivré. Ou bien, devenu colonel, il disait la triomphale entrée dans les rues de Milan, alors que, par les fenêtres pavoisées de drapeaux, pleuvaient des bouquets, des applaudissements et des sourires. Et puis encore, cette course à travers la Chine, qui tenait à la fois de l'épopée et du rêve, quand, avec une poignée de six mille pioupious, on attaquait un empire de quatre cent millions d'hommes; le pont de Palikao, lorsque s'y engouffraient les Tartares aux yeux bridés, agitant leurs bannières en losange, où grimaçaient de noirs démons; et l'incendie du Palais d'Été, et l'entrée dans Pékin, qui apparaissait subitement dans une ceinture de murs crénelés, avec ses toits de tuiles vernissées, ses palais jaunes, ses mandarins coiffés d'une plume de paon, racontant à cette armée héroïque les secrets de l'Asie mystérieuse! Mort, l'homme qui accomplissait tant d'actions hardies ou sublimes, qui ne marchandait au pays ni son temps, ni sa santé, ni sa vie. Mort comme il rêvait de mourir: sur un champ de bataille. Au milieu des balles qui sifflaient, au milieu des obus qui éclaboussaient le sol de chair humaine, dans l'enivrement de la lutte et du devoir rempli. Hélas! non point en face de l'étranger! En se battant contre des Français, drapeau tricolore contre drapeau rouge, enfants de la même famille se ruant les uns contre les autres. Eh bien, elle ne voulait rien ignorer. C'était son devoir, à elle, de se faire conter la fin de ce héros. Elle savait comment son père avait vécu: elle voulait savoir comment son père était mort! Il fallut donc que M. de Guessaint parlât. Il arrivait droit de Versailles. Deux heures auparavant, l'aide de camp même du général lui avait raconté la catastrophe. Vers trois heures de l'après-midi, le commandant du corps d'armée donnait l'ordre de faire avancer la réserve. L'artillerie des communards fauchait des rangs entiers. Les troupes hésitaient. Déjà un bataillon reculait en désordre, quand le général lança son cheval au galop et cria: «En avant! en avant!»--Il disparaissait un moment dans la fumée. Bientôt on le revoyait debout, près de son cheval éventré par un éclat d'obus. Il courait pendant quelques mètres entraînant ceux-là mêmes qui voulaient fuir, fascinés à présent par le courage de leur chef. Tout à coup, il buttait contre une pierre et tombait raide. Une balle lui avait troué le coeur. Son officier d'ordonnance, aidé de deux soldats d'infanterie de marine, se hâtait d'emporter le corps, au milieu des coups de fusil. Voilà tout. L'histoire était simple et grande comme la vie même de ce soldat. M. de Guessaint attendait les ordres de sa cousine. On ne pouvait pas déposer les restes du général dans le caveau de famille, au Père-Lachaise. Où voulait-elle qu'ils fussent transportés? Faustine réfléchissait. Elle consultait le mort pour connaître sa volonté. --Le service officiel devrait avoir lieu à Versailles, dit-elle. Mais mon père a souvent exprimé son horreur pour ces pompes brillantes, où l'émotion disparaît sous la banalité. Et puis, aujourd'hui, Versailles n'est plus une ville. C'est une grande hôtellerie où tout le monde a pris rendez-vous. Je désire qu'on apporte ici le cercueil de mon père. Il y a une chapelle dans le château. C'est là qu'on dira la messe et que nous prierons pour lui. Nelly s'effrayait des émotions nouvelles que cette funèbre cérémonie éveillerait chez Faustine. Elle voulait qu'elle renonçât à cette idée. Mais la jeune fille se révoltait: --Je fais ce que mon père ordonnerait qu'on fît s'il pouvait nous dicter ses volontés. M. de Guessaint s'inclina. Il ne lui restait qu'à obéir à sa cousine. Faustine était la maîtresse. --Est-ce que vous couchez au château? demanda-t-elle au jeune homme. --Non, ma cousine. Il faut que je retourne à Versailles et que je transmette votre décision au commandant de la place. --Merci, mon cousin. Je n'oublierai pas que vous avez été de moitié dans la plus grande douleur de ma vie. Elle lui serra la main, et M. de Guessaint sortit. --Si tu savais combien je suis malheureuse, murmura Faustine en glissant dans les bras de Nelly. De nouveau, elle fondait en larmes, et son désespoir la ressaisissait, plus intense et plus violent au souvenir de ce père qu'elle adorait. Elle se coucha pour complaire à son amie. Mais pas un instant elle ne put fermer l'oeil. Pauvre Étienne! comme il serait malheureux, lui aussi. Faustine se retournait dans son lit, fiévreuse, répétant: «Papa! oh! mon pauvre papa!» Elle ne s'endormit qu'au matin, brisée, de ce sommeil lourd qui est moins le repos que l'anéantissement. Lorsqu'elle s'éveilla, la matinée s'avançait déjà. La jeune fille ne voyait ni le clair soleil qui se jouait entre les branches, ni les gaietés rieuses du printemps. Elle n'entendait pas les cris vifs des oiseaux qui voletaient en se poursuivant d'arbre en arbre. Une seule pensée la tenait. Son père, qu'elle chérissait de toutes les forces de son être, elle ne le verrait plus jamais jamais! Sa femme de chambre lui dit que Mlle Nelly était venue plusieurs fois prendre de ses nouvelles, et qu'elle l'attendait dans l'atelier. --Priez Mlle Forestier de m'excuser, répliqua Faustine, je la rejoindrai dans un instant. Et elle descendit dans le cabinet de travail du général. M. de Bressier aimait à se réfugier dans cette pièce large, aux tentures sombres, où se trouvaient réunis quelques-uns des plus chers souvenirs de sa vie aventureuse. A côté d'armes arabes, autrichiennes et chinoises, entre les panoplies guerrières, étaient accrochés les portraits de ses enfants et de sa femme. Au fond de la chambre se dressait un bureau, acheté par lui à la vente du maréchal Bugeaud. Au commencement de la guerre, il disait à Faustine: --Tiens, mon enfant, prends l'une des clefs de ce bureau, je garde l'autre. Si je suis... hum!... s'il m'arrive malheur, je veux que tu puisses ouvrir ce meuble. Tu y trouveras mon testament. Et vaillante, domptant sa souffrance, refoulant ses larmes, Faustine venait exécuter les ordres de son père. Tout était dans un ordre parfait. Quelques cartons, remplis de papiers mis à leur place, bien étiquetés. Dans un tiroir, une enveloppe assez grande, où luisait un cachet de cire rouge aux armes du général. On lisait ces trois mots: «Pour mes enfants.» La jeune fille hésita un instant avant de briser le scel. Ce papier ne lui appartenait pas, à elle seulement, mais aussi à Étienne. Elle réfléchit que M. de Bressier, dans son testament, ordonnait peut-être comment devait avoir lieu son service funèbre. Son devoir lui commandait d'en prendre connaissance avant l'arrivée de son frère. Puis, une telle tendresse unissait Étienne et Faustine, qu'entre eux tout restait commun. A l'avance, elle savait qu'il l'approuverait. Elle déchira l'enveloppe et elle lut. M. de Bressier désirait, en effet, que son enterrement fût très simple. Autant que possible, il souhaitait qu'on ne lui rendît pas les devoirs dus à un général de division, grand officier de la Légion d'honneur. Que les plus chers parmi ses compagnons d'armes assistassent à ses obsèques; qu'on ne prononçât aucun discours; qu'on dît seulement une messe basse: voilà tout ce que demandait cet homme de bien. Les prières de ceux qu'il aimait lui suffisaient, pour saluer sa dépouille mortelle. Suivaient quelques lignes spécialement adressées à Faustine. Le général ne donnait aucun ordre à sa fille. Pourtant, il la priait d'épouser M. de Guessaint, le fils de sa soeur. Elle avait dix-sept ans. Le métier des armes ne permettait pas à son frère de rester longtemps auprès d'elle. Il lui fallait un mari. Et ce mari, son père voulait le connaître à l'avance. Faustine laissa tomber le papier sur la table du bureau; elle cacha une minute sa tête entre ses mains. Puis, à voix haute, comme si elle parlait à un être invisible, mais toujours présent, qui pouvait l'entendre et l'approuver: --Père, dit-elle, dans trois mois, je m'appellerai madame de Guessaint. Elle reprit le testament. Il était assez long. Le général n'oubliait personne; aucun de ceux qu'il chérissait. Par exemple, il léguait douze cents francs de rente à un vieux sous-officier, légionnaire et médaillé, qui habitait près de Pornic, sur une des terres de M. de Bressier. Ce sous-officier avait été blessé naguère à côté de lui, en lui sauvant la vie. Il pensait même à ses serviteurs, assurant l'existence des plus pauvres. Chacun de ses amis recevait un souvenir. Et dans le choix même de ces souvenirs, on retrouvait la bonté vigilante du vieux soldat. Quant à sa fortune, elle formait naturellement deux portions égales distribuées entre son fils et sa fille. Le testament se terminait par deux lignes adressées à Étienne. Deux lignes pleines de noblesse et de fierté, où le père disait au fils: «Fais ce que j'ai fait. Conduis-toi comme je me suis conduit. Aime la France comme je l'ai aimée!» VII --Je vous demande pardon de vous déranger, Mademoiselle. Il y a au salon des amis de mon général. Ils arrivent de Versailles, conduits par M. de Guessaint. Marius venait avertir sa maîtresse, qui s'oubliait à rêver dans le cabinet de travail de son père. --Merci, mon ami. Je vais un instant dans ma chambre, et je descends. Si Faustine n'eût pas appartenu tout entière à ses souvenirs, elle aurait été frappée par l'allure étrange de Marius. Ses dents claquaient. Une pâleur verte rendait presque méconnaissable son visage énergique. Par instants, il s'appuyait contre un meuble, comme s'il allait tomber. C'est que maintenant il connaissait toute l'étendue du désastre qui frappait la famille de Bressier: ce désastre que Faustine ignorait encore. La veille, Marius trouvait déjà bien étrange l'absence prolongée d'Étienne. En y réfléchissant, elle lui apparaissait grosse de menaces. Il connaissait le capitaine; gai, bon enfant: mais, avant tout, ponctuel dans le service et docile à ses chefs. Comment admettre qu'un pareil officier, ayant quelques heures de congé, s'en accordât le double? Pour aller voir son père au pont de Courbevoie? Invraisemblable. Le général dirait tout de suite à son fils: «Tu as une permission?» Non, Étienne courait un danger. Pendant toute la nuit, le soldat tournait et retournait la même idée dans son cerveau, hanté par des terreurs folles. Au matin, il courait à Versailles sans rien dire à personne. Coûte que coûte, il voulait savoir la vérité. Il allait la connaître dans toute son horreur. Couché de bonne heure, la veille, avant l'arrivée de M. de Guessaint, le matin, il partait avant que personne fût levé. D'ailleurs, il ne demeurait pas dans le château même. Il occupait ce petit pavillon de garde où Nelly et Faustine l'avaient trouvé, lorsque Françoise gisait dans le fossé, évanouie. En quittant le château, il ignorait donc la mort de son général. Il l'apprit en arrivant à l'état-major de la place. Le concierge, ancien sergent, vint droit à Marius. --Ah! comme je vous plains, mon camarade! --Quoi? qu'est-ce qu'il y a? --Vous ne savez donc pas? Votre maître?... --Le capitaine? --Hélas! tous les deux, mon pauvre vieux! Marius s'abattit comme un boeuf qu'on assomme. Six heures du matin sonnaient à peine. Déjà, la cour s'emplissait d'officiers, d'estafettes, de soldats qui allaient et venaient; tout le mouvement d'une ville de guerre, quand l'ennemi est aux portes et qu'on se bat tous les jours, et que toutes les nuits le danger recommence. On savait déjà l'affreux malheur. Le général de Bressier tué à l'ennemi; le capitaine de Bressier fusillé dans un bois. Le sergent transporta Marius dans sa loge, et lui prodigua ses soins pour le rappeler à lui. Au bout d'un quart d'heure, Marius ouvrait les yeux et on lui racontait l'aventure tragique. La mort du père, d'abord, glorieusement frappé d'une balle en pleine poitrine, quand il menait au feu ses soldats hésitants et troublés. La mort du fils ensuite, cette fin hideuse, dans un guet-apens. Une sentinelle, aux avant-postes, voyait tout à coup, au moment où le soleil se levait, une ombre marcher vers elle. Le factionnaire criait: «Qui vive!», puis il lâchait son coup de fusil. L'inconnu prenait la fuite, poursuivi par une dizaine d'hommes. On le saisissait bientôt. L'inconnu disait s'appeler Joseph Larcher. Il faisait partie des troupes de la Commune. Interrogé, il racontait une histoire assez étrange. D'après lui, une soixantaine de gardes nationaux se cachaient dans les bois, à quelque distance de là. Ils tenaient prisonnier un capitaine de hussards. Lui, Joseph Larcher, venait de la part de ses camarades offrir un marché. Les communards respecteraient l'officier; en échange, on leur promettrait la vie sauve. Le malheureux entremêlait son récit d'interjections comiques, de phrases entrecoupées, qui trahissaient une terreur bestiale. Non, il n'était pas un méchant homme, mais un ouvrier ébéniste! Il aurait bien voulu rester tranquille. Impossible. Avec ces bavards de l'Hôtel de ville, il fallait marcher droit. On pouvait le croire sur parole. Ses compagnons et lui ne demandaient qu'à ne pas être fusillés. On pouvait bien ne pas les tuer, puisqu'ils rendaient leur captif vivant. Le capitaine qui commandait la grand'garde écoutait attentivement le récit embrouillé et confus du garde national. Évidemment, cet homme ne mentait pas. En tout cas, on pousserait une reconnaissance vers le bois indiqué par Joseph Larcher. Demander à l'officier sa parole d'honneur que ses compagnons auraient la vie sauve? L'ouvrier ébéniste n'y pensait guère. Il ne songeait qu'à protéger la sienne. C'est ainsi qu'une compagnie de ligne s'était mise en marche pour délivrer Étienne. Que se passait-il ensuite? On ne savait pas. On supposait que quelques soldats, oubliant la consigne, avaient tiré les premiers sur les gardes nationaux. Ceux-ci, pris de peur, se croyant trahis, avaient tué leur prisonnier, après l'avoir accablé de coups et criblé d'outrages! Quand le capitaine du détachement de ligne fut maître du bois, il trouva le corps d'Étienne de Bressier percé de balles, déjà tuméfié. Le visage noir, meurtri par des coups de crosse, gardait une expression de colère farouche. Exaspérés, les soldats massacrèrent tout ce qui leur tomba sous la main. C'est à peine si quelques gardes nationaux s'échappèrent, fuyant à droite et à gauche comme une volée de perdreaux. Dès les premiers mots de ce récit lugubre, Marius s'était mis à pleurer. Peu à peu, ses larmes s'arrêtèrent. Il serrait les poings avec rage, ou levait les bras, dans une indicible colère, comme pour menacer un ennemi lointain. Ce paysan, arraché par la conscription à sa terre bourguignonne; ce fils des anciens serfs, dont le cerveau étroit ne concevait aucune des idées de son temps; ce simple soldat, devenu sous-officier après tant d'années de bonne conduite, après tant d'actes de bravoure; cet enfant du peuple, enfin, subissait en ce moment une impression bien étrange pour un être tel que lui. Il voyait à jamais éteint ce nom de Bressier qui, à ses yeux, s'auréolait d'une gloire lumineuse. Cependant, on connaissait à l'état-major les intentions de Mlle de Bressier. On savait que le service du général aurait lieu au château de Chavry. Ceux de ses compagnons d'armes qui se trouvaient à Versailles, quelques-uns de ses amis, comptaient y assister. Restait une question grave pour laquelle le commandant de la place, M. de Rentz, dut prendre l'avis de M. de Guessaint. Fallait-il célébrer les deux services en même temps? Ou convenait-il de cacher à Faustine pendant quelques jours encore la mort de son frère aîné? M. de Guessaint n'hésita pas. Il se rappelait le désespoir de la jeune fille, désespoir d'autant plus violent qu'il restait plus concentré. Lui apprendre qu'Étienne venait de succomber, lui aussi, ce serait la briser: peut-être la tuer. --Que faire, alors? demanda M. de Rentz. Mlle de Bressier s'étonnera de l'absence de son frère, en un pareil moment. --Nous mentirons, mon général. Et vous m'y aiderez. --Volontiers. Comment? --Vous comptez venir au château pour la messe? --Certainement. J'ai déjà donné les ordres. Je sais que mon pauvre camarade n'aimait pas les enterrements officiels. Mais je veux au moins que des soldats saluent le cercueil de ce soldat. Un bataillon de ligne et un escadron d'artillerie sont en route pour Chavry. Le corps sera transporté sur un affût de canon. --Ne pouvez-vous pas dire à ma cousine que vous avez donné hier une mission au capitaine de Bressier? Je lui expliquerai qu'on n'a pas eu le temps de le rappeler par télégraphe. --Parfaitement. --De cette façon, elle restera dans l'ignorance, au moins pendant une semaine. Je l'habituerai peu à peu à ce malheur. Et quand il me sera permis de le lui révéler, c'est qu'elle sera assez forte pour souffrir encore. --Ne trouvera-t-elle pas cette fable bien invraisemblable? --Non, mon général. Les êtres très malheureux sont toujours très crédules. Dans l'armée, on aimait beaucoup la famille de Bressier. Chacun connut bientôt ce que décidaient le général de Rentz et M. de Guessaint. Faustine ignorait et devait ignorer la mort de son frère. Quand Marius dit à la jeune fille que plusieurs personnes arrivaient, les jardins et le parc s'emplissaient déjà. Non seulement, les troupes commandées occupaient la place qu'on leur assignait; mais encore des officiers, des sous-officiers et des soldats ayant tous servi sous les ordres du général. Les uniformes variés, aux couleurs violentes, se découpaient nettement sur la verdure criarde des arbres et des pelouses. Les lignards, placés sur trois rangs, occupaient les deux côtés de la grande allée qui partait de la grille. Les officiers des autres armes, des généraux, des colonels se massaient à la droite et à la gauche du château. M. de Guessaint, ayant Nelly à son côté, recevait sur le perron. Tout à coup, Faustine de Bressier parut, toute blanche sous le long voile noir qui encadrait sa pâleur. On lisait tant de douleur sur ce fier visage, tant de souffrance dans ces yeux éclatants qui ne pouvaient plus pleurer, qu'un murmure d'émotion courut dans la foule. Tout le monde se découvrit. On saluait la fille et la soeur de deux soldats tombés pour la patrie. Brusquement, on entendit sur la route un ordre donné d'une voix brève. Ce fut un piétinement de chevaux, le bruit sourd de caissons qui roulent et un canon entra par la grille, lentement, portant sur son affût un cercueil voilé par le drapeau tricolore. Derrière, des artilleurs à cheval traînant d'autres canons qui tournaient vers la campagne leurs gueules de bronze, ce jour-là muettes. Le général qui commandait leva son épée. Alors, les clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs. Et celui qui était mort en soldat eut des funérailles de soldat. La messe fut très courte. Les assistants ne voulaient point devenir importuns. Tout le monde sentait que Faustine désirait demeurer seule. Les généraux, les officiers vinrent saluer, les uns après les autres, la fille de leur compagnon d'armes. Une douleur sourde pesait sur ces fronts. Le mensonge pieux qu'on faisait à la jeune fille assombrissait toutes les consciences. M. de Rentz rougissait malgré lui en racontant que, la veille, il avait envoyé le capitaine de Bressier à Niort pour une remonte de chevaux. On souffrait, pour la malheureuse orpheline, de ce malheur nouveau qui la frappait. Tout le monde gardait bien le secret: mais tout le monde se sentait cruellement impressionné. Vers deux heures, le château redevenait solitaire. Faustine pria M. de Guessaint de l'accompagner dans l'atelier. Et, comme Nelly s'éloignait, son amie lui dit: --Je désire que tu restes. En l'absence de mon frère, c'est toi qui représentes toute ma famille. N'es-tu pas ma soeur? Et lorsqu'ils furent réunis tous les trois, Mlle de Bressier lut à son cousin le testament du général. --J'ai désiré que vous prissiez connaissance des dernières volontés de mon père. J'ajoute que je suis décidée à les respecter. Je mentirais en vous disant que je vous aime, Henry. Mais je suis toute prête à vous aimer: je m'ignore moi-même. Mon père vous estimait. C'est assez pour que j'aie un sentiment pareil au sien. Il désirait que vous fussiez mon mari; sa volonté soit faite. --Ma cousine..., balbutia Henry. Faustine lui tendit la main. --Je vous promets d'être pour vous une femme fidèle. Au revoir, mon cousin. Je vous prie de me laisser seule aujourd'hui. A l'avenir, chaque fois qu'il vous plaira de venir chez moi, vous serez toujours chez vous. M. de Guessaint aurait voulu exprimer sa reconnaissance d'une manière éloquente. En réalité, il ne trouvait pas un mot. L'excès de son bonheur l'étranglait; et, ne sachant que dire à Faustine avant de partir, il sortit. --Alors, mon amie, tu es bien résolue? demanda Nelly. --Mon père le voulait, murmura Mlle de Bressier. Nelly poussa un soupir significatif. --Voilà qui est décidé. Tu t'appelleras madame de Guessaint. Ah! ce n'est pas ce que je rêvais pour toi! --Moi aussi, j'espérais une autre existence, dit lentement Faustine. Elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux. --Ne jamais quitter mon père, ne point me marier, vivre auprès de cet héroïque et fier soldat... Étienne est destiné à s'en aller toujours au loin. Il n'aurait pu être comme moi, pour le général, un compagnon toujours présent. Tu ne nous aurais pas abandonnés, Nelly. Ta gaieté si franche et si jeune eût été le sourire de notre maison. Et mon père eût vieilli avec nous deux: moi, sa fille; toi, presque sa fille... Nelly se jeta dans les bras de son amie: --Tu pleures encore, ma pauvre chérie. --Hélas! je ne pleurerai jamais assez celui que j'ai perdu! --Veux-tu me faire une promesse? --Laquelle? --C'est qu'il en sera désormais comme si ton père vivait toujours. Tu vas avoir un mari. Pour lui, je ne serai qu'une étrangère. Il voudra nous séparer. Les hommes ont des idées si bizarres! Jure-moi que tu refuseras? Voilà bien des années que nous sommes comme deux soeurs. Je désirerais que l'avenir fût pareil au passé. Faustine prit les mains de Nelly et la regarda tendrement. --C'était la volonté de mon père, dit-elle. Je respecterai celle-là, comme j'ai respecté toutes les autres. Que je sois riche ou pauvre, je ne t'abandonnerai pas. Ma maison sera toujours la tienne. Soeurs nous avons été, soeurs nous resterons. --Tu me rends bien heureuse, ma chérie! --Qui sait? Ce sera toi peut-être qui voudras me quitter! Tu as seize ans; tu es jolie, tu es riche. Tu aimeras et tu seras aimée. Alors, fatalement, le destin brisera le lien qui nous unit. Le visage de Nelly devint grave. --Tu te trompes, Faustine. Je ne me marierai jamais. J'ai l'air de ne pas beaucoup réfléchir. Au fond, je suis très sérieuse. Je suis orpheline. Ma famille se compose d'une seule personne: toi. Pourquoi voudrais-je m'en créer une autre? Je sais bien qu'à dix-sept ans, il est un peu étrange de dire ce qu'on fera ou ce qu'on ne fera pas. Mais toutes les deux, vois-tu, nous sommes au-dessus de notre âge. La douleur nous a mûries. Nous avons subi des épreuves que les autres jeunes filles ignorent toujours. Toi, tu n'oublieras pas cette journée-ci. Elle t'enlève l'un des deux êtres que tu as le plus aimés. Moi non plus, je ne l'oublierai pas: tu viens de me promettre que je serai toujours ta soeur, et qu'on ne nous séparera jamais. De nouveau, elles s'embrassèrent longuement. A cette heure terrible de sa vie, Faustine défaillante se ranimait en sentant près d'elle l'ardente et sincère affection de Nelly. Quand on a perdu un être aimé, il semble qu'un grand vide s'est creusé dans le coeur, et que rien ne le comblera jamais. Mais la nature, éternellement jeune, a quelquefois pitié des souffrances qu'elle impose. A côté d'une tendresse disparue, elle fait renaître une tendresse nouvelle. --Puisque nous sommes soeurs, reprit Nelly, permets-moi d'être l'aînée de temps en temps. Tu as besoin d'air et de soleil. Prends mon bras, et viens avec moi dans le parc. --Je t'en prie... --Ne prie pas. C'est inutile. Je suis décidée à ne rien entendre. Si tu restes dans l'atelier, ou si tu remontes dans ta chambre, tu vas t'absorber dans tes rêveries; et tu souffriras, tu pleureras. --Tu veux... --Je veux que tu prennes de l'exercice; je veux que tu sortes avec moi. Vois Odin: il rôde autour de l'atelier avec des airs pitoyables. Il croit que nous l'oublions. L'après-midi était extrêmement doux. Le soleil se cachait derrière les nuages. Une teinte un peu grise s'épandait sur les arbres et les allées. Un temps délicieux pour une course à travers le parc. Qu'importait le temps à Faustine? Elle obéissait à son amie. Mais elle aurait voulu s'étendre et pleurer à son aise. C'est ce que Nelly ne voulait pas, sachant qu'une douleur violente a besoin d'être violemment secouée. Elle espérait distraire Faustine par sa causerie toujours vive, toujours alerte. Les jeunes filles s'enfonçaient dans les taillis sombres, suivant les sentiers sinueux qui s'enchevêtraient les uns à travers les autres, précédées par Odin qui bondissait auprès d'elles. Nelly revenait à son idée fixe. --Te marier! Sans doute je voulais que tu te mariasses. Mais je rêvais pour toi un prince Charmant. Tu es à mes yeux l'idéal de la jeune fille. Ne rougis pas, c'est complètement inutile! Je me disais que tu épouserais un beau jeune homme, follement amoureux... --Nelly! --Ne me gronde pas. Ton pauvre père en a décidé autrement? Tout ce qu'il a fait est bien fait. Car ne t'imagine point que je ne sente pas, moi aussi, l'immensité de cette perte. Je suis seule au monde; et si je possède une amie telle que toi, c'est qu'il m'a ouvert sa maison comme il m'ouvrait ses bras. Aussi, ma tendresse pour toi est faite pour moitié de reconnaissance. Je te parle du prince Charmant? C'est que je te voudrais tous les bonheurs. Que ne donnerais-je pas pour t'épargner une larme? --Ma chérie... Elles allaient, se tenant par la taille, et vraiment charmantes, ces deux fines créatures. En les faisant presque pareilles l'une à l'autre, la nature semblait avoir voulu rapprocher deux beautés exquises. Faustine et Nelly marchaient depuis une demi-heure, quand celle-ci dit tout à coup: --Es-tu sûre que nous ne nous sommes pas égarées? Ce parc est si grand que j'ai toujours peur de me perdre. --Non, répliqua Mlle de Bressier. On ne peut pas se perdre avec Odin. Vois: le saut de loup est à quelques pas. Il suffit de le suivre pour arriver à la grille. Elles prenaient un nouveau sentier, quand le lévrier russe jeta un aboiement prolongé. Un homme paraissait sur la route. Il sortait du fossé, en se hissant avec les mains. Au lieu de se tenir debout, il regardait à droite et à gauche, épiant d'un air inquiet. A la distance où elles se trouvaient, les jeunes filles le voyaient mal. Cependant, leur premier sentiment fut de la peur. Cet homme semblait être un vagabond peu désireux de rencontrer quelqu'un. --A moi, Odin! dit Faustine d'une voix brève. Le lévrier bondit auprès de sa maîtresse. --Heureusement, le saut de loup nous protège, murmura Nelly. Car voilà un individu qui ne promet rien de bon. En ce moment, elles arrivaient à la grille ouverte, et l'homme les aperçut. Il se tenait debout au milieu de la route, les bras croisés, avec un air de découragement profond. Tout à coup, il eut un geste brusque, comme s'il prenait une résolution soudaine. Et, franchissant la grille, il vint droit à Faustine. VIII Pendant l'attaque furieuse des soldats de ligne, Pierre s'était défendu avec rage. La lutte n'avait pas été longue. Au bout d'une demi-heure, un silence lourd planait sur le bois lugubre changé en cimetière. Quelques hommes seulement avaient pu s'enfuir, et parmi eux, le mari de Françoise. Les autres ne les poursuivaient pas. Avant tout, ils voulaient retrouver le prisonnier encore vivant. Pendant tout l'après-midi, Pierre resta caché derrière un arbre, accroupi sur le sol. Lorsque l'ombre descendit sur la plaine, il avança la tête, regardant, épiant, guettant. Personne. Pas un être suspect dans les voiles gris du crépuscule. Pour avoir sauvé sa vie, il ne se trouvait pas hors de péril. Que faire? Où aller? Impossible de rentrer dans Paris. S'il entreprenait de franchir la distance qui le séparait des remparts, il rencontrerait fatalement les troupes des assiégeants. Rebrousser chemin et remonter du côté de Versailles? Impossible encore. Il portait sur le dos sa vareuse de garde national. Le galérien qui fuyait naguère le bagne ignoble de Toulon, était toujours trahi par son hideux uniforme de forçat. S'il frappait à la porte du paysan, le paysan le chassait à coups de fourche. S'il demandait asile au berger nomade, le berger lâchait son chien. Pas de délivrance tant que le galérien évadé portait sur son dos la casaque maudite. Le bagne lointain se collait encore à sa peau. De même pour Pierre. On haïssait les communards. Il ôta sa vareuse et la jeta dans un buisson avec son képi. Certes, on pouvait reconnaître encore la bande rouge cousue au pantalon noir: mais à quelques pas, elle ressemblait à la culotte d'un artilleur. D'ailleurs, il faisait sombre. Il lui restait toute la nuit pour réfléchir. S'il pouvait manger au moins, s'il pouvait boire! Son pain, ce pain qu'il avait partagé avec le malheureux Étienne, il ne savait où le prendre maintenant. Demander l'aumône? Dans ce costume? Folie! Il se livrerait aussi sûrement que si, rencontrant un soldat, il lui disait: «Arrête-moi!» Il ne pouvait cependant pas rôder toute la nuit comme une bête fauve traquée par les chiens. Il ne savait seulement pas où il se trouvait. Il fallait s'orienter d'abord. Sur la gauche s'étendait un gros bourg. Çà et là des villas gracieuses, coquettement posées des deux côtés de la route. Pierre frissonnait. Il devait ressembler à un vagabond, avec son visage et ses mains noircis par la poudre, avec sa mine hagarde et ses cheveux emmêlés. Cet homme nu-tête, sale, farouche, ferait peur. Il se hasardait cependant et poussait devant lui. Au bout de cinq cents mètres, il reconnut le pays. Il était à Sèvres. Amertume du souvenir! Naguère, il était venu se promener là, un dimanche, avec Françoise. Il voyait encore son petit Jacques, riant de son bon rire d'enfant et se glissant dans les blés pour y cueillir des bleuets et des coquelicots. Comme c'était loin, ce bon temps-là! Tout à coup, Pierre s'arrêta. Une maison se dressait vers la droite, d'apparence cossue, avec un bon air tranquille: une maison de bourgeois parisiens, très calme. La lune qui se levait dans le ciel paisible, jetait sa lueur blanche sur ce coin de paysage banal et doux. Par la grille ouverte, Pierre voyait une fillette assise sur un perron; elle jouait avec un chien. Elle tenait un morceau de sucre dans la main et levait les doigts très haut. Le chien sautait et l'enfant riait; elle baissait le sucre, elle l'éloignait, et le chien poussait des aboiements plaintifs. Une jolie mignonne n'ayant pas plus de douze ans, un peu grasse, avec des cheveux blonds qui tombaient épais et bouclés sur son front et sur ses joues. Brusquement, Pierre, franchit la grille et s'avança vers la petite fille. En l'apercevant, elle se leva, et resta debout toute droite. Deux fois, elle balbutia: --Monsieur... Monsieur... Dans sa peur, elle laissait retomber sa main. Le chien en profitait pour manger le morceau de sucre. Pierre dit très vite, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre fort douce: --Mademoiselle... ne craignez rien... Mademoiselle... je ne suis pas méchant... Je n'ai pas mangé depuis hier. Donnez-moi un morceau de pain et un verre d'eau. Il parlait d'un ton si étrange, avec une telle expression de crainte et de souffrance, que l'enfant se sentait toute remuée. Elle le regardait, de ses grands yeux étonnés. Elle se demandait d'où sortait subitement ce vagabond. Soudain, elle éclata de rire. --Vous avez de la chance tout de même! Maman et ma tante sont allées se promener. La bonne cause avec le jardinier.... Et je ne sais pas pourquoi, quand elle cause avec le jardinier, elle ne fait jamais attention à rien. Attendez là une minute. Pourvu que maman ne rentre pas, mon Dieu! Elle ne dirait pas grand'chose; mais c'est ma tante qui crierait! Et toujours riant, enchantée sans doute de commettre une chose défendue par sa tante, l'enfant disparut dans la maison. Elle revint au bout de cinq minutes chargée de comestibles. Du pain, de la viande, une bouteille de vin! Ses pauvres petits bras pliaient sous ce fardeau. --Jamais vous ne pourrez emporter tout ça! s'écria-t-elle. Attendez, je vais vous donner une serviette. Elle posait ses provisions sur le perron, et le chien gourmand les flairait. Pierre la trouvait ravissante, cette enfant. Il aurait voulu causer avec elle, la remercier. Mais cette mère et cette tante dont parlait la petite l'épouvantaient. Certes, elles crieraient en apercevant cet affreux bohémien dans leur maison. A la hâte, il mit quelques provisions dans la serviette que la petite rapportait et fit soigneusement un noeud solide. --Comment vous nommez-vous, mon enfant? dit-il. --Gabrielle; mais on m'appelle Gab! --Je ne vous oublierai jamais, allez! Je voudrais bien vous embrasser, mais je suis si noir!... Pierre souriait en parlant ainsi. Pour la première fois depuis son départ de Paris, depuis qu'il quittait sa femme et son fils, une lueur de gaieté flambait dans ses yeux tristes. La petite riait toujours. --C'est ça qui m'est égal que vous soyez noir! Embrassez-moi tout de même! Et ne m'oubliez pas. C'est promis! Gabrielle... Mais on m'appelle Gab! Sauvez-vous vite. Maman et ma tante vont revenir. Et ma tante serait dans une colère!... Jamais Pierre ne fit un repas si délicieux. Au pied d'un arbre, en plein champ, il dévora les vivres que la charité d'une fillette lui donnait. Quelle chance il avait eue! S'il rencontrait une enfant craintive au lieu d'un petit être courageux et bon, on le saisissait, on le conduisait à Versailles, on le jetait dans les cachots où gisaient les fédérés captifs. Et il ne revoyait jamais ni Jacques ni Françoise. Il fallait maintenant trouver un abri pour la nuit. Rien de plus simple. Il suffisait de se jeter dans un bouquet de bois. Quand les arbres dressèrent au-dessus de sa tête leurs branches lourdes, le malheureux fut envahi par un profond bien-être. L'espérance lui revenait. Une bonne fée semblait le protéger. Il échappait à tant de périls! La bataille, d'abord, et cette halte sinistre dans le bois; puis le combat enragé, lorsque les soldats de ligne attaquaient; enfin, ce cher petit ange qui surgissait tout à coup pour lui venir en aide lorsqu'il allait désespérer. Il murmurait son nom avec un attendrissement particulier, et il revoyait le visage de cette jolie Gab, gracieuse et mignonne, dans l'encadrement de ses cheveux blonds. Un calme délicieux le gagnait. Il fermait les yeux, bercé déjà par les premières caresses du sommeil. Enfin, il s'endormit profondément. Au-dessus de lui, souriait le grand ciel troué d'étoiles. Quand il s'éveilla, des maraîchers passaient sur la route. Ses angoisses renaissaient avec le jour. Peu importait qu'on le prît pour un vagabond. Mais la bande rouge de son pantalon révélait à tout le monde un fédéré fugitif. Il resta dans son abri pendant de longues heures. Il avait ménagé ses provisions, la veille; il put déjeuner assez solidement. En ce moment, l'horloge d'une église lointaine sonna douze fois. De nouveau Pierre agitait ce problème: «Que faire?» Quand l'espérance est entrée dans un coeur, elle y reste obstinément. Le souvenir de Gab le consolait et le soutenait. Après tout, il y a des êtres bons et généreux, qui aident le pauvre monde. Il trouverait peut-être un asile dans une maison. Qui sait s'il n'arriverait pas à s'embaucher comme garçon d'écurie, dans une ferme? Il se serait bien hasardé sur la route, mais des soldats défilaient fréquemment par petites troupes. Il préférait attendre que le soir revînt. L'après-midi s'écoula; il demeura immobile. Enfin, vers cinq heures, il se