The Project Gutenberg EBook of Les Corneilles, by J.-H. Rosny This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Les Corneilles Author: J.-H. Rosny Release Date: November 20, 2008 [EBook #27303] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CORNEILLES *** Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
[Publié dans la Revue Indépendante, numéros 11 à 14 (1887).]
À une soirée de l'Américain O'Sullivan, boulevard Malesherbes, un officier du génie se tenait solitaire. Il était grave et très beau. Sur le sobre uniforme, sa tête blonde, hâlée à peine, se détachait avec majesté. Il avait de grands yeux celtes, mâles et candides, entre des cils d'enfance. Revenu de Tunisie avec des états de services superbes, très jeune encore, il était cité comme un officier de large avenir.
La fête restait nonchalante, une mince valse traînaillait, un bourdon de causeries entrecoupait la menue musique, l'haleine de Mai entrait par les larges fenêtres ouvertes, faisait trembloter les lustres, aimablement caressait les femmes et les fleurs.
Un peu timide, ensauvagé par sa longue absence, l'officier observait naïvement la bimbeloterie, de ci de là éparse, les rideaux de soie soufre gonflés au souffle soiral. Brusquement, ses prunelles s'abaissèrent sur un groupe de femmes.
Alors, il frissonna. On voyait dans une vague de mousselines, une figure de jeune fille surgir. Elle était très pâle, un délicat chef d'œuvre aux prunelles de splendeur noire, au petit geste saccadé, tout furtif, de charme gracile.
Elle devait être pubère à peine, le cou délicat, la poitrine finement turgescente, et il s'éblouissait, se sentait devenir craintif et tout humble. Cependant, il continuait à la contempler, inconscient de la fixité de son regard, retenant un peu son haleine. Un jeune homme chauve s'approcha, se pencha gracieusement vers la jeune fille, et, tandis qu'ils se parlaient, l'officier était blême d'angoisse. Il voulut détourner la tête, ne put. Il restait à admirer une voie lactée de perles sur la sombre chevelure de l'adolescente. Soudain, elle se retourna, ses yeux allèrent à ceux de son contemplateur, s'y fixèrent quelques secondes avec une expression de colère, de dédain et de moquerie. Son compagnon, une maigre silhouette de fourbu, regardait cette scène, les lèvres closes, avec une physionomie dénigrante, un vague haussement d'épaules. L'officier étonné, abaissa les paupières dans une tristesse démesurée.
—Pourquoi? murmura-t-il.
Il s'éloigna lentement, poigné, alla vers un groupe de jeunes gens qui formaient un petit parlement dans l'embrasure d'une fenêtre. Devant la beauté fine du jardin, le tissage transparent de Mai, le firmament tendre, irrégulier, plein de menues vapeurs, ils causaient gravement. L'officier entendit:
—Betoy en croque vingt-six à la minute...
—Oh! Tam O'Shanter fait mieux que ça... trente-deux!
—Pardon, bel et bien, trente-trois.
Mais l'officier, frappant doucement sur l'épaule d'un des causeurs, dit:
—Lannoy... as-tu deux secondes?
Lannoy se retourna. C'était un gars aux fortes épaules, le visage sincère, des cheveux frisés de sanguin.
—Mille secondes! répondit-il.
—Peux-tu me dire... là-bas... ce jeune homme?
—Victor de Semaise.
—Connais pas!
—N'est pas sot... esprit de silex... expérience et pessimisme. Très fort à l'épée. Dépense sans se ruiner. Écurie médiocre.
L'officier parut hésitant, un flux rouge à ses tempes; il murmura:
—Et la jeune fille?
—Bah! Tu ne la connais pas?
—Mais non.
—Madeleine Vacreuse.
—Vacreuse! répéta l'officier avec un large trouble.
Il comprenait maintenant la colère de l'adolescente. La foule douce et farouche des souvenirs se levait, circulait dans la chambre noire de son cerveau. Toute l'enfance, mêlée à ce nom de Vacreuse, une sotte et méchante éducation de haine... Et l'officier devenait pâle excessivement, l'âme en désordre. Pourtant, un brusque espoir le saisit.
—C'est bien la fille de Louis Vacreuse? dit-il.
—Mais oui. Sort de pension... a fait ses débuts dans le monde tout récemment... charmante, d'ailleurs, mais déjà cueillie.
—Comment?
—Semaise veut faire une fin... est las... a tourné son âme vers cette fleur... Pas bête!
—Et elle?