risqua. Un champ de betteraves s'étalait devant lui. Il suivit un des sillons, et gagna la route qu'il apercevait de loin. Il la traversa et entra dans le champ voisin. Il marchait, il marchait toujours, sans se lasser, rompu à la fatigue, décidé à tout faire pour sauver sa vie, cette vie nécessaire aux deux êtres qu'il aimait passionnément. Depuis un quart d'heure il suivait un petit sentier, quand il s'arrêta brusquement. Une dizaine de soldats de ligne venaient droit à lui. Le plus simple eût été de continuer son chemin, sans témoigner aucune crainte, et de passer tranquillement à côté de ces hommes. Mais, depuis vingt-quatre heures, Pierre était hanté par des visions funèbres. Tout ce qui portait un pantalon rouge lui causait une épouvante nerveuse. Il prit la fuite, comme un lièvre qui détale devant les chiens. Les soldats, d'abord étonnés, en voyant cet homme qui se sauvait à leur approche, sans raison ni motifs, coururent après lui, criant: «Arrêtez-le! arrêtez-le!» Mais la terreur donnait des ailes au fugitif. Bientôt, il prit une avance considérable. Il franchissait les halliers; il sautait par-dessus les buissons; il enjambait les fossés. Enfin, il arriva sur une autre route. Devant lui, un parc énorme, aux profondeurs sombres, protégé par un large saut de loup. Il le suivit pendant quelques minutes et arriva devant une grille. Soudain il aperçut Faustine et Nelly. Il n'en pouvait plus. Ses dents claquaient. Il voyait trouble; ses tempes battaient avec force, et son coeur l'étouffait, sautant dans sa poitrine. Alors il se croisa les bras, anxieux, hésitant. Puis il réfléchit que la pitié de ces jeunes filles pouvait seule le sauver encore. Et il alla droit vers elles, décidé à tout leur dire, à implorer leur secours, songeant que des femmes, jeunes comme celles-là, seraient moins cruelles que le destin. Nelly tremblait, serrée contre son amie, un peu rassurée par la présence d'Odin, qui montrait les dents. Faustine attendait le vagabond, le front haut, très calme. --Que voulez-vous? Que demandez-vous? dit-elle d'une voix brève. --Mademoiselle... Mademoiselle... je suis perdu, sauvez-moi. --Pourquoi êtes-vous perdu? Qui êtes-vous? --Oh! laissez-moi entrer... Cachez-moi. Je vous dirai tout. Je suis un honnête homme. J'ai une femme, j'ai un fils. Si on me tue, on les tuera du même coup. Faustine contemplait cet inconnu qui invoquait sa pitié, qui implorait sa protection. Ses yeux étaient doux, clairs, loyaux; elle songea qu'étant malheureuse elle devait tendre la main à tous les malheureux. --Entrez, dit-elle simplement. Puis, lorsque Pierre eut pénétré dans l'allée, elle ferma la grille et conduisit le fugitif dans un bosquet. --Vous avez couru longtemps, reprit-elle; vous n'en pouvez plus. Asseyez-vous sur ce banc et reposez-vous. Pierre joignait les mains, il la contemplait comme s'il eût adoré une madone. --Mademoiselle... ah! Mademoiselle..., murmura-t-il. --Ne parlez pas, vous êtes trop essoufflé. Vous me direz tout à l'heure ce que vous voudrez me dire. D'ailleurs, je n'ai pas besoin de savoir qui vous êtes, ce que vous avez fait, d'où vous venez. On vous poursuit, je vous donne asile. Voilà tout. Nelly, d'abord effarouchée, se tenait derrière Faustine. Elle se rassurait maintenant; et, curieusement, elle se rapprochait de Pierre Rosny. --Tu as raison, dit-elle avec vivacité, ce n'est pas un voleur! Pierre pâlit. --Un voleur, moi! --Va au château, continua Faustine, et dis à Marius de venir. --Comment! tu veux rester seule, avec... avec...? Et ne sachant de quel nom appeler Pierre, elle le désignait d'un geste gêné, assez comique. --Fais ce que je t'ai demandé, poursuivit Mlle de Bressier, très doucement, mais avec l'imperceptible nuance d'autorité qu'elle mettait dans ses paroles quand elle voulait être obéie. Nelly s'éloigna, tournant de temps en temps la tête pour voir ce qui se passait. On l'eût profondément étonnée en lui apprenant que ce fugitif, ce vagabond, cet être dépenaillé, était le mari de la jeune femme qu'elle trouvait trois jours auparavant gisant dans le saut de loup. La vie a de ces coïncidences bizarres: par quel caprice du sort la femme et le mari venaient-ils, en si peu de temps, échouer l'un après l'autre dans le même endroit? Pierre regardait toujours Faustine. Il eût voulu tout lui dire, lui prouver que sa charité ne sauvait pas un être indigne. Mais la jeune fille ne lui permettait pas d'ouvrir la bouche. Elle se sentait prise de pitié pour ce malheureux que le destin lui envoyait, en ce jour qui comptait comme le plus malheureux de tous ses jours. Elle se trouvait en cet état d'âme où l'on a le besoin de faire du bien à quelqu'un. Si un oiseau, battu par la pluie et chassé par le vent était venu frapper contre ses vitres, elle eût ouvert sa fenêtre et recueilli le fugitif ailé. Pourquoi repousserait-elle cet homme qui heurtait à sa porte et lui criait pitié? Une seule question se posait devant son esprit, pendant que Pierre assis sur le banc, reprenait lentement des forces. D'où venait cet inconnu? Pourquoi le poursuivait-on? Elle l'examina plus attentivement et comprit. C'était un garde national, un prisonnier qui s'évadait, sans doute. Elle le reconnaissait à cette large bande rouge du pantalon noir. Eh bien, soit! Elle, la fille d'un homme tué par la balle d'un fédéré, elle recevrait ce fédéré; elle le protégerait; elle lui donnerait asile. Est-ce que ce père tant aimé ne lui racontait pas jadis qu'il recueillait souvent sous sa tente algérienne les Arabes fugitifs? Le hasard la mettait en face d'un de ces hommes dont la révolte venait de tuer l'être qu'elle adorait? Elle paierait sa dette envers une mémoire respectée en couvrant l'inconnu de sa protection. Nelly reparaissait déjà, mais seule. --Et Marius? demanda Faustine. --Impossible de le trouver. --Alors, nous nous passerons de lui. --Passons-nous de Marius, je le veux bien, répliqua Nelly, tout à fait rassurée maintenant. --Monsieur que tu vois là est un garde national de l'armée de Paris, continua Faustine. --Un communard! --Il ne me l'a pas dit. Ce n'est pas bien difficile à deviner. Il s'agit de le sauver. Pierre se leva. --Vous êtes bonne comme Dieu, Mademoiselle, dit-il avec gravité. --Je ne veux rien savoir, Monsieur. Vos idées ne sont pas les miennes, et, sans doute, vos actions ne m'inspireraient que de l'horreur. Mais je ne veux pas que le jour où j'ai enterré mon père, un homme ait vainement tendu la main vers moi. Ne me remerciez point. Ce que je fais n'est pas pour vous. C'est pour lui. Il a usé sa vie à commettre de nobles actions: je désire que, lui mort, sa mémoire protège encore ses ennemis. Votre visage et vos mains sont noires de poudre. Lavez-les dans ce bassin, là-bas, sous ces arbres. Si vous entriez dans ma maison, un de mes domestiques pourrait vous voir et les commérages sont à craindre. Faites vite. Nous n'avons pas de temps à perdre. Faustine parlait avec une autorité douce, mais ferme. Pierre salua et obéit. Un bassin était creusé dans l'encadrement des massifs. Le fugitif y effacerait aisément les stigmates noirâtres qui le dénonçaient à tout le monde. Pendant ce temps, Faustine revenue dans l'allée avec Nelly, exposait son plan à Mlle Forestier. Nelly se chargerait de détourner l'attention des domestiques. Elle, Faustine, monterait dans l'appartement d'Étienne, où se trouvait la garde-robe du jeune homme. Elle y prendrait un costume qu'elle donnerait au garde national. Quand il aurait changé de vêtements, on ne pourrait plus reconnaître le fédéré sous le veston bourgeois. Quelques billets de cent francs lui permettraient de s'enfuir aisément. Que deviendrait-il ensuite? Faustine n'avait pas à se le demander. La bonne action serait accomplie. Elle serait quitte envers sa conscience, quitte envers la mémoire de son père. --Ainsi, tu sauves un de ces misérables qui ont tué le général! dit Nelly. --Ils l'ont tué sur le champ de bataille. --Mais sans eux... --Sans eux, je ne serais pas orpheline; c'est vrai. Que veux-tu? j'ai été élevée dans ces idées-là. Un vaincu est sacré. A ce moment des cris éclatèrent sur la route. --Qu'est-ce donc? dit Faustine en tournant la tête. --Je vois des chasseurs à pied, des pantalons rouges, répliqua Nelly; ils sont guidés par un capitaine. Tiens! ils viennent du côté de la grille... Regarde donc, Faustine. IX Lorsqu'un homme se sauve, l'idée première de ceux qui le rencontrent est de lui courir sus. Pur instinct de la créature humaine. Un lièvre qui détale à travers champs entraîne après lui une meute de paysans avides; le chat qui galope, tête basse à travers les rues, est poursuivi par trente gamins hurlant et piaillant. Les premiers soldats qui virent Pierre Rosny, avec ses allures de fou, essayèrent de le prendre. Ce fut d'abord une chasse mal réglée, faite au hasard. Puis, ces premiers soldats en rencontrèrent d'autres; et alors, la battue s'organisa. Les lignards mettaient de l'ordre dans ce désordre. Quel était cet homme qui fuyait en plein jour? Nul ne le savait. Mais une légende se créa tout de suite: ils se racontaient les uns aux autres l'histoire d'un communard évadé la veille des prisons de Versailles. C'est ainsi qu'un capitaine de chasseurs, qui se rendait au Mont-Valérien, se mêla de la poursuite. Mais Pierre courait vite. Bientôt on le perdit de vue. Où se cachait-il? On ne pouvait admettre qu'il eût trouvé un asile dans une des maisons bâties le long de la route. Brusquement, on l'aperçut bien loin au milieu d'un champ. Il s'agissait de couper la retraite au fugitif, qui se dressait là-bas, ainsi qu'un point noir sur la route grise. Brusquement, il disparut, comme si, tout à coup, il s'enfonçait dans un abîme. --Ah çà! qu'est-il devenu? murmura l'officier. Le capitaine Maubert avait à peine vingt-cinq ans. Il adorait son métier. Maigre, bien pris dans sa petite taille, blond, avec des yeux gris où luisait une énergie intelligente, il comptait, à Saint-Cyr, parmi les meilleurs de sa promotion. Au début de la guerre, il partait plein d'enthousiasme, comme tant d'autres. Au bout de quelques semaines, il voyait qu'il fallait en rabattre. Assez d'officiers casse-cou qui ne savent rien, et possèdent l'unique mérite de bien risquer leur vie. L'avenir appartenait aux travailleurs. Louis Maubert ne perdit pas de temps. Là-bas, à Memel, où on l'envoya prisonnier, il se mit à la besogne. Courageusement, il recommença son instruction militaire. Revenu, comme tant d'autres, pour arracher Paris à la révolte, il ne dérageait pas, selon sa violente expression. --Quelles brutes! disait-il quelquefois. Non, mais comprend-on ça! Une guerre civile, en présence de l'ennemi! Renverser la colonne Vendôme, quand l'Allemand est à Saint-Denis! Non seulement ils sont criminels, mais ils sont bêtes! Ah! je plains ceux qui me tomberont sous la main! Je les fusille comme des chiens enragés! Et il guerroyait comme un furieux depuis le commencement d'avril. Son bataillon appartenait à la division Bressier, et le général le citait souvent comme un bon officier, plein d'avenir. --Qu'est-ce qu'ils ont donc à courir comme ça? dit Louis Maubert en voyant les pantalons rouges qui poursuivaient Pierre. --Un communard échappé! mon capitaine. --Ah! bien, j'en suis! Et il interrompit net la marche de ses hommes, leur ordonnant d'aider leurs compagnons à saisir le fugitif. Quand Pierre disparut, il resta interdit, tout penaud. Que le fédéré fût entré dans une maison, c'était impossible. A gauche, s'étendaient des champs, ras et pelés, où tout être vivant, homme et bête, eût été vite aperçu. A droite, s'étalaient les massifs profonds du parc de Chavry. De temps à autre, par une avenue, on apercevait le château qui se dressait au loin, au milieu des arbres. --Ce n'est pas là, pourtant, qu'il s'est caché, dit tout haut le capitaine. Enfin, nous verrons bien. Accompagné de ses hommes, il suivait le saut de loup depuis un quart d'heure environ, quand la grille apparut. L'allée tournait sur elle-même. Le capitaine ne voyait pas les jeunes filles. Après tout, on entrerait tout de même. Le propriétaire du château excuserait cette invasion un peu brusque. En temps de guerre tout est permis. D'une voix brève, le capitaine commanda: --Ouvrez la grille! Faustine entendait. Elle fit quelques pas, et l'officier l'aperçut. M. Maubert s'avança vers elle, le képi à la main. --Excusez-moi, Mademoiselle, j'ignorais que vous fussiez là. --Je vous excuse, Monsieur. --Nous cherchons un fédéré qui s'est évadé des prisons de Versailles. On le suppose, du moins. --Et vous croyez qu'il s'est caché dans mon parc? --Je le crois, oui, Mademoiselle. Voulez-vous me permettre d'entrer avec mes hommes? --Je vous permets d'entrer monsieur, mais seul. Je suis la fille du général de Bressier. Un officier français sera toujours le bienvenu chez moi. --Vous êtes mademoiselle de Bressier? Oh! comme je vous plains! Ce fut dit avec une telle expression, que Faustine se sentit remuée. Elle ouvrit la petite porte ouvragée, à côté de la grille, et M. Maubert pénétra dans l'allée. --Vous connaissiez mon père, Monsieur? --J'avais l'honneur de servir sous ses ordres, Mademoiselle. D'un mouvement instinctif, plein de noblesse et de gracieuseté, Faustine lui tendit la main. Ce jeune homme connaissait son père! Il cessait d'être un inconnu et devenait presque un ami. --Si vous saviez combien je vous plains, combien tous nos camarades auraient voulu vous exprimer leur respectueuse pitié! Certes, la mort du général a été un rude coup pour vous. Mais enfin, il est tombé face à l'ennemi, sur le champ de bataille, en ramenant ses soldats au feu. Il est mort, comme c'est notre rêve à tous de mourir! Tandis qu'Étienne... Faustine ne disait pas un mot. Elle restait droite, privée de souffle, comme si le sang affluait brusquement à son coeur. --J'étais le camarade de votre frère, reprit le capitaine. Nous sommes de la même promotion, à Saint-Cyr. Et quelle brillante nature! Quel être charmant, généreux et bon! --Étienne est mort! balbutia Faustine. Elle restait là, toujours immobile, écoutant cet étranger qui lui révélait l'épouvantable mystère. Elle écoutait, blanche, secouée de frissons, se demandant ce qu'elle allait apprendre, et pourquoi tout le monde s'ingéniait à lui mentir. --Pauvre Étienne! Nous sommes revenus ensemble de captivité. Ah! il ne croyait pas que la mort fût si proche de lui. Oui, je me rappelle maintenant... Il me parlait de sa soeur, sa petite soeur qu'il adorait, qu'il aurait tant de plaisir à revoir. Et il a fallu qu'on l'assassinât lâchement, lui si brave, lui qui ne reculait jamais! --Étienne est mort! murmura-t-elle pour la seconde fois. Il n'y avait pas une larme dans ses yeux. Une colère farouche la saisissait. Son frère après son père! Ah! c'était trop! Elle éprouvait un atroce besoin de se venger, de se venger de ces êtres maudits qui lui arrachaient tous ceux qu'elle aimait! --J'aurais voulu que vous entendissiez ce qu'on a dit d'Étienne, Mademoiselle, lorsqu'on nous a raconté son horrible fin. Les officiers de mon bataillon n'ont poussé qu'un cri. Ah! on les massacrait, les capitaines de hussards qui se sont battus contre les Allemands! Eh bien, on traiterait comme des chiens tous les communards qu'on prendrait. Ce n'est plus la guerre, ces horreurs-là! C'est de la barbarie, de la férocité. Aussi, je plains ceux qu'on a fait prisonniers, depuis l'aventure du bois. Il n'en est pas resté grand'chose! Mais je vous demande pardon. Je renouvelle toutes vos douleurs avec mes paroles. Faustine lui saisit les poignets de ses petites mains nerveuses, devenues flexibles et dures comme de l'acier. --Mais vous ne voyez donc pas que je ne sais rien! Une telle flamme luisait dans ses yeux que le capitaine Maubert frissonna. --Mademoiselle... --Non! je ne sais rien! On me cachait la mort de mon frère; on me prenait pour une femmelette, sans doute! Étienne est mort! Où? Quand? Comment? Dites-moi tout! --Mademoiselle... --Vous voyez bien que je ne suis pas une femme comme les autres, moi! Je ne pousse pas des cris et je ne me trouve pas mal. Je veux connaître la vérité tout entière! tout entière, vous entendez? J'ai donné au pays mon père et mon frère; j'ai bien le droit d'exiger qu'on ne me cache rien! Vous me dites qu'Étienne est mort? Je l'ignorais. Je veux savoir comment on me l'a tué. Parlez! mais parlez donc! Une douleur vengeresse transfigurait son visage. Nelly, accourue dès les premiers mots, était tombée à genoux, sur le sable, au coin de l'allée. Elle sanglotait. Au contraire, pas une larme ne coulait sur la figure livide de Faustine. De courts frissons la secouaient. Mais elle restait droite, la tête haute, avec une allure de colère implacable. Le capitaine Maubert regrettait d'avoir parlé. Cette superbe créature l'épouvantait, avec sa souffrance furieuse, faite de passion et de délire. En dehors de la grille, les soldats entendaient; et ils se parlaient bas, échangeant des commentaires exaspérés. Pas un qui, en cet instant, ne se fût fait tuer pour cette noble fille, dont le père et le frère succombaient presque à la même heure. Le capitaine Maubert dit tout ce qu'il savait. Après la grande bataille livrée par les fédérés, une soixantaine de fugitifs se cachaient dans les bois. Le capitaine de Bressier tombait entre leurs mains. Et après avoir cerné les gardes nationaux, après s'être rendu maître du poste qu'ils occupaient, on trouvait Étienne mort, le corps troué de balles. Mais quel martyre, grand Dieu! avait dû subir le malheureux. Le corps était tout noir, meurtri de coups de crosse... --Assez! assez... balbutia Faustine. Elle ne pouvait pas en entendre davantage. Elle défaillait. Un instant, elle cacha sa figure pâle entre ses mains; malgré elle, sa pensée surexcitée évoquait un épouvantable spectacle. Elle voyait Étienne livré aux mains de ces hommes; elle voyait ces êtres, furieux de leur mort prochaine, se ruant sur lui, labourant son corps de coups de crosse, lui crachant au visage. Son frère, si bon, si noble, si généreux, abandonné à des brutes qui s'exerçaient à le torturer! Et elle recueillait chez elle un de ces bandits! Et, grisée par des idées absurdement chevaleresques, elle donnait asile à l'un de ces meurtriers! Sa douleur délirait. Elle ne savait plus ce qu'elle disait; elle ne savait plus ce qu'elle faisait. Violemment, elle alla droit à la grille, et l'ouvrit toute grande. --Entrez! dit-elle. Celui que vous cherchez est ici! Les soldats se ruèrent dans l'allée. Déjà, quelques-uns se jetaient dans les massifs, pour fouiller à droite et à gauche, lorsque Pierre Rosny parut. Il était fort pâle; mais calme et résolu. En le voyant, Faustine oublia sa colère. Elle ne comprit qu'une chose: c'est qu'elle livrait à la mort une créature humaine. Elle fit un mouvement pour se jeter devant lui. Mais Pierre étendit la main. --J'ai entendu, Mademoiselle. Je vous pardonne. Seulement, vous vous trompez. J'ai tout fait pour protéger votre frère. Je suis un soldat, non pas un assassin. Cet homme ne mentait pas. Il suffisait de le regarder, de l'entendre. Il avait tout fait pour protéger Étienne! Faustine s'élança vers le capitaine. --Ah! sauvez-le! cria-t-elle. Trop tard. Impossible maintenant de maîtriser les soldats exaspérés. Ils tenaient enfin cet enragé qui les harassait depuis si longtemps. Et puis, cet homme faisait partie de ceux qui se cachaient dans le bois. Lui-même l'avouait. Avant même que Louis Maubert eût donné un ordre, on saisissait Pierre Rosny; on le traînait sur la route. --Sauvez-le! sauvez-le! sauvez-le! disait Faustine en se tordant les mains. Louis Maubert se précipita. Serrées l'une contre l'autre, les jeunes filles attendaient, muettes, n'osant pas prononcer un mot. Non, cet homme ne mentait pas. On lisait sur son visage de l'énergie et de la volonté. Ne disait-il pas qu'il avait protégé Étienne? Elles attendaient. La discipline serait-elle plus forte que la fureur? Le capitaine dompterait-il la colère de ses soldats? A cette époque, les rages s'entre-croisaient mortellement. Dans les deux camps, on se haïssait. Et Faustine, qui pleurait son père, qui pleurait son frère; Faustine, si cruellement frappée depuis trois jours, eût tout fait pour sauver celui qu'elle venait de livrer. Tout à coup, une fusillade éclata, crépitante et sinistre. --Ah! malheureuse!... s'écria la jeune fille. Et elle tomba raide. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DEUXIÈME PARTIE DEUXIÈME PARTIE I --Madame n'est pas encore sortie? dit-elle. --Non, Madame. --Vous l'avertirez que j'attends ici. Si elle le désire, je monterai. Le valet de chambre s'éloigna; et Nelly s'assit dans un grand fauteuil bas, le voile à demi relevé, plus jolie encore à vingt-sept ans qu'autrefois, à dix-sept. Elle regardait vaguement, à droite et à gauche, les meubles et les tableaux qui peuplaient la silencieuse solitude du salon. M. et Mme de Guessaint habitaient à Paris un vaste hôtel, dans l'avenue Kléber. Au rez-de-chaussée, les salons, la salle à manger, où se retrouvaient les goûts rares d'une artiste telle que Faustine; au premier, les appartements; et plus haut, l'atelier que la jeune femme s'était fait installer, en souvenir de l'atelier de Chavry. Le valet de chambre reparut. --Madame est encore dans son boudoir. Elle prie madame Percier de vouloir bien monter. Faustine eut un cri de joie en voyant son amie. --C'est une bonne surprise. Je devais aller te prendre et je ne t'attendais pas. --Tu ne serais venue qu'à trois heures, et je me sentais tout agacée. Pense donc! M. Percier, daignant se rappeler que ma fête tombait demain, 20 mars 1881!... Il voulait me donner un bracelet. --Il n'a pas dû insister beaucoup, répliqua Faustine en souriant. Il n'aura pas osé. Je t'assure que tu intimides ton mari! Alors, il est parti pour la Bourse? --Oui. --En emportant le bracelet? --Oui. --Pauvre homme! --Ne le plains pas. L'emploi est tout trouvé. Il le donnera à Mlle Aurélie. --Jalouse! --Jalouse? non pas. --Tu mens! --Nullement. J'ai une véritable reconnaissance pour cette jeune personne. Elle fait justement... toutes les choses qui m'ennuient. --Qui t'ennuient... aujourd'hui! --Aujourd'hui, soit, répliqua-t-elle, en rougissant un peu. Je ne suis Mme Percier... que le jour, moi. Or, mon mari part le matin pour son bureau, à huit heures et demie. On est un agent de change sérieux ou on ne l'est pas. Il a le bon goût de ne pas pénétrer dans ma chambre. A onze heures et quart, il rentre pour déjeuner. C'est le moment des intimités tendres. Trente minutes de tête-à-tête! Il mange sa côtelette, il me parle du cours probable de la Bourse, et il m'offre un bracelet, comme aujourd'hui. Je ne le revois plus que le soir à sept heures. Nous allons au théâtre, ou nous dînons en ville, ou je passe la soirée avec toi. A minuit, il se rend... au cercle, à ce qu'il prétend. Un cercle... à cheveux rouges! présidé par Mlle Aurélie, du Gymnase. Voilà comme nous entendons le ménage, nous autres; comment vivent un mari et une femme, en l'an de grâce 1881. De l'argent à remuer à la pelle; l'Union Générale qui fait et refait des fortunes en vingt-quatre heures; des courses, des visites, des conversations bêtes; un tas de banalités qu'on ne pense pas, et un tas de pensées qui sont banales: tu ne trouveras pas là dedans une minute de tendresse, une apparence d'intimité, ou une lueur d'amour! Mme de Guessaint écoutait son amie, en la regardant de ses grands yeux calmes. C'était bien toujours la Faustine d'autrefois. Dix années écoulées depuis son mariage n'avaient rien enlevé de sa jeunesse, de sa beauté, du charme exquis de tout son être. Mais la créature morale avait changé. Dans son regard, dans ses gestes, dans ses paroles, dans ses tristesses subites, on sentait quelque chose de brisé. Son mari et elle ne se quittaient pas; on les voyait toujours ensemble; et cependant, on remarquait entre eux une étrange froideur. Faustine avait épousé jadis M. de Guessaint, sans l'aimer, pour obéir au général; six mois après son mariage, elle ne l'estimait plus. Que se passait-il donc? Personne ne le savait, excepté Nelly. Quels vices cachait cet homme, sous ses allures de mouton entêté? D'ailleurs, elle vivait peu à Paris pendant ces dix ans. D'abord, un long séjour en Algérie, puis, de fatigants voyages, en Égypte, et en Asie. Toujours accompagnés de Nelly, M. et Mme de Guessaint visitaient les pays lointains dont on rêve: le Caire, Thèbes, Memphis, Khartoum, la cité guerrière, en plein Soudan. Ils revenaient à Paris, et passaient l'été, l'automne et l'hiver en France, au bord de la mer. Faustine ne voulait plus retourner à Chavry, qui lui rappelait des jours si douloureux. Puis, ils repartaient encore tous les trois. Cette fois, ils commençaient par Vienne, pour finir par Jérusalem. Le Danube, le Bosphore, l'Asie Mineure, la Syrie révélaient tour à tour aux jeunes femmes leur poésie et leurs mystères. Faustine laissait faire. Vivre ici ou là, que lui importait? L'espérance même du bonheur n'existait plus pour elle. Peut-être trouvait-elle une distraction à ses lourds ennuis dans ces absences éternelles, dans ces fatigues suivies de repos, dans ces paysages inconnus, toujours variés, qui se déroulaient devant elle. Huit ans s'écoulaient ainsi. Brusquement, M. de Guessaint, plus géographe que jamais, toujours préoccupé de découvertes, de conversations avec d'illustres voyageurs, s'installait enfin à Paris; il achetait l'hôtel de l'avenue Kléber; il ouvrait ses salons, il recevait beaucoup, sans que Faustine et lui fussent vraiment mari et femme. Un jour,--il y avait deux ans de cela,--Nelly, toujours si gaie, était entrée chez son amie, la mine sérieuse. --Mon Dieu, qu'est-ce que tu as? --Je viens te demander un avis. --Lequel? --Qui me conseilles-tu d'épouser? Faustine restait stupéfaite. --Tu veux te marier? Toi! --Oui. Mme de Guessaint ne comprenait pas. Se marier, Nelly! Elle qui, huit ans plus tôt, dans les allées du parc de Chavry, lui disait: «Je veux rester fille;» elle, qui pendant ces longues courses aventureuses, faites contre son plaisir, ne les quittait pas un instant; elle qui raillait si finement les hommes pratiques, amoureux de sa dot, ou les hommes sincères, amoureux de sa personne! Faustine dit une seconde fois: --Te marier, toi! Et avec un accent désolé: --Tu ne m'aimes donc plus, Nelly? Toi, ma confidente et ma soeur, tu veux me quitter? Tu connais mon existence vide, mes secrets dégoûts, le désenchantement de tout mon être. Tu connais tout cela et tu m'abandonnes! Nelly, prise de désespoir, fondait en larmes. Elle serrait son amie dans ses bras. --Je t'aime comme toujours! Plus que jamais, peut-être. Mais je désire me marier. Mme de Guessaint restait un instant la lèvre entr'ouverte, le sourcil froncé; et, nettement: --Il y a eu quelque chose entre mon mari et toi? --Non! --Il a osé... --Non! non, je te le jure! --Ah! c'est que je le connais, M. de Guessaint! Nelly répliquait doucement: --Moi aussi, je sais les amertumes de ton existence, les dégoûts qui t'ont prise après les premiers mois de ton mariage, et comment vous vous êtes séparés d'un commun accord. --Tu te maries, parce que M. de Guessaint a essayé?... --Non! encore une fois, je te le jure! --Alors, je ne comprends plus. --C'est bien simple, mon amie. J'ai une situation très fausse dans le monde. Un quart d'institutrice, un quart de dame de compagnie, et une moitié de vieille fille! Je ne me rendais pas compte de tout cela, autrefois. Ah! nos beaux rêves de jeunes filles, à Chavry. Hélas! les rêves... La vie a tôt fait de les effeuiller brutalement. Voilà longtemps que je réfléchis. Je ne te disais rien. A quoi bon t'affliger? Faustine essaya de convaincre son amie. Impossible. Elle se heurtait à une volonté inébranlable. La jeune fille reprit avec sa gaieté rieuse: --Voyons! cherchons un peu celui que je pourrais bien épouser. Il y a M. de Lustry: trente ans, fortune médiocre, visage passable, intelligence nulle. M. Harman: fortune considérable, laideur... pareille à la fortune, intelligence passable. M. Percier, agent de change; visage bon enfant, intelligence fine, excellent garçon, homme d'esprit. --Pourquoi ne me cites-tu que ces trois noms-là? --Parce que ces messieurs sont les seuls qui aient formulé une demande en mariage. --Eh bien, laisse-moi réfléchir. Je te répondrai plus tard. Alors elle observa, curieuse, les allures de M. de Guessaint et de Nelly. Jusqu'alors, pendant leurs voyages, elle avait bien remarqué que Mlle Forestier haïssait Henry. Elle avait cru que cette haine contre le mari venait de la tendresse pour la femme. Mais pourquoi, après quelques mois de séjour à Paris, Nelly prenait-elle brusquement cette résolution inattendue? Pendant plusieurs semaines, Mme de Guessaint poursuivit son investigation patiente, et ne découvrait rien. Elle pensa qu'après tout, Nelly avait peut-être raison. Les rêves qu'une jeune fille caresse ne se continuent pas dans la vie. Un peu de fumée: la brise vient, et ce peu s'envole. Devant les insistances de Mlle Forestier il fallait prendre un parti. Faustine, après avoir étudié avec soin les trois prétendus, se décida pour M. Percier. Elle connaissait bien ses défauts, mais elle estimait ses qualités. Un homme bon, sûr, loyal, très amoureux de Nelly; trop timide peut-être. Le mariage se fit. M. Percier, très épris, entourait sa jeune femme de prévenances et d'adorations qu'elle recevait avec une raillerie tendre. Pendant dix-huit mois, le ménage sembla fort heureux. Tout à coup, M. Percier imita M. de Guessaint. Jamais chez lui; galant avec toutes les femmes, excepté avec la sienne. Bientôt cependant, le monde remarqua une grande différence entre les deux hommes. On ne connaissait pas de liaison fixe au géographe passionné. Tantôt celle-ci, tantôt celle-là. Toutes les femmes lui paraissaient bonnes. Une fille de chambre bien accorte et une cocotte bien en chair, l'actrice de petit théâtre et la mondaine compromise, les grandes dames douteuses et les petites dames certaines, il allait de l'une à l'autre avec un égal sans-gêne et une inconsciente immoralité. L'agent de change, au contraire, mettait de l'ordre dans son désordre. Son choix se fixait bientôt. Et maintenant, tout Paris le désignait comme l'heureux possesseur de Mlle Aurélie Brigaut, du Gymnase. Ainsi se dispersaient à tous les vents les rêves, les désirs et les illusions de ces deux charmantes créatures. Faustine était mal mariée; Nelly semblait l'être. Mais celle-ci gardait encore une espérance vague et inavouée. Elle ne s'en expliquait que rarement avec son amie: peut-être parce qu'elle lisait difficilement en elle-même. Faustine, elle, était la créature brisée chez laquelle rien ne vibre plus. Excepté Nelly, il n'existait pas un être qu'elle aimât profondément. Difficile dans ses amitiés, elle passait à travers le monde, inspirant un grand respect à tous, une craintive sympathie à quelques-uns. On connaissait son talent de peintre. Si elle eût daigné exposer, elle fût rapidement devenue célèbre. Mais elle craignait le bruit soulevé autour de son nom. D'ailleurs, elle aimait mieux rêver ses oeuvres que les créer. Les désillusions de l'existence éteignaient lentement la divine flamme d'artiste qui brûlait dans son âme. Elle donnait ses tableaux à ses amis, à ses connaissances. Quelques peintres, des critiques délicats, s'étonnaient qu'une femme douée d'un si haut talent, affectât de le dissimuler. Un illustre paysagiste lui disait un jour: --Je sais que vous n'aimez pas les compliments, Madame. Je ne me permettrais pas de vous en adresser un. Mais quel dommage que vous soyez si modeste, ou si... orgueilleuse! --Ce n'est ni de la modestie ni de l'orgueil, Monsieur. C'est de l'indifférence. J'ai des idées particulières peut-être, mais très nettes. A chacun son métier. Il est naturel que les hommes poursuivent la gloire. Les femmes ne doivent chercher que l'oubli; j'entends l'oubli du monde. Le bruit n'est pas fait pour elles. --Avec de pareilles idées, vous ne devez pas être heureuse. --Bah! qui est heureux? Il faut envier ceux qui possèdent le repos. Le repos, c'est déjà la moitié du bonheur. Elle vivait ainsi, plutôt résignée que triste, ne livrant ses pensées intimes qu'à Nelly. Femme du monde parfaite, dédaigneuse des succès brillants, glacée par sa maison froide, elle eût dépéri de chagrin peut-être, sans les idées vagues de mysticisme qui la soutenaient. Aussi, connaissant les rancoeurs des existences brisées, elle se jurait de tout faire pour que Nelly fût heureuse. Elle ne s'expliquait pas cette brouille survenue entre M. Percier et sa femme. Elle les surveillait l'un et l'autre, faisant son profit des confidences de son amie. Ce jour-là, quand celle-ci lui eut conté l'histoire du bracelet, Faustine voulut en avoir le coeur net. --Tu dînes à la maison ce soir, n'est-ce pas, Nelly? --Oui, mais probablement seule. Mon mari m'a prévenue que des affaires sérieuses... oh! très sérieuses, le priveraient peut-être de l'honneur... Tu sais que tu lui fais une peur bleue, à cet agent de change débauché? Faustine souriait. --Eh bien, tu lui diras, à cet agent de change débauché, que je compte absolument sur lui. Tu m'entends? Je lui ordonne de venir. --Oh! il t'obéira, va! Nelly retira son chapeau, et, passant son bras autour de la taille de son amie, elle ajouta: --Nous devions sortir, n'est-ce pas? Eh bien, fais-moi un plaisir: ne sortons pas. Montons dans l'atelier, et passons notre après-midi à bavarder comme à Chavry. --Je veux bien. Cette vaste pièce rappelait l'atelier du château. Depuis qu'elle avait pris en aversion la propriété familiale, Faustine voulait au moins voir autour d'elle ce qui restait des souvenirs immobiles d'autrefois. Les objets d'art, les meubles sombres, les statues, les tableaux, les portraits d'Étienne et du général, se retrouvaient là, moins bien éclairés dans la lueur grise de Paris. En entrant, Nelly fit une révérence ironique à la «Dame à la bague». --Vittoria Orsini, je te salue! dit-elle avec son rire espiègle. --Pauvre Vittoria Orsini! --Te rappelles-tu les folies que tu me débitais? Ton histoire ne ressemble guère à celle de la «Dame à la bague»! Tu ne mourras jamais d'amour, ma pauvre chérie. Voyons, fais-moi une confidence. --Quelle confidence? Elle s'asseyaient l'une à côté de l'autre, dans un coin sombre de l'atelier, sur le divan large. --Toi qui passes à travers la vie, calme et dédaigneuse, n'as-tu jamais rencontré un homme qui t'ait frappée? --Frappée? --Oui; par sa beauté, par son intelligence, par son esprit; enfin, qui ait produit sur toi cette impression indécise qui pourrait peut-être devenir de l'amour? Mme de Guessaint ne souriait plus. Comme d'habitude, quand une pensée l'occupait, elle restait immobile, droite, les sourcils froncés. --Tu veux que je sois bien franche? dit-elle en regardant son amie. --Ne l'es-tu pas toujours avec moi? --Certes. Mais tu désires que je te fasse l'aveu que, souvent, on n'ose pas se faire à soi-même? --Mon Dieu, Faustine, que tu m'intrigues! --Crois-tu au «coup de foudre»? --Celui de Stendhal? L'impression immédiate et profonde produite par la créature qu'on aimera? Oui, j'y crois. --Eh bien, j'ai failli l'éprouver. Mme Percier jeta un cri. --Toi! --Oui, moi. --Je ne rêve pas? C'est bien ma Faustine qui parle? Tu pourrais être amoureuse, toi, ma chère statue? Le sourire de Mme de Guessaint devenait très doux. --Il suffit de rencontrer Pygmalion, et la statue devient femme, murmura-t-elle.... Écoute mon histoire. Elle n'est pas longue. Tu te rappelles notre séjour à Rome, en 1878? Quelles journées enchanteresses pour nous deux! Un peu fatigantes, par exemple. Pendant la dernière quinzaine, un après-midi, j'entrai toute seule pour rêver à mon aise dans la chapelle du petit couvent de San Onofrio, sur le Janicule, au-dessus de la porte San Spirito, au delà du Tibre. Ma prière faite, j'allai droit à cette Vierge de Léonard de Vinci, que je voulais étudier, tu te rappelles? Deux jeunes gens arrivèrent presque aussitôt et s'assirent près de moi, sans me voir: l'ombre m'enveloppait. L'un, brun; l'autre, blond. Le brun dit: «Tiens! mon cher, voilà le baptistère que tu devrais dessiner.» Le blond regarda et répliqua d'un air indifférent: «Peut-être. Je n'aime pas beaucoup cet art italien du dix-huitième siècle. A cette époque-là, vois-tu, le génie est mort. Pauvre Italie! Quel peuple, sans la papauté!» Le brun riait: «Allons, tais-toi, démagogue!» Le blond riait tout haut maintenant, et d'une manière que je trouvais même fort indécente. «Ni démagogue ni autre chose, tu sais bien. Rien qu'artiste! Je me moque pas mal de la politique!»