—A accepté, parbleu. Elle trouve probablement Semaise très bien, et aurait raison s'il n'avait pas le moral plus aride qu'un Sahara... Quelques années de malheur, puis... Tout passe si vite!
L'officier écoutait, appesanti. Une ténébreuse impression de Paradis perdu était sur sa pensée. Ses beaux yeux celtes tremblaient, l'haleine vernale entrait plus délicieuse, la frêle musique voltigeait sous l'or des plafonds, allait se perdre dans le jardin parmi la gravité frissonnante des arbres. Tout était férocement tendre.
—Tu es triste? dit Lannoy.
—Oui.
—Je t'abandonne, alors. Les paroles, sur un chagrin, c'est des mouches autour d'une blessure.
L'officier resta seul. Un quadrille dormassant s'engageait, beaucoup de ridicule sourdait de la gravité des attitudes, mais il n'y songeait guère, sentait s'épanouir en lui une ombrageuse passion, un amour dont il connaissait trop la vacuité mélancolique. Mais, au fond de lui, la pertinacité de sa nature sérieuse s'éveillait, l'opiniâtreté d'espoir des travailleurs le redressait un peu, il respirait largement, se remettait à regarder les salons. De suite, sa pâleur reprenait à la vue de Madeleine Vacreuse mêlée au quadrille, en face de Victor de Semaise. Alors, inconsciemment, il se mit à marcher le long des fenêtres, avec une rêverie confuse, un regret infini de n'être plus là-bas, en Tunisie, préoccupé seulement de futuritions militaires, heureux de sa carrière magistralement ébauchée, de l'estime des moustaches grises, l'âme toute claire quand, le soir, il se délassait une heure à faire de la musique, sous les constellations pures, à faire pleuvoir les notes lentes dans le cristal nocturne, à travers la solennité large du Silence.
Il s'arrêta. Madeleine Vacreuse était tout près de lui. Les lèvres tristes, il resta là à se pénétrer de l'ineffable grâce de l'adolescente, à cueillir une moisson d'âpres et délicieuses adorations, à savourer les détails minuscules d'une toilette de jeune fille, les poses, les jeux exquis des étoffes sur la suavité des formes, la nudité divine du cou. À mesure, le flot amoureux entrait plus profondément au cœur du soldat, une plénitude accablante remuait ses artères, et grisé, chancelant, il s'appuyait contre un linteau. Ses yeux ne quittaient pas la belle vierge, tellement que des gens chuchottaient et que Semaise ayant murmuré quelques mots, Madeleine se retourna subitement.
De nouveau, le regard moqueur, colère, dédaigneux tomba sur l'officier, le toisa vite, avec une majesté noire. Il souffrit horriblement, se détourna, et Semaise, sarcastique, l'air d'un Belzébuth rouillé, passait son bras autour de la taille de Madeleine, l'entraînait dans le tourbillon d'une danse.
Alors, avec un grand soupir, un mouvement d'arrachement, l'officier s'éloigna, sortit des salons, le front humilié, le corps sans force. Il descendit le boulevard, amèrement pensif, des multitudes d'espérances se fanant en lui, tombant comme des soldats blessés. Pourtant il s'effarait de ce que lui, l'énergique, accoutumé aux belles victoires de l'homme sur soi-même, trempé à d'obstinés labeurs, aux luttes du devoir, fût capté par cet amour si brusque et ce sombre découragement.
—Ma volonté déserte! murmura-t-il... Mais demain, sans doute, tout reverdira.
Les feuilles légères frissonnaient aux platanes, les flammes des réverbères se décoloraient, quelque chose de tendre et de frais semblait sourdre du firmament. Lui s'en allait à pas mous, s'immobilisant quelquefois, revenant, et il resta longtemps devant la grande masse mélancolique de l'Opéra, si longtemps que l'aurore monta parmi des nues voyageuses. Devant la rougeur élargie, la gamme infiniment nuée du prisme, il lui arrivait des imaginations élyséennes, des choses incommensurablement douces cachées au loin, des rêves aussi vastes et aussi instables que les grottes resplendissantes du Levant.
Il continuait enfin sa route, très las, avec aux lèvres un sourire chagrin, le cerveau plein d'une grêle, toute suave silhouette de deux yeux superbes et colères. Son amour grandissait encore, devenait lentement indomptable.
Entre Madame Vacreuse et Pierre Laforge, la haine était impérissable, augmentait avec les années comme les couches concentriques d'un arbre: de mutuelles offenses, perpétuellement, la ravivaient. Sa source était lointaine, remontait au mariage de Jeanne. Il avait existé pour tous deux une pause d'âme durant laquelle ils s'étaient adorés. Leurs fiançailles avaient été approuvées par leurs deux familles, l'époque de leur mariage convenue. Quelques semaines avant la date solennelle, Pierre dut entreprendre un court voyage. Il partit, l'esprit libre, aussi assuré de la fidélité de Jeanne que de l'existence des étoiles. Une formidable déception l'attendait au retour: Jeanne était partie avec sa famille, laissant une lettre par laquelle elle déclarait la rupture de ses engagements, avouait le choix d'un autre fiancé.
Pierre lut, relut, avec les intermittences de fureur et de sombre abattement que provoquent chez un être jeune ces négations de la loyauté. Pourtant, il aimait tellement Jeanne que, au fond, il était prêt à lui tout pardonner. Mais l'absence de l'offenseuse, l'impossibilité d'aller du moins crier son indignation, tout ce que la fuite ajoute à un déni de justice lui brûlait le cœur... Ah! rien... rien que ce misérable rectangle de papier blanc où courait l'écriture fine de la vierge féroce. Et vingt fois il relisait les lignes atroces, brisait en sanglotant des meubles contre la muraille.
Jeanne, pendant ce temps, était installée à Lille avec sa famille. En rompant ses promesses, elle avait cédé au moins noble des entraînements: l'argent. Durant l'absence de Pierre une demande de mariage écrite lui était parvenue. Elle émanait d'un jeune homme rencontré quelquefois par Jeanne dans le monde des petits bourgeois.
Timide, il convoitait en sourdine, depuis longtemps, la splendide Jeanne, hantait les maisons où il avait chance de la frôler, infiniment triste de la savoir fiancée à Pierre Laforge et priant Dieu chaque soir d'écarter ce rival. Il espéra longtemps une péripétie. Enfin, les puissances d'outre-terre déclinant d'intervenir, il joua son va-tout, écrivit sa demande à peu près dans les termes d'une pétition à un ministre.
Cette lettre ridicule fut terrible au cœur de Jeanne. À travers la platitude de la forme, elle vit la solidité du fond, la conquête du paradis social. Deux jours elle y rêva, l'âme en feu. C'était une fille ambitieuse, non incapable d'amour, mais trop âpre à la curée pour ne pas savoir décapiter ses rêves devant une réalité d'or. Pourtant, comme d'ailleurs le dernier des galériens, elle avait son aune de conscience. Elle se rappelait ses promesses, s'avouait une tendresse pour Pierre.
Vers le troisième soir, elle penchait de plus en plus à la rupture. Mais devant la grandeur de l'événement, elle défaillit, se voulut un complice. Elle alla, la mère étant quantité négligeable chez les Glavigny, tapoter à la porte du bureau où le père préparait les petites combinaisons de son négoce.
—Qu'y a-t-il? interrogea le brave homme.
—Ceci, père.
Et elle tendit la lettre de Vacreuse. Le père, attentivement, la lut, la déposa sur son pupitre d'un air pensif, puis la relut avec tant de minutie qu'il semblait l'épeler.
—Fameux! dit-il enfin.
Et il recommença à songer, tout en épiant sa fille. Non qu'il hésitât. L'affaire était claire merveilleusement. Le bonheur de sa jolie fille passait au-dessus des petites pouilleries. Seulement, il faudrait aviser à éviter des clabauderies et du scandale.
—J'ai trouvé, chérie! fit-il.
—Quoi donc?
—Le moyen d'éviter le tapage.
—Quel tapage?
—Celui de Pierre et de sa famille.
—Mais je ne t'ai pas dit que j'acceptais Vacreuse.
—Ah bah! fit le père en riant.
Mais devant la figure révoltée de Jeanne, il comprit qu'elle voulait être convertie. Alors, avec une mine honorable, des paroles d'enterrement, il joua son rôle, démontra à sa fille ce qu'elle s'était déjà démontré. Elle écouta, résista convenablement, et déjà au dîner la famille dressait ses batteries. Le lendemain Glavigny allait trouver Vacreuse. Le jeune homme fut trop heureux de se soumettre à tout, et l'on partit pour Lille où les préparatifs du mariage se firent avec alacrité.
Aucun des obstacles redoutés ne se présenta. À la mairie, à l'église, l'inquiet M. Glavigny ne vit pas apparaître le trouble-fête. Nulle main n'essaya d'arracher les fleurs d'oranger de la mariée, nul poing ne menaça le crâne de Louis Vacreuse. Les époux voyagèrent selon les traditions, un peu plus longuement même. Au bout de plusieurs années ils revinrent se fixer à Paris, dans une belle résidence, proche le Bois.