... (Et il se servait d'une expression plus énergique que celle-là, ma bonne Nelly!) «Non, il y a ici autre chose qui me plaît. Veux-tu venir avec moi?» «--Je t'ai dit que je ne pouvais te donner qu'un quart d'heure. Tu sais que j'ai rendez-vous avec ma petite Transtévérine.» Le blond riait encore. Décidément, il paraissait très gai. «Embrasse-la de ma part. Si elle a une amie jolie, très jolie, conseille-lui de l'amener. Depuis le départ de ma danseuse, j'ai le coeur libre.» --Il disait cela dans une chapelle? --Un vrai parpaillot, ma chère! Ils s'en allèrent au bout de dix minutes. Moi, quelque temps après, j'entrai dans le promenoir du couvent, pour respirer un peu de soleil. Tu sais comme il est joli, ce promenoir. Qu'est-ce que je vois, devant une délicieuse statuette? Mon jeune homme blond. Il dessinait appuyé contre une colonne. Au bruit de mes pas, il tourna la tête et me salua. Ensuite il me regarda assez fixement et fit un geste pour s'en aller. Il fermait son calepin et partait déjà, quand je lui dis: «Ne vous dérangez pas, Monsieur.» En m'entendant parler français, sa gaieté revint: «Vous êtes Parisienne, Madame? Moi aussi! J'ai vu cela tout de suite à votre accent. Nous autres Parisiens, nous nous reconnaîtrions au Congo!» --Et tu permettais à ce monsieur, assez mal élevé en somme, de te parler sans t'être présenté? --Oh! en voyage... Et puis... (Mme de Guessaint rougit) je ne sais quel charme me retenait dans l'allée de ce promenoir. Très beau, mon inconnu. Un grand blond, de vingt ou vingt-deux ans, avec des yeux bleus étincelants et un front superbe. --Faustine, tu m'abasourdis. Mme de Guessaint souriait toujours, mais une pensée illuminait maintenant son sourire. --Tu seras bien plus stupéfaite encore dans cinq minutes. Figure-toi que je suis restée une demi-heure avec mon artiste. Car c'était un artiste, un élève de l'École de Rome, un grand prix de sculpture. Et une gaieté, ma chère! Il riait de tout, d'un bon rire loyal et franc. Il faisait des mots qui m'égayaient malgré moi. Car tu penses bien que je ne disais pas grand'chose: j'écoutais. Il me racontait que, depuis deux ans, il ne bougeait pas de Rome. Il la connaissait bien, sa Ville Éternelle! Sur le bout du doigt. Les églises, les salons, les chefs-d'oeuvre, les racontars du Quirinal et les histoires du Vatican, les amours de la grande dame et celles de l'actrice, il disait tout avec une verve endiablée. Je le trouvais charmant. Et en m'en allant, je me faisais tout bas un aveu: c'est qu'il serait facile d'aimer un être jeune, loyal et enthousiaste comme celui-là! Nelly riait aux éclats. --Tu ne lui as pas demandé son nom? --Il ne m'a pas demandé le mien. --Il n'aurait plus manqué que ça! Et tu ne l'as pas revu? --Jamais. --Tu te rappelles bien son visage? --Très nettement. Je le reconnaîtrais tout de suite. Nelly riait toujours. --Mon Dieu, que je serais donc contente si tu le revoyais! --Tu crois que je?... Tu te trompes, va, j'en ai bien fini avec l'amour. On peut avoir une rêverie, un trouble d'une heure. Mais plus!... Nelly soupira: --Ce n'est pourtant pas désagréable, l'amour! Faustine ne souriait plus. Elle fronçait les sourcils. --L'amour? ah! ne m'en parle pas, tiens! Certes, je n'aimais pas M. de Guessaint quand je l'ai épousé. Mais je l'estimais. Il s'associait, dans ma pensée, à la mort de mon père, à la mort de ce pauvre Étienne. Quel désenchantement! Tu la connais, cette nuit de noces... Le coeur s'indigne, toutes les pudeurs se révoltent!... On se dit: «C'est donc ça l'amour?» Enfin on se résigne. Et quelques semaines après, on trouve celui qui est votre mari caressant une femme de chambre; et après la femme de chambre, une actrice; et après l'actrice, une fille... Pouah!... Ils ne comprennent rien, les hommes! Ils ne comprennent pas que ce qu'ils appellent l'amour n'est admissible qu'avec l'absolue fidélité. Serrer dans ses bras un être sali par une autre, et qui vous apporte des lèvres où sont à peine essuyés des baisers suspects... Ah! c'est ignoble! --Le fait est que M. de Guessaint... --Je le hais, tiens... Non pas de m'avoir trompée! Je ne l'aimais pas. Quand on connaît la trahison, on n'est plus la femme de son mari, voilà tout. Je le hais, parce qu'il m'a arraché toutes mes illusions, et jusqu'à l'estime que j'avais pour lui. Il m'a montré l'amour comme une sorte d'accouplement bestial, où le coeur n'entre pour rien. Quand je l'ai vu promener ses caresses de l'une à l'autre, le dégoût m'a prise. Je me suis dit que tous les hommes ressemblaient peut-être à celui-là. Nelly se taisait, connaissant les tristesses de son amie. Lorsque Faustine cédait à ses dégoûts, tout doucement, elle changeait la conversation, guidant peu à peu la pauvre femme vers des pensées nouvelles. Cependant, la journée s'écoulait. Soudain Nelly dit vivement: --Quelles bonnes heures je te dois! J'ai retrouvé pour un moment nos chères intimités disparues. Si nous prenions l'air, maintenant? Veux-tu que nous allions faire un tour au Bois? --Volontiers. Mais tu m'amèneras ton mari ce soir? --Tu y tiens donc beaucoup? s'écria Mme Percier d'un ton moqueur. --Beaucoup. --Pauvre homme! Il sera flatté à la fois et intimidé. Enfin, nous verrons. II --C'est admir_â_ble! admir_â_ble! --Vraiment, Merson? --Vous verrez! --Qu'est-ce que dit M. de Merson? demanda Nelly. Une nouvelle? Il doit être bien informé. C'était la spécialité de ce mondain aimable, très _potinier_ mais pas du tout méchant; spirituel, quoiqu'il cherchât son esprit; alerte, quoiqu'il fût un peu gras. A Paris, chacun porte une étiquette, et quand une fois le monde a collé cette étiquette sur le dos d'un homme, personne n'oserait plus l'enlever. M. de Merson connaissait toutes les nouvelles, tous les _potins_; ce qui est vrai, et même ce qui ne l'est pas; les jours de grande séance, il entrait le premier à la Chambre; et les soirs de grande première, il sortait le dernier de l'Opéra. Mlle X... avait-elle rompu avec le duc? On demandait à Merson. La première du Gymnase serait-elle retardée? On demandait encore à Merson. Le favori pour la course de demain, l'étoile inconnue de l'Opéra-Comique, le poète qu'on répétait à l'Odéon, le peintre qui serait célèbre la semaine prochaine: tout ce monde-là appartenait à Merson. On achevait le dîner dans l'hôtel de l'avenue Kléber: un de ces dîners parisiens où l'esprit va, vient, vif et brillant, effleurant tous les sujets sans en creuser un seul, le scandale d'hier et l'aventure de demain, l'anecdote finement contée et le livre à la mode. Naturellement, Merson, apportait une primeur; et il répétait, légèrement renversé sur sa chaise, en appuyant sur l'_a_: --C'est admir_â_ble! --Quoi donc? demanda M. de Guessaint. --L'envoi de Jacques Rosny au Salon. Je l'ai vu ce matin, dans son atelier. En entendant parler de Jacques Rosny, le docteur Grandier, placé à la droite de Faustine, tourna vivement la tête. --N'est-ce pas que c'est beau? s'écria-t-il; j'en suis bien heureux. Jacques est un des êtres que j'aime le plus au monde. --Vous le connaissez donc beaucoup, mon cher docteur? lui demanda Mme de Guessaint. --Depuis dix ans: Jacques en avait seize. Je l'ai soigné quand il a été blessé pendant la guerre. --A seize ans! dit Faustine. --A seize ans. Blessé et médaillé militaire. Savez-vous ce qu'il m'a répondu, quand je le grondais de s'être engagé si jeune? «Le jeune Bara avait quatorze ans. Je pouvais bien faire comme lui.» --Mais c'est superbe! reprit Mme de Guessaint, les yeux brillants. Cette fille de soldat tressaillait au récit d'un jeune héroïsme. On arrivait à ce moment d'un bon dîner où, volontiers, on se donne le plaisir égoïste d'écouter les autres; et le docteur parlait bien, avec une chaleur pittoresque: son scepticisme de savant la tiédissait un peu, mais pas plus qu'il ne convenait. Il continua, au milieu de l'attention générale: --Il a peiné dur, allez! Prix de Rome à vingt et un ans, célèbre à vingt-trois, par l'envoi au Salon de sa fameuse _Dalila_; décoré à vingt-quatre pour sa _Statue de Bayard_, il travaillait depuis deux ans à cette oeuvre nouvelle dont parle Merson. Vous verrez, vous verrez! Son _Vercingétorix vaincu_ aura un succès fou! Avec Paul Dubois, Chapu, Antonin Mercié et deux ou trois autres, Jacques sera l'un des maîtres de la sculpture contemporaine. J'en suis bien heureux, car je l'aime de tout mon coeur. Mme de Guessaint fit un léger signe à son mari; on se leva pour passer au salon. --Alors, c'est vraiment un grand artiste? dit-elle en prenant le bras de M. Grandier. Vous savez, j'ai voyagé pendant longtemps. Je ne connais aucune des oeuvres de Jacques Rosny. --Un grand artiste, oui. Et quel homme charmant! Un mélange de gaieté et d'enthousiasme, une exaltation de poète, avec les paradoxes amusants d'un gamin de Paris! Faustine écoutait, intéressée comme toujours par l'art et par les artistes. --Vous partagez l'avis de M. de Merson sur son envoi du Salon de cette année? --Absolument. --Vous devriez aller voir cela, chère madame, dit Merson en s'approchant. Un grand peintre comme vous ne doit pas rester indifférente aux chefs-d'oeuvre. --Taisez-vous. Je n'aime pas les banalités. --Merson dit vrai, reprit le docteur Grandier. Une idée: venez avec moi visiter l'atelier de Jacques Rosny. Vous ne serez pas la seule. C'est une faveur très recherchée. --N'est-ce pas un peu indiscret? Je ne le connais pas du tout. --Je vous répète que je suis l'un de ses meilleurs amis, chère madame. Il sera enchanté d'avoir l'honneur de vous recevoir. --Je t'en prie, Faustine, accepte l'offre gracieuse de M. Grandier! s'écria Nelly. Je t'accompagnerai; et cela me fera tant de plaisir! --Eh bien, c'est convenu, ma chérie. Je vous remercie, mon bon docteur: vous êtes aimable et charmant comme toujours. Mais je ne veux pas que vous vous dérangiez. Mme Percier et moi nous passerons vous prendre après demain, à trois heures. Cela vous convient-il? --Parfaitement. --Est-ce que vous accompagnez votre femme, Guessaint? Le maître de maison tourna la tête en s'entendant appeler. --Non; je ne suis pas libre. Une séance à la Société de géographie. --Naturellement! Vous êtes préoccupé depuis quelque temps. Est-ce que vous songeriez à quelque beau voyage? --Peut-être. Pendant que le whist s'organisait, Faustine s'approcha de M. Percier, très muet jusque-là, et qui causait dans un coin, à voix basse. --Je vous enlève, dit-elle en souriant. --Madame... Elle prit son bras et l'emmena dans son boudoir. Là, le faisant asseoir à côté d'elle: --Vous le voyez, cher monsieur, je vous accorde un tête-à-tête. L'infidèle époux de Nelly ne semblait pas tenir beaucoup à cette faveur. Félix Percier, à trente ans, en paraissait vingt-cinq. Ses cheveux châtains, ses yeux clairs, intelligents et doux, son teint rosé, lui donnaient l'air d'un tout jeune homme. De taille moyenne, assez élégant de manières, il ne lui manquait que du courage pour avoir de l'esprit. Mais pour être spirituel, il faut parler, et Félix n'osait pas. Une timidité nerveuse le paralysait. D'une famille bourgeoise, honorable et riche, il avait succédé de bonne heure à son père, agent de change fort estimé. Habile en affaires, très travailleur, d'une probité rigoureuse, il avait augmenté bien vite sa fortune première. Un jour, il s'était épris de Nelly Forestier; et, transporté d'amour, il avait triomphé de sa timidité pour enlever cette jolie fille d'assaut, comme une place forte. Depuis quelques mois, on s'étonnait de voir ce garçon honnête et laborieux changer brusquement d'existence. Il délaissait sa maison et s'affichait presque avec une maîtresse avouée. Pourquoi? On ne le savait pas: et c'est ce que Faustine voulait savoir. Elle devinait dans ce drame intime bien des petits secrets que n'osait pas lui confier Nelly. Quand elle arriva dans le boudoir, au bras de l'agent de change, la jeune femme eut un sourire. M. Percier semblait affreusement gêné. --Maintenant, causons, reprit-elle. Votre femme vous a dit que je vous ordonnais de venir ce soir? Sans cela, vous l'auriez abandonnée, n'est-ce pas? --Madame... --Ne mentez pas. Je vous connais bien. Vous êtes un excellent garçon, et je sais que vous aimez Nelly. Aussi je ne comprends pas votre conduite. Monsieur Percier, pourquoi trompez-vous votre femme? A cette question imprévue et un peu comique, le visage de l'agent de change trahit un embarras excessif. Il se levait déjà, ne sachant que dire; Mme de Guessaint le contraignit à s'asseoir de nouveau. --Non, non, vous me répondrez. Je veux en avoir le coeur net. D'abord, aux premiers bruits vagues de votre... trahison, j'ai hoché la tête. Je n'y croyais pas. Nelly était toujours aussi gaie; rien ne m'autorisait à m'occuper de son existence intime. Aujourd'hui, c'est différent. Je sens bien que, sous sa gaieté, votre femme souffre. Or, on ne m'ôtera pas de l'idée que vous l'aimez. Félix, très rouge, courbait la tête comme un coupable. --Oui, c'est ma conviction, reprit-elle. Alors, pourquoi la trompez-vous? Je veux que Nelly soit heureuse. Vous êtes un honnête homme; elle est une honnête femme. Vous tenez tous les deux votre bonheur à portée de la main. D'où vient que vous désertez votre maison, et qu'on vous voit dans une baignoire, au Vaudeville, avec Mlle Aur... --Madame! je vous en supplie!... --Est-ce que je ne suis pas votre amie? Je vous demande une confidence complète. Je ne vous cache pas que Nelly ne m'a point fait la sienne. Les femmes, même lorsqu'elles sont intimement liées, ont la pudeur craintive de certains aveux. Croyez-moi, c'est dans votre intérêt que je parle. Vous êtes intimidé? Sachez qu'on ne doit jamais être timide avec les gens qui vous témoignent de la sympathie. Vous ne pouvez rien me raconter ce soir, je le pense bien. Mais venez me voir... Ah! vous êtes pris toute la journée, c'est vrai. Eh bien, venez me voir dimanche prochain, après votre déjeuner. C'est une amie qui vous parle: Vous me répondrez comme à une amie... voulez-vous? Faustine parlait avec sa gravité douce qui séduisait tout le monde. L'embarras de M. Percier se fondait peu à peu. Il eut un élan de gratitude envers cette charmante femme, et lui tendit la main. --Merci, Madame. Vous êtes bonne comme la bonté. Je viendrai, et je vous raconterai tout; seulement, c'est... c'est assez difficile à dire. --Voilà que vous vous troublez à l'avance! Vous verrez que tout est facile à dire, quand on dit tout franchement. Maintenant, redonnez-moi votre bras et reconduisez-moi au salon. Nelly s'approcha curieusement de Faustine. --Tu viens de causer avec mon mari? --Oui. --Est-ce qu'il t'a fait ses confidences? Les yeux de la jeune femme brillaient de malice et de curiosité. Elle devait savoir à quoi s'en tenir. Peut-être comprenait-elle vaguement la cause du succès remporté par Mlle Aurélie sur le coeur de son mari. Il se cachait là-dessous un petit mystère sur lequel elle ne s'expliquait pas volontiers. Faustine la regardait avec une tendresse infinie; et ses yeux voulaient dire: «Si moi je ne suis pas heureuse, toi, du moins, je veux que tu le sois.» On se retira de bonne heure. Chacun savait que Faustine aimait la solitude. De coutume, elle échangeait un salut assez froid avec Henri; puis le mari et la femme se séparaient. Ce soir-là, au lieu de souhaiter le bonsoir à Faustine, M. de Guessaint resta. --Je voudrais causer quelques minutes avec vous, ma chère amie, dit-il. --Je suis à vos ordres, répliqua-t-elle froidement. Elle s'assit au coin du feu, la joue appuyée sur sa main, dans l'attitude d'une femme qui écoute. --Ma chère amie, continua M. de Guessaint, je suis sur le point de faire un grand voyage. Voilà plusieurs semaines déjà que je caresse cette idée. J'aurais pu vous en parler. Mais je sais que mes projets ne vous intéressent guère. Puis, maintenant que votre amie Nelly est mariée, j'ai supposé qu'il ne vous conviendrait pas de m'accompagner. --En effet. Mais vous êtes absolument libre, mon cher Henry. Je vous prie de ne pas vous occuper de moi. Vous avez le désir de voyager à nouveau: faites. --D'autant que j'aurais craint la fatigue pour vous. Ce sera plutôt une expédition scientifique qu'un voyage. Le ministre de la marine organise une mission dans le Sud-Oranais, sur la demande de la Société de géographie. Cette mission est commandée par un officier de très grand mérite, le colonel Maubert, de l'infanterie de marine. Nous partirons, je crois, dans une dizaine de jours. Encore une fois, je vous prie de m'excuser si je ne vous en ai point parlé plus tôt. Mais je n'ai pris une décision que cet après-midi. --Je vous répète encore, mon cher Henry, que vous êtes parfaitement libre. Ma vie continuera en votre absence comme si vous étiez présent. C'est tout ce que vous aviez à me dire? Alors, bonsoir. --Bonsoir. Mme de Guessaint remontait chez elle, seule comme toujours. Que lui importait que son mari fût à Paris ou en voyage? Elle était une de ces femmes si nombreuses dans la société contemporaine, qui, n'ayant pas d'enfants, sont veuves avant le veuvage. Elles n'ont le choix qu'entre les vulgaires dégoûts de l'adultère, et les incurables tristesses d'une vie manquée. III Françoise Rosny avait beaucoup changé depuis dix ans. Ses magnifiques cheveux blonds étaient devenus gris. Son visage pâle et aminci semblait rigide; ses yeux bleus, au regard dur, disaient toutes les souffrances subies. Le corps seul gardait la svelte jeunesse d'autrefois. Les gestes brusques, l'allure résolue, révélaient une créature qui a beaucoup lutté et qui ne pardonne pas à la vie. Elle habitait avec son fils un petit appartement rue Lambert. L'atelier de l'artiste se trouvait à dix minutes de là, bien éclairé, en plein soleil, au milieu du square des Batignolles. A huit heures du matin, Françoise arrivait; elle allumait le feu dans le poêle et mettait tout en ordre. Quand son fils venait, elle se retirait discrètement, pour ne plus le revoir qu'après la journée finie. Il ne lui restait au monde que ce seul être à aimer. Et elle l'aimait d'un amour maternel passionné, jaloux, farouche. Bien rudes, les premières années après la mort de Pierre. Françoise était revenue dans son atelier de couture; elle n'épargnait ni son temps ni ses peines, usant ses jours et ses nuits dans un labeur acharné. Inflexible, elle marchait à son but. Elle ne voulait pas que Jacques fût un ouvrier. Une flamme d'artiste brillait dans le coeur et le cerveau de cet enfant: elle se révoltait à l'idée que la dureté de la vie matérielle l'éteindrait. Il lui fallait une revanche, à cette femme: une revanche contre les riches et les heureux de ce monde. Elle encourageait Jacques; elle le poussait au travail, comme le capitaine pousse un jeune soldat à l'assaut. Jacques, passionné pour son art, laborieux d'instinct, n'avait pas besoin d'être encouragé. Il entrait d'abord dans l'atelier d'Antonin Mercié, ensuite à l'École des beaux-arts; et l'estime de ses maîtres, l'admiration de ses camarades lui donnaient cette énergie indomptable qui triomphe de tout. Le soir, quand il se retrouvait avec sa mère, elle lui forgeait lentement une cuirasse bien trempée pour le combat de la vie. Pendant les cinq années qui précédèrent son prix de Rome, Jacques ne quitta pas Françoise, redevenue ouvrière. La mère coulait toutes ses pensées dans l'âme de son fils. Elle lui disait d'abord la mort tragique de son père. Cette mort, elle l'avait apprise par hasard, en lisant un entrefilet de journal. Quelques lignes d'une concision brutale, entrées dans le cerveau de Françoise comme des pointes rougies: «Avant-hier, le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied, a ramassé, sur la route de Chavry, un communard nommé Pierre Rosny. Cet homme avait trempé dans l'assassinat d'un capitaine de l'armée. Les soldats, exaspérés, l'ont fusillé sur place.» Pendant cinq ans, tous les jours, Mme Rosny racontait à son fils sa haine toujours vivante. Ah! les bourgeois, les riches, les aristocrates! Jacques adorait sa mère; et de son père fusillé il gardait un souvenir tendre, où entraient un grand respect et une profonde pitié. On ne subit pas impunément l'influence d'une mère qu'on adore. Lentement, les idées de Françoise devenaient celles de l'artiste. Mais elle lui recommandait toujours de les tenir enfermées dans son coeur. --A quoi bon crier tout haut ce que tu penses? disait-elle. Les vaincus de la Semaine Sanglante agonisent à Nouméa ou pourrissent dans la terre glacée. On nous redoute et on nous hait. La société ignore que ton père est une de ses victimes. On ne doit pas le savoir avant le jour de ton triomphe. On te forcerait peut-être à quitter l'École. Les membres de l'Institut sont des bourgeois. Ils t'empêcheraient d'avoir le grand prix. Tais-toi, mais souviens-toi. Quand Jacques partit pour Rome, elle eut le courage de se séparer de lui. Pendant deux ans, elle ne lui permit pas de rentrer à Paris. Le succès vint tout de suite, comme le racontait M. Grandier. Dès ses premiers envois, Jacques s'était trouvé célèbre. Il gagnait de l'argent; et un peu d'aisance égayait la maison; bien peu, car les sculpteurs restent toujours pauvres. Alors seulement, Françoise avait quitté son atelier de couture. Elle ne voulait pas qu'on rabaissât le fils par le métier de la mère. Mais elle s'était faite la surveillante, la femme de charge, la servante de son enfant. Elle seule s'occupait de sa vie, elle seule dirigeait ses actes. Et lorsque, sorti de la Villa Médicis, Jacques se retrouva à Paris, ils avaient repris ensemble la vie d'autrefois, ayant les mêmes goûts, les mêmes plaisirs, les mêmes pensées. Le jeune homme rappelait l'enfant par son visage énergique et beau, par sa gaieté spirituelle et enthousiaste. Il travaillait dur, mais il s'amusait ferme. Personne ne savait comme lui animer une promenade dans les bois, ou une course à Bougival, un souper chez le père Lathuile, ou un déjeuner dans une guinguette des environs de Paris. Le jeune artiste n'a guère l'occasion d'adresser d'amoureuses déclarations aux princesses et aux marquises. D'ailleurs Jacques s'en souciait peu. Il ne demandait à celles qu'il honorait de ses caprices que d'être de jolies créatures, gaies et bien portantes. Françoise désirait que son fils eût des plaisirs. Elle savait qu'à vingt-six ans, plus un artiste s'amuse et mieux il travaille. Avant tout, elle ne voulait pas que l'amour, l'amour vrai, vînt distraire sa vie. Qu'importait à Mme Rosny que son fils choisît pour maîtresse un modèle, une modiste sans ambition ou une petite actrice du théâtre des Batignolles? Ce qu'elle redoutait, c'était _la_ maîtresse, celle qui s'implanterait dans le coeur de Jacques, et lui prendrait sa place, à elle. Elle l'empêchait d'aller dans le monde, elle le détournait d'accepter ces invitations qu'on adresse toujours aux gens célèbres. Qu'est-ce qu'il ferait au milieu de ces gens-là? Comme tous ceux qui travaillent, Jacques ne tenait pas à sortir. Il suivait aisément des conseils qui s'accordaient avec son humeur. La mère et le fils conservaient cependant quelques amis de leur existence d'autrefois. M. Grandier, d'abord, devenu le protecteur de Jacques lors de ses débuts; puis Aurélie Brigaut, leur voisine de la rue Jean-Baussire. Celle-ci avait fait comme bien d'autres. Entrée au Conservatoire, elle en était sortie avec un premier prix; le Gymnase l'avait engagée; et, pour elle aussi, la vie s'annonçait plus clémente. Quant au docteur Borel, il était mort en 1874. Tous les deux gardaient discrètement le secret de Mme Rosny. Nul ne savait que, dix ans plus tôt, son mari était tombé sous les balles des soldats, fusillé comme insurgé. Ce matin-là, comme d'habitude, Jacques, en arrivant, trouva son atelier en ordre; un atelier énorme, qui s'ouvrait au rez-de-chaussée sur une large cour. La terre glaise, le plâtre, ne permettent pas aux statuaires ces élégances raffinées qui séduisent chez le peintre. Pas un seul bibelot; quelques toiles rapportées de Rome; un grand mannequin, tordant ses membres disloqués, grimaçait contre le mur; à côté, l'original de la _Dalila_, se dressant contre un immense paravent en reps vert. Deux vieilles tapisseries masquaient la nudité des murs. Le jour venait d'en haut, par de larges vitres que séparaient des arceaux en ogive; une longue galerie en bois vert, où l'on arrivait par un petit escalier, touchait presque à la voûte. Le sculpteur s'y plaçait pour juger l'ensemble d'une oeuvre; il y campait ses modèles quand il voulait obtenir certains effets. Partout dans l'atelier, on voyait les premières ébauches du _Vercingétorix_. D'abord une esquisse peinte:--Jacques tenait ce procédé de son illustre maître, Antonin Mercié, qui l'avait emprunté lui-même aux statuaires grecs;--puis une quinzaine d'esquisses en terre glaise et deux ou trois autres en cire. Le sculpteur travaille incessamment. C'est après des mois, et des mois de labeur, quand il est arrivé à la forme définitive, qu'il monte en grand l'esquisse modelée par son génie. Sous les linges humides, se dressait le _Vercingétorix vaincu_, caché sous une immense cage en caoutchouc blanc. Un garçonnet de seize ans, un élève de Jacques, grimpait sur la galerie, surveillé par Françoise. Il tournait soigneusement une petite poulie; la cage de caoutchouc blanc s'enlevait lentement au plafond, et le _Vercingétorix_ apparaissait comme dans une gloire, éclairé par les rayons du soleil. L'élève aspirait de l'eau avec une petite pompe dans un seau italien en cuivre rouge ciselé, et inondait la terre glaise du groupe énorme. Quinze jours seulement avant le Salon, le mouleur viendrait, quand l'original serait bien fini, pour traduire la terre glaise en plâtre. Françoise contemplait l'oeuvre de son fils. C'était bien toujours la femme énergique et passionnée d'autrefois. L'amour de l'épouse se continuait dans l'amour de la mère. Ces deux sentiments se ressemblaient par un même égoïsme de tendresse, par une égale jalousie. Françoise rêvait une existence absolument commune. Jacques aurait toutes les gloires, elle aurait toutes les fatigues; nul ne saurait que derrière l'artiste brillant se cachait une femme obscure. Qu'il se mariât? Cette pensée ne lui entrait même point dans le cerveau. Son fils lui appartenait, comme elle appartenait à son fils. Dans sa pensée, rien ne dénouerait ces liens toujours plus forts. Elle ne trouvait même pas que ces projets fussent égoïstes. Ils lui semblaient tout simples, d'un ordre naturel, et comme la conséquence des épreuves subies en commun. Elle admirait ce _Vercingétorix_ avec toute l'exaltation de son orgueil. Sa finesse de femme intelligente percevait vaguement les beautés de cette oeuvre robuste. Plusieurs fois, depuis quelques jours, des équipages s'arrêtaient devant le rez-de-chaussée. De belles dames descendaient, ayant obtenu la faveur de connaître, avant le public, le succès futur du Salon. Françoise jouissait à l'avance de ce triomphe qui dépasserait tous ceux que Jacques avait remportés jusque-là. Sa revanche commençait; elle l'aurait complète, le jour où elle pourrait crier la vérité; le jour où son fils, comblé d'honneurs officiels, écraserait de sa gloire cette société qui avait fusillé son père. --Tu es vaillante, maman, s'écria Jacques en entrant. Tu es partie de bonne heure, ce matin. Moi, j'ai fait le paresseux, je ne me suis pas levé. --Tu peux te reposer. Ton labeur est fini. Récolte! Jacques sourit. --Oui, je crois que le succès se présente bien. Moi, je suis assez content de _Vercingétorix_. Va, maman, nous irons respirer à la campagne, cet été. Je te conduirai en bateau; nous ferons des parties sur l'herbe, à nous deux. Si tu savais comme j'ai envie de quitter Paris, de rester deux mois sans rien faire, de courir les bois comme une bête échappée. Oh! les bêtes! je les envie. Ça ne pense pas. Mais sois donc un peu gaie! --Je suis gaie, mon enfant... ou plutôt, je suis heureuse. Si tu ne vois pas mon bonheur, c'est qu'il est en dedans. Jacques s'installa devant un buste presque terminé. Celui d'une princesse romaine, Mme V..., qui lui montrait jadis beaucoup de sympathie pendant son séjour à la Villa Médicis. Lors d'un voyage à Paris, elle lui avait demandé la faveur de poser dans son atelier. Elle savait que Jacques disait toujours: «Faire un buste, c'est perdre son temps!» Mais l'artiste gardait trop bon souvenir de l'accueil ancien, pour ne pas satisfaire au désir de la jeune femme. Françoise jeta les yeux autour d'elle. Rien ne manquait; tout se trouvait à sa place; elle pouvait partir. Elle embrassa Jacques et sortit. Le sculpteur travaillait depuis une heure, quand il entendit frapper trois coups au dehors. Presque aussitôt, la porte s'ouvrit bruyamment, et une jolie femme entra. Il n'aimait pas être ennuyé pendant les heures de besogne. Il allait se fâcher, quand il reconnut Aurélie. La comédienne et le sculpteur se voyaient peu. Sans doute, Jacques aimait beaucoup sa petite amie, l'ancienne brunisseuse, et Aurélie eût volontiers éprouvé un violent caprice pour ce beau garçon si séduisant, auquel la rattachaient les souvenirs de leur adolescence. Mais, jusqu'à ce moment, Jacques n'avait pas semblé s'apercevoir qu'elle fût une femme, et même ravissante. --Eh! mon Dieu, qu'est-ce qui vous amène de si bonne heure? dit-il. --Je ne veux pas vous déranger. Continuez à travailler. Je vais m'asseoir à côté de vous, et je vous dirai ce que j'ai à vous dire. Qu'est-ce que vous faites ce soir? --Ce soir? Je dîne avec ma mère. --Et après? --Après? Je ne sais pas. Vous n'irez pas voir mam'zelle... mam'zelle? J'ai oublié son nom. Cette jolie fille, avec qui je vous ai vu au théâtre, l'autre jour? Jacques éclata de rire. --Oh! elle m'a planté là, ma chère; et d'une manière si gentille que ça m'égaie quand j'y pense. Moi, je la trouvais charmante. Nous étions ensemble depuis cinq ou six mois: je ne pensais pas à la quitter. Si amusante, cette petite Alice! Il y a trois jours, elle arrive ici un matin, comme vous, ma chère. Son air grave m'étonne. Je l'interroge; elle fond en larmes. Je m'étonne bien plus encore; elle s'écrie: «Je suis amoureuse de toi!» J'essaie de lui prouver que c'est un bonheur, puisque je suis son amant. Elle me répond: «Mon patron veut me meubler un appartement!» Je ne comprenais plus du tout. Enfin, ses larmes tarissent. Elle me raconte que son patron, un gros rouge, lui a fait des propositions déshonnêtes, mais avantageuses. Il exigeait en retour une absolue fidélité. Aussi se voyait-elle forcée de choisir entre son amour et son intérêt. Alors elle venait me demander conseil! Je trouvai cela si drôle que je fus pris d'un fou rire. En voyant ma gaieté, la sienne revint; elle se mit à rire aussi. Je lui dis: «Alice, jamais un tailleur de pierres ne vaudra un appartement richement meublé. Exauce les voeux de ton patron, et sois fidèle à cet homme, puisqu'il a la faiblesse de tenir à ces choses-là.» Elle n'a pas trop résisté. Ce n'est pas très flatteur pour mon amour-propre, mais je suis forcé d'en faire l'aveu. Le soir, je l'ai menée chez le père Lathuile, et ne l'ai quittée que le lendemain matin. Voilà comment une modiste est devenue patronne, et comment un sculpteur est devenu... veuf. Aurélie riait à son tour. --Si vous n'avez pas plus de chagrin que ça, Jacques, c'est que vous n'étiez pas bien amoureux! Le jeune homme alluma une cigarette: --Voulez-vous une confidence, Aurélie? Je n'ai jamais été amoureux. Toute jolie fille me plaît, mais toute jolie fille en vaut une autre. Celle-ci ou celle-là, que m'importe? Pour être amoureux, il faut n'avoir rien à faire. Moi, je n'ai pas le temps! Aurélie semblait un peu dépitée. Les femmes n'aiment pas entendre nier leur pouvoir. Elle regardait Jacques avec un peu de tendresse et beaucoup de malice. --Je ne vous connais pas d'hier, reprit-elle: vous êtes très gai, mais très ardent. Le jour où vous serez pris, vous... Il haussait les épaules. --Ah! je suis bien tranquille, allez. Mais pourquoi me demandiez-vous si j'étais libre ce soir? --Voilà: je ne joue pas; je n'ai rien à faire. Vous seriez bien gentil de m'emmener dîner. Le directeur de la Renaissance m'a envoyé une loge pour son théâtre. Ça nous ferait une bonne soirée. Qu'en dites-vous? --Je dis que cela me va. --Alors, c'est convenu. Vous passerez me prendre? --A sept heures. --Merci, Jacques. Vous êtes gentil comme les amours. A ce soir. Je ne veux pas vous importuner davantage. Nous avons tous les deux à travailler. Moi, je répète jusqu'à cinq heures. Elle s'en allait, avec un sourire malicieux, comme si elle caressait une arrière-pensée. Ah! il était... veuf, le beau Jacques? La rupture tombait à merveille. Le jeune homme l'intimidait un peu. Jusqu'à ce jour, il se trouvait toujours engagé dans un un lien quelconque. Il redevenait libre? tant mieux. L'artiste ne cherchait pas si loin. Il aimait Aurélie d'une bonne amitié bien franche, et jamais il ne lui serait entré dans l'idée de lui faire la cour. Elle évoquait pour lui tous les souvenirs tristes et doux de son enfance; mais elle n'éveillait ni son désir ni sa curiosité. Il travailla toute la journée, n'interrompant sa besogne que pour recevoir quatre ou cinq personnes, auxquelles il avait permis de voir le _Vercingétorix_. Vers le soir, son élève lui remit un mot du docteur Grandier, l'avertissant qu'il viendrait le lendemain avec deux dames de ses amies. La lettre lui fit plaisir. Il adorait l'illustre savant. A six heures, content de sa journée, il s'en alla d'un pas léger rue Lambert dire à sa mère qu'il ne dînerait pas avec elle. Il savait qu'elle se réjouissait toujours, quand il prenait une distraction. --C'est gentil, une partie fine à nous deux, s'écria Aurélie, en entrant dans le cabinet particulier où Jacques la conduisait. Elle portait une toilette délicieuse: jamais elle n'avait été plus jolie. Ses cheveux roux, superbement tordus sur la nuque, jetaient des tons ambrés sur son visage pâle, éclairé par ses yeux gris, spirituels et vifs. Au théâtre, elle jouait les coquettes avec une verve mordante. L'habitude aidant, elle continuait le rôle dans la vie réelle. Ses reparties vives, quelquefois impertinentes et acérées, lui avaient acquis très vite la réputation d'une femme d'esprit. Ce soir-là, plus en verve que jamais, elle désirait que son esprit brillât sous toutes ses facettes, comme un diamant bien taillé. Jacques s'amusait franchement. Jeunes et bien portants tous les deux, ils s'égayaient ainsi que des gamins faisant l'école buissonnière. Le dîner fini, assis l'un près de l'autre, sur le banal canapé de velours rouge, ils se sentaient bercés par la jouissance d'une digestion agréable. Tout à coup, Aurélie se leva. --Et le théâtre? Nous allions l'oublier! Il est probable que, malgré son succès, l'opérette à la mode n'amusait pas Aurélie; peut-être aussi voulait-elle en jouer une autre dans l'intimité, une opérette à deux avec couplets alternés. Au bout d'une demi-heure, elle dit tout bas à son ami: --Cette pièce est insipide. Nous gâtons notre soirée. Venez-vous prendre une tasse de thé chez moi? --Volontiers. La comédienne habitait rue des Pyramides. Avec beaucoup de goût et un peu d'argent, il est facile de s'organiser un nid délicieux. --C'est bien joli chez vous, dit Jacques; j'y viens toujours avec plaisir. --Vous êtes un impertinent, répliqua-t-elle. Vous venez pour le logis, et non pour la locataire. Bon! voilà que Rosalie n'a pas allumé le feu dans le salon. Passons dans mon boudoir: là, au moins, nous pourrons nous chauffer. Je vous laisse une minute. Vous m'excusez? Aurélie connaissait les hommes; elle estimait que pour être un grand artiste, Jacques n'en ressemblait pas moins à ses confrères en bêtise. Un quart d'heure après, elle apparaissait, troublante et capiteuse, comme une jolie fille qui veut damner un saint. La chasteté du sculpteur ne lui méritant pas encore son inscription au calendrier, elle espérait bien lui tourner complètement la tête. Il jeta un cri en l'apercevant. --Vous êtes adorable ainsi, dit-il. Elle avait quitté sa robe, et vêtu un peignoir blanc garni de dentelles qui dessinait gracieusement la taille souple. --Vous voyez, je m'assieds là, à côté de vous, reprit-elle. Et elle se rapprochait de Jacques, grisé lentement par le parfum pénétrant de cette exquise créature. --Rien ne vaut une bonne tasse de thé au coin du feu. Ah! mon ami, quelles charmantes soirées nous avons perdues! C'est dommage que deux anciens camarades comme nous ne se voient pas plus souvent. --Mais je ne demande qu'à vous voir davantage! --Vraiment? Elle secouait gracieusement la tête d'un air coquet: brusquement, son peigne d'écaille roula, et les cheveux roux coulèrent à flots sur son visage et sur son corps. Elle eut un petit cri d'effroi. --Jacques, sauvez-moi, je vais me noyer! Elle se tenait debout, superbe sous les flots de cette magnifique chevelure qui l'enveloppait d'un vêtement doux aux reflets ambrés et soyeux. --Dieu! que vous êtes belle! dit-il. --Ramassez le peigne, et relevez mes cheveux... Elle s'agenouillait sur le fauteuil, penchant en arrière sa tête fine. Jacques baignait ses mains avec délice dans ces flots dorés qui dégageaient une odeur troublante. Aurélie, la taille bien cambrée, faisait saillir, dans son mouvement léonin, les splendeurs de sa gorge. Jacques se penchait vers elle. La jeune femme le regardait, les lèvres entr'ouvertes. Il tendit les siennes dans un sourire. --Ah! j'ai une envie folle de toi! murmura-t-elle en se laissant glisser dans ses bras... Il était bien étonné, le lendemain matin, quand, léger et fredonnant, il retournait aux Batignolles. Sa maîtresse! Aurélie, sa camarade d'autrefois! Il emportait de cette nuit d'amour un souvenir aigu. Tour à tour rieuse et passionnée, la comédienne avait tout fait pour séduire et fixer ce beau garçon volage. Elle lui confiait un de ces aveux délicats qui charment toujours un homme, lui disant qu'elle croyait bien l'aimer depuis longtemps. Et elle ne mentait pas, la coquette! Lui, songeait que cela était possible, après tout. Pour la première fois, il gardait une pensée émue en sortant des bras d'une femme. Elle ressemblait si peu à toutes celles qu'il avait rencontrées jusque-là! On n'a guère le temps d'aimer, à la Villa Médicis, quand on travaille beaucoup et qu'on ne va pas dans le monde. Les Transtévérines massives, avec leurs allures de bêtes paisibles, n'avaient jamais été pour lui que des machines à plaisir. De retour à Paris, ses caprices changeants ne pouvaient guère l'attacher aux maîtresses qu'il prenait pour quelques semaines. Voilà que, maintenant, il connaissait une vraie femme, sensuelle et gaie, avec des goûts délicats et un coeur dévoué. Pourquoi ne l'aimerait-il pas, après tout? L'amour! un bien grand mot et qui lui faisait peur. Que ce dût être de l'amour ou un caprice plus sérieux que les autres, il n'en était pas moins secrètement attendri. Il se disait pourtant, avec cet impérieux besoin de psychologie qu'éprouve tout homme intelligent quand il possède une femme nouvelle, que l'amour vrai ne commence pas ainsi par un caprice des sens subitement éveillés. Il lui semblait que, même après cette nuit d'amour, Aurélie restait pour lui la camarade d'autrefois. Sans doute, des liens plus intimes se nouaient entre eux. Mais le sentiment de son coeur demeurait le même... Bah! pourquoi discuter avec son plaisir? Il se rappelait, non sans de secrètes voluptés, la fine tête d'Aurélie, ses yeux brillants, son corps souple et bien fait. Il lui devait des heures délicieuses et qu'il n'oublierait pas de sitôt. Sa mère l'attendait dans l'atelier. Elle feignait de ne jamais s'apercevoir de son absence lorsqu'il disparaissait pendant une nuit. Cette tolérance peu morale entrait dans les calculs de Françoise. Jacques ne s'expliquait point, en pareil cas. Leurs vies communes se liaient trop étroitement pour qu'il pût lui cacher ce qu'elle aurait dû ne point savoir; du moins, l'un et l'autre ne faisaient aucune allusion à des sujets qu'il ne leur convenait pas d'aborder. Françoise tenait un journal à la main: --Lis, mon enfant. Jacques dépliait rapidement la feuille. Un critique d'art célèbre parlait du _Vercingétorix_ en termes enthousiastes. Il n'hésitait pas à placer Jacques Rosny au même rang que les plus grands sculpteurs. Puis, il parlait du courage du jeune homme, de sa belle conduite pendant la guerre, de l'âpre énergie qu'il mettait au travail. --Tu es content, dit-elle, les yeux remplis de joie. --Si je suis content! C'est plus que je ne mérite. --Ne dis pas cela. Je veux que tu sois le premier... tu entends? le premier! En prononçant ces deux mots, elle se transfigurait. Oui, il serait le premier dans son art, le fils du fusillé, le descendant des ouvriers misérables. Il serait le premier, et le monde s'inclinerait devant la force de son génie, et il serait illustre, riche, envié, et les plus belles, les plus puissants lui souriraient, et ce serait sa revanche, à elle, qui en jouirait toute seule, dans son silence et son obscurité. --Est-ce que tu attends du monde aujourd'hui, mon enfant? --Oui. Notre ami, le docteur Grandier. Il doit venir me voir avec deux dames de ses amies. --Tu dînes avec moi, ce soir? --Certainement. Mais je t'en prie, ne restons pas à la maison. Les murs m'étoufferaient. Il me semble que j'ai un trop-plein de vie qui déborde. Veux-tu que je te mène au théâtre? --Du moment que je passe ma soirée avec toi, je suis contente. Allons, embrasse-moi, et à ce soir. Elle le serrait dans ses bras, ravie, heureuse, triomphante. Jacques se remit à la tâche quotidienne. Il travaillait avec ardeur, entièrement possédé par son oeuvre, sans être distrait une minute par le souvenir d'Aurélie. Le joli visage de l'actrice ne venait pas même danser devant ses yeux. Toute la matinée s'écoula ainsi. Après un déjeuner rapide, il reprit sa besogne un instant interrompue, ne se rendant pas compte de la fuite des heures. Seule, l'arrivée de M. Grandier le rappela à la réalité. Nelly en toilette tapageuse, montrant son joli visage, et Mme de Guessaint en toilette sombre, la figure un peu voilée, accompagnaient l'illustre savant. --Chère madame, dit le docteur, en se tournant vers Faustine, permettez-moi de vous présenter Jacques Rosny. Je vous ai dit que je l'aimais comme un enfant. Faustine eut un mouvement brusque, et se sentit vaguement troublée. Elle reconnaissait le sculpteur rencontré par elle deux ans plus tôt, dans le promenoir de San Onofrio, à Rome. Elle se ressaisit bien vite, et leva son voile, afin que l'artiste pût commodément la voir. Se souviendrait-il aussi de cette causerie d'une demi-heure? Elle le regardait de ses beaux yeux fiers et tranquilles. Jacques rougit légèrement, et, s'inclinant devant elle. --Je suis heureux de vous être présenté, Madame. Vous m'avez oublié, sans doute. C'est tout naturel. Faustine interrompit le jeune homme pour s'approcher du _Vercingétorix_. Elle contemplait le chef-d'oeuvre avec une profonde émotion d'artiste. Le Gaulois, chargé de chaînes, les membres tordus sous les âpres morsures du fer, relevait la tête en un mouvement d'orgueil hautain. Dans ses yeux on lisait une pensée immuable. Derrière Rome triomphante, il voyait la Gaule future, victorieuse à son tour, et prenant sa revanche des hontes passées. Autour de lui, gisaient un guerrier mort, un enfant massacré; une femme, les seins nus, le coeur percé d'un poignard, se renversait entourant de ses bras les genoux du patriote enchaîné. Faustine admirait. La pensée du sculpteur jaillissait, lumineuse et sublime. La jeune femme éprouvait ce frisson du Beau qui est la plus grande jouissance de l'artiste. Dans un élan d'enthousiasme, elle tendit la main à Jacques. --C'est beau, dit-elle. De coutume, on l'accablait de compliments, et de flatteries banales dont il se sentait gêné plutôt que réjoui. Ces deux mots, prononcés d'une voix émue, lui allèrent droit au coeur. Il retrouvait, devant Mme de Guessaint, cette espèce d'embarras qu'il avait éprouvé jadis dans le promenoir du couvent. Cette belle créature, au visage pâle et fier, aux yeux éclatants, qui marchait avec l'aisance calme et superbe d'une déesse, lui inspirait une crainte vague. --Oh! le beau buste! s'écria tout à coup Nelly. Et elle appelait l'attention de Mme de Guessaint sur le buste de la princesse V..., d'une élégance souple et gracieuse. A son tour, Mme Percier exprima toute son admiration au jeune homme. Elle lui expliqua que son amie se montrait fort réservée, d'habitude, devant les oeuvres d'art. Un suffrage comme le sien valait bien des éloges. Elle lui apprit que, malgré sa modestie, Faustine était peintre et capable de le comprendre. Mme de Guessaint causa peinture avec Jacques, et tous deux se sentirent rapprochés par des impressions communes. Jacques l'écoutait parler avec un plaisir dont il ne se rendait pas compte. Les idées de la jeune femme lui plaisaient; mais aussi cette voix harmonieuse qui le charmait d'une façon singulière. --Maintenant que nous nous connaissons, monsieur, j'espère que vous me ferez le plaisir de venir chez moi. Je serai toujours heureuse de vous recevoir. D'habitude, le sculpteur laissait tomber ces invitations qu'on lui adressait. Il acceptait celle-ci, avec l'intention réelle d'y donner suite. Pourquoi désirait-il revoir Mme de Guessaint? Il ne s'en rendait pas bien compte. Mais quand elle fut partie, quand il se retrouva seul dans l'atelier, il se promit d'aller chez elle. Chose étrange! il venait de passer une nuit amoureuse, pleine de sensations subtiles, avec une jolie créature qu'il connaissait depuis longtemps, et voilà qu'il pensait obstinément à une autre femme, qu'il n'avait vue que deux fois en deux ans, et pendant quelques minutes. A vingt-six ans, on subit ses sentiments sans les analyser. Jacques songeait à Faustine, sans comprendre l'étrangeté de cette songerie. Quelque chose comme une obsession très douce s'emparait de son esprit. Il se rappelait surtout la manière divine dont elle marchait, ces mouvements d'impératrice romaine, gracieuse et noble. Deux heures plus tard, on frappait doucement à sa porte; absorbé, moins par son travail que par sa préoccupation intime, il n'entendait pas l'appel du visiteur nouveau, lorsque Mme Percier se trouva tout à coup devant lui. --Vous êtes étonné de me revoir? dit-elle en riant. --Mais, Madame... --Voici ce qui m'amène. Mme de Guessaint, avec qui je suis venue tantôt, est ma soeur plutôt que mon amie. Or je n'ai ni son portrait ni son buste! Oui, oui, je comprends votre mouvement. Je sais que vous n'aimez pas faire de bustes; le docteur me l'a dit. Je vous prie en grâce de consentir à une exception en ma faveur. --Mais je ne refuse pas, j'accepte. --Vous acceptez? comme cela, tout de suite, sans vous faire prier? Vous êtes charmant. En effet, pour toute autre, Jacques eût refusé. Il s'agissait de Faustine; il consentait, et avec un plaisir qui l'étonnait un peu. --Alors, je vais vous demander une autre faveur, répliqua Nelly. Vous voulez bien? Jacques la trouvait charmante: elle parlait si gentiment, et tant de gaieté sonnait dans son rire jeune! --Je vais vous expliquer mon affaire, reprit-elle. Je suis très riche... oh! mais, très riche. Malheureusement, je suis aussi très dépensière. Il y a des mois où j'ai beaucoup d'argent; d'autres où je suis pauvre comme Job. Eh bien, rendez-moi un grand service. Acceptez ceci. Elle lui tendait un portefeuille, en maroquin du Levant, sans chiffre. Le jeune homme recula la main. --Oh! Madame!... --Puisque je vous dis que vous me rendez service! Vous ne voulez pas être mon banquier? Il faudra bien que je le paie, ce buste, que vous consentez si aimablement à faire. Que vous importe si c'est tout de suite? Elle bavarda pendant une heure; et le jeune homme l'écouta, très attentif, parce qu'elle lui parlait de Mme de Guessaint. Nelly lui dit quelle artiste était Faustine, et pourquoi le monde ignorait la flamme géniale qui brûlait en elle. Peu à peu, l'ombre emplissait l'atelier, et les causeurs ne s'en apercevaient pas. Bientôt, Jacques alluma une lampe, et le bavardage recommença. Le temps coulait si vite que Mme Rosny, inquiète de ne pas voir rentrer son fils, vint le chercher tout à coup. --Ma mère, Madame, dit Jacques un peu embarrassé. Françoise, à demi cachée dans l'ombre, dévorait des yeux cette étrangère qu'elle trouvait auprès de son fils, dans une conversation intime, à une heure si avancée de la journée. Nelly s'excusa et prit congé, après avoir remercié le sculpteur et salué Mme Rosny. Dès que Mme Percier fut partie, Françoise interrogea son fils. Quelle était cette inconnue? Une femme du grand monde, sans doute? Du grand monde! Elle disait ces trois mots avec amertume. Sa jalousie ne s'y trompait pas une minute. Jacques aperçut le petit portefeuille, et dit gaiement: --Je ne sais pas son nom. Elle venait me demander de faire le buste d'une de ses amies. Toutes deux sont fort liées avec M. Grandier. Regarde donc, mère! Dix mille francs! Ma foi, c'est une surprise agréable. Cette dame a le tort de payer d'avance, mais elle paie cher. Joyeusement, il embrassait sa mère, dont la méfiance se dissipait peu à peu. Elle avait cru d'abord à quelque mondaine amoureuse; et les caprices de mondaine lui faisaient peur. Il s'agissait, au contraire, d'un travail, d'un travail bien payé: rien de mieux. --Je te mène au cabaret, maman. Ce soir, nous faisons une partie fine à nous deux!... IV Pendant les deux premières séances, Nelly accompagna son amie à l'atelier du square des Batignolles. A la troisième, Faustine arriva seule. Il en fut ainsi désormais. Et, dès lors, commencèrent pour le jeune homme des journées pleines d'enchantement. Faustine se sentait vivement attirée par cette nature expansive et jeune. Elle retrouvait tout entière l'impression qu'elle avait subie à Rome, deux ans auparavant. Mme de Guessaint, trop fière pour craindre le danger et d'ailleurs trop pure pour le connaître, se laissait aller doucement à la sympathie que lui inspirait l'artiste. Pendant que Jacques travaillait avec sa fougue et sa passion habituelles, dévorant des yeux le beau visage qui posait devant lui, elle parlait avec le même abandon que si elle eût été en face de Nelly. Lui, trouvait toujours le même charme à cette voix délicieuse. Mille séductions s'étaient réunies dans cette jeune femme, pour un homme tel que Jacques. Mme de Guessaint paraissait tout connaître: elle gardait de ses voyages une fraîcheur de souvenirs, une variété d'expressions, une poésie de langage qui emportaient l'artiste dans un monde nouveau. Elle disait les paysages sans fin de la Syrie, les plaines où jaillissent les cactus énormes, et les arbustes gris, secouant la poussière de leurs feuilles fanées; et Jérusalem, debout sur son plateau légèrement incliné, éveillant à la fois la religiosité du chrétien et la sensation subtile de l'artiste; et les terrasses du temple de Salomon, que flanquent des tours crénelées sous le bleu profond du ciel; et l'émotion subite quand, du sommet de la citadelle de Sion, l'oeil descend sur la sombre vallée de Josaphat. Brusquement, elle quittait la Syrie pour l'Europe; elle racontait Madrid et ses élégances raffinées; la verte Andalousie qui rit le long du jaune Guadalquivir, couchée au milieu de ses palmiers et de ses aloès. Puis la mosquée de Cordoue, avec ses mille colonnes de porphyre; et la cathédrale de Séville, où l'âme s'endort dans la molle plénitude du rêve, cet immense vaisseau de pierre où Notre-Dame de Paris danserait à l'aise; et la Giralda, le jour du samedi saint, quand toutes les cloches partent à la fois, lançant leur carillon de bronze vers le ciel éternellement pur. Jacques l'écoutait avec ravissement. Les artistes seuls savent parler aux artistes. Le jeune homme comprenait toutes les descriptions de Faustine, heureuse elle-même de se sentir comprise. Une irrésistible sympathie les avait d'abord attirés l'un vers l'autre. Maintenant, cet homme de génie et cette femme rare, connaissaient l'union de leurs intelligences, avant l'union de leurs coeurs. Jacques savait peu de chose en dehors de son art. Il ignorait le monde, où il ne mettait jamais les pieds; il ignorait la vie, avec ses exigences; il ne savait pas qu'on ne pardonne jamais aux hommes, même supérieurs, de se passer des autres. Faustine lui ouvrait des horizons jusque-là fermés. --Vous me dites que vous n'aimez pas le monde, Monsieur. N'importe: il faut y aller. Si puissant que soit votre esprit, il ne possède, en somme, comme celui de toute créature humaine, qu'un nombre limité d'idées. Nous avons besoin, les uns et les autres, d'échanger nos pensées, de nous renouveler nous-mêmes en renouvelant ceux qui nous entourent. Vous me pardonnez de vous faire un peu de morale? --Je vous ai une reconnaissance infinie, Madame. J'ai toujours vécu comme un sauvage, replié sur moi-même, absorbé dans mon travail. Vous m'initiez à des vérités que je ne soupçonnais pas. Je croyais qu'un artiste doit fuir le monde. Ce sont les idées de ma mère. Elle se trompait, n'en sachant guère plus que moi. Vous, dont l'esprit est ouvert à tout, vous me montrez mon erreur. Est-il possible, mon Dieu, qu'en un temps où les femmes sont si futiles, il s'en rencontre une telle que vous! --Prenez garde! votre phrase ressemble à un compliment. N'oubliez jamais en me parlant que je hais la banalité. Alors, je vous ai réconcilié avec le monde? Eh! bien, vous ferez vos débuts chez moi, et j'en serai charmée. Faustine posait depuis cinq ou six jours, quand, un après-midi, la causerie effleura la politique. Jacques lui parlait d'un bas-relief dont l'idée le passionnait. Il voulait synthétiser la Révolution, faire crier au marbre l'enthousiasme des volontaires de 92, et les belles fureurs de ces années sanglantes et guerrières. --Vous avez tort, Monsieur. L'art est trop haut pour qu'on l'abaisse au niveau de la politique. --Ce n'est pas de la politique, Madame, c'est de l'histoire. --Vous oubliez les échafauds... A ce compte, la Commune aussi serait de l'histoire. Cependant, il ne vous viendrait pas à l'idée de couler en bronze les massacreurs et les bandits de cette époque-là. Jacques dit d'une voix brusque: --Ni massacreurs ni bandits, Madame. Serviteurs malheureux d'une idée fausse, voilà tout. Faustine se leva toute droite, impérieuse et frissonnante. --Je vous excuse, Monsieur. Vous ne savez rien de ma vie. Mon père a été tué par une balle des fédérés, et les fédérés ont fusillé mon frère! --Sang pour sang, Madame! Les soldats de Versailles ont fusillé mon père! Les haines forcenées de la guerre civile se réveillaient en ces deux êtres. Leurs idées contraires se choquaient violemment. Le choc pouvait faire jaillir deux colères: il n'éveilla que deux pitiés. --Votre père et votre frère ont été tués, reprit Jacques d'une voix très douce. Comme vous avez dû être malheureuse! --Votre père a été fusillé, répliqua-t-elle extrêmement émue, comme vous avez dû être malheureux! Et d'instinct, ils se tendirent la main, comme pour abjurer les haines d'autrefois. Ce jour-là, Jacques ne travailla pas davantage. L'un et l'autre parlèrent de ceux qu'ils avaient aimés. Faustine disait la belle vie du général, son dévouement chevaleresque au pays, son patriotisme, sa fin sublime de héros; elle évoquait le souvenir d'Étienne, le soldat aventureux, au caractère généreux et fier. Lui, de son côté, racontait les années dures de l'ouvrier, les souffrances de Pierre Rosny, sa mort tragique au coin d'un fossé; si bien que son fils et sa veuve, ignorant où il dormait son dernier sommeil, ne goûtaient même pas la triste joie de prier sur sa tombe. De nouveau, les deux jeunes gens se sentaient unis par cette communauté de douleurs semblables, nées de destins contraires. Ce qui aurait séparé deux âmes vulgaires rapprochait ces deux âmes supérieures. Oubliant que leurs pères étaient morts dans des rangs opposés, ils abjuraient les fureurs infécondes, pour pleurer le même malheur qui faisait de pareils orphelins. Le lendemain, quand Faustine revint, ils ne parlèrent plus du passé douloureux. La jeune femme, cette fois, interrogea l'artiste sur son enfance. Elle lui fit raconter sa courte vie de soldat, pendant la guerre; comment il tombait à Montretout, la poitrine trouée par une balle; l'histoire de cette médaille militaire obtenue par M. Grandier, puis, les années de Rome, à la Villa Médicis. Jacques ne voulut rien cacher. Il dit toute son histoire, avec un abandon plein de gaieté, riant de la misère d'autrefois, lorsque l'argent manquait et que le travail acharné de sa mère suffisait seul à les faire vivre. Mme de Guessaint questionna curieusement Jacques Rosny sur Françoise. Mais celui-ci s'enferma dans une sorte de craintive discrétion. Il sentait si bien l'abîme creusé entre ces deux femmes! Faustine cependant insista pour que l'artiste donnât suite à son projet de sortir, d'aller dans le monde. Elle devinait qu'une volonté pesait sur lui, pour qu'il persistât dans cette claustration. A présent, il cherchait des défaites, il s'efforçait de réfuter ses arguments; mais elle sentait bien qu'elle prenait lentement une influence considérable sur cet esprit. A la fin de la première semaine, une phrase de Jacques la fit réfléchir. Ils discutaient une question assez importante de l'art contemporain: le modernisme. Mme de Guessaint lui conseillait de suivre le courant de son siècle, qu'un âpre besoin de vérité emporte loin de la fantaisie capricieuse. Lui, au contraire, entraîné par sa nature ardente, voulait allier beaucoup de vérité avec un peu de romantisme. Elle combattait cette opinion qu'elle estimait fausse. --Croyez-moi, Monsieur. Un grand artiste comme vous doit trouver la formule nouvelle. Cette formule est la même pour le sculpteur que pour le peintre et le poète. On ne la découvrira ni dans le romantisme échevelé des uns, ni dans le réalisme exagéré des autres. C'est la modernité qui triomphera. Il faut être l'homme de son temps. On eût bien fait rire Jacques quinze jours auparavant, en lui disant qu'une femme du monde lui donnerait des conseils d'esthétique; bien plus, qu'il les suivrait et en tiendrait compte. Quand Faustine partait, il ne rentrait pas rue Lambert, comme il faisait d'habitude. Il se couchait sur son canapé, et, bercé par un souvenir, il rêvait profondément. L'image de cette femme le hantait. Elle ne parlait plus, qu'il l'écoutait encore. La douceur de sa voix musicale chantait à son oreille des paroles cadencées. De temps en temps, il levait les yeux sur le _Vercingétorix_ et baissait la tête, confus, surpris, presque mécontent. Lui aussi portait des chaînes, comme le guerrier vaincu. Il aimait Faustine. C'est donc cela, l'amour, une possession violente, une conquête de toutes les pensées? Comme c'était venu vite! Alors, il se débattait, cherchant à se prouver qu'il se trompait. L'amour? Allons donc! Un caprice comme les autres, d'une nature différente peut-être, parce que Faustine était une femme d'un ordre supérieur. Pour la première fois, il cherchait à lire dans son coeur, à bien analyser ses propres sentiments. Pourquoi l'aurait-il aimée? Et il se répondait tout bas qu'il l'aimait parce qu'elle ne ressemblait à aucune autre créature. Cette intelligence si haute l'exaltait, cette voix, cette démarche, ce sourire le ravissaient, son oeil exercé de sculpteur devinait les splendeurs de ce corps harmonieux et souple; et toutes ces pensées le grisaient, l'affolaient. Chaque soir, à présent, Françoise venait le chercher à l'atelier. Elle le trouvait seul, dans l'ombre, enfoncé en de cruelles songeries. Elle l'emmenait avec elle; et le jeune homme gardait sa mélancolie. Elle l'interrogeait, et il ne répondait que par des mots vagues. Il invoquait son travail, l'inquiétude du prochain Salon. Mme Rosny ne le croyait pas. Son travail? Il était fini. L'inquiétude du prochain Salon? Un triomphe paraissait assuré. Jacques mentait. Il ne lui disait plus la vérité. Alors, que se passait-il? Elle voulait savoir et elle ne trouvait pas. Ce fut Aurélie qui lui fit tout comprendre. La comédienne venait peu chez Mme Rosny. Batignolles est loin de la rue des Pyramides; et une femme austère comme Françoise effarouchait la comédienne coquette. Cependant, une semaine environ après son aventure avec Jacques, elle arriva rue Lambert. Depuis cette nuit délicieuse où, très sincèrement, dans un élan de passion, elle s'était donnée au jeune homme, Aurélie n'avait plus revu son amant de quelques heures. Le lendemain, le surlendemain, elle l'avait attendu vainement, un peu surprise d'abord, très dépitée ensuite. Comment! il ne revenait pas? il ne lui écrivait pas? Les femmes ont une vanité excessive, mais autant de finesse que de vanité. Dans les choses de l'amour qui lui sont personnelles, la plus sotte sait toujours bien y voir clair. Aurélie n'hésita pas une minute. Une rivale s'emparait brusquement de Jacques, l'arrachait à la séduction tendrement et savamment préparée. Le silence de l'artiste ne s'expliquait pas autrement. Mais quelle rivale? Évidemment, Jacques ne la connaissait pas avant cette soirée où il était tombé dans ses bras. Sans doute une de ces aventures imprévues et soudaines qui bouleversent la vie d'un homme. --Bonjour, Madame. Comme il y a longtemps que je ne vous ai vue! s'écria-t-elle en entrant chez Mme Rosny. Comment va Jacques? --Jacques va bien, je vous remercie. Non, Jacques n'allait pas bien. Il suffisait à Aurélie de regarder la mine soucieuse de Françoise. Alors elle bavarda, parla de son théâtre, de ses rôles, de ses petites ambitions. Puis, elle revint au sculpteur par un détour habile. Que faisait-il? A quoi travaillait-il? Distraitement, Mme Rosny raconta l'histoire des dix mille francs, la visite de cette femme élégante et jolie qui commandait le buste d'une de ses amies. Aurélie était fixée. Jacques aimait l'une ou l'autre; ou la dame au buste, ou celle qui le faisait faire. Elle savait d'avance qu'elle aurait en Mme Rosny une alliée inconsciente. --Jacques va devenir amoureux d'une de ces élégantes mondaines, dit-elle en riant. Prenez garde, elles vous l'arracheront! Vous ne les connaissez pas. Elles vont bien quand elles s'y mettent! On accuse les comédiennes de coquetterie! Quelle erreur! Les femmes du monde s'entendent bien mieux que nous à enjôler un homme. D'autant plus que, malgré ses vingt-six ans, il est presque aussi naïf en amour qu'un garçonnet de dix-huit. Il a toujours travaillé; il ne connaît pas les roueries et les séductions de ces belles dames, qui gâchent le temps d'un artiste, et le plantent là quand elles ne l'aiment plus. La comédienne savait exactement la portée de ses paroles. Il n'en fallait pas davantage pour exciter la jalousie de Mme Rosny, pour que celle-ci surveillât son fils. Aurélie prit congé et s'en alla frapper à la porte de l'atelier, très curieuse de savoir quelle réception lui réservait le bel infidèle. Elle le trouva, comme le trouvait toujours sa mère après le départ de Faustine, seul, inactif, sombre. --C'est moi, dit-elle en entrant. Puisque vous ne veniez pas, je suis venue. Je vous demande à dîner comme l'autre soir: voulez-vous? Jacques eut un geste violent en l'apercevant. --Ma foi, je suis absurde! s'écria-t-il, et vous êtes vraiment bien gentille de vous souvenir encore d'un imbécile tel que moi! Vous me demandez à dîner? Bravo! asseyez-vous là; je veux me mettre à vos genoux, implorer mon pardon, vous dire que vous êtes adorable. Nous dînons ensemble; ensuite vous m'emmenez chez vous, et nous passons une bonne soirée... comme l'autre soir; et... et tu m'offriras une tasse de thé, veux-tu? Toute la soirée, il se montra fort gai, fort tendre; mais sa gaieté et sa tendresse trahissaient une intense nervosité. Ses yeux brillaient d'un feu sombre. Il parlait avec une amertume et une violence qu'Aurélie ne lui connaissait pas, ou bien, tout à coup, il devenait triste et taciturne. Elle l'étudiait avec son intuition du coeur humain, avec son flair de femme un peu jalouse et très coquette. Elle éveillait les sens de son amant: rien de plus. Le coeur et la pensée n'étaient pas avec elle. Il lui témoignait la passion physique qu'éprouve toujours un jeune homme pour une jolie femme; mais le rêve, l'infini, l'au-delà de l'amour appartenaient à une autre. Quelle était cette autre? V Faustine se sentait violemment aimée. Une femme ne se trompe jamais aux sentiments qu'elle inspire. Elle perçoit nettement les troubles qu'elle fait naître, les émotions qu'elle éveille. Coquette, Mme de Guessaint aurait joué le jeu des coquettes. Sincère et loyale, elle s'interrogeait avec angoisse, se demandant si elle n'était pas bien près d'aimer, elle aussi; si elle n'aimait pas déjà. Jacques la séduisait par sa nature primesautière et jeune, par son ardeur, par sa gaieté: surtout par cette flamme de génie qui l'illuminait. Devant Faustine se posait la redoutable question qui a épouvanté tant d'honnêtes femmes! «Je suis aimée. Que ferai-je, si j'aime?» On espère toujours ruser avec son coeur. Pour une créature telle que Faustine, pure comme la neige inviolée, d'une loyauté inflexible, l'adultère est un mot vide de sens. La pensée du mensonge n'entrait pas dans cette âme. Bien plus, l'hypothèse d'une chute ne se présentait même pas à son esprit. Avec la naïveté poétique de son esprit d'artiste, elle croyait que Jacques l'aimait d'un amour passionné, mais platonique. Très fine, elle sentait bien qu'elle en imposait au jeune homme. Oserait-il même risquer un aveu? Ce qu'elle ne pouvait pas se cacher à elle-même, c'est la jouissance profonde que lui causaient ces rendez-vous quotidiens. Elle partait de l'atelier avec du bonheur plein son âme. Elle devenait gaie, elle riait, et, presque expansive, elle étonnait Nelly qui ne la reconnaissait plus. Le soir, qu'elle restât chez elle ou qu'elle allât dans le monde, elle revivait par le souvenir toute la délicieuse journée. Ce dimanche-là, elle avait déjeuné seule. Depuis quelques jours, elle voyait peu M. de Guessaint, absorbé par les préparatifs de son voyage dans le Sud-Oranais. Assise au coin du feu, dans son boudoir, elle rêvait à la semaine qui venait de s'écouler. Comment avait-il pu suffire de quelques jours pour la changer si profondément? Elle aimerait, elle? Impossible. Par instants, elle se débattait contre la séduction irrésistible qu'elle subissait. Non pas qu'elle eût honte en se disant qu'elle pouvait faillir. Mais elle se révoltait contre cette prise de possession d'elle-même. Comment, elle, si libre, si fière, cédait-elle ainsi à une inclination coupable? Ce qui l'étonnait le plus, c'est qu'elle ne luttait pas, qu'elle ne désirait même pas lutter. Elle en revenait toujours à la même conclusion. Elle aimait Jacques, ou elle l'aimerait. Mais son amour ne connaîtrait ni les lâches abandons ni les honteuses défaites. Faustine disait quelquefois que l'honneur était la propreté de l'âme. Il lui paraissait impossible que son âme ne fût pas nette comme son corps. Les souillures humaines ne l'atteindraient jamais. Elle ne se rendait pas compte que des idées pareilles sont d'autant plus périlleuses qu'elles empêchent d'avoir peur du danger. Le danger? elle ne le redoutait pas. Elle se laissait glisser à son amour avec une témérité hautaine. Telle, la Fée des Glaciers, dans la légende suédoise: Odin l'a faite reine des hautes montagnes, et son empire durera aussi longtemps que sa virginité; insouciante et légère, elle court sur les hautes cimes, riant des abîmes entr'ouverts. Un jour elle aime et elle est aimée; elle se croit aussi vaillante que jadis; mais sa force la trahit, le vertige la prend, et elle roule dans les précipices sans fond. La femme de chambre qui entrait dans le boudoir, tira Faustine de sa rêverie. --M. Percier demande si Madame peut le recevoir? dit-elle. Mme de Guessaint restait un peu étonnée. Que lui voulait-il? Tout à coup, elle sourit, se rappelant sa conversation avec le mari de Nelly. --Faites entrer, répliqua-t-elle. Une lueur de malice flambait dans les yeux de Faustine. Le pauvre homme! Il venait se confesser avec une docilité de collégien! Elle s'amusait à l'avance des terreurs de sa timidité effarouchée. Très effarouché, en effet, M. Percier. Rouge, ne sachant comment aborder l'entretien, il parla maladroitement de choses inutiles. Mais Faustine le rappela vite à la question. --Il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous me considérez comme une amie, comme une amie vraie? J'aime très tendrement votre femme. Je veux qu'elle soit heureuse. Je crois qu'il y a entre vous plus qu'un malentendu. Mais en tout cas, ce n'est pas bien grave. Donc, répondez-moi franchement. Vous aimez Nelly? --Oui, murmura Félix. --Beaucoup? --Passionnément. Il dit ce mot avec une ardeur que Faustine ne lui connaissait pas. Elle le regarda fort étonnée. --Alors, reprit-elle, je ne comprends pas du tout. Comment, vous aimez passionnément votre femme, et vous la trompez! C'est absolument inexplicable! --Ce n'est pas inexplicable... mais c'est bien difficile à expliquer. --Si difficile! --Oh! Madame... Vous allez voir! Est-ce que vous me permettez de marcher? Si je marche, je ne vous verrai pas; et il me semble que... Oui! si je ne vous vois pas, j'aurai plus de courage. Alors, tout en se promenant de long en large, même en tournant un peu le dos à Faustine, ce qui produisait un effet assez comique, Félix raconta l'histoire délicate de ses relations conjugales. Très délicate, en effet! Il avait un grand malheur, le pauvre homme. Il était... fort sensuel. Il adorait Nelly, et il s'efforçait de lui prouver le plus souvent possible qu'il la considérait comme la plus séduisante des créatures. Cruellement, la jeune femme semblait prendre plaisir à refuser ses témoignages répétés d'une tendresse naturelle. Elle coquetait avec son seigneur et maître; puis, elle s'enfermait obstinément dans sa chambre fermée au verrou, et ne consentait que bien rarement à s'humaniser un peu. Cette sévérité barbare surprenait un peu Félix. Était-ce coquetterie, ou désir de dominer souverainement, ou simple caprice transformé en entêtement par l'orgueil? Mais, depuis quelques mois, changeant tout à coup, elle déclarait son intention d'être désormais seulement la soeur de son époux. Félix essayait de la ramener, de la convaincre que le mariage a des fins à la fois plus agréables et plus hautes; rien n'y faisait. Nelly s'obstinait dans sa résolution glaciale. Le malheureux agent de change se disait alors que le mieux serait peut-être d'éveiller la jalousie de sa capricieuse compagne. C'est pourquoi il adressait à Mlle Aurélie des voeux coupables, mais exaucés. Au lieu de cacher cette liaison, il s'efforçait de la faire connaître, voulant que Nelly n'ignorât pas ces amours illicites. Faustine riait aux éclats. Ce mari, infidèle par amour, et cette femme amoureuse, glaciale par coquetterie, l'amusaient comme deux personnages de comédie. Décidément, rien ne menaçait le bonheur de son amie. Un simple malentendu séparait les jeunes époux. Elle riait toujours, et ses