Pierre, durant cette période, avait philosophé. L'éternel chirurgien avait soigné les blessures, métamorphosé la grande haine en amertume supportable. Nature belliqueuse, il avait plutôt agi que pleuré. Les mauvaises bêtes de l'ambition s'étaient mises à hurler. Il avait résolu de boxer le prochain un peu proprement. À un fond de nature escarpé, il joignit l'idée d'un certain droit de revanche, et il se jeta méthodiquement sur la société, se rua dans la lutte, avec la stricte honnêteté légale, mais sans vains scrupules.
Très attentif, sobre, entreprenant, il établit sa base, écrasa honnêtement les distraits et les faibles, et, estimant qu'il ne demanderait pas grâce en cas de défaite, n'accorda guère de merci, marcha d'accord avec les dix commandements de la religion du plus Fort. Il fut de l'excellente race qui vit sans recueillement, ignore le sens intime, bâtit des monuments en pièces de cent sous et se croit positive.
Il avait quelques amis, qu'il n'aimait guère, ni eux lui. Très fier de ce qu'il dénommait son énergie, de son mouvement de loup chasseur, il méprisait la bête humaine créatrice, la Caste de Pensée et de Construction.
Pourtant, quand cet homme fort apprit le retour de Jeanne à Paris, il eut une semaine d'affaissement. Il s'enferma chez lui, âpre. Le crâne entre ses poings, il rêvait misérablement. Il songeait à l'ancienne terre promise de sa destinée, à son mariage, à la Jeanne dont il avait eu si grand faim, au formidable épanouissement de sa chair adolescente. Il soupirait en rognant ses ongles, il revoyait la fiancée, la sorcellerie de Jouvence, unique, et trépassée pour l'Éternité! Graduellement le calme lui revint; il se rua, plus féroce, au torrent, engagea des spéculations excellentes; les capitaux affluèrent vers lui, il gagna l'estime des hommes de poids.
Un soir, chez un banquier israëlite, il entendit sonner le nom de Louis Vacreuse. Il toisa ce rival victorieux, le trouva mesquin, de triste encolure et de pauvre énergie, puis, quand Vacreuse se fut retiré, il laissa échapper des épigrammes insultantes. Des bonnes gens éparpillèrent ses paroles; il reçut une lettre brève où l'on exigeait des excuses. Il les refusa, se battit, décousit très superficiellement Vacreuse, et, de son côté, l'affaire en fût restée là.
Mais Jeanne avait été terriblement scarifiée des épigrammes du jeune homme et d'autant plus que, devant la fortune montante du dédaigné, elle devait bien s'avouer qu'en somme Pierre lui aurait assuré la fortune tout comme Louis, avec l'amour en sus! Avec une féminine patience elle se mit à étudier la vie de son ennemi et Pierre ne tarda pas à s'apercevoir qu'on lui créait des difficultés, qu'on lui faisait une guerre sourde, acharnée. Il savait d'où venaient les coups, et sa haine se réveillait à mesure. Mais cette haine fut immense quand les perfidies de Jeanne, s'attachant aux projets d'union du jeune homme avec une gentille enfant de la Haute Banque, réussirent presque à amener une rupture. De ce moment la lutte éclata, continuellement ravivée par les humiliations subies à tour de rôle.
Impatiente de l'ascension continuelle de Laforge, Jeanne fut prise d'ambition pour son mari. La fortune si considérable de Vacreuse détourna cette ambition des choses d'argent; Jeanne élut la politique. Vacreuse était quelconque, mais elle se crut de force à l'animer. Il avait une belle voix, grave et portant loin, une diction claire, bien articulée quand rien ne le troublait. Le plus grand obstacle était sa timidité. Dénué de volonté propre, Vacreuse absorbait fatalement les pensées et les sentiments de sa femme. Pourtant, aux premières ouvertures des projets qu'elle nourrissait pour lui, il s'épouvanta. Il ne se sentait pas taillé dans le cuir des hurleurs de tribune. Elle insista, cita Démosthènes et ses cailloux, le circonvint avec des affirmations si solennelles que le pauvre homme succomba.
Alors, elle trouva un ex-acteur célèbre, qui, presque chaque matin, venait enseigner la gymnastique déclamatoire à Vacreuse. Elle assistait à ces leçons, récompensait son mari par des sourires le jour où il méritait des bons points. En même temps elle feuilletait les orateurs contemporains, pinçait la guitare électorale, parcourait ces méchants petits mémoires où se révèlent les condiments de la cuisine gouvernementale. Fine, forte en ruse, médiocre en intellect, elle excellait aux chicanes, aux pouilleries de la faiblesse humaine transportées dans les graves législatures.