rires intimidaient de plus en plus M. Percier; il s'imaginait qu'elle se moquait de lui. --Je ne me moque pas de vous du tout, cher monsieur. Mais avouez que la situation est très comique. --Je ne trouve pas, murmura-t-il. Elle le vit si malheureux qu'elle s'empressa de le rassurer. Elle lui promit que son bonheur conjugal renaîtrait bientôt. Elle ferait de la morale à Nelly; et elle se chargeait de changer en une docilité de brebis la capricieuse humeur de la jeune femme. Elle ne lui demandait que huit jours. Et, avant huit jours, Nelly, repentante et corrigée, ôterait de sa porte le verrou fâcheux, cause première de tous ces désastres. M. Percier, très consolé, s'éloignait à peine, lorsque M. de Guessaint se présenta chez sa femme. --Je ne vous dérange pas, ma chère amie? dit-il avec sa politesse accoutumée. --Vous avez besoin de me parler? --Oui. Je voulais vous annoncer une nouvelle qui vient de me surprendre. J'ai reçu tout à l'heure une lettre du ministère de la marine. Nous partons pour Oran beaucoup plus tôt que je ne croyais, dans quatre ou cinq jours. --Je vous souhaite un heureux voyage, mon cher Henry. --Merci. On attelle; vous ne voulez pas faire un tour au Bois? --Merci. Le temps est beau. Je ne suis pas sortie de la journée. Je vais aller jusqu'à la Muette, en marchant. Elle éprouvait le besoin de se dépenser, de rafraîchir sa fièvre, et aussi d'user la longue journée. Il lui tardait d'arriver au lendemain, à cette heure charmante où, toute joyeuse, elle partirait pour l'atelier. Les aveux de M. Percier, ces confidences qui lui paraissaient si comiques, exerçaient sur elle une influence physiologique. Elle en rougissait, elle si pure et si chaste; mais elle enviait les délicates jouissances des amours permises. Ah! si elle était libre, comme elle serait heureuse et fière de devenir la femme de Jacques! L'amour chemine dans un coeur neuf avec une rapidité surprenante. A présent, elle ne discutait plus avec elle-même. Elle s'avouait son amour; mais, en se l'avouant, elle ne sentait naître aucune crainte. Elle se croyait sûre d'elle; elle se croyait également sûre de l'artiste. Il n'oserait jamais révéler sa passion. L'osât-il, elle cacherait la sienne et il ne saurait rien. Elle continuait à se bercer dans sa sécurité périlleuse. Elle aimait? Soit. L'amour pour elle ne serait jamais qu'un sentiment sublime qui réchaufferait doucement son coeur et ne le consumerait pas. Elle était heureuse, oh! bien heureuse! La vie lui apparaissait sous des couleurs nouvelles. Le soir, elle avait du monde à dîner, et elle étonna ses amis par sa gaieté et sa verve joyeuse. Nelly, de plus en plus étonnée, la regardait, ne comprenant rien à cette métamorphose subite. La fière Faustine, s'humanisant tout à coup, semblait descendre des hauteurs où elle avait coutume de planer. Elle causait avec entrain, laissant briller son esprit supérieur, jetant des reparties vives, des mots alertes qui contrastaient avec sa réserve accoutumée. Rentrée dans son appartement, elle compta les heures qui la séparaient de sa visite habituelle au square des Batignolles. Dès huit heures du matin, Jacques arrivait à l'atelier, les sourcils froncés, l'oeil sombre. Tout lui pesait; il n'avait pu dormir; il n'avait pas vu Faustine depuis l'avant-veille et une fièvre impatiente le brûlait. L'ardeur de sa nature l'emportait; il ne se sentait plus la force de résister. Il renvoya son élève, qu'il gardait d'habitude jusqu'à l'apparition de Mme de Guessaint; il s'occupa lui-même des mille détails de sa besogne accoutumée. Bientôt une lassitude immense l'accabla, il s'étendit sur le canapé, enfonçant dans les coussins sa tête brûlante, hâtant les heures, ne parvenant pas à oublier. Faustine parut enfin, et Jacques, domptant la révolte de ses nerfs, s'efforça de paraître calme. --Êtes-vous libre demain soir, Monsieur? dit-elle en s'asseyant à sa place accoutumée. --Mais... mais oui, Madame. --J'espère que vous me ferez le plaisir de venir dîner chez moi. M. de Guessaint entreprend un long voyage, et je désire, avant son départ, vous recevoir dans ma maison. Elle aussi paraissait très calme, et rien, sur son visage paisible et fier, ne trahissait son trouble profond. Mais ce nom de M. de Guessaint suffit à exciter l'irritation de Jacques, qui ne connaissait pas les rapports du mari et de la femme. --Vous voudrez bien m'excuser, Madame, dit-il d'une voix un peu sèche. Mais décidément, je ne me sens pas fait pour le monde. Mieux vaut que je reste chez moi. --Cependant, je croyais vous avoir convaincu que vous aviez tort, reprit-elle avec un sourire. --Pour tout autre artiste qu'un sculpteur, votre raisonnement serait juste. Mais les pauvres diables tels que nous, sont soumis à de terribles nécessités. Ce que vous me voyez faire souvent, me lever et couvrir d'eau mon ébauche, c'est l'emblème de la vie que nous menons. Le sculpteur est avec son oeuvre comme la mère avec son enfant. Tant que l'enfant n'a pas grandi, la mère ne le perd pas des yeux; tant que notre oeuvre n'est pas finie, nous ne pouvons pas l'abandonner. Faustine feignit de ne pas sentir la rudesse de son accent. --Alors, Monsieur, vous refusez de venir chez moi? reprit-elle souriante. --Oui, Madame. --Pourquoi? Il eut un geste violent: --Parce que je vous aime! Faustine se leva toute pâle. Un léger frisson courait le long de son corps. --Comment vous êtes-vous despotiquement emparée de tout mon être? Je ne sais pas. C'est un poison lent qui s'est glissé dans mes veines. Est-ce que j'ai aimé, moi, avant de vous connaître! Aucune femme ne m'a jamais fait ressentir ce que j'éprouve. Je regardais l'amour comme un plaisir, comme un passe-temps. Vous êtes venue, et voilà que je ne peux plus vivre sans vous! Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? Je suis tout seul; je n'ai que ma mère. Si vous ne m'aimez pas, je suis perdu. Il ne me reste plus qu'à me jeter à l'eau. Ne riez pas! Je ne suis pas un de vos jeunes gens élégants qui font la cour à une femme par plaisir ou par désoeuvrement. Je vous aime... Si vous ne m'aimez pas aujourd'hui, vous m'aimerez un jour... Et puis... je ne sais plus ce que je dis... Je vous en supplie, ayez pitié de moi... Faustine s'était laissée retomber sur le fauteuil, violemment secouée par ces paroles ardentes, qui l'épouvantaient et la ravissaient à la fois. Les premiers mots de Jacques lui avaient fait peur; voilà maintenant qu'il demandait grâce, qu'il s'humiliait, que des larmes coulaient de ses yeux. --Pardonnez-moi, je suis un enfant. Je vous dis des absurdités... Je vous aime, je vous aime, je vous aime... Elle le regardait très doucement, sans fierté ni colère, avec une pitié et une tendresse infinies. Elle le voyait souffrir, et elle l'aimait! Eh! bien, non, elle saurait cacher son redoutable secret; il ne se douterait pas du trouble profond où il la jetait. --Oui, vous êtes fou, répliqua-t-elle de sa voix harmonieuse comme une musique. Vous me dites que vous m'aimez, je vous crois. Vous ne songez pas que je ne suis point libre, que je suis mariée... mal mariée peut-être, mais esclave de mon serment. Une femme telle que moi ne descend pas jusqu'au mensonge. Elle a honte de la trahison, non pour les autres, mais pour sa conscience. Jacques cachait sa tête entre ses mains tremblantes, et, de plus en plus troublée, Faustine s'efforçait de cacher son émotion. Elle ne s'apercevait pas que les quelques paroles qu'elle venait de prononcer contenaient un aveu indirect. Il lui disait: «Je vous aime...» et au lieu de répondre: «Je ne vous aime pas», elle se contentait de cette défaite banale: «Je ne suis pas libre.» Mais le jeune homme ne sentait rien, ne voyait rien. Il reprit d'une voix sourde: --Je n'ai jamais aimé avant de vous connaître. L'amour? j'en avais peur, sentant bien que le jour où je me donnerais à une femme, je me livrerais tout entier. Mais il me semblait impossible qu'il en existât une seule méritant cet abandon de tout mon être. La première fois que je vous ai vue, vous m'avez intimidé. Intimidé, moi qui n'ai jamais reculé devant rien! Je vous ai retrouvée, et j'ai retrouvé aussi mon impression première. Puis, vous veniez ici tous les jours et je ne sais quel charme m'enveloppait, que je subissais malgré moi, dont je ne pouvais pas me défendre. Tout est adorable en vous. Vous êtes belle; vous êtes la créature la plus intelligente que j'aie jamais rencontrée; non seulement vos paroles me ravissent, mais encore la voix divine qui les prononce. Je vous aime, oh! je vous aime follement. Il s'agenouillait devant elle maintenant; il entourait la taille de la jeune femme de ses mains brûlantes. Elle le repoussa, se relevant dans un mouvement rapide; elle se jeta en arrière, murmurant d'une voix étouffée: --Adieu, Monsieur. La douceur subite du jeune homme l'effrayait. Faustine marchait déjà vers la porte, quand Jacques se précipita devant elle. --Non, vous ne partirez pas! Si vous partiez, vous ne reviendriez plus. Mais répondez-moi donc! Vous restez là, immobile et glacée, et vous ne me dites rien, à moi qui souffre et qui désespère! Je vous aime! Rien ne me coûtera pour me faire aimer de vous! Si vous me fuyez, je vous poursuivrai avec toute la rage de mon désespoir. Vous me trouverez partout sur votre chemin. Mais pourquoi me fuiriez vous? Il est impossible que vous ne m'aimiez pas un jour. Une passion telle que la mienne saura bien faire fondre le manteau de glace dont vous vous couvrez. Je vous aime, je vous adore! Il la saisissait dans ses bras; il la serrait étroitement contre sa poitrine; il couvrait de baisers son front, ses yeux, ses joues. Toujours muette, les dents serrées, elle luttait nerveusement contre la violence de cette passion qui la pénétrait. Les baisers de Jacques lui produisaient l'effet d'une brûlure. Faustine défaillait maintenant. Elle tomba sur le canapé. --Je sens que vous m'aimez, continuait-il de sa voix ardente. Quelque chose me crie que vous m'aviez deviné, que vous partagez ma folie... Elle se taisait toujours, renversée en arrière; il la prenait dans ses bras, et elle s'en arrachait violemment; il la ressaisissait, la couvrant encore de caresses. Et de nouveau, elle se débattait, honteuse de se sentir presque vaincue et de ne pas demeurer maîtresse d'elle-même. Elle parvint à le repousser, à redevenir libre; elle courut au fond de l'atelier. --N'approchez plus, dit-elle, ou je crie, ou j'appelle. La force contre une femme! Vous! Vous que je croyais supérieur aux autres! Vous me reprochez de me taire: je vais vous répondre. Seulement, quand je vous aurai répondu, vous resterez où vous êtes, sans faire un mouvement, sans venir à moi. Il la regardait toujours; et l'influence qu'elle exerçait sur lui calmait lentement sa passion physique. --Donnez-moi votre parole d'honneur de m'obéir, continua Faustine. --Je vous obéirai. --Je veux votre parole. --Je vous la donne. Elle hésitait, sentant bien toute la gravité des mots qu'elle allait prononcer. Mais cette vaillante créature ne reculait jamais. --Jacques, dit-elle, je vous aime. Il jeta un grand cri. --Rappelez-vous votre promesse! Je vous aime, et je ne peux pas être à vous. Le mensonge me répugne et la trahison me révolte. Si je vous appartenais, je ne pourrais plus vivre. --Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? murmura-t-il d'une voix brisée par les sanglots. A son tour, il tombait assis, épuisé, vaincu; Mme de Guessaint s'approcha de lui, et doucement, avec une tendresse exquise: --Voyez, dit-elle, c'est moi qui viens à vous maintenant. Vous souffrez, vous pleurez, mon pauvre ami? Est-ce que vous croyez que je ne souffre pas, moi aussi? Je m'étais juré que vous ne connaîtriez jamais mon amour pour vous. Je me confie à votre honneur et j'en appelle à votre loyauté. Je vous aime. Vous êtes le premier qui m'ait donné l'émotion irrésistible que je ressens. Si nous ne pouvons pas être l'un à l'autre, il nous reste au moins un bonheur suprême, celui de nous aimer sans honte, puisque nous serons sans reproche. Est-ce que je ne vous livre pas ce qu'il y a de meilleur en moi? Est-ce que vous ne possédez pas ma tendresse, mon coeur, ma pensée? Adieu, Jacques. Regardez-moi bien en face. Je veux savoir si vous m'avez comprise. --Vous partez... --Oui. Je vous supplie de me laisser partir. --Vous reviendrez?... --Je vous le promets. Adieu. Il voulut s'élancer, la retenir; elle lui échappa... et s'enfuit. Jacques demeurait écrasé. Partie! Reviendrait-elle? Oui. Elle l'avait promis; et puis, elle l'aimait. Elle l'aimait! Alors pourquoi se refusait-elle? Mais il ne se sentait pas la force de discuter avec lui-même. Cette violente scène le laissait brisé. Malgré l'aveu de Faustine, il souffrait cruellement, devinant bien qu'un abîme le séparait de cette femme. Il la connaissait maintenant; elle pouvait l'aimer, mais elle ne lui appartiendrait jamais. Mille pensées contradictoires se heurtaient en lui. Il ne gardait même pas l'espérance vague de la fléchir, d'obtenir de sa pitié qu'elle cédât à la passion folle qui l'envahissait. Cette créature fière et hautaine ne s'abaisserait jamais à la chute banale, à l'adultère louche qui ment et qui se cache. Quel que fût son amour, elle résisterait vaillamment, dût-elle le fuir. Le fuir? Il eut un cri de colère. Il essaya de se calmer, en se rappelant la promesse de Faustine: elle ne pensait pas à fuir, puisqu'elle avait promis de revenir. Étendu sur le canapé, son souvenir évoquait toutes les séductions divines de la jeune femme. Il cherchait à voir clair dans ce qui venait de se passer. Faustine lui avait avoué son amour; et pourtant, il restait triste, découragé, abattu. Au lieu d'espérer, au lieu de se dire que, fort de cet aveu, il triompherait de ses résistances, il subissait de nouveau une lourde et cruelle lassitude. Les heures s'envolaient; et il demeurait ainsi, angoissé, déchiré par ces incertitudes cruelles, ne sachant que croire, ne sachant que faire, prêt à donner sa vie pour finir sa torture. La nuit tombait quand sa mère arriva dans l'atelier. Comme les jours précédents, elle le trouvait sombre, farouche. --Tu ne viens pas, mon enfant? --Pardonne-moi, dit-il, je n'ai pas faim ce soir. Je ne veux pas dîner. Elle insistait, anxieuse, sans pouvoir obtenir une autre réponse. Jacques voulait rester là, où il venait de la voir, où son souvenir flottait impalpable et parfumé; il voulait demeurer seul, seul avec ses pensées dont il buvait, jusqu'à la lie, la douloureuse amertume. Françoise le contemplait, muette, les bras croisés. Elle se rappelait les paroles d'Aurélie. Est-ce que la comédienne avait raison? Jacques était-il donc amoureux d'une coquette qui le faisait souffrir? Et elle regardait les traits tirés de son fils, sa pâleur, sa tristesse mortelle. --Tu ne m'accompagnes pas, mon enfant? reprit-elle doucement. --Non, mère, permets-moi de rester ici et, je t'en prie, pardonne-moi. Je n'ai de goût à rien. Cela me fait du bien d'être seul. Seul! voilà que Jacques ne voulait même plus d'elle maintenant! Françoise alluma une lampe; puis, promenant les yeux autour d'elle, elle chercha, regardant, épiant, comme le soldat flairant l'ennemi qui guette une embuscade tendue. Elle voyait clair; Aurélie avait dessillé ses yeux; Jacques aimait follement, éperdument, désespérément. Elle aperçut le buste de Faustine, vaguement éclairé par la lueur rougeâtre de la lampe, et soudain elle comprit. C'était cette femme que son enfant aimait, cette femme qui venait tous les jours, qui causait avec lui, qui s'enfermait avec lui. Mme Rosny eut un geste de colère violente. Elle avait donc en vain surveillé depuis tant d'années l'existence de son fils, en vain elle l'avait fortifié contre les séductions de ce monde exécré. Il fallait qu'une créature sans coeur détruisît d'un seul coup toute son oeuvre, torturât son enfant, lui arrachât la récompense de tant de sacrifices! Elle voulait la connaître, cette étrangère maudite qui bouleversait sa vie, Jacques ne l'accompagnerait pas? Eh bien, soit: pendant quelque temps, elle serait patiente. Ensuite, après le Salon, elle l'emmènerait loin de Paris. Et quand elle l'aurait à elle toute seule, elle reprendrait l'empire qu'elle exerçait autrefois. --Alors, je te laisse. Rentreras-tu de bonne heure? --Oui, mère. --Rentre tard, si tu veux. Tu ne me dérangeras point. Je m'endors tout de suite, tu sais. Non, elle ne s'endormait pas. Mais elle espérait vaguement que Jacques chercherait à s'étourdir, à oublier, qu'il se jetterait dans le plaisir, qu'il s'éprendrait d'une autre peut-être. Sans rien ajouter, elle sortit de l'atelier, puisque la solitude lui plaisait à présent. Le jeune homme égrenait une à une toutes les pensées anciennes; sa fièvre les exagérait. Il se butait toujours à la même idée. Faustine l'aimait: pourquoi se refusait-elle? L'homme ne se rend pas compte des terribles combats qu'une femme se livre à elle-même. Ses pudeurs, ses hésitations, ses craintes lui échappent, parce qu'il n'a pas la même façon de sentir ni d'éprouver. Une femme telle que Faustine, en se donnant à l'homme qu'elle aime, cède moins à l'entraînement de sa tendresse qu'à l'appel de sa pitié. Elle se livre non pour elle, mais pour _lui_. Celle qui n'a jamais failli ressent une révolte instinctive de tout son être. Connaissant mieux la vie, Jacques aurait compté sur le hasard, sur le temps, sur les circonstances. Il se serait dit que Faustine, puisqu'elle l'aimait, accepterait un jour toutes les conséquences de son amour. Pour une créature pareille, le danger n'était pas en elle, mais en lui. Elle saurait bien résister à la passion qu'elle éprouvait, non pas à celle qu'elle inspirait. Forte contre sa souffrance, elle serait faible contre la souffrance qu'elle faisait naître. Trop exalté pour réfléchir, trop naïf pour espérer, le jeune homme se débattait éperdument contre son désespoir. Elle avait promis de revenir? Son coeur lui criait qu'elle ne reviendrait pas. Afin de calmer ses terreurs, il résolut de la voir, de se présenter chez elle; Faustine le recevrait, il lui arracherait de nouveau cette promesse dont il doutait. Dans le square, il s'arrêta une minute. L'air vif du soir lui faisait du bien. Il marchait par les rues, espérant que la fatigue d'une course rapide calmerait son exaltation. Devant l'hôtel de l'avenue Kléber, il eut une minute d'hésitation. Si elle refusait de le recevoir? Elle n'oserait pas. Il sonna. La porte s'ouvrit. --Est-ce que Mme de Guessaint est chez elle? demanda Jacques. --Non, Monsieur; Madame vient de partir en voyage. Il ne répliqua rien et sortit. Partie! ah! la misérable! Coquette et menteuse comme toutes les autres! Elle lui jurait de revenir et elle s'enfuyait, pour le faire souffrir, pour exalter jusqu'au délire la passion qui le brûlait. Il tomba sur un banc de l'avenue, ne faisant pas même attention aux passants qui regardaient avec stupeur ce jeune homme élégant, nu-tête, échoué là comme un ivrogne. Tout à coup, il eut un mouvement de rage et reprit le chemin de l'atelier. Il la maudissait, il la méprisait, il l'exécrait. Partie? où allait-elle? Elle avait donné des ordres, sans doute, on ne le lui dirait pas; elle cachait peut-être à tout le monde l'endroit de sa retraite. Eh bien, soit; il l'oublierait. Il voulait l'oublier! Quand il rentra dans son atelier, des rayons de lune filtraient à travers les fenêtres ogivales de la voûte. Le buste de Faustine se dégageait avec des arêtes indécises vaguement baignées dans les pâleurs de la lumière blanche. Jacques restait hébété devant ce souvenir matériel de son amour. Il souffrait maintenant par sa faute à lui. Son génie d'artiste avait modelé une oeuvre incomparable. Et Faustine absente, Faustine dont il bannissait le souvenir, réapparaissait vivante et palpable devant ses yeux. Il chassait loin de lui cette idée ravissante et maudite: et voilà que son oeuvre se dressait implacable, souriante, pour l'empêcher d'oublier, pour le forcer de se souvenir. Dans un accès de colère folle, il se jeta sur le buste, enfonçant dans l'argile ses mains frémissantes; avec rage il arrachait la glaise lambeaux par lambeaux, espérant arracher ainsi de son coeur la pensée qui l'obsédait. Il tuait l'image de Faustine afin de tuer son souvenir. Il voulait déchiqueter son oeuvre et la détruire, croyant amoindrir sa souffrance s'il rendait au néant la figure divine qu'il en avait tirée. Enfin, épuisé, n'en pouvant plus, il fondit en larmes et se mit à sangloter comme un enfant. VI Les arbres du parc de Chavry frissonnaient sous la brise d'avril. Un beau soleil clair jetait des lueurs blanches sur les taillis dénudés. Quelques fenêtres ouvertes, dans cette maison déserte si longtemps, donnaient un peu de vie aux grandes murailles tristes. Dans le salon, assises devant le feu, Nelly et Faustine causaient avec la douce intimité d'autrefois. --Pourquoi m'as-tu enlevée hier soir? Voilà ce que je ne comprends pas. Tu es arrivée: tu m'as fait préparer une petite malle. Je suis partie sans même savoir où j'allais! Tu me recommandes de taire à tout le monde le lieu de notre retraite. Pourquoi ce mystère qui rappelle ceux de la Sainte-Vehme? --Curieuse! --On le serait à moins. D'ailleurs, je ne te reconnais plus depuis quelque temps. Sûrement, il y a dans ta vie quelque chose que j'ignore. Autrefois, tu m'aurais tout dit. Mais aujourd'hui, tu ne m'aimes plus. Faustine jeta sur son amie un long regard plein de tendresse. --Je ne t'aime plus? Tu verras tout à l'heure. Il faut que nous soyons très franches l'une et l'autre. Confidence pour confidence! --Qu'y a-t-il donc? demanda Nelly dont les yeux brillaient. --Sois patiente. Tu me demandes pourquoi je t'ai enlevée? Te rappelles-tu l'histoire que je t'ai dite un jour? Ma rencontre avec un jeune artiste dans le promenoir de San Onofrio? Je t'avouais que, pendant une demi-heure, il m'avait tenue sous le charme; et toi, méchante, tu me répondais en riant: «Que je serais donc contente si tu le revoyais!» --Oui, je me rappelle. --Eh bien, je l'ai revu. --L'inconnu? le bel artiste? le Pygmalion qui doit animer Galatée? reprenait Nelly en riant; et quel est ce mystérieux personnage? Est-ce que je le connais? --Oui. C'est Jacques Rosny. --Celui à qui j'ai commandé ton buste? --Oui. --Et tu l'aimes? --Je l'aime, dit Faustine en la regardant de ses grands yeux tranquilles. Je le lui ai dit. C'est pour cela que je suis partie. Je veux être son inspiratrice, son amie, mais rien de plus. J'ai eu peur de lui et de moi. Je me suis enfuie; et pour ne pas fuir seule, je t'ai enlevée. Alors elle racontait à son amie l'histoire de la passion soudaine qui, brusquement, s'était emparée de tout son être, cette semaine délicieuse dans l'atelier du sculpteur, et les brûlants aveux de Jacques, et comment elle se sentait profondément troublée par l'invasion de cet amour irrésistible. Elle aimait Jacques, mais elle se méfiait de lui. Elle n'osait pas ajouter qu'elle se méfiait d'elle-même aussi. Nelly écoutait son amie avec une attention sérieuse. --Oui, c'est bien l'amour. Et tu espères pouvoir dompter sa passion et la tienne, rester maîtresse de ta volonté, endiguer un sentiment d'autant plus vif qu'il naît chez deux créatures qui l'éprouvent pour la première fois? Car, si je comprends bien ce que tu me racontes, Jacques Rosny non plus n'a jamais aimé avant de te connaître. --Non seulement je l'espère, mais je le veux. Pourquoi ai-je fui, sinon pour m'arracher à la séduction? Je ne le reverrai plus que chez moi. Si ce n'est pas assez, si je me sens trop faible, je recommencerai mes voyages. Je veux aimer, je ne veux pas avilir mon amour. --Et s'il découvre que tu es à Chavry? --Excepté toi, personne ne connaît ma retraite. Puis, tu oublies Marius, Marius qui se ferait tuer pour moi. Je lui ai dit que personne ne devait franchir l'enceinte de la grille. Personne ne la franchira. --Et ton mari? --M. de Guessaint part après-demain pour Oran. Il s'inquiète bien plus de son voyage que de sa femme. --Et... et Félix? Un frisson de gaieté courait sur les lèvres moqueuses de Nelly. Faustine souriait. --Parlons-en de ton mari! Sais-tu que j'ai causé longuement avec lui? --Qu'est-ce que t'a dit cet homme coupable? --Il m'a dit... il m'a prouvé que le plus coupable des deux, c'est peut-être toi. Il y a une certaine histoire de verrou qui ne me paraît pas bien nette. Comment! ton mari est amoureux de toi, et tu fais la coquette avec lui? Tu t'ingénies à le faire souffrir par des raffinements de cruauté! Mais je lui ai promis de te convertir, et comme nous resterons ici au moins un bon mois, j'aurai le temps de te faire de la morale. Nelly, toute rougissante, cachait sa jolie tête entre ses mains. --Allons nous promener dans le parc, reprit Mme de Guessaint. Je ne te demande rien aujourd'hui. Revivons pour quelque temps nos charmantes journées d'autrefois. Faustine savait bien qu'on pouvait compter sur Marius. Personne, même dans le pays, ne connut sa présence au château. Les deux jeunes femmes ne sortaient pas de l'enceinte du parc. Une cuisinière, ramenée de Versailles par le vieux soldat, demeurait également invisible. C'est lui qui renouvelait les provisions, qui faisait les courses, qui s'en allait chercher à la poste restante les lettres de ses maîtresses. Le temps fuyait rapidement. Nelly et Faustine, séparées par le monde, retrouvaient pour la première fois leur existence de soeurs. Mme de Guessaint jouissait de son repos dans toute la plénitude de son esprit. La solitude lui plaisait. Il lui semblait qu'elle venait d'échapper à un grand danger. Certes, elle se disait que Jacques devait souffrir. Mais elle voulait qu'il s'accoutumât à l'aimer seulement avec son coeur. Elle riait, elle rêvait à travers les allées, ravie de ces premières journées de printemps. Peut-être attendait-elle instinctivement une lettre de son ami, lorsque Marius apportait le courrier. Nelly, au contraire, se montrait nerveuse, agacée. Qu'est-ce que faisait son mari? Lui, non plus, n'écrivait pas. Elle disait à Faustine, non sans un dépit très visible: «Si cette Mlle Aurélie allait prendre de l'influence sur lui cependant?» Mme de Guessaint haussait les épaules et se moquait d'elle. Trois semaines s'écoulaient ainsi, trois semaines délicieuses, pendant lesquelles l'ennui ne se glissait pas une minute entre elles. Mais l'amour de Faustine grandissait démesurément. Ne voyant plus Jacques, vivant repliée sur elle-même, la jeune femme se laissait aller sans défense au charme divin qui la pénétrait et, vingt fois le jour, elle se demandait: «Que fait-il? que devient-il?» Un soir, Nelly qui lisait le journal, se mit à rire gaiement. --Qu'as-tu donc? demanda Faustine. --On parle de quelqu'un qui vous intéresse, Madame. Le temps passe si vite que nous ne réfléchissons pas aux dates. C'était hier le 1er mai. Les journaux ne tarissent pas en éloges sur ton sculpteur. Tiens, lis. Mme de Guessaint prit d'une main un peu tremblante les feuilles que lui tendait son amie. Le _Vercingétorix vaincu_ remportait un triomphe. D'une commune voix, on décernait au jeune artiste la médaille d'honneur de sculpture; tous les critiques se trouvaient d'accord. Faustine jouissait délicieusement des bravos lointains qu'elle entendait au fond de sa paisible solitude. Elle lisait et relisait ces lignes, où l'on célébrait celui qu'elle aimait. Elle trouvait un bonheur infini à se dire qu'elle régnait dans ce coeur neuf et ardent. --Ton amour pour ce tailleur de pierre éclate sur ton visage, s'écria Nelly avec un éclat de rire. Te rappelles-tu le temps où je t'appelais Vittoria Orsini? Tu es aussi amoureuse que la «Dame à la Bague», ma pauvre chère. Une ombre glissa sur le front blanc de la jeune femme. --Elle est morte d'amour, murmura-t-elle. --Au XVIe siècle! Au XIXe, elle se serait consolée. D'ailleurs, je ne te cacherai pas, que l'amour... platonique, tel que tu le comprends, me paraît impossible. Tu aimes, tu seras vaincue. Mais, laissons ce sujet,» et, en disant ces mots, Nelly reprenait le journal et tournait machinalement la page, quand soudain elle jeta un cri. --Qu'as-tu donc? Mme Percier ne répondait pas; elle lisait, immobile, stupéfaite. --Mais parle-moi donc, Nelly! Donne-moi ce journal. --Non, non. Je te lirai... j'aime mieux te lire... Ton mari... --Eh bien, quoi? mon mari? Le journal contenait ces quelques lignes dans les dépêches de _l'Agence Havas_. «On télégraphie d'Oran une triste nouvelle. Une mission scientifique, choisie par le ministre de la marine et des colonies, partait, il y a quelques jours, pour le Sud-Oranais. M. de Guessaint, membre fort distingué de la Société de géographie, a soudainement disparu. Tout fait supposer qu'il a été assassiné. Le procureur de la République a ouvert une enquête.» Faustine lisait. Mort, son mari? Impossible! Le journal mentait. S'il disait vrai pourtant? --Comme tu es pâle, ma pauvre chérie, dit Nelly en lui prenant la main. --La mort est une terrible chose. Elle efface le mal et ressuscite le bien. --Vas-tu donc le regretter maintenant, toi qui es malheureuse depuis tant d'années! --Tais-toi. Quand Dieu frappe, il faut prier pour ceux qu'il touche. Mme de Guessaint se sentait fort impressionnée. Elle remonta chez elle de bonne heure, laissant Nelly seule dans le salon. Mme Percier ne pratiquait pas si généreusement la charité chrétienne. Sans hésiter, elle appela Marius et lui remit une dépêche, en le priant de la porter le soir même au bureau le plus voisin. Elle demandait au préfet d'Oran de confirmer ou de démentir la nouvelle donnée par l'_Agence Havas_. Elle ne s'expliquait pas cette fin tragique. M. de Guessaint avait-il été assassiné en effet? Au nom de Faustine, son amie intime, elle priait qu'on envoyât des détails exacts et complets. Lorsque Marius fut parti, elle voulut rejoindre son amie. Mais celle-ci désirait rester seule; seule avec ses pensées et ses réflexions. Certes, Henry avait commis bien des fautes. Il l'avait trompée, il avait avili sa chasteté de jeune fille et sa pudeur de jeune femme. Mais cette brusque fin la troublait étrangement. Elle voyait cet homme tombant assassiné loin de sa famille, loin de ses amis, loin de son pays. Une créature délicate, même en perdant un mari qu'elle n'estime pas, souffre dans ses souvenirs si elle ne souffre pas dans son coeur. C'était le seul être à qui elle eût appartenu; celui à qui elle donnait jadis tous les trésors de sa jeunesse et de sa beauté. Elle portait son nom, et ce château de Chavry où elle se trouvait lui rappelait de chers et cruels souvenirs. C'est Henry qui lui annonçait naguère la mort du général. Pendant la nuit, une très pénible impression l'obséda. Nelly la trouva pâle le lendemain matin, avec les traits tirés et les yeux tristes. Mme Percier frappa du pied avec colère. --Tu n'es pas raisonnable! Oh! tu peux te fâcher. Je dis toujours ce que je pense. --Ne parle pas légèrement d'un événement terrible, ma chérie. Ma vie se trouve si brusquement changée que je suis bouleversée. Nelly paraissait fort énervée. Elles se promenaient toutes les deux dans les allées du parc, vers la grille. Marius apparut derrière la petite porte ouvragée, tenant un papier bleu à la main. --C'est la réponse que j'attendais, s'écria Mme Percier. --Quelle réponse? --Tu vas voir. Net et concis, le télégramme du préfet d'Oran ne laissait aucun doute. Il disait seulement que le procureur de la République croyait être sur la trace du meurtrier; de plus, il annonçait une lettre contenant des détails plus complets. --Je puis parler maintenant, s'écria Nelly. Ah! tu plains ton mari, et, avec tes idées chevaleresques, que je trouve absurdes, tu hésites à profiter de ton bonheur! Écoute. Faustine pâlissait un peu, comme si elle s'effrayait de ce qu'elle allait entendre. --Je vais te révéler un secret que je t'ai obstinément caché. Tu t'étonnais naguère de mon entêtement étrange à me marier? C'est à cause de M. de Guessaint que j'ai quitté ta maison. Pardonne-moi de te dire tout cela: mais je ne veux pas qu'il reste un seul regret dans ton coeur, un seul! Je ne pouvais plus vivre à côté de ton mari. Incessamment, j'avais à me défendre de ses entreprises amoureuses. Quand il se trouvait seul avec moi, il cherchait à me surprendre, à me saisir dans ses bras... Oui, tu m'as fait jurer naguère qu'il n'entrait pour rien dans ma décision subite... Est-ce que je pouvais t'avouer la vérité? Est-ce que ma tendre affection pour toi ne me commandait pas le silence? Et tu le plains aujourd'hui! Cet homme te manquait de respect jusque dans ta propre maison, en oubliant que j'étais ta soeur; je me suis mariée pour le fuir. Tu t'imagines bien que les charmes et la beauté de Félix ne m'éblouissaient pas. Ce pauvre Félix!... ce n'est pas que je regrette maintenant... surtout maintenant... mais passons. Tu sais tout. Le destin t'a faite libre. A toi de juger si tu voudras user de cette liberté, ou si tu aimeras mieux pleurer un mari indigne! Faustine sentait une amertume profonde monter à ses lèvres. La veille, sous le coup d'une émotion sincère, elle pardonnait à M. de Guessaint toutes ses trahisons. Mais ce que lui apprenait Nelly la meurtrissait dans la plus chère tendresse de sa vie. Elle plaignait cet homme; elle éprouvait une vague pitié pour lui. Eh bien, non! Désormais il serait deux fois mort pour elle, car il ne laisserait pas une trace dans son souvenir. Elle se révoltait à la pensée qu'il n'avait pas même respecté sa meilleure amie, la compagne de son enfance, sa soeur. Elle prit la jeune femme entre ses bras. --Tu ne m'as rien dit naguère, ma pauvre Nelly; tu as eu raison et je t'en remercie. Tant que M. de Guessaint vivait, mieux valait que j'ignorasse tout. Sachant ce que tu viens de m'apprendre, je ne serais pas restée une minute de plus dans sa maison. J'ai dit autrefois à mon mari, ici même: «Je jure que je serai pour vous une épouse fidèle.» J'ai tenu mon serment. La mort m'en a déliée... VII Depuis la fuite de Faustine, Jacques s'enfermait dans le désespoir et l'inertie. Françoise l'interrogeait; il gardait un silence farouche. Elle voyait dépérir l'être qu'elle adorait. Il ne travaillait plus. Il avait fallu qu'un de ses amis surveillât le _Vercingétorix_, et s'entendît avec un mouleur pour que le plâtre fut prêt au jour fixé. Un soir, Mme Rosny regardait son fils, étendu sur une chaise longue, dans le petit appartement de la rue Lambert. Les yeux de Jacques se perdaient dans le vide, sa pensée s'envolait au loin, cherchant obstinément une vision adorée. Comment secouer cette torpeur, ce dégoût des autres et de lui-même? Elle eut une inspiration désespérée. --Jacques, dit-elle, tu touches au triomphe. Tu es célèbre, et l'on te salue à l'égal d'un maître. Les craintes que j'avais pu concevoir autrefois pour ton avenir n'existent plus. Nous sommes libres de parler tout haut, de penser tout haut, libres de nous venger. --Nous venger! --De ceux qui ont tué ton père. Te le rappelles-tu? --Si je me le rappelle! murmura le jeune homme. Je le vois encore dans la vieille maison de la rue Jean-Baussire, quand il est parti, hélas! pour ne plus revenir. Je me remettais lentement de ma blessure. Il m'a embrassé pendant que je dormais... --Tu ne t'es jamais dit que tu pouvais le venger? --Comment? Nous ne savons même pas où il repose. Il a été victime des haineuses fatalités de la guerre civile. Qui puis-je accuser de sa mort, sinon le destin qui nous l'a pris? Tant de victimes sont tombées dans les deux partis! L'oubli s'est fait, ma mère. Bien criminels ceux qui voudraient se souvenir! Françoise eut un geste violent. Est-ce que son fils abjurerait jusqu'aux farouches rancunes qu'elle avait coulées dans son âme? --Tu te trompes, reprit-elle, quelqu'un est coupable de la mort de ton père. Celui qui l'a arrêté, celui qui l'a fait passer par les armes. Tu as oublié son nom? Je peux te le rappeler. Elle ouvrait l'armoire où elle cachait toutes les reliques du passé; et Jacques relisait les lignes sinistres: «Avant-hier le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied...» --Tu venais d'entrer dans l'atelier d'Antonin Mercié, ton maître. Pendant les longues journées, je tournais et retournais la même idée dans ma tête. Comment retrouver cet officier, le joindre, le punir? Une fois, j'arrivais à me procurer l'_Annuaire de l'Armée_, et j'y trouvais inscrits trois capitaines du nom de Maubert. Pas un ne servait dans les chasseurs à pied. Je me perdais dans un dédale. Et il fallait être prudente; cacher notre passé, pour ne pas nuire à ton avenir. Aujourd'hui, tu as vingt-six ans; tu es riche, puisque tu as du succès; tu est fort, puisque tu es célèbre. Cherche! cherche cet officier qui a fusillé Pierre Rosny! Jacques écoutait, en penchant la tête, les paroles ardentes de Françoise. Il songeait; soudain il releva le front après un silence, et dit lentement: --Ma mère, l'action que tu me conseilles n'est pas digne de moi; et j'ajoute, sans manquer au tendre respect que je te dois, qu'elle n'est pas digne de toi non plus. Les souffrances d'autrefois ont conservé la haine dans ton coeur; elle ne s'est pas fondue avec le temps, qui efface tout et qui répare tout. Moi, quand un peuple entier oublie, je n'ai pas le droit de me souvenir. Ce père que j'ai tant aimé, s'il pouvait me donner un ordre, me défendrait la vengeance. C'est un sentiment fait de violence et de colère, excusable dans l'emportement de la lutte, criminel quand l'apaisement s'est fait. Tu m'en veux de ne pas t'entendre et de méconnaître tes leçons? C'est que j'ai bien réfléchi depuis trois semaines que je souffre cruellement. Une grande douleur vient de me meurtrir et je crois que l'épreuve m'a rendu meilleur. Je n'ai de haine contre personne. Il me semble que je me suis renouvelé et purifié. --Tu as oublié ton père, murmura-t-elle d'une voix sourde. --Pourquoi m'accuses-tu? Ma mère chérie, n'es-tu pas bien injuste? Est-ce que je ne me rappelle pas ta bonté, ta tendresse, ton dévouement? Puisque je ne suis pas ingrat envers toi, comment pourrais-je l'être envers une mémoire bien-aimée? Si je me trouvais en face de cet officier dont tu parles, la colère filiale m'emporterait peut-être. Mais le chercher, mais le suivre pas à pas, comme un chasseur qui guette sa proie? Je te le répète: voilà qui serait indigne de nous deux! --Tu viens de me dire que tu souffrais beaucoup? Eh bien, fais au moins ce que je vais te demander. Secoue cette douleur qui t'obsède, au lieu de rester replié sur toi-même, au lieu de vivre dans la solitude où tu t'enfermes. Je t'en supplie, mon Jacques, accorde-moi ma prière, tâche de te distraire, de t'étourdir, et de te consoler si tu peux! Il l'embrassa très tendrement. --Il m'est très doux de t'obéir, dit-il. Et en effet, à partir de ce jour, il changeait d'existence, autant pour contenter sa mère que pour user l'ardeur de sa nature exubérante. Il revoyait ses amis; il cherchait le plaisir et les distractions; et Aurélie pardonnait de nouveau à ce volage qui lui revenait. La rusée comédienne avait un but. Elle voulait connaître le nom de cette femme du monde qui lui volait le coeur du beau garçon. Un hasard la servait à souhait. M. Percier prenait assez bien son parti de l'absence de sa femme. Il savait que Faustine enlevait Nelly pour la gronder; et Mme de Guessaint avait promis de lui ramener sa capricieuse compagne corrigée de son indocilité. Se trouvant seul à Paris, s'ennuyant un peu, il honorait très souvent Aurélie de sa présence. C'est ainsi que la jolie fille apprenait le nom de la mystérieuse inconnue. Elle faisait bavarder Félix, naïf comme la plupart des hommes chez qui la bonté est plus forte que la méfiance. Il lui racontait un jour que le grand sculpteur Jacques Rosny exécutait le buste d'une dame de ses amies, Mme de Guessaint. Elle se le rappelait, ce buste. Elle l'avait vu dans l'atelier. Il est vrai que depuis quelques semaines, Jacques n'y travaillait plus. Avec son flair de coquette un peu jalouse, elle rapprochait de ce petit fait la profonde tristesse de l'artiste. Il souffrait, sans doute, de ne plus voir cette belle dame qui venait poser dans son atelier. Pour achever de se convaincre, elle prononça un jour le nom de Faustine devant Jacques. Le jeune homme fit un mouvement violent, la regardant avec des yeux indignés; elle avait deviné juste. Sans doute, il considérait comme une profanation d'entendre parler de son idole par Mlle Aurélie Brigaut, ancienne brunisseuse et simple cabotine. Aurélie, connaissant le nom de Mme de Guessaint, s'empressa de l'apprendre à Françoise. La comédienne savait bien qu'elle n'aurait pas d'alliée plus sûre que cette mère jalouse. Les hommes ne ressemblent guère aux héros de romans; n'étant pas des créatures idéales, ils subissent toutes les faiblesses de la vie. Jacques, qui aimait profondément Faustine, ne croyait pas avilir cet amour en acceptant les avances de la belle Aurélie. Et puis, décidément, sa mère disait vrai. Il voulait s'étourdir, il voulait oublier. Oublier! Il savait bien que c'était impossible. Le souvenir cruel et délicieux de Faustine le poursuivait partout. Dans ces plaisirs où il se jetait éperdument, le visage hautain et doux de la jeune femme hantait son esprit; au milieu du souper où des amis l'entraînaient, le fantôme de la bien-aimée lui apparaissait tout à coup. Il eût été plus digne d'elle de chercher à se consoler en s'enfermant dans le travail, mais il n'en avait pas la force. Et cependant, ses meilleures heures, il les vivait tout seul, dans l'atelier, à se rappeler les jours exquis d'autrefois. Autrefois! un mois le séparait de ce temps-là. Et depuis, il lui semblait avoir vécu toute une existence. L'ouverture du Salon arriva. Le _Vercingétorix vaincu_ se dressait, superbe, au milieu du grand jardin de la sculpture. Tout de suite, les éloges enthousiastes de la presse, les félicitations des camarades et des amis, apprirent au jeune homme son nouveau triomphe. A peine eut-il un peu de joie de cette gloire qui donnait à son nom un lustre plus grand. A quoi bon la gloire quand on n'a pas l'amour? A quoi bon le succès quand on n'a pas le bonheur? Un soir, vers cinq heures, il revenait à son atelier. Il n'y entrait jamais sans que l'image très douce de l'absente ne lui apparût. Quelle obsession chérie et redoutée! Il la voyait partout; sur le fauteuil où elle se plaçait, dans la porte où s'encadrait naguère son fin profil de camée. L'atelier semblait énorme, maintenant que le groupe en terre glaise n'était plus là. Jacques s'étendit sur le canapé, rêvant comme toujours à la disparue, et l'appelant comme toujours. Pourquoi ne revenait-elle point? A présent, il lui aurait obéi sans discuter. Pour la revoir, il eût accepté toutes les conditions qu'elle lui imposait jadis. Soudain, il entendit un bruit léger, la porte s'ouvrit, et une forme féminine se dessina entre les deux tentures qui masquaient l'entrée. Il se leva, le coeur battant... Elle! il la reconnaissait! Elle, chez lui, quand il la croyait perdue pour toujours, quand il croyait l'appeler vainement, quand l'espoir même ne le soutenait plus dans ses défaillances! Faustine s'avançait, souriante, calme, heureuse. Il restait immobile, s'imaginant qu'il rêvait, qu'il devenait fou. Elle le regardait avec ses beaux yeux où brillait une tendresse infinie. --Vous m'avez dit que vous m'aimiez, je vous ai dit que je vous aimais. Je ne voulais pas être votre maîtresse: voulez-vous de moi pour votre femme? Il jeta un grand cri. --Faustine! Et il tombait à genoux devant cette noble créature, prenant ses mains, les couvrant de baisers, les couvrant de larmes, riant et pleurant à la fois. --Grand enfant, qui a cru que le bonheur était si loin, et le voilà tout près! Il l'entraînait vers le canapé; elle s'asseyait; et il se mettait encore à ses genoux; et il la contemplait avec un respect profond et une profonde adoration. --Moi, votre mari! Mais c'est un rêve! Mais il est impossible qu'un pareil bonheur me soit réservé! Ne pas vous quitter, vivre à côté de vous, auprès de vous, vous entendre toujours et vous voir toujours! Avez-vous bien pensé à cela? Vous êtes donc libre? Que s'est-il passé? Vous me dites que vous serez ma femme. Ma femme! Je m'interroge et je me demande si je suis bien digne de vous! Cette juvénile explosion de bonheur la ravissait. Alors, elle lui disait tout: le départ de M. de Guessaint, sa fin tragique, et comment elle devenait veuve. A mesure qu'elle parlait, une ombre envahissait le visage de Jacques. Il s'attristait un peu, et elle devinait bien vite les pensées de son ami. --Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle un peu inquiète. --Vous ne m'en voudrez pas, ma bien-aimée? Vous ne trouverez pas que je me laisse aller à des pensées bien vulgaires dans le grand bonheur qui m'arrive? Si je vous disais que je regrette... mon Dieu, c'est bien naïf... je regrette que vous soyez riche, que vous soyez une femme enviée et adulée. Je voudrais vous épouser pour vous, rien que pour vous, pour votre beauté qui me ravit, pour votre intelligence que j'admire, pour ce charme divin qui est en vous. Faustine souriait, heureuse des paroles de Jacques. Elle goûtait le bonheur dans toute sa plénitude. --Si vous saviez ce que j'ai souffert quand vous êtes partie! Je ne pouvais plus travailler. Il me serait impossible d'être encore un artiste si vous ne m'aimiez pas. J'ai besoin de vous comme on a besoin du soleil. Je vous adore! Ils faisaient des projets d'avenir, tranquilles et confiants, se jetant à corps perdu dans la sublime espérance qui les berçait. Que leur manquait-il pour être heureux? Il ne voyait pas un nuage dans leur ciel. La main dans la main, ils se parlaient presque à voix basse. Elle voulait savoir ce qu'il avait fait depuis son départ, et il avouait tout, avec sa loyale franchise. Il disait son désespoir, sa colère, sa jalousie; il racontait comment, dans sa rage, il avait détruit ce buste radieux où Faustine revivait, hautaine, et souriante. Il ne cachait même pas ses désordres, les plaisirs qu'il cherchait pour s'étourdir et oublier. --Ah! les hommes, les hommes! murmura la jeune femme avec un soupir. Ainsi, vous m'aimez, vous m'aimez passionnément, je le crois. Et d'autres femmes pouvaient exister pour vous! --C'est le passé. Pardonnez-le-moi. Le passé, quel qu'il soit, laisse toujours de l'amertume aux lèvres. Ah! chère, quel radieux bonheur je vous dois! Et de nouveau, ils reprenaient les projets caressés, arrangeant leur existence, préparant leur avenir. Comme elle serait fière de porter le nom de cet homme célèbre! Comme il serait fier d'être le mari d'une pareille femme! Puis, ils reparlaient de leur amour plutôt comme deux amants que comme deux fiancés. Car c'étaient bien des amants qui s'uniraient par des liens indissolubles. Certains de l'immortelle durée de leur tendresse, ils voulaient se serrer l'un contre l'autre pour traverser la vie. Le jour baissait, et ils échangeaient encore leurs douces confidences. --Il faut que je parte, dit-elle. --Déjà! --Croyez-vous que je ne serais pas heureuse de rester? Venez chez moi, ce soir. Il voulait la serrer encore entre ses bras. Elle se dégageait, souriante: --Il faut que je sois en pleine confiance avec vous, Jacques. Une fiancée n'est pas une maîtresse. Ne manquez pas de respect à celle qui sera votre femme. Elle s'éloignait, heureuse de son bonheur et du bonheur qu'elle laissait derrière elle. Le coeur de Jacques débordait de joie. Jamais son esprit surexcité n'eût osé concevoir un pareil destin. Devenir le mari de Faustine lui semblait de ces espérances auxquelles on a peine à croire. Une seule inquiétude le tenait. Il allait annoncer à sa mère son mariage avec Mme de Guessaint. Que dirait-elle, avec ses idées violentes, avec sa haine contre «les classes riches», comme elle continuait à les appeler? Il ne doutait point qu'elle ne cédât. Mais il y aurait lutte. Et il souffrait toujours de lutter contre une mère qu'il adorait, qui, depuis tant d'années, se montrait dévouée, courageuse, âpre au travail. A qui devait-il ses succès? A celle qui, par son héroïque labeur, lui permettait de les conquérir. La convaincre? il ne l'espérait pas. Elle consentirait, pour ne pas désespérer son fils; mais sa conscience protesterait. Qui sait même si, tout d'abord, la jalousie maternelle ne serait pas la plus forte? Il savait bien quels étaient ses rêves: ne jamais quitter Jacques et remplacer par sa tendresse vigilante toutes les autres tendresses humaines. Il agitait toutes ces pensées en revenant rue Lambert. Avec la netteté de décision des natures franches, il voulait ne pas attendre et avouer tout de suite à sa mère ce qu'elle ne devait pas ignorer. En apercevant Jacques, Françoise demeura stupéfaite. Elle ne reconnaissait plus son fils, sombre et soucieux depuis tant de jours. Ses yeux riaient; une joie profonde illuminait son visage. --Mère, dit-il, j'aime; je suis aimé. Je te demande la permission d'épouser celle que j'ai choisie, et qui me choisit elle-même entre tous. Avant même qu'elle pût répondre, rapidement, en quelques mots, il lui racontait ce roman d'amour, jeune et frais comme un poème d'avril. Françoise, immobile, muette, écoutait Jacques, le regardant de ses yeux fixes. --Alors, tu veux me quitter? --Mère... --Tu me quittes, puisque tu te maries! Crois-tu donc que ta femme voudra vivre avec ta mère? Ah! les enfants! Sacrifiez-vous donc pour eux! Donnez-leur tout! Voilà comme ils vous récompensent. Je n'ai plus que toi. Ton père est mort fusillé et dort je ne sais où, comme une bête abandonnée. Je me disais que tu me resterais; je jouissais de ta gloire et mon égoïsme consolait ma douleur. Il te suffit de rencontrer une femme que tu ne connaissais pas il y a trois mois, pour abandonner ta mère qui t'a aimé toute ta vie! Il se mettait à genoux devant elle; il se faisait humble, tout enfant. --T'abandonner? tu ne le penses pas. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas. Il y a entre nous deux plus que ces liens de nature qui unissent une mère à son fils; il y a les souffrances endurées en commun, les larmes que nous avons versées, les espérances que nous avons conçues; il y a mon père qu'on a volé à notre tendresse! De nouveau il l'embrassait, comme s'il voulait lui prouver, à cette heure où elle doutait de lui, que sa tendresse filiale vivait toujours plus ardente et plus respectueuse que jamais. --Tu me dis que ma femme ne voudra pas vivre avec ma mère? C'est que tu ne connais pas Faustine. Elle t'aimera, puisqu'elle m'aime. Pourquoi donc seriez-vous séparées? Est-ce qu'une affection commune ne vous réunit pas? Françoise se taisait toujours. Elle ne voulait pas confesser que, sans l'avoir vue, elle haïssait cette étrangère. Sa jalousie grandissait à son insu. Elle ne pardonnait pas à la femme qui venait bouleverser sa vie. Jacques s'effrayait de ce silence obstiné. --Pourquoi ne me réponds-tu rien? Je me montre tendre et soumis; je ne peux donc pas t'avoir blessée? Il est impossible que tu juges mal Faustine, puisque tu ne la connais pas. Si c'est un mariage en lui-même que tu blâmes, attends au moins quelques jours. Étudie celle que j'aime, observe son caractère: il est impossible que tu ne sois pas séduite par sa franchise et sa loyauté. Françoise ne pouvait pas refuser. Elle aurait avoué ainsi que, par égoïsme, elle détruisait le bonheur de son fils. Soit, elle la verrait, cette femme, et peut-être alors lui serait-il permis de parler. --Mme de Guessaint m'attend ce soir, reprit-il. Pourquoi ne m'accompagnerais-tu pas? Je présente ma fiancée à ma mère: rien de plus naturel. --C'est bien, dit-elle. Je t'accompagnerai. Faustine attendait dans son atelier avec Nelly. --Alors ton mari ne sait rien encore de tes résolutions? demandait Mme de Guessaint en riant. --Rien; je me suis montrée d'une dignité... oh! d'une dignité!... En me voyant arriver, le pauvre homme est devenu tout pâle. Bon Félix! je voulais lui sauter au cou. Mais, heureusement, je suis restée dans une réserve amicale pleine de tenue. Je lui ai dit: «Je crois que nous avons à causer. Je vais dîner avec Faustine, et je rentrerai de bonne heure. Je vous défends de sortir: attendez-moi.» --Et qu'est-ce que tu feras en... en rentrant de bonne heure? Nelly rougissait un peu. Elle baissa la tête et dit tout bas: --J'ôterai le verrou... Cette fois, Mme de Guessaint riait aux éclats. --Dame! reprit Nelly, puisque les hommes sont comme ça! Puisque si... puisque... enfin, je m'entends! Mme Percier détourna la conversation. --Alors, il va venir, le beau sculpteur? Mon Dieu, que j'ai donc envie de vous voir tous les deux en face l'un de l'autre! Sois tranquille, je ne vous ennuierai pas longtemps. Je m'en irai au bout d'un quart d'heure. Faustine rougissait à son tour; et, à son tour aussi, Nelly riait, heureuse de sa petite revanche. Presque aussitôt on annonçait à Mme de Guessaint la visite de Jacques Rosny et de sa mère. --Sa mère? murmura-t-elle étonnée. C'est vrai. Il lui a tout dit, et elle a voulu me voir. Faustine ne pouvait pas reconnaître Françoise. Tant d'années s'étaient écoulées depuis le jour où elle avait recueilli la pauvre créature! Tant d'événements, terribles ou douloureux, avaient troublé sa vie! Puis, cette femme de quarante-cinq ans, aux cheveux gris, au visage pâle, allongé et durci par la souffrance, ne ressemblait guère à la Françoise d'autrefois, superbe dans l'épanouissement de sa beauté blonde. Au contraire, Mme de Guessaint n'avait pas changé. C'était bien toujours la jeune fille du château de Chavry, mûrie peut-être par l'existence, mais toujours jeune et radieuse. Françoise n'hésita pas une minute. En entrant dans l'atelier, elle fixa ses yeux ardents sur cette rivale, et dès le premier regard elle resta toute saisie. Elle revoyait après tant d'années celle qui, naguère, lui venait en aide; celle qui se montrait bonne et généreuse lorsque le destin la désespérait. Elle ne pouvait pas douter. Dans le fond de la pièce était accroché le tableau, peint par Faustine, ce tableau que Mlle de Bressier esquissait, le jour même où le malheureux Étienne arrivait à Chavry pour la dernière fois. Ce souvenir ancien amollissait les duretés de Françoise. Elle apercevait, dans la pénombre du passé, ce grand salon et ces deux belles jeunes filles si douces et si prévenantes. Sa jalousie maternelle se fondait brusquement à la chaleur de sa gratitude. --Vous! c'est vous! Oui, vous ne me reconnaissez pas: c'est que je ne suis plus moi-même. Rappelez-vous la pauvre malheureuse qui s'évanouissait, il y a dix ans, à votre porte. Vous l'avez recueillie, vous l'avez sauvée. Comme je vous ai bénie, sans savoir où vous étiez! Et c'est vous qui êtes aimée par mon fils! C'est vous qui l'aimez! Comme je suis heureuse! C'est pour son bonheur et le mien qu'il vous a rencontrée! Il aurait pu s'éprendre d'une coquette, d'une créature légère, incapable de le comprendre. Et c'est vous! Moi qui étais jalouse! Les desseins de Dieu sont infinis. J'aurai le bonheur d'aimer comme ma fille celle qui épousera mon fils! Jacques écoutait, stupéfait, ne comprenant pas. Il fallut que Faustine et sa mère lui racontassent tout ce qu'il ignorait. Françoise expliquait à Mme de Guessaint quelle terreur lui inspirait le mariage de son fils. Elle avait craint que cette épouse lui arrachât le coeur de son enfant. Maintenant, elle ne redoutait plus rien. Elle ne se lassait pas de regarder Faustine. Oui, Jacques avait bien choisi. Comme la vie se montrait douce et clémente, qui les réunissait ainsi dans une communauté d'amour! Et Mme de Guessaint, à son tour, achevait d'apaiser les dernières jalousies de la mère. Non, ils ne se quitteraient pas, ils vivraient ensemble, toujours, toujours... Toujours! Un bien grand mot, et que les lèvres humaines ne devraient prononcer jamais. VIII Depuis un mois, le procureur de la République d'Oran poursuivait son enquête. Comment M. de Guessaint avait-il été assassiné la veille du départ de la mission scientifique? Tout le monde l'ignorait. Un mystère étrange enveloppait ce drame, et les dépositions du colonel Maubert et de ses compagnons ne l'éclaircissaient pas. Le colonel croyait savoir qu'un soir, vers dix heures, M. de Guessaint était entré dans la maison d'une Mauresque, célèbre par sa beauté. Cette fille, nommée Yelma, accueillait volontiers les voyageurs qu'elle supposait généreux et riches. On lui connaissait pourtant un amant en titre, un riche Tunisien, Enoussi, établi à Oran depuis une quinzaine d'années. L'enquête établissait que M. de Guessaint avait quitté la maison de la Mauresque à une heure du matin. Depuis, on ne l'avait pas revu. Le lendemain seulement, ses compagnons de voyage s'apercevaient de son absence. Tout le monde croyait à un crime; comment le prouver? Interrogés séparément par le magistrat, Yelma et le sieur Enoussi répondaient très nettement. La première disait qu'entré chez elle à dix heures, M. de Guessaint la quittait un peu après minuit. Enoussi, de son côté, prouvait qu'il avait passé la soirée au théâtre, avec un marchand de ses amis et un sous-lieutenant de la garnison. Les servantes de la Mauresque confirmaient la déposition de leur maîtresse. Les soupçons qui effleuraient un instant le Tunisien tombaient d'eux-mêmes devant un indiscutable alibi. Cette affaire mystérieuse passionnait un moment la presse algérienne, et le bruit en retentissait jusqu'à Paris. Tout le monde connaissait Faustine et son mari; on les estimait, ils tenaient dans la société une place importante: mille raisons pour qu'on s'occupât de cette étrange disparition. Qu'il y eût eu crime, personne n'en doutait. Alors! quel était le criminel? C'est ce qu'on ne découvrait pas. Mme de Guessaint vivait retirée, à Louveciennes, dans une propriété appartenant à Nelly. Elle ne voyait personne, excepté Jacques, sa mère et le docteur Grandier. M. Percier et sa femme l'entouraient de prévenances. Pour lui complaire, ils ne recevaient aucune visite. Jacques venait tous les jours, ayant soin de se protéger contre les indiscrets. La villa de Nelly se dressait à l'entrée des bois de Marly, sur la route de Saint-Germain à Versailles. Le sculpteur ne prenait pas le chemin de fer; on aurait pu le rencontrer. Il arrivait en coupé et franchissait la grille qui se refermait derrière lui. La certitude d'un bonheur prochain calmait les fièvres et les désirs du jeune homme. Qu'importe d'attendre quelques mois, quand on a devant soi toute la vie? Cependant, la jeune femme suivait avec ardeur l'enquête commencée. Par ordre du procureur de la République, le greffier du parquet d'Oran la tenait au courant d'une manière fort exacte. Les recherches hésitaient, tâtonnant à droite et à gauche. On croyait, cependant, que M. de Guessaint était tombé victime de la cupidité de deux Arabes. D'importants témoignages établissaient que deux hommes d'allures suspectes rôdaient, le soir du crime, à peu de distance de la maison habitée par la Mauresque. Des agents de police, venus de Paris, se lançaient comme de fins limiers sur la trace de ces hommes. Puis, tout s'évanouissait; et il fallait partir à nouveau sur une autre piste. Cependant le temps s'écoulait. Vers la fin d'août, trois mois après la disparition de M. de Guessaint, Faustine invita M. et Mme Percier, Jacques et sa mère, à passer la moitié de septembre dans une propriété qu'elle possédait en Bretagne. Le général avait hérité jadis une grande villa d'un de ses oncles, armateur à Nantes. A trois kilomètres de Pornic, un petit village de pêcheurs s'accroche aux falaises, penchées sur les vagues grises de la baie de Bourgneuf. La Birochère est une de ces plages au sable fin, que l'invasion parisienne n'a pas encore déshonorées. M. de Bressier ayant un peu délaissé sa villa bretonne, avait installé dans un des pavillons de garde, ce sous-officier auquel, plus tard, il devait léguer une rente dans son testament. Devenue maîtresse de sa fortune, Faustine prit, au contraire, l'habitude d'y passer quelques semaines tous les ans. Elle se réjouissait d'y recevoir Jacques dans une intimité plus grande encore qu'à Louveciennes. Elle partit la première, suivie de près par ses amis. Au lieu de quinze jours, la petite colonie fit un séjour de deux mois. Les deux fiancés partaient le matin pour de longues promenades à travers les roches. La grande mer leur envoyait ses âcres senteurs salines, ou bien, ils s'enfonçaient à travers la campagne, et leur imagination d'artistes trouvait un charme infini à ces excursions nouvelles. Autour de La Birochère, de vieux chênes, des hêtres chevelus couvrent la terre féconde de bois sombres et bleus. La forêt se dessine capricieusement, enroulée autour du golfe et découpant au hasard des criques ses fantastiques dessins; une vraie forêt de la vieille Bretagne, où sous les ramures frissonnantes le rêve attendri cherche encore une Velléda blonde. Pas de routes tracées dans la profondeur muette des bois silencieux. Quelques sentiers qui s'entre-croisent, des lacets jaunâtres à demi cachés sous la mousse, et, de temps à autre, d'énormes blocs de pierre grise, qu'on croirait jetés au milieu des arbres par les efforts magiques d'un géant enchanteur. Les jeunes gens éprouvaient une jouissance exquise à se perdre au milieu de ces luxuriants dédales. Tout près d'eux, la mer grondait comme un lion au repos; au-dessus de leurs têtes, le grand ciel ardoisé de Bretagne; et partout un calme infini à peine troublé par la respiration profonde de la nature. --Et le travail? disait de temps en temps Faustine avec un sourire de reproche. Françoise défendait son fils; elle voulait qu'il se reposât. Après tant d'années de labeur, il pouvait bien goûter quelques semaines d'oisiveté utile. Le cerveau a besoin de se renouveler. Octobre s'achevait, le temps devenait plus âpre, et personne ne pensait encore à regagner Paris. Félix et Nelly ne se plaignaient pas d'être abandonnés par les deux fiancés. Leurs amours conjugales, en plein renouveau, n'en étaient pas moins charmantes pour être plus positives. Nelly tenait parole. Elle assassinait son mari de tendresses; elle l'étouffait de baisers; le bon Félix n'en gémissait pas. Plus de verrou moqueur à la porte de la jolie femme! Elle disait: «Je veux mon mari!» ou bien: «J'emmène mon mari!» d'une façon qui montrait que sa tyrannie d'enfant gâtée ne désarmait pas. Elle continuait à gouverner son époux; seulement, au lieu de le glacer par sa froideur, elle l'accablait de son amour. --Tu ne peux donc pas rester dans un juste milieu raisonnable? lui demandait Faustine en riant. --Je voudrais t'y voir! Et puis, ma chère, l'excès ne me déplaît pas... en cette matière-là, bien entendu. Les demoiselles Aurélie peuvent faire ce qu'elles voudront; je suis plus forte qu'elles à présent! Entre ce couple d'amoureux, Françoise menait sa vie patiente et calme. Elle observait beaucoup Faustine, et chaque jour elle la chérissait davantage. Cette jeune femme d'apparence froide, et qui se livrait tout entière quand elle s'était donnée, cette nature profondément tendre et qui cachait sa tendresse aux seuls indifférents, plaisait à la fille du peuple ardente et passionnée. Elle aimait surtout Faustine d'aimer son fils. Les servantes d'un dieu comprennent toujours celles qui partagent leur culte. Ce furent donc deux mois de bonheur plein, de tranquillité paisible. Le notaire de Mme de Guessaint eut seul le pouvoir de troubler cette quiétude. Il avertissait sa cliente que son retour à Paris devenait nécessaire, car il désirait lui parler de choses importantes; il s'agissait de la succession de son mari. Faustine prévint ses hôtes qu'on partirait quelques jours plus tard. Elle s'en allait de Bretagne plus éprise que jamais. Après deux mois d'existence commune, elle n'éprouvait aucune désillusion. Chez Jacques l'homme valait l'artiste. Sa franchise et sa loyauté séduisaient la jeune femme autant que sa haute intelligence; et Jacques, lui, pour la première fois de sa vie, connaissait enfin l'amour dans ce qu'il a de plus élevé et de plus complet. --Nous reviendrons ici, n'est-ce pas? dit-il. J'ai vécu sur ce coin de plage les jours les plus heureux de mon existence. Je croyais impossible de n'aimer une femme qu'avec mon coeur; vous m'avez montré que ce qu'il y a de vraiment divin, c'est l'union de deux âmes. Heureux et calme, il attendait son bonheur sans impatience. Cinq mois passés déjà! Cinq mois encore, et la bien-aimée lui appartiendrait. A vingt-six ans, l'existence s'ouvre si large et si belle que les impatiences fiévreuses s'apaisent bien vite, quand on a la certitude d'un bonheur prochain. Me Denizot, notaire à Paris, se présentait chez Faustine le lendemain même de son arrivée. --J'ai su que vous aviez quitté Paris après le malheur qui vous a frappée, Madame. D'ailleurs, je n'avais pas lieu de vous importuner. J'étais le notaire de M. de Guessaint, je suis le vôtre, et je connais à fond les affaires qui vous intéressent. Vous étiez mariés sous le régime de la communauté; en cas de décès, le survivant devait hériter. Ne voyant pas la nécessité de pourvoir à l'administration des biens de votre époux, présumé absent, je vous ai laissée tout entière à votre douleur. Les affaires d'intérêt ne préoccupaient guère Faustine. Deux mots seulement la frappaient dans la phrase de l'officier ministériel. Pourquoi disait-il en parlant de son mari «présumé absent»? Me Denizot lui donna tout de suite l'explication nécessaire. --La situation est bien nette, Madame. L'article 15 du Code civil ne permet aucun doute. Lorsqu'une personne aura cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, et que depuis quatre ans on n'en aura point de nouvelles, les parties intéressées pourront se pourvoir devant le tribunal de première instance, afin que l'absence soit déclarée. Faustine ne voyait toujours qu'une question d'affaire, débattue par un homme d'affaires. --Cependant, maître Denizot, mon mari est déjà mort depuis cinq mois. --Vous commettez une petite erreur, Madame. M. de Guessaint n'est pas considéré comme mort, mais comme _disparu_. --Je ne comprends pas bien la différence. --Elle est capitale, cependant. Dans le premier cas, vous entreriez tout de suite en possession de son héritage; dans le second, vous êtes forcée de l'attendre. --Cela n'a pas beaucoup d'importance pour moi. Que je sois plus ou moins riche, qu'importe? Si je viens à me remarier, mon second mari m'épousera pour moi, non pour ma fortune. Me Denizot, vieux notaire, blanchi dans le respect du Code, ne connaissait qu'une chose: LA LOI. Quand on commettait devant lui une hérésie de jurisprudence, il bondissait comme si on eût attaqué une maîtresse adorée. En écoutant Mme de Guessaint, il se contenta de témoigner une stupéfaction profonde. Il lui semblait impossible qu'une créature humaine pût être aussi ignorante des lois de son pays. Il crut avoir mal entendu et répliqua: --Je ne comprends pas bien ce que vous me dites, Madame. --C'est pourtant bien clair. Vous m'apprenez que je n'hériterai la fortune de mon mari qu'au bout d'un certain temps. Je ne récrimine pas et ne m'étonne pas. La question est pour moi sans importance. Puisque je suis veuve... Cette fois, Me Denizot sauta sur son fauteuil. --Mais vous n'êtes pas veuve, Madame! Brusquement, Faustine devint toute pâle. Elle marchait à tâtons dans une impasse. Il lui semblait qu'elle se heurterait bientôt à un obstacle terrible. --Vous dites? Je ne suis pas veuve, je ne suis pas libre? --Mais non, Madame, mais non! --Je ne peux pas me remarier si cela me convient? --Non, non, mille fois non! Faustine défaillait. Qu'était-ce donc que cette loi qui lui réservait subitement une si cruelle surprise? Me Denizot ne voyait pas le trouble profond où il jetait sa cliente. Emballé par sa passion de jurisconsulte, il reprit avec ardeur: --Voilà bien les gens du monde! Ils n'ont jamais lu le Code, le seul livre sérieux qu'on ait écrit! «Article 147: On ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier.--Article 47: Le mariage ne se dissout que par la mort.» --M. de Guessaint n'est donc pas mort? --Mais non, Madame, il n'est pas mort; disparu seulement, et ce n'est pas la même chose. On n'a pas pu constater sa mort, puisqu'on n'a pas retrouvé son cadavre. Pour rédiger l'acte de décès de votre mari, il faudrait qu'on rencontrât des témoins pouvant affirmer _à quelle heure_, et dans _quelles circonstances_, il a été tué. Bien plus, l'officier de l'état civil est spécialement chargé de s'assurer du décès; et il est censé devoir le constater toujours personnellement _de visu_. Vous ne connaissez donc pas l'article 77? Et les lunettes de M. Denizot sautaient sur son nez, comme si le notaire s'indignait qu'une femme du monde, élégante et jolie, ne connût pas l'article 77! Faustine comprenait que la lutte recommençait pour elle. La fière créature s'y jetait courageusement, comme toujours. Il fallait se battre encore? Eh bien, elle se battrait. --Certainement, je ne connais pas le Code, monsieur. Mais je comprends tout de suite ce qui est intelligent ou ce qui ne l'est pas. Or, il me paraît impossible que le Code édicte une sottise. Il résulterait de vos paroles qu'on ne pourrait jamais dresser l'acte de décès d'un homme ou d'une femme dont le corps ne serait pas retrouvé. Cependant, quand un soldat est tué sur le champ de bataille, quand un voyageur disparaît dans un naufrage, ils ne peuvent pas être considérés comme vivants. L'absence de constatations entraînerait toutes sortes de difficultés. La loi doit avoir prévu ces hasards douloureux. --La loi a tout prévu, Madame, dit gravement Me Denizot, comme s'il n'admettait pas qu'on touchât à l'inviolabilité du Code. --Eh bien, ce cas est le mien, ce me semble! --La jurisprudence a dû apporter un tempérament raisonnable aux exigences de la loi. Certes, il est des personnes auxquelles la tenue des registres de l'état civil ne peut raisonnablement s'appliquer. On admet donc que les tribunaux ont le droit de constater un décès par jugement. --Je m'adresserai aux tribunaux, c'est bien simple. --Pardon, pardon, Madame. La jurisprudence a décidé qu'en cas d'_incendie_ ou de _naufrage_, la preuve ressortait suffisamment des témoignages, attestant qu'une personne a été _vue_ enveloppée par les flammes, ou qu'elle a été _vue_ engloutie par les flots. Mais jamais... vous m'entendez bien, Madame?... jamais, en cas de disparition ou même d'absence proprement dite, on n'a pu suppléer à la constatation du décès. Quelques fortes que soient les présomptions, les tribunaux, en dehors de ces deux cas, se sont toujours refusés à prononcer la dissolution d'un mariage. Faustine restait écrasée par la netteté de ces paroles. Elle remercia Me Denizot d'un signe de tête. Elle ne pouvait pas prononcer une parole. Le notaire se retira, enchanté de lui-même, et charmé d'avoir donné une consultation de droit à une aussi jolie cliente. La malheureuse! Tout croulait autour d'elle: le passé, le présent et l'avenir. Jamais elle ne serait la femme de Jacques; le bonheur rêvé depuis cinq mois s'envolait pour ne plus revenir. Elle restait stupide, les yeux fixes, le corps à demi incliné, ne voyant plus clair dans son destin, doutant même de la justice de Dieu. Que faire? Elle se croyait libre, elle ne l'était pas; elle se croyait heureuse, et voilà que le malheur la ressaisissait à nouveau entre ses griffes pour la déchirer plus cruellement. Cette créature vaillante, toujours prête pour la lutte, voyait que même la lutte devenait impossible. On ne se bat pas contre des chimères, on ne résiste pas à l'impossible, on ne se jette pas tête baissée contre un mur qu'on n'enfoncera pas. Elle en revenait toujours à ces deux mots qui flambaient devant elle comme une lueur d'incendie: «Que faire?» Mais, surtout, comment apprendre à Jacques le désastre qui les frappait? Survivrait-il à ce coup imprévu? Généreuse et chevaleresque comme toujours, elle plaignait Jacques plus encore qu'elle-même. Elle se savait moins nerveuse et plus résistante que lui contre les découragements et les dégoûts de la vie. S'il allait se tuer? Pour la première fois, depuis que la pensée s'était éveillée en elle, Faustine hésitait. Son devoir lui paraissait trouble. Et de nouveau, un immense désespoir l'envahissait; de nouveau, elle s'interrogeait, se demandant pour la troisième fois: «Que faire?» Son coeur trouvait une réponse que sa conscience n'approuvait pas. IX En apprenant la vérité, Jacques courba la tête. Ses colères, ses violences, ses ardeurs d'autrefois avaient disparu. L'amour qu'il éprouvait pour Faustine subissait de trop fréquentes secousses. Sa nature, plus nerveuse que forte, ne pouvait plus résister. Étendu sur le canapé, dans son atelier, il usait ses journées dans un abattement vague, d'où la pensée restait absente. Il fumait des cigarettes, il causait avec ceux de ses amis qui venaient le voir, mais ce jeune homme, naguère si plein de vie, semblait maintenant frappé à mort. Il devenait très doux, ne s'irritait de rien, comme si rien ne méritait plus qu'il s'en occupât. Le soir, il allait chez Mme de Guessaint. Mais l'un et l'autre avaient l'air, maintenant, de se craindre et de s'éviter. Françoise, seule, ne désespérait pas. Cette loi qu'on lui opposait lui paraissait absurde. Elle n'admettait pas qu'on ne pût prouver la mort d'un homme tué. Voyant dépérir son fils, elle s'exaspérait, mais elle ne se lassait pas. La femme du peuple se retrouvait tout à coup avec ses confiances irraisonnées et ses crédulités naïves. Mme Rosny comptait sur un hasard, sur quelque chose d'inattendu. Est-ce que l'imprévu, à deux reprises différentes, n'avait pas changé brusquement l'existence de Jacques et de Faustine? Mais Jacques, lui, ne croyait plus à rien, et Mme de Guessaint épiait avec angoisse sur son visage la marche de sa douleur. --Est-ce que vous n'êtes pas inquiet de lui? demandait-elle un jour au docteur Grandier. --Très inquiet. Tous ces chocs successifs ont ébranlé le système nerveux. Autrefois, cela s'appelait fièvre de langueur ou consomption; aujourd'hui cela s'appelle anémie cérébrale; le résultat est le même. Il s'épuisait d'amour et de désespoir: elle le sentait bien. La jeunesse pourrait-elle triompher d'une maladie purement morale? Viendrait-il une heure où l'excitation du travail et l'ivresse du succès réveilleraient dans ce coeur la force et le désir de vivre? Faustine discutait tout cela en elle-même. Elle se rappelait l'aventure de Nelly et de son mari; et de nouveau, cette histoire humaine et comique exerçait sur elle une influence physiologique. Certaines pensées blessaient la délicatesse de son esprit. Mais elle comprenait bien que les hommes ne sont point faits pour les sentiments élégiaques et les aspirations éthérées. Jacques la chérissait profondément, mais il la désirait ardemment. Faustine aimait, et elle tenait à son amour. C'était le seul bonheur qui lui restât dans la vie, la seule espérance qui illuminât encore son horizon. Et toujours elle en revenait dans ses hésitations à l'exemple de M. Percier, ce mari amoureux et infidèle parce qu'il était amoureux. La femme peut éprouver un amour platonique. C'est sa grande supériorité sur l'homme, qui lui est inférieur dans l'ordre des sentiments élevés. Elle pousse jusqu'à l'exaltation l'héroïsme du sacrifice, elle se grise avec son abnégation pour se donner une force factice, qui lui permet d'atteindre jusqu'au sublime. Mais lorsqu'elle possède un esprit vaillant, une intelligence lucide, elle voit tout de suite le but vers lequel il faut marcher. Un après-midi, Faustine arriva dans l'atelier. Depuis la destruction de leurs espérances, c'était la première fois qu'elle y venait. Jacques se leva brusquement lorsqu'il l'aperçut. --Mon amie, est-ce que je ne ferais pas mieux de partir bien loin? Tout me lasse et me décourage. Je sens que je suis très près de la mort, et je n'ai pas même la force de l'attendre. Je vous invoque une dernière fois. Vous qui êtes ma bonne fée, il est impossible que vous ne soyez pas mon ange consolateur, il est impossible que vous ne refassiez pas du bonheur avec notre malheur à tous les deux! Elle le regardait de ses yeux clairs où brillait une tendre loyauté; et, très doucement: --Quand j'ai vu que je ne pouvais pas être votre femme, je me suis demandé ce que je devais faire. Mon coeur et ma conscience ne se trouvaient pas d'accord. Mais il ne s'agit plus de moi, aujourd'hui. Ce n'est pas pour moi que je vous aime, c'est pour vous. Être votre bonne fée, vous toucher de ma baguette? O cher, retenez bien mes paroles. Je ne tiens à la vie que pour rendre la vôtre heureuse. Il y a une différence entre nous deux. Vous m'aimez passionnément: moi, je vous aime tendrement. Le ressort de la volonté s'est brisé chez vous. Vous vous abandonnez au désespoir et vous ne cherchez même plus à lutter. Vous croyez me connaître? Est-ce que l'homme connaît jamais celle dont il est aimé? Vous savez que j'ai des idées absolues sur les devoirs de la femme en ce bas monde. Je n'admets pas les compromissions vulgaires, le mensonge me révolte, et j'ai le dégoût de ces amours qui se cachent comme si elles avaient honte d'elles-mêmes. Lorsque vous avez vu que vous ne pouviez pas être mon mari, vous ne m'avez plus rien demandé. Vous n'ignoriez pas que j'eusse trop souffert de m'avilir à mes propres yeux et de déchoir dans l'estime que j'ai de moi-même. J'ai bien songé à tout cela. Maintenant, je vois nettement mon devoir. Je vous aime, vous m'aimez; Jacques, ne désespérez plus, et fiez-vous à moi! --Faustine!... Il croyait comprendre ces paroles tendres et un peu mystérieuses. Il voulait la saisir entre ses bras, la couvrir de baisers. Elle se défendait doucement, mais avec fermeté. --Je vous ai dit de vous fier à moi, murmura-t-elle. Je partirai de Paris demain. Vous serez trois jours sans lettre. Attendez trois jours. Il voulut l'interroger; elle lui mit gentiment la main sur les lèvres, sans répondre un seul mot. Pauvre Faustine! Pendant bien des jours et bien des nuits, sa chasteté avait lutté contre son amour. Se donner à Jacques, tomber de son piédestal, rouler dans la chute vulgaire et banale! Elle aimait. Elle se savait follement aimée. Elle sentait que Jacques ne résisterait pas sans doute à ces coups répétés du destin. Qu'était-elle? Une femme ignorée, bien peu de chose, quand il s'agissait de l'existence, de l'avenir, du génie d'un grand artiste. Sa tendresse plaidait tout bas pour elle-même et pour lui. Pourquoi refuserait-elle de faire leur bonheur à tous les deux? Quel serment la liait encore? Qui trahissait-elle? Elle ne devait plus rien qu'à sa conscience, et sa conscience pure ne la défendait même plus. Du moins, ne voulait-elle pas tomber vulgairement. Puisqu'elle se donnait, elle se donnerait honnêtement, comme une honnête femme qui cède à sa réflexion et à sa volonté, et non pas à l'entraînement fougueux d'une passion. En effet, elle partit le lendemain avec Marius, et alla droit à La Birochère. Décembre commençait. Le vent soufflait du large, et la mer tumultueuse brisait contre les hautes falaises ses efforts désespérés. La forêt, noire à présent, étalait dans la plaine rase ses arbres dénudés. Le ciel roulait des nuages gris, où se détachait, comme un semis de taches blanches, le vol capricieux des goélands et des mouettes. Dans le triste encadrement de l'hiver, Faustine retrouvait ces mêmes paysages qu'elle parcourait toute joyeuse pendant les jours cléments de l'automne. Le vieux sous-officier qui habitait la maison de garde fut très étonné en revoyant Mme de Guessaint. Elle savait que la famille de ce brave homme était en Normandie. Elle lui expliqua que, pour des raisons particulières, elle désirait rester seule avec Marius à La Birochère, et lui remettant deux mille francs, elle le pria de retourner chez lui pour six semaines. Il partit le soir même, ravi de cette aubaine, enchanté de distraire ses ennuis par un voyage. A sa place, Marius s'installa dans la maison de garde. Faustine savait que, pour ce vieux serviteur, tout ce qu'elle faisait était bien fait. Elle lui dit qu'elle voulait rester avec Jacques Rosny à La Birochère, sans que personne soupçonnât leur présence. Pas un citadin ne s'attardait si tard sur cette plage ignorée. Pornic lui-même, à cette époque de l'année, perdait ses derniers hôtes. Qu'importait aux rares pêcheurs du petit village de voir Mme de Guessaint seule ou avec un étranger? Pour plus de sûreté, Faustine n'avait pas amené sa femme de chambre de Paris. Elle ferait venir deux Nantaises: Marius s'occuperait des provisions avec elles. Quand tous les préparatifs furent terminés, elle écrivit à Jacques ces quelques mots: «Partez pour La Birochère dès que vous recevrez cette lettre. Vous arriverez à dix heures du soir, et vous trouverez Marius à la gare.» En lisant ces lignes, Jacques pâlit. Il reconnaissait la délicatesse profonde de son amie. C'est là-bas qu'elle voulait se donner à lui, au milieu des mille témoins de leur bonheur naissant. A vingt-six ans, le corps a des ressorts inattendus. Il retrouva d'un seul coup toute sa foi, toute son énergie, toute sa volonté. Elle l'attendait! Il répétait ces trois mots avec un ravissement infini. Elle allait donc lui appartenir, celle qu'il aimait et qu'il désirait passionnément. Le train qui l'emportait lui semblait trop lent au gré de son impatience nerveuse. Elle l'attendait! Il aurait voulu crier son bonheur. Il se sentait comme angoissé par l'ivresse de son espérance. Il fermait les yeux, et dans une vision rapide, il l'apercevait, cette belle créature, se laissant glisser entre ses bras, troublée et rougissante. Elle l'attendait!... Faustine n'avait rien à lui expliquer. Il devinait tout. Elle voulait lui appartenir comme une épouse qui se donne, non comme une maîtresse qui se livre. Un feu brillant éclairait la chambre nuptiale de ces deux fiancés de l'amour. Quand il pénétra dans la grande pièce, claire et parfumée, Jacques vit Faustine devant lui, le regardant sans crainte, mais avec une émotion profonde, et ce fut sa vie tout entière qu'elle donna dans le premier baiser de sa chasteté vaincue. * * * * * Pendant un mois, ils vécurent ainsi, enchantés et ravis, oubliant le monde, oubliant les autres créatures. Il n'y eut pas une ombre à leur bonheur, et pas une tache dans leur ciel. Le plus souvent, ils restaient enfermés toute la journée, jamais las de se contempler l'un l'autre, ni de se redire ces mille paroles naïves que des amoureux se répètent à l'infini. Quelquefois, bien protégés contre l'inclémence du froid, ils partaient à pied, riant de la bise glaciale; ou, quand le soleil de décembre luisait dans le ciel bleu pâle, ils s'enfonçaient au milieu des arbres sans feuilles de leur chère forêt déserte. La nature s'était plu à créer ces deux êtres exactement l'un pour l'autre. Il y avait entre eux un accord harmonieux: ils vibraient à l'unisson. Leur coeur et leur intelligence se complétaient si bien que Faustine devinait les pensées de Jacques avant qu'il eût parlé, et que Jacques comprenait Faustine sans qu'elle lui eût rien dit. Jamais un homme et une femme ne se sentirent aussi absolument faits pour la vie intime du mariage. Ces amants méritaient d'être des époux pour qui la chaîne est légère et que la mort seule peut séparer. Ils se plaisaient à oublier qu'ils ne pouvaient pas même s'épouser; qu'un obstacle insurmontable se dressait entre eux, pareil à ces murs de bronze que les génies malfaisants des contes de fées font surgir devant les trésors fantastiques. Ils oubliaient tout; et les êtres qu'ils avaient aimés jusque-là, et la vie extérieure, et le monde qui demande toujours compte aux heureux d'un bonheur qu'il n'a point permis... Une lettre de Nelly vint éveiller Faustine et lui rappeler qu'elle n'était pas seule au monde. Très délicatement, la jeune femme disait à son amie qu'on commençait à s'étonner un peu de son départ imprévu. Une ou deux personnes rapprochaient ce départ de l'absence de Jacques. Il fallait craindre que la méchanceté ne s'emparât de ces propos, vaguement malveillants. Mme Percier donnait une autre raison qui achevait de persuader Faustine. La mission scientifique dirigée par le colonel Maubert était arrivée à Marseille. Or Mme de Guessaint ne désespérait pas encore d'établir, par un acte officiel, le décès de son mari. Selon Me Denizot, il fallait des témoignages, des dépositions précises; il importait donc d'interroger le colonel et ses compagnons de route. Ils rentraient en France deux mois et demi après leur départ. Ce retour rapide, causé peut-être par un échec, devait laisser aux voyageurs des impressions très fraîches de ce drame encore récent. --Hélas! mon ami, tout a une fin, dit-elle un soir à Jacques. --Nous partons! --Il le faut. --Nous étions si heureux ici, murmura-t-il en soupirant. --Ingrat! Est-ce que je ne souffre pas de m'en aller, d'abandonner la chère retraite où nous venons de vivre des jours délicieux? Lisez ce que m'écrit Nelly. Nous avons peut-être à lutter encore; cette fois, ce sera pour conquérir le même bonheur, mais alors sans limite, sans obstacle, et tel que nul n'y pourra toucher! X Louis Maubert, au lendemain de la Commune, avait quitté son bataillon de chasseurs à pied, pour entrer dans l'infanterie de marine, comme tant d'autres officiers qui espéraient un avancement plus rapide, et l'événement ne trahissait pas sa confiance. Pendant dix ans, il faisait un très rude métier au Sénégal, à la Guyane, et en Cochinchine. On ne vit pas impunément et pendant tant d'années sous le dur et brûlant climat des colonies. A trente-cinq ans, le colonel Maubert paraissait en avoir quarante. Chauve maintenant, bruni par le soleil dévorant, très amaigri par la fièvre et son activité que rien ne lassait, il ne ressemblait guère au brillant jeune homme d'autrefois. Désirant envoyer une mission dans le Sud-Oranais, le ministre de la marine ne pouvait pas mieux choisir que cet officier intelligent, résolu et ambitieux. Mais dès le commencement du voyage, le colonel Maubert s'apercevait qu'il était mal outillé pour l'entreprendre. Sans fausse honte, il revenait directement à Paris, pour expliquer les causes de son insuccès relatif. Un matin, il reçut une lettre dont la signature le fit tressaillir. Mme de Guessaint le priait de vouloir bien passer chez elle. On l'avait interrogé au ministère sur cette mort restée mystérieuse. Il disait son opinion très nettement. M. de Guessaint, géographe instruit, voyageur expérimenté, aimait un peu trop les femmes. Il s'éprenait tout à coup, dès leur arrivée à Oran, de la belle Yelma, une Mauresque aux formes opulentes, au teint mat, aux yeux allongés, et, malgré la colère de son protecteur, il n'hésitait pas à lui rendre visite en plein jour. Le soir, il retournait chez elle, et dès lors on ne le revoyait plus. Le colonel ne pouvait pas prouver que le sieur Enoussi fût le coupable; mais il restait convaincu que des hommes payés par le Tunisien avaient assassiné son trop galant compagnon. Dans ces pays restés arabes, malgré la domination française, il est toujours facile de commettre un crime. Un Parisien n'est jamais très méfiant. Il est aisé de l'assaillir tout à coup, en pleine nuit, quand il sort d'une maison suspecte, et de le tuer d'un coup de couteau. La mer est une complice à qui l'on peut se fier. On attache une lourde pierre au cou du cadavre, on le jette dans les flots, et ils ne trahissent pas le secret qu'on leur donne en garde. Le procureur d'Oran partageait un peu l'opinion du colonel Maubert. Mais il lui paraissait impossible d'entamer une instruction sans avoir une preuve certaine. Il est commode d'arrêter un Français, de l'emprisonner, et de l'intimider par des menaces. Avec les Arabes, ces procédés européens échouent toujours. Ils s'enferment dans un mutisme calme. Leur nature flegmatique ne se trahit jamais. Puis, l'arrestation du sieur Enoussi, marchand riche et bien posé, opérée sans motif apparent, eût soulevé trop de colères. «L'affaire Guessaint», comme on disait à Oran, allait donc grossir le nombre des crimes mystérieux que la justice connaît sans pouvoir les punir. La lettre de Mme de Guessaint embarrassait le colonel. Que dirait-il à la veuve de son compagnon? Irait-il lui raconter que son mari avait succombé à sa passion exagérée pour la beauté grasse d'une Mauresque? Son ami, M. de Merson, le rassura bien vite. --Vous n'avez pas à vous gêner, je vous affirme que vous ne désolerez pas outre mesure cette jolie veuve. Elle n'ignorait pas les moeurs légèrement musulmanes de son mari; et... bien entre nous, tout ceci!... je ne crois pas qu'elle fasse concurrence à la pleurante Arthémise, veuve de Mausole. --Le fait est que Guessaint... --Je crois même pouvoir vous dire qu'elle désire vous interroger pour avoir la preuve du décès de son mari. Car enfin, elle se trouve dans une situation embarrassante, la pauvre femme. Elle est veuve... sans l'être. C'est-à-dire qu'elle ne peut pas se remarier! Dites-lui donc tout sans hésiter. Si vous pouvez l'aider à établir nettement sa situation devant les tribunaux, vous lui rendrez un fier service! Mis à l'aise par cette petite confidence, le colonel n'hésita pas. Il répondit à Mme de Guessaint qu'il se mettait complètement à ses ordres, et qu'il aurait l'honneur de se rendre chez elle le surlendemain, à deux heures de l'après-midi. Prévenue de cette visite, Mme Rosny témoigna le désir d'y assister. Un changement étrange se faisait chez Françoise. Elle n'ignorait pas pourquoi son fils l'avait quittée sans dire où il se rendait. Il allait retrouver Faustine. Ces deux êtres qui s'adoraient, et que la vie cruelle séparait brusquement, devaient fatalement tomber dans les bras l'un de l'autre. Mme Rosny se réjouissait d'un mariage entre Jacques et Mme de Guessaint. Elle savait Faustine bonne, tendre, dévouée; elle savait que jamais elle n'aurait pu rencontrer une bru mieux disposée pour sa belle-mère. Le souvenir de la radieuse jeune fille d'autrefois étouffait complètement la rancune de ses jalousies maternelles. Puis, d'autres raisons, plus vulgaires, plaidaient en faveur de ce mariage, dans ce coeur exclusif et passionné. Au point de vue des sentiments, Faustine représentait pour elle la belle-fille idéale. Au point de vue de l'ambition, elle n'eût jamais rêvé pour son fils un mariage aussi éclatant. L'immense fortune de Mme de Guessaint, sa haute situation dans le monde, ses alliances de famille aplanissaient d'un coup bien des difficultés dans la vie de l'artiste. Il se trouvait soudain rapproché de ce but où elle voulait le conduire par des chemins plus détournés et moins sûrs. Quelle revanche éclatante elle prenait subitement contre les riches et les heureux de ce monde! Le fils du communard fusillé comme un chien au coin d'une route, épousait la fille d'un général de division, d'un homme apparenté aux plus nobles familles: c'était pour elle une jouissance intime et profonde. Et puis tout à coup, l'objet de son ambition se dérobait. Faustine devenait pour elle ce qu'elle avait toujours redouté: _la_ maîtresse; maîtresse d'autant plus à craindre qu'elle possédait plus de puissance séductrice. La mère ne pouvait plus entrer dans la vie des deux jeunes gens, la surveiller, la conduire à son gré. Il fallait donc que ce mariage se fît; et, pour y parvenir, elle ne reculerait devant aucun effort. Bien que Me Denizot affirmât qu'on s'adresserait en vain aux magistrats, elle poussait Faustine à introduire une instance devant le tribunal de la Seine. Pour soutenir cette instance, il fallait au moins des témoignages; le colonel Maubert était là pour en apporter. Ce nom de Maubert rappelait sinistrement à Françoise le capitaine de chasseurs à pied qui, naguère, avait fait passer par les armes le malheureux Pierre Rosny. Pouvait-elle supposer que ce fût le même? Autrefois, en consultant l'_Annuaire_, elle trouvait dans l'armée, trois capitaines Maubert. Elle n'imaginait pas que l'officier de chasseurs, permutant avec un de ses camarades, fût entré dans l'infanterie de marine dès le mois d'octobre 1871. Son ambition maternelle lui inspirait donc le désir d'assister à l'entretien de Faustine et du colonel. Elle voulait écouter avec soin tout ce que dirait le chef de l'expédition dans le Sud-Oranais; elle voulait recueillir ses moindres paroles, et voir si de tout cela ne jaillirait pas une preuve qui pût convaincre les juges. A deux heures, elle arrivait chez Mme de Guessaint. Celle-ci attendait dans son atelier, préoccupée par cette visite qui allait peut-être éclaircir sa destinée. --Je vous remercie de m'avoir permis de venir, dit-elle à Faustine. C'est notre bonheur à tous qui est en jeu. J'ai laissé Jacques très troublé, très ému. Il nous rejoindra tout à l'heure pour savoir ce que vous aurez appris. --Que vous dirai-je? répliqua la jeune femme. L'espérance est bien tenace dans le coeur humain; le colonel nous révélera peut-être quelque chose; et cependant, comment saurait-il ce que les magistrats ignorent? En entendant résonner le timbre de la porte d'entrée, après celui de la pendule, les deux femmes se regardèrent très émues. Le sort allait prononcer. Françoise, un peu à l'écart, mais en pleine lumière, guettait l'apparition de l'officier, avec une curiosité anxieuse; Faustine, plus maîtresse d'elle-même, restait assise au fond de l'atelier, un peu dans l'ombre. Elle se leva légèrement, lorsque le colonel entra, et lui indiqua un fauteuil de la main. --Je vous sais gré de votre empressement, Monsieur, et je vous remercie d'avoir bien voulu passer chez moi. M. Maubert s'inclina. En entrant, il avait salué Françoise et Mme de Guessaint; mais il voyait mal la jeune femme. --Je ne fais que remplir mon devoir, Madame. M. de Guessaint est tombé victime d'un crime, hélas! impuni, et je serais heureux si, en joignant mes efforts aux vôtres, je vous aidais à tirer vengeance de ce lâche assassinat. Se rappelant les conseils de M. de Merson, il n'hésita pas à reconstruire le drame dans toute sa réalité cruelle. Il atténua certains détails, n'insistant pas trop sur le rôle de la belle Mauresque, mais il dit comment la réflexion confirmait les hypothèses de la première heure et pourquoi il soupçonnait le sieur Enoussi de s'être débarrassé d'un rival gênant. Peu à peu, l'officier s'animait et son récit devenait pittoresque et coloré. Quand on a longtemps vécu en Orient, l'imagination garde un reflet des grands soleils lumineux. M. Maubert s'exprimait en homme qui a beaucoup vu et beaucoup étudié. Il décrivait d'une manière colorée cette ruelle d'Oran où, d'après lui, le guet-apens se dressait, habilement préparé; la boutique du marchand d'eau fraîche et de dattes vertes, avec ses embrasures louches et complices des coupe-jarrets; un peu plus loin, la jetée et la mer toute grise dans la nuit, prête à recevoir le cadavre de la victime. --Alors vous croyez, colonel, que les coupables seraient ces deux Arabes qu'on a vus rôder entre la maison de la Mauresque et l'hôtel où vous étiez descendus? --J'en suis presque certain, Madame. --On a recherché ces hommes? --Oui. On a suivi patiemment leurs traces, mais tout à coup elles se sont effacées. Les Arabes trouvent toujours dix complices pour un. Ils savent qu'ils ont besoin les uns des autres, et leur plus grande joie, c'est de tromper la justice française, qui leur inspire autant de haine que de terreur. --Savez-vous quelle est l'opinion de ces agents de police qu'on a envoyés de Paris? --Ils pensent comme moi. Ce sont des hommes intelligents, je les ai vus à l'oeuvre; ils ont fait et ils font encore tout ce qu'il faut pour réussir. Car je leur rends cet hommage, rien n'a pu les décourager. Françoise écoutait avidement. Le colonel ne leur apprenait rien de nouveau. Elle espérait toujours qu'une phrase, un mot jetterait une lueur dans ce drame sombre. M. Maubert regardait un peu distraitement autour de lui, comme un homme qui aime les belles choses et que les objets d'art intéressent. Tout à coup, il dit, avec une sorte d'étonnement, en remarquant l'un des deux portraits peints par Faustine: --Mais je ne me trompe pas: c'est le général de Bressier? --Mon père, Monsieur. L'officier fit un mouvement très brusque et s'avança vers Faustine qui s'était levée. Elle se trouvait maintenant en pleine lumière. Il la voyait distinctement. --Pardonnez-moi, Madame, j'aurais dû vous reconnaître tout de suite. --Je ne me rappelais pas avoir eu le plaisir de vous voir, colonel... Vous avez prononcé le nom de mon père; et tous ceux qui disent ce nom-là me causent une émotion dont je ne peux pas me défendre. --Nous nous sommes rencontrés il y a dix ans, Madame, et dans des circonstances presque aussi tristes qu'aujourd'hui. On dirait que, par une étrange fatalité, je suis destiné à n'être auprès de vous qu'un messager de malheur. La première fois que je suis entré dans votre maison, c'était pour vous annoncer la mort de votre frère; la seconde fois, c'est pour vous parler de la mort de votre mari. Faustine jeta un cri. --Je me souviens! --Vous vous souvenez?... Mon visage ne vous rappelait rien, tout d'abord. C'est que l'infanterie de marine a tôt fait de nous défigurer, nous autres. Mais partout, sous le ciel dévorant du Sénégal comme dans les forêts profondes de la Guyane, je me suis rappelé l'aventure sinistre du mois de mai 71. Comment se nommait le malheureux qui vous avait demandé asile? Je ne sais plus. Il m'en est tant passé par les mains, pendant la semaine qui a suivi! Mais je revois encore cette grille fermée, et moi, vous racontant le martyre du malheureux Étienne, à vous qui ne saviez rien, et ce garde national, sortant du taillis où il s'était jeté, et nous disant d'un air résolu: «Je suis un soldat, non pas un assassin!»... Quelle chose atroce que la guerre civile! Faustine cachait sa tête entre ses mains. Elle aussi s'abandonnait à ses souvenirs comme l'officier, et tous deux oubliaient Mme Rosny, qui les regardait, toute pâle, collée à la muraille, et se disant tout bas: «C'est lui qui a fusillé mon mari! c'est lui, c'est lui!...» Les lignes révélatrices imprimées naguère dans le journal, ressortaient devant ses yeux: «Avant-hier, le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied...» Non! elle se trompait, c'était impossible! Trois officiers du même nom servaient dans l'armée: pourquoi celui-là plutôt qu'un autre? La vérité lui apparaissait flamboyante, et elle refusait d'y croire. De sa main crispée, elle serrait son coeur qui sautait dans sa poitrine, elle voulait déguiser l'angoisse qui l'étouffait. D'une voix étranglée, elle dit: --Vous étiez dans l'armée de Versailles, Monsieur? --Oui, Madame: capitaine au 3e bataillon de chasseurs à pied. --De chasseurs... --Nous poursuivions un communard, réfugié dans les bois avec une soixantaine de ses compagnons. Mme de Guessaint lui avait donné asile dans son parc. Exaspérée par la mort de son frère, elle nous l'a livré, et mes soldats l'ont passé par les armes. Françoise ne répliqua rien. Elle tomba sur un fauteuil, foudroyée. Après dix ans, elle se trouvait en face de l'homme qui avait fait fusiller Pierre. Bien plus! elle découvrait qu'une femme l'avait livré à la rage de ses ennemis, et cette femme, c'était la maîtresse de son fils! Jacques aimait la meurtrière de son père; sans un hasard, il fût devenu son mari; les fatalités de la vie réunissaient dans l'amour deux êtres séparés par la haine! Faustine et le colonel échangeaient encore quelques mots. Mme de Guessaint se levait pour reconduire l'officier. --J'ai fait ce portrait que vous venez de voir, avant sa mort, dit-elle. Je désire vous en montrer un autre que j'ai peint il y a quelques années. Prenez la peine de descendre dans mon boudoir. Vous m'excuserez, Madame? --Oui... oui... balbutia Françoise qui détournait la tête pour cacher sa pâleur. Seule, elle était seule! Cent idées tumultueuses s'entre-choquaient dans son cerveau. Que faire? Les amours de Jacques et de Faustine lui apparaissaient monstrueuses comme un inceste. Elle allait broyer le coeur de son fils, désespérer sa vie, le jeter dans toutes les épouvantes de la terreur et de l'anéantissement! Et cependant, elle ne pouvait pas hésiter. Du fond de la tombe inconnue où pourrissait son corps abandonné, Pierre Rosny sortait pour se jeter tout à coup entre cet amant et cette maîtresse. Les os blanchis du fusillé criaient vengeance, et elle entendait ce cri de colère, et toutes ses rages d'épouse meurtrie se réveillaient dans un élan de passion violente. Comme Jacques souffrirait! Non, l'homme n'est pas mort quand il est mort. Au delà des cercueils fermés, plane encore l'insaisissable souvenir, le souvenir que rien ne peut tuer: ni la fusillade au coin d'une route, ni dix années qui s'écoulent, ni l'amour qui réunit deux êtres, ni l'apaisement qui se fait dans les âmes! Jacques entra dans l'atelier. --Est-ce que Mme de Guessaint n'est pas là? dit-il d'une voix claire. --Lui! balbutia Françoise. --Tu es seule, mère?... Qu'est-ce que tu as?... Tu es toute pâle... Est-ce que tu es souffrante? --Mon enfant... Les mots s'étranglaient dans sa gorge. --Tu me fais peur! Tu es livide, tes mains tremblent... Qu'est-ce qui se passe?... Il y a un malheur dans cette maison! Dieu! Faustine?... Françoise le contemplait avec des yeux pleins de larmes. Elle souffrait à l'avance de la cruelle douleur qu'elle allait lui causer. --Mon enfant, écoute-moi... J'ai à te parler... Mais jure-moi que tu seras calme, que tu seras courageux... --Tu ne vois donc pas que tu me terrifies! Voyons, je suis fort, je suis un homme. Pour l'amour de Dieu, parle! --Tu aimes Faustine? --Si je l'aime! --Je veux dire: Est-ce que tu l'aimes... à ne pouvoir pas vivre sans elle, par exemple? Jacques défaillait. Il jeta un cri désespéré: --Faustine est morte! --Non. Elle est là. Elle va venir. Tu vas la voir. Mais avant que tu la voies, il faut que je te dise... Oh! mon Dieu, je ne sais pas comment te dire... Écoute. Il y avait là un homme tout à l'heure, un officier, le colonel Maubert. --Maubert! --Tu trembles? Oui, c'est lui qui, autrefois, a fusillé ton père! Demande à Faustine. Elle te racontera de quelle façon Pierre Rosny est mort. --Comment le sait-elle? Ces aveux contenus, ces hésitations, ces réticences faisaient frissonner le jeune homme. Il pressentait un malheur qu'il ne comprenait pas. Françoise lisait une telle douleur sur son visage qu'elle n'osait point parler. Elle n'osait point parler et elle ne pouvait pas se taire! La porte s'ouvrit, et Faustine entra. Jacques courut vers elle. --Par grâce, racontez-moi tout! Ma mère ne veut rien me dire. Elle restait stupéfaite. Pourquoi cette fièvre et cette ardeur chez Jacques, pourquoi la regardait-il avec des yeux égarés? --Vous raconter?... Je ne sais pas... Que signifie?... --Je vous prie de raconter à Jacques ce que vous disiez tout à l'heure au colonel Maubert, reprit Françoise d'une voix sourde. --Je vous en supplie, Faustine, faites ce que ma mère vous demande! s'écria le jeune homme. Mme de Guessaint les contemplait tour à tour l'un et l'autre, ne devinant pas le drame sombre qui l'enlaçait, surprise de voir Françoise pâle et menaçante, de voir Jacques tremblant et livide. --Ce que je disais au colonel Maubert? Il me rappelait la mort de mon pauvre frère. --Oui, c'est bien cela... --C'est bien cela? Mais comment cet affreux souvenir peut-il vous jeter dans un trouble si profond? Jacques regardait toujours Françoise. La volonté de sa mère pesait sur lui. Elle lui dictait ces paroles brûlantes, ces questions hachées. Puis ce nom de Maubert éveillait en lui tout le passé atroce. Il ne savait pas ce que Mme de Guessaint venait faire là dedans: c'était quelque mystère épouvantable où allaient s'abîmer, comme en un précipice, son amour et sa félicité. --Je vous en conjure, reprit-il, écoutez ma prière. Qu'est-ce que vous disiez au colonel? Je veux savoir, je dois savoir! --Je lui disais... Ah! tenez, vous êtes cruel! Toute cette histoire, que je croyais oubliée depuis dix ans, ressort, vivante et lugubre, des voiles ténébreux du passé. Je la revois, la journée maudite... Un garde national est entré chez moi; des soldats de ligne le poursuivaient, et il me demandait asile. Que de fois, dans mes rêves, m'est apparu son spectre pâle, frémissant et doux! J'ai accueilli ce malheureux. Et cependant mon père avait été tué la veille. Mais je suis une fille de soldat, pour qui les vaincus sont sacrés. Je voulais le sauver, je voulais arracher cette victime promise à la mort après tant d'autres victimes! J'avais fermé la grille du parc et ma maison devenait pour lui un asile inviolable. Puis le capitaine Maubert arrive. Et j'apprends qu'un nouveau deuil me frappe en plein coeur! --Après... après... balbutia le malheureux. --Mon pauvre Étienne, si bon, si généreux, si fier! Entraîné dans un bois, par une bande de gardes nationaux; et massacré, martyrisé... C'est atroce!... --Après... après... dit encore une fois Jacques d'une voix étranglée. --Après? j'ai perdu la tête, j'ai déliré, je suis devenue folle; j'ai ouvert la grille toute grande. J'ai livré cet homme que j'avais reçu comme mon hôte: il m'a dit: «Je vous pardonne...» Mais je ne me suis jamais pardonné à moi-même. Mon excuse, c'est que ma raison ne m'appartenait plus, c'est que je voyais le malheureux Étienne déchiré par ses bourreaux! Cette excuse-là, les hommes et Dieu peuvent l'accepter, mais ma conscience ne l'accepte pas. Je l'ai livré, vous dis-je! on l'a emmené, on l'a fusillé... Mais pourquoi me demandez-vous tout cela? Pourquoi votre mère est-elle menaçante? Pourquoi vous, Jacques, êtes-vous frissonnant?... Françoise et son fils courbaient la tête; Faustine les contemplait avec épouvante; une lueur entrait lentement dans son cerveau; elle se rappelait la terrible confidence de son amant; elle poussa un grand cri, un cri furieux et désespéré. --Dieu!... Votre père!... --C'était lui. Elle resta brisée, anéantie, et tomba sur les genoux. Jacques la regardait avec des yeux d'halluciné; il était égaré, stupide, fou. Son cerveau éclatait; une dernière fois, il essaya de parler; il ne pouvait plus. Alors, il fit un grand geste, un de ces grands gestes d'homme détraqué qui se sent rouler à l'abîme, et, s'enfuit, épouvanté. Faustine sanglotait; son bonheur s'effondrait tout à coup, et il lui semblait qu'on frappait sur son coeur à coups répétés. Seule, Françoise demeurait immobile. Toute la colère et toute la haine amassées dans son âme se réveillaient dans un coup de fureur. Elle oubliait celle qui pleurait à ses genoux sa vie désemparée, elle oubliait son fils qui venait de se sauver, emporté par son désespoir, comme une feuille morte par un vent de tempête; elle ne voyait plus que le fantôme du fusillé qui lui commandait la vengeance, et elle écrasait Faustine de ses regards implacables et lourds. XI Faustine avait tué son père! Ces mots terribles sautaient dans sa tête, et le malheureux s'enfuyait, comme poursuivi par un spectre. Les promeneurs, étonnés, examinaient avec stupeur ce jeune homme élégant, qui prenait sa course à travers l'avenue, le visage pâle, les yeux injectés de sang, le corps secoué de frissons. En peu d'instants, il arriva sur les hauteurs du Trocadéro; il se laissa tomber sur un banc, ne sentant pas le froid, épuisé, vaincu. Faustine avait tué son père!... Son père? Il se rappelait la petite chambre de la rue Jean-Baussire, et la visite du docteur Grandier, et Pierre Rosny qui partait pour la grande bataille, dont il ne devait pas revenir. Pauvre père! combien de fois, avec son ardente passion, Françoise lui avait raconté le courage, la