Pour mieux assurer ses projets, elle mit la fortune conjugale à l'abri des contingences, l'établit sur fonds d'État pour la plus large part, sur propriétés territoriales de premier ordre pour le reste. D'avance, elle eut l'audace de choisir le département qui devait élire Vacreuse, elle mit la résidence estivale de la famille au château des Corneilles.
Pendant ce temps Pierre Laforge escaladait toujours la pente rugueuse du succès. Devenu un des plus effroyables carnivores du Commerce et de l'Industrie, un des grands maîtres tondeurs, il venait d'emporter la jeune proie millionnaire qu'il convoitait, et son mariage lui taillait un repaire définitif en plein roc financier. Il regardait l'avenir sans baisser les paupières, l'œil sûr et fixe, plein de mépris pour l'humanité, la glaciale morgue des tyrans empreinte sur sa figure, accablant de mots dédaigneux les vaincus, envieux des vainqueurs, avec la conviction fantasmagorique d'avoir exécuté des besognes de grand homme. Il sut que Vacreuse se préparait à la députation, en rit d'abord, puis devint jaloux. Qu'était Vacreuse auprès de Pierre Laforge? Il voulut l'écrasement du rival, s'édifia un prodigieux avenir de ministre d'affaires. Encore assez jeune pour rêver d'énormes rénovations—non généreuses, d'ailleurs—dans la baraque gouvernementale, il se crut d'envergure, de par quelques millions acquis et une femme de la haute banque conquise, à métamorphoser la France. Il modifia considérablement ses allures, commença de jouer son rôle, phrasant volontiers dans les conciliabules des salons. À une certaine rudesse de démarche, il substitua une gravité lente, prit un plaisir d'homme médiocre à des tenues de diplomate.
Vacreuse, lui, faisait des progrès. Après des récitations en famille, Jeanne l'amena peu à peu à prononcer de petits discours appris devant les intimes. Il avait une mémoire tenace, n'oubliait pas un mot, et ses légères hésitations de timide écartaient le soupçon qu'il ne lançait que des phrases toutes faites. Sans déclamer remarquablement, il ne manquait pas de charme, avec sa belle voix grave et sa solennité de bon bœuf. Avec le temps sa timidité s'atténuait, si bien qu'un jour, à l'occasion d'un jubilé de vicaire de petite ville, Jeanne lui fabriqua un speech dans la note mirliton, qu'il débita sans anicroche. Dès lors elle le tint en haleine, le mena par les comices, le fit suer sur les estrades paysannes, et, durant les deux années qui précédèrent son élection, ne lui laissa pas quitter le département.
Il fut élu à une respectable majorité, siégea parmi les ultra-conservateurs. Son premier discours fut misérable. Les cris, les colloques stupéfièrent le pauvre homme. Doucement, il s'y accoutuma, devint clair, tint un petit emploi de tam-tam dans le concert parlementaire. Jeanne le poussait âprement, désolée de l'inertie du pauvre homme et ne devait jamais s'apercevoir qu'elle-même n'avait pas l'ensemble des qualités qu'il faut pour faire même un médiocre politique.
L'élection de Vacreuse ulcéra l'amour-propre de Laforge. Il se vit devancé, fut en proie aux caustiques de la jalousie. Le député libéral d'une localité manufacturière s'étant alité, Pierre sut des médecins que l'issue de la maladie serait fatale. Il se mit en campagne, fréquenta les clubs de l'endroit, dépêcha des agents munis d'argent et de promesses, commença de bâtir une cité ouvrière qui, tout en lui donnant une grosse réputation de philanthropie, ne fut pas une mauvaise affaire. Affectant des familiarités avec le peuple, une rondeur de bonhomme, il parla immodérément de Progrès et de Liberté, au fond resta un abominable despote, un partisan d'oligarchie brutale.
Le député décéda, le jour de l'élection vint. La lutte fut longue, les ballotages en reculèrent l'issue. Enfin, Pierre triompha, put s'asseoir sur les sièges législatifs, lorgner de loin, insolemment, celui en qui se résumait la haine et l'ambition de Jeanne. Mais, malgré une tâtillonne activité, il ne s'éleva pas considérablement au-dessus du niveau de son rival. Sa personnalité resta là noyée, impuissante et aboyante, écrasée par les grands chefs de la doctrine. Il ne fut guère question pour lui de transformer la France. Furibondes et verbeuses, cent ambitions palpitaient à côté de la sienne, montraient des dents carnivores, toutes aspirant à d'éclatants triomphes, haussant ridiculement leurs menues statures. Il en fut atterré, sa complexion de lutteur implacable se trouva amoindrie, et même il perdait de son orgueil au contact de ces lutteurs dont la plupart étaient aussi intelligents que lui ou, si l'on veut, aussi médiocres.
Cependant, dans l'intervalle, un peu avant son élection, un événement considérable était survenu chez Pierre, un fils lui naissait. Il coupa naturellement dans la blague paternelle d'hypothéquer ses vanités sur l'enfant, de rêver pour lui des revanches, et sa félicité se doublait de toute la rage qu'il devinait chez les Vacreuse. Cette rage était violente en effet. Jamais Jeanne ne complota si énergiquement contre Laforge. Mais les années coulèrent. Jeanne, qui commençait à désespérer, se sentit mère. Elle rêvait un garçon, un gaillard d'une envergure autrement puissante que Vacreuse! Mais, au jour de l'accouchement, sa déception fut dure: rien qu'une fille! N'importe! elle n'en était pas moins fière. D'ailleurs, tout espoir pour l'avenir n'était pas perdu. Elle était jeune, le destin pouvait lui accorder le fils dû.
Ces deux enfants reçurent alors une singulière éducation vindicative. On leur apprit en quelque sorte à haïr avant qu'ils pussent parler. Le petit Jacques, à l'âge de quatre ans, au seul nom de Vacreuse tremblait de tous ses membres. La petite Madeleine apprenait à confondre le nom de Laforge avec celui des cruelles créatures des contes de fées. Avec l'âge, Jeanne rendit cette exécration plus profonde dans le cœur de sa fille, mais le petit Laforge, au contraire, répugnait chaque année davantage à haïr qui que ce fût.
La guerre désastreuse passa sur la France; l'Empire croula. Pendant la période de Thiers et de l'ordre moral, l'étoile de Pierre pâlit devant celle de Jeanne. Des ministères conservateurs se succédèrent; Louis Vacreuse prononça quelques discours assez écoutés, présida plusieurs fois des commissions, et même faillit faire partie d'un ministère. Perdu dans la gauche, Laforge se voyait complètement annulé, s'affolait d'impuissance, mais l'accroissement considérable et continu de sa fortune lénifiait ses brûlures d'amour-propre.
Jacques Laforge grandissait, orphelin, ayant perdu sa mère très jeune. Des exquisités se révélaient en lui, une douceur contemplative. La gâterie autoritaire de M. Laforge rendait les serviteurs humbles et craintifs; il n'y avait point là d'égaux, de frère, de sœur, pour susciter les querelles de l'enfance, réveiller les instincts de colère; la santé du petit le préservant, d'ailleurs, d'être fantasque ou despotique, aucune âpreté n'avait germé en lui.
On le laissait libre de jouer, de courir par la maison, par le vaste jardin, et naturellement grave, peu parleur, cela lui suffisait. Les bonnes plantes, les bêtes domestiques, les oiseaux, les insectes, le ciel capricieux de nos latitudes tenaient dans les souvenirs de Jacques la large place qu'ils tiennent aux âmes septentrionales éprises de nuances fines et de douceurs analytiques.
Le jardin ami le gardait tout l'été, servait à ses paisibles ébats, à ses menues contemplations. Ce furent d'abord des choses à sa taille: de grands lys blancs soufrés de pollen, des primevères, des myosotis, des pensées polychromes, des cinéraires poudrées à frimas. Puis les arbrisseaux eurent leur tour, toute la bordure des massifs, les aucubas, les buis, les vinetiers, les symphoricarpes aux baies blanches éclatant comme des pétards entre les doigts. De plante en plante l'enfant courait, butinait la moisson merveilleuse des formes fraîches de la vie végétale.
Au long des murs, entre les branches d'un cerisier étaient de grosses chenilles brunes; une carapace métallique glissait à ras du sol, le carabe, bête de proie au corselet dégagé. Des fourmis montaient, descendaient le tronc d'un marronnier, chargées de leur progéniture, du maillot blanc, plus gros qu'elles, où dort, du sommeil des métamorphoses, l'espoir de la race. Une coccinelle faisait une tache rouge sur une feuille; il la prenait au creux de la main, elle semblait morte, exhibait son ventre de cuir verni. Dans des coins perdus, plus sauvages, des lisières de pelouse, où l'humus était noir, l'ivraie couchée bien verte, des bêtes un peu terribles rôdaient parmi les mottes, se tenaient au sommet des tigelles; parfois, dans un affreux pullulement des stercoraires cuirassés de bleu, lents et lourds avec des parasites plein le dos.