volonté, l'énergie de l'ouvrier! Les souvenirs de sa première enfance lui montraient un homme au visage intelligent et doux, qui lui parlait d'une voix rieuse, en l'emmenant dans ses promenades. Pierre marchait à grandes enjambées, et lui, Jacques, trottait pour mieux le suivre. Ils s'en allaient dans les squares ou sur les boulevards; quelquefois, Françoise les accompagnait. Et elle disait avec un sourire: «Ne vas donc pas si vite, Pierre: tu fatigueras le petit.» Plus tard, ses souvenirs lointains se fondaient en un seul sentiment, où la tendresse se mêlait à la pitié. La vie prenait Jacques et l'emportait dans un élan impétueux; loin d'oublier ce père, sinistrement disparu, il se représentait souvent le tableau de cette mort affreuse. Un coin de route, au bord d'un fossé, sous le soleil de mai riant dans le ciel bleu; un garde national, debout, les bras liés derrière le dos, jetant un dernier regard à ces rayons dorés; et des soldats, armant leurs fusils au commandement sec d'un officier. On mettait le condamné en joue, et douze balles trouaient son corps. Un sergent s'approchait et lâchait le coup de grâce dans l'oreille. On creusait une fosse à la hâte, n'importe où; un peu de terre comblait le trou béant, et les soldats s'en allaient; et tout le monde reprenait sa vie accoutumée; et personne ne venait prier sur la tombe du fusillé, personne, pas même son fils et sa veuve, qui ne savaient point où la poussière de l'ouvrier se mêlait à la poussière confuse de l'humanité. Faustine avait tué son père!... Jacques repassait un à un tous les jours vécus depuis sa rencontre avec elle. Il la revoyait entrant dans l'atelier avec le docteur et Nelly; il la revoyait posant devant lui, racontant ses voyages, décrivant les pays inconnus où la pensée s'envole sur les ailes du rêve. Il se rappelait l'amour qui germait dans son coeur, à lui, et son aveu enfiévré, et la réponse loyale de la jeune femme. Puis les heures d'accablement et de doute, lorsque, craignant de succomber, elle s'enfuyait au loin. Enfin, l'heure inoubliable et divine où elle tombait entre ses bras frémissants, là-bas, à La Birochère, dans la grande chambre claire et parfumée. Oh! le mois d'amour exquis et passionné! Quelle femme pouvait être plus tendre et plus loyale, plus intelligente et plus dévouée! Il faudrait donc renoncer à cette créature unique, ne plus voir ce visage hautain et doux, cette démarche harmonieuse et souple! Il faudrait donc ne plus entendre cette voix musicale! Il faudrait donc ne plus serrer dans ses bras ce corps aux beautés sculpturales! La nuit était venue. L'ombre grise enveloppait l'infortuné; sa fièvre intense ne sentait pas les morsures aiguës du froid; l'exaltation de son cerveau croissait à mesure que toutes ces pensées revenaient une à une dans son esprit. Devant lui, s'étageaient les maisons de Paris, vaguement éclairées, comme des ombres très brunes pointillées de taches d'or. La Seine coulait entre les quais, paisible et mélancolique, avec des tons d'ardoise plus clairs sur le terrain très sombre de ce décor nocturne. Un vent froid commençait de souffler, grinçant dans les arbres maigres, et sur le ciel brouillé, des nuages se poursuivaient éperdument, noirs comme de l'encre, avec des formes bizarres, semblables à des démons échevelés. Jacques regardait devant lui et autour de lui. Ce n'était pas seulement la mort de son père qui le séparait de Faustine: mais la haine de deux races, créées pour se détruire et s'exécrer. Sa pensée d'artiste ressuscitait dans une évocation gigantesque, toutes les idées que sa mère avait coulées dans son coeur. Quelle folie de penser que lui, fils d'ouvriers, issu de toute une longue lignée de pauvres et de déshérités, pourrait s'allier à la fille des riches et des aristocrates, sortie d'une longue lignée d'heureux et de favorisés! Est-ce qu'un abîme ne les séparait pas? Est-ce que l'habitude, le préjugé, la tradition ne creusaient pas un gouffre entre lui et cette femme qu'il adorait? Un hasard les réunissait un instant; mais l'inéluctable fatalité s'abattait sur eux et les divisait pour toujours. Aussi loin que sa pensée pouvait s'étendre, il apercevait une lutte implacable entre leurs deux races fratricides! Cet homme de génie subissait malgré lui le délire fiévreux de sa folie passagère. Le désespoir exaspérait son cerveau, il revoyait toutes les haines, tous les tumultes, toutes les ruines, enfantés par les guerres civiles! Faustine avait tué son père!... Ah! que d'êtres qui s'aimaient avaient été, eux aussi, désolés et broyés par ces combats qui exterminent et déshonorent les enfants d'une même patrie! Que de déchirements ils avaient vus, les flots noirs de ce fleuve qui coulait à ses pieds! Et les Jacques, avec leur drapeau rouge et bleu, brûlant les châteaux, les maisons, les forteresses, jetant dans la Seine tant de cadavres que les eaux ne roulaient plus vers la mer; et les Maillotins, conduits par les arbalétriers vêtus de buffle gris, qui dressaient les échafauds sur les places publiques et piquaient des têtes coupées aux angles des maisons et des palais; et la rouge nuit de la Saint-Barthélemy; et les journées hideuses de la Terreur; et ces coups de piques, ces massacres, ces exterminations, qui faisaient couler tant de sang à travers les rues, qu'on pouvait croire la grande famille française épuisée à jamais par ces effroyables saignées! Elle restait debout cependant, cette nation immortelle et féconde! Elle restait debout, parce que l'apaisement succédait à la guerre, et que de la haine naissait l'amour, comme du fumier hideux naît un lis immaculé. Oui, l'amour!... car les ennemis se rapprochaient et s'unissaient dans un fraternel baiser. Pourquoi Jacques Rosny ne ferait-il donc pas ce que les autres avaient fait? Le général de Bressier tombait frappé par les révoltés de Paris; Pierre Rosny tombait frappé par les soldats de Versailles. Leurs enfants, éclairés jadis par les sanglants incendies, oubliaient tout ce passé abominable; une divine tendresse les liait l'un à l'autre. Et Faustine avait tué son père!... Il ne serait ni le premier ni le seul qui eût adoré une femme, malgré le destin et la fatalité. Non, il ne pouvait pas l'oublier! Non, il ne pouvait pas vivre sans elle! Sa mère? Ah! oui, sa mère allait se jeter entre eux, combattre sa passion, plus forte que sa volonté? Eh bien, soit, il combattrait contre sa mère. Assez longtemps il l'avait écoutée docilement, suivant ses conseils, ne résistant jamais. Aujourd'hui, il s'insurgeait contre cette énergie puissante qui, jusqu'à ce jour, avait dominé son existence. Cette lutte, il ne la craignait pas; il l'affronterait sans hésiter et à l'instant même. Il savait bien que Françoise l'attendait, et qu'entre eux deux le choc serait violent. Il rentra chez lui, encore sous le coup des pensées tumultueuses qu'il venait de remuer. Françoise, très pâle, se dressa en voyant son fils. --Mon pauvre enfant, comme tu dois être malheureux! Je me représente ta douleur et je souffre avec toi, autant que toi. Tu aimes Faustine et tu es séparé d'elle. Tu lui as donné toute ta vie, et tu ne peux plus la revoir. Que vas-tu faire? Veux-tu partir, voyager? Tu ne peux pourtant pas rester, malade et désespéré, à retourner le fer dans ta blessure. Tu es jeune; la vie s'ouvre pour toi radieuse et pleine de sourires. Tu es célèbre, on t'admire et on t'envie. Tu n'as pas le droit de renoncer, pour un peu d'amour perdu, à tant de gloires promises. Tu aimes Faustine... Mon Dieu, tu oublieras, on oublie toujours, va! Il écoutait, les yeux baissés. Quand Françoise se tut, il releva le front. --Non, ma mère; non je n'oublierai pas et je ne veux pas oublier! Je l'adore; toute ma vie, toute mon espérance, tout mon bonheur sont dans cet amour-là! Et je la fuirais, et je ne la reverrais plus!... C'est impossible. Mieux vaudrait me casser la tête au coin d'un mur! Elle recula, transfigurée par la colère qui éclatait dans ses yeux. --Alors tu choisiras: elle ou moi! Jacques se croisa les bras. --Tu n'as pas le droit de me jeter un pareil défi! Il y a entre nous des liens que ni ta volonté ni la mienne ne pourraient dénouer. Tu n'es pas seulement la mère de mon corps, tu es aussi la mère de mon âme. Tu m'as soufflé mon courage et ma volonté; sans toi, je n'eusse été qu'un ouvrier. Tu ne peux pas ôter de mon être tout ce que tu y as mis! Ta menace ne m'atteint pas, car je n'y crois pas plus quand je t'écoute, que tu n'y crois toi-même quand tu me parles! --Oui, Jacques, oui,... je ne sais pas ce que je dis! Je suis folle. Tu sais combien je t'adore, mon enfant! Mais ton amour est un sacrilège. Elle a tué ton père; elle l'a livré, elle l'a trahi. Elle a jeté cet homme sans défense à l'acharnement de ses ennemis. Brise ton coeur, s'il le faut; mais fais ton devoir. Tu vois, je ne menace plus, je supplie... Jacques, rappelle-toi ton père, si bon, si tendre... --J'aime Faustine... je l'adore! dit-il d'une voix sourde. --Tu n'en as plus le droit! L'abîme s'est creusé entre vous. Rien ne peut faire que le passé n'existe pas. Tu crois que tu peux l'aimer sans remords! Tu ne sais pas ce que c'est que le remords! Une obsession de toutes les heures, de toutes les minutes, qui ne te laisserait ni trêve ni repos! --Je l'aime! dit-il encore. --Tu l'aimes? Il y a bien d'autres amours dans la vie! Coupable? non, je veux bien, elle n'est pas coupable. Elle ne savait plus ce qu'elle faisait en ouvrant sa grille toute grande aux soldats qui poursuivaient ton père. C'est la fatalité qui s'est abattue sur vous. Mais le devoir te condamne à la subir! --Je l'aime, je l'aime... --Ah! tu n'es pas digne de moi! Que sont devenues toutes les idées que je t'ai enseignées si longtemps? Bel amour que celui de l'ouvrier pour la fille noble! Ce n'est pas seulement la mort de ton père qui vous sépare, c'est l'immortelle exécration de deux races! Elle était en haut, tu étais en bas! Ce n'est pas elle qui est descendue où tu es, c'est toi qui es monté où elle se trouve! Et tout l'amour que tu peux avoir dans le coeur ne pèsera jamais autant que les amas de haines jetés entre vous deux! Il écoutait ces phrases furieuses d'un air calme et résolu. Il dit d'une voix très douce: --Oh! ma mère! c'est toi-même que tu condamnes lorsque tu parles ainsi. Toutes tes idées sont sorties de mon coeur et de mon cerveau, car mon sentiment les condamne et ma raison les réprouve. Tu m'as dit que je devais haïr et je ne me sens capable que d'aimer. Faustine a tué mon père; je lui pardonne. --Tu lui pardonnes parce que tu l'aimes! --Et c'est parce que je l'aime que je cours vers elle. --Ah! je te mau... Elle n'acheva pas sa malédiction. Jacques ne l'entendait plus. Il voulait revoir Faustine. Sa passion exaspérée par tant d'assauts contraires, le poussait auprès d'elle. La revoir! Toute sa volonté tendait vers ce but unique. Sa mère elle-même le reconnaissait, Faustine n'était pas coupable. La fatalité seule avait conduit Pierre Rosny chez Mlle de Bressier. Est-ce qu'elle ne s'était pas efforcée d'abord de le sauver? En le livrant, elle n'obéissait pas à sa volonté raisonnante. Elle subissait le contre-coup des terribles douleurs qui la surexcitaient. Le général tué, Étienne massacré... Que d'excuses pour la malheureuse! Et puis, il ne pouvait pas vivre sans elle. Il fallait voir les choses en face, logiquement et froidement. Il avait déliré, là-bas, sur ce banc du Trocadéro, et l'égarement de son esprit l'empêchait de saisir nettement la réalité des choses. Faustine n'était pas coupable. Est-ce que les enfants doivent être malheureux parce que leurs pères ont commis telle ou telle action? Pierre Rosny? Seize ans s'étaient écoulés depuis que le malheureux tombait victime d'une erreur sanglante. Seize ans! la moitié de la vie d'une créature humaine. Bien des événements se succédaient depuis ce temps-là. Les fils des victimes, dans l'un et l'autre parti, grandissaient, oublieux du sang répandu. Faustine n'était pas coupable... Coupable de quoi, d'ailleurs? Il l'aimait, il ne pouvait pas vivre sans l'aimer; il ne savait pas, il ne voulait pas savoir autre chose. Françoise jugeait tout avec sa passion violente, avec ses convictions premières, fortifiées par la souffrance. Lui, Jacques, avait vingt-six ans. Il vivait dans un temps nouveau, où les dissentiments d'autrefois s'effaçaient dans un scepticisme indifférent. Pourquoi ne profiterait-il pas des tendances de son époque? Ses contemporains ne fatiguaient pas leur esprit à discuter leurs sentiments. Quand on aime, on aime. Rien ne peut empêcher une passion de vivre et d'exister dans un coeur; ce coeur, il faudrait l'arracher, pour en arracher en même temps la femme qui le remplit. Tous les raisonnements, tous les sophismes, toutes les dissertations n'empêcheraient pas son amour d'être, de remuer en lui, de le posséder tout entier, âme, coeur et cerveau. Et puis à quoi bon discuter si longtemps? Faustine n'était pas coupable. Le malheureux décomposait un à un tous les arguments vainqueurs qu'il s'opposait deux heures auparavant. Il croyait s'étudier, et il ne sentait pas que, depuis la terrible découverte, il ne se possédait plus, puisque ses raisonnements psychologiques se heurtaient et se détruisaient les uns les autres. Auparavant, il était en proie à un délire exalté, maintenant il subissait un délire calme. Et il allait, conduit par sa passion ardente, quand il se croyait guidé par sa volonté réfléchie. XII Après la terrible découverte, Faustine subissait une crise de désespoir aigu. Mais moins nerveuse que Jacques, plus habituée à souffrir, elle réagissait bien vite et regardait la situation face à face. Que ferait-il? Que déciderait-il? Elle le connaissait bien; il l'aimait, et la lutte entre son amour et son devoir serait violente. Lequel des deux sentiments l'emporterait dans cette âme d'artiste, impressionnable et mobile, capable de prendre une résolution extrême, mais incapable de maîtriser sa passion? Jacques voudrait la quitter, la fuir; mais le sentiment d'adoration qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre les rapprocherait inévitablement. De même que la fatalité de la haine les séparait, la fatalité de l'amour les rejetterait dans les bras l'un de l'autre. Le perdre! Cette pensée la torturait et la révoltait. Elle adorait ce jeune homme d'une nature si loyale et si droite, et elle sentait bien qu'en quelques semaines, il avait pris possession de sa vie tout entière. Et puis son honnêteté de femme se rebellait à l'idée de tomber au rang des créatures qu'on abandonne. Elle ne résisterait pas à ses illusions brisées. Elle ne voyait que deux dénoûments à ce drame violent où le destin la jetait tout à coup: ou elle vivrait, aimée par Jacques; ou, abandonnée par Jacques, elle mourrait. Elle avait tué Pierre Rosny? Est-ce qu'on ne lui avait pas tué son père et son frère, à elle? Est-ce que ces deux êtres n'étaient pas quittes l'un envers l'autre? Est-ce que jadis ils n'avaient point souffert des mêmes haines entre-choquées furieusement? Et après dix ans écoulés, eux, les innocents, porteraient le poids des déchirements passés! Non, ce serait injuste! Et la raison de Faustine, d'accord avec sa passion, repoussait loin d'elle cette iniquité! Mais pourquoi se tourmentait-elle ainsi? Jacques s'était enfui, éperdu, à la découverte du terrible secret; quand la réflexion l'aurait apaisé, il reviendrait vers elle. Elle se berçait de cette illusion que dans le coeur du jeune homme l'amour serait plus fort que tout. Si cependant, entraîné par Françoise, par ses idées premières, par son éducation, il s'efforçait de la fuir toujours? Eh bien, alors, elle mourrait. Il ne lui restait plus rien dans la vie; plus rien que l'affection de Nelly, trop peu de chose pour remplir un coeur comme le sien. Si Jacques l'abandonnait, elle aurait tour à tour perdu tous ceux qu'elle aimait et qui l'aimaient. Son horizon se fermait subitement, et ses idées mystiques lui revenaient peu à peu. Comme c'est doux de mourir, quand l'existence ne laisse plus concevoir aucune espérance, de quitter ce monde où les meilleurs sont les plus durement châtiés, ce monde qui ne donne pas une consolation dans les désespoirs humains! Elle ne considérait pas le suicide comme un crime. Se tuer? pourquoi pas? Ses yeux regardaient l'héroïne du Titien, qui, rêveuse, les sourcils froncés, jouait avec la bague d'émeraude. Elle lui ressemblait, à cette pauvre Vittoria Orsini qui, dans un chagrin d'amour, se frappait d'un coup de poignard. Comme Nelly la plaisantait naguère, quand elle disait que son existence serait pareille à celle de la «Dame à la Bague»! Faustine prit un couteau espagnol qui, enfoncé dans sa gaine ciselée, reposait à côté d'elle sur la table. Pendant quelques minutes, elle resta rêveuse, lisant la devise gravée sur la lame en lettres rouges, capricieusement dessinées: «_Si esto bibona te rica, per un quen te olo botica_...--Si cette vipère te pique, ne cherche pas un onguent pour te guérir.» Il faut bien peu de chose pour s'endormir du grand sommeil! Elle enfoncerait dans sa poitrine cette lame aiguë, et tout serait fini. Elle repoussa violemment le couteau, et cacha ses yeux avec ses mains. Elle était folle. Il l'aimait. Il allait revenir. Elle le reverrait. Est-ce qu'ils pouvaient vivre l'un sans l'autre? Pourquoi penser à la mort, quand tant de bonheur l'attendait dans la vie? Et cependant, malgré elle, malgré les illusions dont elle cherchait à se bercer, Faustine regardait toujours le tableau du Titien. Il lui semblait que les yeux de Vittoria Orsini se détournaient vers elle, pour lui sourire et lui parler: «Viens, disaient-ils, la mort est douce, quand la vie fait souffrir; viens me retrouver à travers les espaces sans fin, où l'on oublie les douleurs terrestres dans l'éternité du rêve...» La jeune femme eut un geste brusque. Elle se leva et dit à voix basse, comme irritée contre elle-même: --C'est insensé! Il faut que ma raison soit plus forte que ma folie!... Elle fit quelques pas dans l'atelier. Soudain, elle s'arrêta en jetant un cri: la porte s'ouvrait, et Jacques lui apparaissait tout pâle, entre les tentures sombres, venant à elle à l'heure où elle se désolait, comme elle allait à lui, jadis, quand il s'abandonnait au désespoir. --Jacques! --Oui, c'est moi! Je t'adore. J'ai essayé de renoncer à toi, de te perdre, de ne plus te voir, je ne peux pas, je ne peux pas! Il l'entraînait vers la chaise longue, et il s'agenouillait devant elle, appuyant sa tête sur les genoux de la jeune femme. Elle le regardait, transfigurée. --Oh! mon Jacques! Et je croyais que nous étions séparés pour toujours! --Pour toujours, est-ce que cela est possible, mon Dieu! Mais nous sommes créés l'un pour l'autre; mais nous nous sommes donnés librement dans un échange consenti de nos amours. Sans le destin qui ne l'a pas voulu, j'aurais été ton mari. La liaison qui nous unit n'est pas un caprice léger auquel s'abandonnent deux êtres incertains de leur tendresse. Tu es à moi et je t'appartiens. Même quand nous nous quittons, nous sommes toujours ensemble, car tu me gardes et je t'emporte! Un divin bonheur se lisait sur les traits charmés de Faustine. Et quelques instants auparavant, elle doutait encore de cet être jeune, ardent et sincère! Radieuse, elle laissait tomber sa tête sur l'épaule de Jacques. --Si tu veux, nous nous en irons bien loin, si loin que nul ne pourra troubler le rêve sans fin où nous nous envolerons tous les deux. Qu'avons-nous besoin de ce monde où tout n'est que mensonge? Je me suis donnée à toi librement: il m'est impossible de me reprendre... Je t'aime... --Je t'aime... Il la saisit dans ses bras. Soudain, s'éloignant d'elle avec un mouvement nerveux, il dit très bas: --Est-ce que tu te rappelles mon père? Te souviens-tu de ce jour où il est entré chez toi? --Jacques! --Je _lui_ ressemble, n'est-ce pas? Elle l'attira violemment vers elle. --Ne pense qu'à notre amour, au bonheur qui nous attend. Quand je me suis arrêtée à Palerme, jadis, avant de te connaître, je me disais qu'on serait bien là, au bord de la mer perpétuellement bleue. Nous irons, veux-tu? --Oui, partons, reprit-il d'une voix fiévreuse. Tu as raison. Il n'y a que notre amour au monde. Tout le reste ne vaut pas la peine de vivre! Nous sommes jeunes, l'avenir est à nous... Tu es si belle! Il tenait la tête de Faustine entre ses deux mains et la couvrait de baisers fous. La jeune femme le regardait, vaguement inquiète. Elle sentait remuer dans les yeux de Jacques une pensée maladive qui le possédait. --Ah! je t'adore! s'écria-t-il violemment, comme pour obliger son amour à vaincre sa volonté. Leurs lèvres allaient s'unir. Brusquement, il s'éloigna d'elle, et lentement: --Sais-tu _s'il_ a beaucoup souffert? Est-ce qu'on _l'a_ fusillé tout de suite? --Ah! malheureux! repousse ce souvenir maudit! Par pitié pour nous deux, livre-toi tout entier à l'amour qui nous possède! Le passé est le passé! Pourquoi veux-tu le revivre, puisque tu ne peux pas le détruire! Je suis entre tes bras. Le présent nous appartient. Et cette heure divine, personne ne viendra nous l'arracher! --Tu as raison, je suis fou. Ah! ma Faustine, sauve-moi de moi-même... L'infini est dans tes yeux. Nous serons heureux là-bas, où tu veux me conduire. Je t'adore... Oui, serre-moi bien sur ta poitrine. Je sens qu'on va m'arracher de tes bras. Mais tu ne veux point, n'est-il pas vrai? Je t'adore... Il l'étreignait avec passion. Puis, comme lassé par un effort impuissant, ses bras retombèrent inertes. Un pli se creusait sur son front. --Ah! c'est affreux, Faustine! Je ne peux pas, je ne peux pas! Il y a _quelqu'un_ entre nous deux! Et quand je te serre sur mon coeur, il me semble que je suis loin de toi! Elle voulait le ressaisir, le dominer à nouveau; il était debout maintenant, et des sanglots le secouaient. --C'est épouvantable! dit-il désespérément. Je sais que je t'aime et je crois que je ne t'aime plus! Je te désire avec toutes les forces de mon être, et je m'imagine que tu me fais horreur! Tu possèdes mon coeur, et mon instinct te repousse! Protège-moi, sauve-moi! _Il faut_ que je t'aime! Je me prosterne à tes genoux. Délivre-moi de cette obsession qui m'épouvante. Éloigne ce spectre qui se dresse devant mes yeux, quand je veux te saisir et t'enlacer... Tu vois, j'ouvre les bras, pour bien te sentir sur mon coeur, pour bien me prouver que tu m'appartiens et que nous ne serons séparés jamais, jamais... Il disait cela et il s'éloignait d'elle; il ouvrait les bras pour la prendre, et il marchait à reculons pour la fuir. Faustine ne luttait plus. Elle se tenait debout, la tête inclinée, le suivant de ses yeux fixes, emplis de douleur et d'effroi. Elle était sans force contre cet implacable souvenir qui obsédait le cerveau du malheureux. Elle ne pouvait plus rien, rien. Le délire de Jacques revenait, ce délire aigu qui l'avait secoué quelques heures auparavant. --Non, non. C'est impossible. Je t'aime et je te déteste, je te désire et je te fuis! Je ne peux pas vivre sans toi et je ne peux pas vivre avec toi! Qu'est-ce que nous allons devenir, mon Dieu? Si tu savais comme je souffre! Tu ne me dis rien aussi, tu ne me défends pas contre moi-même... Tu ne vois donc pas qu'il y a un abîme qu'on a creusé entre nous, et que je n'ai plus la force de le franchir pour courir à toi! --Adieu, dit-elle d'une voix sourde. --Faustine! --Va-t'en! Si j'ai perdu ton père, tu as immolé mon bonheur. Nous sommes quittes! J'oubliais les miens tombés dans la tourmente, pour t'aimer, toi, le fils de ceux qui les ont massacrés! Chez moi, l'amour avait tué le souvenir; et chez toi, c'est le souvenir qui a tué l'amour. Va-t'en! --Faustine!... Il voulut s'élancer vers elle, mais elle le chassa d'un geste tragique et souverain. Il s'en allait, toujours à reculons, la regardant, ébloui par les yeux de la jeune femme, ces yeux pers où brillaient la colère et le désespoir. Elle était seule maintenant, très calme en apparence. Elle s'étendit sur la chaise longue, les bras croisés; et désespérément elle se rejeta dans la pensée de la mort. Fini, fini, c'était fini! Il ne l'aimerait plus. Fini! Elle n'avait plus rien dans la vie! Qu'est-ce qui l'attachait encore à l'existence? Froidement, subissant l'impulsion de sa volonté réfléchie, elle prit le couteau sur la table, et se frappa en pleine poitrine. XIII Penché sur le lit où était couchée Mme de Guessaint, le docteur Grandier l'examinait avec attention. Derrière lui, Nelly attendait. Elle savait déjà que son amie ne courait aucun danger. --Chut! dit tout bas le docteur, elle dort maintenant. Il ordonna tout bas à la femme de chambre de s'asseoir et de garder le plus profond silence. Puis, faisant signe à Mme Percier de le suivre, il l'emmena dans le boudoir attenant à la chambre à coucher. Quand ils furent seuls, Nelly eut une crise de larmes. --Pleurez, pleurez, dit tranquillement M. Grandier, ça vous fera du bien. --Vous ne voulez donc me donner aucun détail? --Je vous donnerai tous les détails que vous désirerez. --Enfin! Et la jolie femme essuyait avec sa petite main les pleurs qui brillaient dans ses yeux. --Asseyez-vous là, chère madame, et causons. Quelle est la vérité? C'est que Mme de Guessaint s'est poignardée. Supposez un instant qu'au lieu d'entrer chez votre amie dix minutes après le... après l'accident, la femme de chambre vous ait précédée? Cette fille aurait poussé les hauts cris; elle eût ameuté tout l'hôtel, et demain, trois ou quatre gazettes bien informées auraient publié un _écho de Paris_ très perfide. Au contraire, une bonne chance veut que vous arriviez chez Mme de Guessaint. Vous la croyez morte, vous arrachez de la plaie ce petit couteau espagnol, et vous m'envoyez chercher tout de suite. Voilà le drame reconstitué dans tous ses détails, n'est-il pas vrai? --Mais la santé de Faustine, docteur? Mais sa vie! --Je vous ai déjà dit que dans trois semaines elle serait sur pied. --Trois semaines? --Mon Dieu, oui. Elle a voulu se tuer; elle s'est manquée, voilà tout. Cela se voit très souvent. --Vous êtes exaspérant! Vous discutez les choses les plus effroyables avec un calme d'anatomiste. Le docteur Grandier souriait doucement. Il prit la main de Nelly avec cette exquise galanterie des vieillards chez qui le coeur est resté jeune. --Ma chère enfant, reprit-il, vous savez combien j'aime Faustine. Elle était malade depuis quelque temps; malade moralement. Vous et moi sommes ses meilleurs amis. Nous savons ce que nous savons, et ni l'un ni l'autre nous ne voudrions effleurer certains sujets. Mme de Guessaint a éprouvé une commotion violente. Le dénouement s'est produit, et un dénouement heureux, puisqu'elle ne court aucun danger, puisque personne dans sa maison ne se doute de rien. Tout le monde croit à un accident. Si je me taisais tout à l'heure devant la femme de chambre, c'est que le mot suicide ne doit pas être prononcé. --Se tuer! Faustine! --Hé oui! vous n'y comprenez rien. Cette femme du monde, élégante, fine et distinguée, se plantant un couteau dans la poitrine, comme une héroïne de drame au cinquième acte!... Chère madame, ce sont des faits qui se produisent tous les jours. La petite modiste et la grande dame sentent de même et vont droit à la même conclusion. Le suicide est un acte désespéré conçu par la raison, mais exécuté par la folie, pas autre chose. --Par la raison, docteur! --Certainement. Dans une extrême souffrance, il est naturel de prendre une résolution extrême. --Mais comment est-elle encore vivante? Vous avez examiné la lame de ce couteau. Elle est aiguë et tranchante. Vous avez remarqué que le coup avait été appliqué avec une grande vigueur. Faustine s'est frappée au sein gauche. Non seulement cette arme dangereuse n'a point touché le coeur, mais encore vous me dites que Faustine sera guérie dans trois semaines? --C'est bien simple, allez. La lame s'est enfoncée à travers l'épaisseur du sein; le manche l'a arrêtée. La pointe a heurté la sixième côte, où elle a dévié. Quand vous avez arraché le couteau de la plaie, vous avez remarqué que l'hémorragie était peu considérable. C'est qu'aucune artère n'était coupée; l'écoulement sanguin se faisait par nappe. Lorsque je suis arrivé, la respiration se rétablissait déjà. Il m'a été facile de constater que la plaie ne pénétrait pas jusqu'aux poumons. Je lui ai fait un pansement occlusif; de la ouate phéniquée recouverte d'une bande en _huit-de-chiffre_, et tout a été dit. C'est l'enfance de l'art. Je lui ai donné une potion de chloral pour l'endormir. Déjà demain, elle sera plus calme. --N'importe. Je vais passer la nuit auprès d'elle. --C'est complètement inutile. Faites-vous dresser un lit dans le boudoir, si vous voulez; mais ne veillez pas. Adieu, chère madame, et n'oubliez pas qu'_avant tout_, (il appuyait sur ces deux mots), il faut que notre amie reste très calme. La convalescence de Mme de Guessaint suivit un cours très régulier. Pourquoi avait-elle voulu se tuer? Mme Percier pouvait le soupçonner; il ne lui convenait pas de provoquer sur un pareil sujet une confidence qu'on ne lui faisait point. Avant tout, elle désirait que son amie ignorât la très grave maladie qui menaçait la vie de Jacques Rosny. Quatre jours après le suicide manqué de Faustine, la jeune femme avait lu dans un journal que le sculpteur était atteint d'une fièvre cérébrale. On racontait, dans un écho de Paris très circonstancié, que l'auteur du _Vercingétorix_ allait peut-être mourir. Il suffisait à Nelly de rapprocher le désespoir de Faustine et la maladie de Jacques pour deviner qu'un drame violent se jouait entre ces deux êtres. Mais lequel? Elle observait son amie, elle l'étudiait. Pas un mot ne trahissait la vérité. Mme de Guessaint, toujours hautaine, mais triste et résignée, parlait de tout, excepté de son accès de désespoir. Elle disait: «Quand je serai guérie, je ferai telle chose; quand je n'aurai plus la fièvre, je me lèverai.» Elle ne prononçait pas le mot de «blessure», comme si elle avait honte de cet accès de folie. Une nuit, ne dormant pas, elle repassait un à un, dans son esprit, tous les événements qui s'étaient succédé depuis six mois. Il s'opérait un travail psychologique très curieux chez cette fine créature. Il lui semblait qu'ayant été fort malade, elle commençait seulement à guérir. Elle s'étudiait et ne se comprenait pas; car lorsqu'elle regardait en elle même, il lui semblait découvrir une autre femme qu'elle ne connaissait plus. Faustine pensait à Jacques comme on pense à un être qui est très loin de vous, qu'on n'a pas vu depuis longtemps, et dont le souvenir est à la fois cruel et délicieux. A la lueur tremblante de la veilleuse, elle évoquait le visage de l'artiste, son front large et intelligent, ses yeux bleu sombre où flambait l'éclatante flamme du génie. Comme elle l'avait aimé! Et de ce véritable amour qui venait de la pensée réfléchie, d'une tendresse librement échangée, et non pas d'un vulgaire délire des sens. Elle s'était donnée à lui, violant toutes ses pudeurs de femme hautaine et pure; elle s'était donnée à lui, et voilà que, maintenant, il lui apparaissait comme un étranger! C'était donc cela, l'amour! Une surexcitation nerveuse du cerveau qui ne laissait après elle qu'une douloureuse amertume! Elle l'avait adoré pourtant! Elle l'avait adoré, et rien ne restait de ce délire passager, rien qu'une tendresse émue, faite de désenchantement et de regret, car elle était une honnête femme, créée pour les amours permises qui ont le droit de se montrer en plein soleil, et elle éprouvait une instinctive répulsion pour le demi-jour banal des tendresses défendues. Elle s'analysait parfaitement; elle avait voulu se tuer, non parce qu'elle perdait l'amour de Jacques, mais parce qu'elle se sentait avilie et souillée, et que rien désormais ne pouvait laver la tache de sa chasteté perdue. Ce suicide mélodramatique n'était que la dernière convulsion de son amour: et il lui semblait que sa passion d'autrefois s'échappait lentement de son coeur comme le sang qui coulait goutte à goutte de sa blessure! * * * * * Jacques Rosny ne connut jamais cette tentative de suicide. Après la scène violente où il criait à la jeune femme son adieu désespéré, il rentrait chez lui comme un fou. Françoise le trouvait exalté, fiévreux; et, le lendemain, une fièvre cérébrale se déclarait. La vaillante créature était prête à lutter, comme toujours. Pas un instant elle ne voulut le quitter, le disputant à la mort qui s'accrochait après lui. La maladie suivit d'ailleurs son cours naturel, sans complications. Dès le début, le jeune homme fut pris d'un délire acharné, furieux. Il se dressait sur son lit, comme pour chasser au loin une image obsédante; il s'écriait, en tordant ses mains: «Elle est là... Je ne veux pas la voir... Je ne l'aime plus... je ne l'aime plus!» Et puis il retombait dans les divagations de son cerveau affolé. Vers la fin de la seconde quinzaine, il se produisit une sorte d'accalmie; mais Jacques ne retrouva toujours pas sa raison. Elle ne revint que le dix-neuvième jour; et, dès lors, ce ne fut plus qu'une affaire de temps. Peu à peu, les forces reparurent, et la convalescence s'opéra d'une façon très naturelle; la jeunesse est si puissante, elle possède tant de forces! Sitôt qu'il put sortir, le docteur Grandier l'envoya à la campagne. Il n'avait pas besoin de l'interroger. L'illustre médecin savait parfaitement à quoi s'en tenir sur son état d'âme. Avec la finesse attendrie des vieillards que l'âge n'a point rendus égoïstes, il pouvait prononcer sur Jacques et sur Faustine un diagnostic très exact. Il connaissait la maladie passionnelle de ces deux êtres aussi exactement qu'il eût noté les degrés d'une fièvre typhoïde. Chez l'un et chez l'autre, l'amour était mort, tué de la même façon, et par des causes identiques. Faustine et Jacques, jetés dans un drame violent, avaient dépensé dans la lutte toutes leurs forces nerveuses. Lancés contre un obstacle invincible, ils s'y étaient brisés, et retombaient meurtris et sanglants. Alors, chez le jeune homme comme chez la jeune femme, la réaction commençait: tous les deux cessaient d'aimer parce que tous les deux avaient épuisé la somme de résistance qu'ils possédaient. Ils avaient trop souffert l'un et l'autre; le bonheur qu'ils goûtaient dans leurs tendresses partagées n'était plus en proportion exacte avec la douleur qu'elles leur faisaient éprouver. Ces deux êtres, qui s'étaient adorés jusqu'à vouloir mourir, recommencèrent peu à peu leur existence d'autrefois avec la même sérénité. Ils se revirent pour la première fois chez M. Grandier. Le savant réunissait quelques amis à dîner; et, brusquement, Jacques se trouva en face de Faustine. Ils devinrent fort pâles; après un court silence, il alla droit vers la jeune femme et lui tendit la main. Elle le regardait de ses yeux doux et fiers, où luisait une pensée calme. --Toujours amis? murmura-t-elle. --Toujours! Et ils parlèrent de choses indifférentes. M. Grandier ne les perdait pas de vue. Il souriait finement. --Heureusement que la sixième côte est bien placée! murmura-t-il. Il y eut un court silence. --Jacques, reprit-il à haute voix, qu'est-ce que vous faites pour le prochain Salon? --Une _Phèdre_, docteur! --«Une Phèdre mourant d'amour?» Cela manque de réalité, mon ami. On ne meurt d'amour que dans les romans... Il aurait pu ajouter que ce n'est aussi que dans les romans que les dénouements existent. Dans la vie, rien ne finit, parce que tout recommence. BENFELD (ALSACE). Avril-novembre 1885. Paris.--Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.--18634. End of Project Gutenberg's Mademoiselle de Bressier, by Albert Delpit *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE BRESSIER *** ***** This file should be named 43047-8.txt or 43047-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/3/0/4/43047/ Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.