Un petit ami qu'il avait étant mort subitement, Jacques, frappé d'une affliction immense, avait dû être arraché pour un temps à la campagne où des souvenirs trop frais lui faisaient saigner l'âme. Amené à Paris, il y prit les premiers éléments d'instruction. Son intelligence se compliqua des troubles de la science, de l'effroi qu'éprouve l'oisillon humain à ses premiers coups d'ailes dans l'abstraction, dans l'infini. Il aimait déjà le vertige qui accompagne certaines idées, cette défaillance du cœur que donnent les questions insolubles, la révélation fugace des beautés, toutes les échappées brusques sur l'Inconnu.
Il prenait une jouissance nouvellement entrée dans sa vie, le jeu du violon. Toujours la musique l'avait attiré. Un chant, la vibration d'une mélodie sur un instrument quelconque, le tenaient immobile, grave, avec une tumultueuse couvée de sentiments. Son père lui donna un professeur de piano à qui l'enfant arracha des leçons de violon. Rebuté d'abord des obstacles de l'instrument, Jacques crut perdre tout plaisir, toute poésie à tâtonner sur le clavier ou sur les cordelles, à chercher péniblement des sons qui jusque-là lui étaient venus de source; mais une récompense considérable l'attendait: la révélation de l'harmonie. Ses doigts ne s'abaissèrent plus en vain sur les touches, et chaque accord juste éveillait en lui la deuxième puissance de l'Art, le plaisir de tisser la trame précieuse des ondulations se pénétrant, se mêlant, se repoussant dans les lois divines de la beauté.
Une passion rivale tenait en échec la musique, l'amour du Nombre. Il avait dans l'esprit l'obstination qu'il faut pour résoudre les problèmes de mathématiques. Ce furent ses luttes à lui: il courait les solutions, en cherchait à plaisir les difficultés, passait des jours entiers à retourner la même question dans sa tête. L'algèbre l'avait irrité au commencement par son allure un peu mystérieuse, mais bientôt il en raffola, étonnant ses professeurs par de considérables progrès théoriques en contraste avec une maladresse à manier le chiffre, de fréquentes erreurs d'opération. Mais la géométrie le ravit du coup. Elle donnait un aliment à la rectitude de son intelligence, à sa soif d'absolu, de vérités incontestables.
Il était entré au lycée très tard, dans les classes supérieures, d'ailleurs plus avancé que ses camarades. Une fois mis en rapport constant avec ses semblables, la hauteur de sa nature apparut: il montra le dégoût de la brutalité, la soif de justice, d'instinct prenait le parti des faibles. Très doux, mais d'un courage éprouvé, d'une force redoutable, il se fit respecter de tous, et cela malgré sa réserve qui eût prêté au ridicule chez d'autres, cette réserve qui le faisait s'abstenir des jeux profanateurs, des moqueries contre ce qu'il trouvait vénérable, des espiègleries méchantes. Bientôt ce ne fut plus seulement le respect qu'il obtint, mais l'amour. Il était difficile, en effet, de ne pas l'adorer avec ses grands yeux celtes baignés d'une lueur bleue, qui regardaient en face sans impudence et sans peur, laissaient s'épandre l'expressivité d'une belle âme, de ne pas adorer l'être de sacrifice qu'il était, se donnant sans calcul, avec son rire franc au plaisir, sa volonté puissante contre le mal, sa haine de la tyrannie et du vice.
C'est au lycée qu'il comprit la Patrie, qu'il pleura le désastre de 71; c'est là qu'il entrevit, à travers la bonté native, à travers son horreur de l'homicide, le rude devoir du Français défendant sa civilisation. Son père eût préféré le voir mordre à la chicane, s'adonner à la fabrication de thèses ronflantes et suivre des cours de déclamation. Mais le jeune homme tint ferme et déclara vouloir se préparer aux études militaires.
Tout annonçait que Madeleine Vacreuse serait aussi belle que sa mère. Elle en avait les yeux superbes, le visage aux contours d'Ionie, certaines idiosyncrasies charmantes et aussi, jusqu'à un certain point, le caractère. La vie de Madeleine tenait, d'ailleurs, entièrement dans son adoration pour sa mère. À leur éveil ses facultés s'étaient tournées vers elle comme vers la source des biens qui l'attendaient dans ce monde. Son éducation se fit en quelque sorte par influence: aimer, admirer, imiter sa mère, avoir pour idéal de lui ressembler physiquement et moralement, la croire supérieure à tout et à tous en beauté, en sagesse, en intelligence. Et cela suffit à créer une adorable jeune fille, bonne, aimante, dévouée, encore que la mère ne fût ni douce, ni affectueuse pour d'autres que pour sa petite. Beaucoup des défauts maternels se retrouvèrent qualités chez l'enfant: l'inflexibilité hautaine de l'une fut chez l'autre religion de la parole donnée; la froideur, sévérité; le despotisme, dévouement; la brutalité méprisante, qui excluait jusqu'aux mensonges cordiaux, amour de la droiture.
Jeanne, charmée des bonnes dispositions de Madeleine, les encouragea, s'en attribua le mérite. En un seul point elle sortit fermement de ce rôle: elle imposa à la jeune fille sa haine des Laforge et ce sentiment, accepté par la fillette, fut robuste et tenace comme si toutes les virtualités méchantes se fussent portées là. Madeleine sut haïr comme elle savait adorer, d'instinct. Sa féminéité ne rechercha point de motifs; il lui suffit que sa mère crût ainsi. De plus libres natures eussent succombé à l'enveloppement insidieux de la terrible rancune, au magnétisme des colères, des indignations, aux histoires de fiel et d'amertume. Elle haïssait à douze ans sans les connaître les Laforge et plus spécialement, par similitude d'âge, le petit garçon innocent que les foudres de Jeanne frappaient sans pitié. Sa rancune prit une âpreté plus vive à l'approche de la nubilité, à l'âge ingrat des filles où la nature prélude à la tendresse par on ne sait quelle morosité morale, quelle sécheresse des contours. Le petit Laforge perdit alors son caractère de monstre idéal, il devint net, corporel, obséda de sa laideur, de sa matérialité menaçante. Il exista: elle le vit dans toute figure antipathique, dans les traîtres de roman, les criminels de la troisième page des journaux. Elle prévoyait ses perfidies, songeait à se défendre, combinait des plans. Durant une période, elle le voulut rôdant aux environs du château, dans le vague des taillis; elle trembla pour son chien, son chardonneret, un canard préféré. Puis il hanta ses rêves: souvent il avait des formes hideuses, parfois sur un corps d'enfant, une tête de vieillard, mais presque toujours il voulait embrasser Madeleine, promettait la paix, et la jeune fille, si furieuse qu'elle en fût à son réveil, s'abandonnait à ces baisers avec le plaisir de sa sécurité refaite.
La chute du Maréchal, survenue vers l'époque où Jacques entrait dans le génie militaire, en qualité de sous-lieutenant, vint raviver toutes les colères de Jeanne. Le même coup qui replongeait Vacreuse dans une obscurité profonde, exhaussait légèrement Pierre, lui donnait une notoriété fugitive. La haine de Madame Vacreuse fut alors aussi violente que celles qui faisaient assassiner les familles aux siècles passés. Et Madeleine refléta ces grandes passions de sa mère, palpita frénétiquement en maudissant les Laforge, lança des imprécations de ses belles lèvres rouges.
Jacques était bien loin de pareils sentiments. Il ne songeait qu'à son devoir, se montrait un grave, un austère serviteur de la Patrie. Son père lui allouait une pension royale et le jeune homme se sentait une honte de cette fortune imméritée, ne voulait pas la dépenser en plaisirs. Sans avoir encore toute la lucidité du juste, il en avait les principes au fond de sa haute nature. Il employa l'énorme revenu à faire du bien dans sa compagnie, augmentait le confort des soldats, procurait des professeurs et des livres aux studieux, des plaisirs sains à tous, offrait des primes à ceux qui trouvaient quelque menue amélioration dans l'exécution des travaux, enfin dépensait beaucoup d'argent en expériences mécaniques, chimiques, balistiques dans le but d'ajouter quelque engin perfectionné à la richesse défensive de la France.
Il fut de l'expédition tunisienne. C'est là surtout, aux bivouacs, aux travaux difficiles, qu'il se montra admirable comme officier et comme homme, plein de pertinacité, d'ingéniosité et de cœur, donnant son intelligence, ses bras et sa bourse à la patrie et aux soldats.
Et c'était au retour de Tunisie que le hasard amenait Jacques à la fête de l'Américain O'Sullivan, et le mettait en face de sa jeune ennemie.
Quinze jours plus tard, les Vacreuse partaient pour leur château des Corneilles.
Depuis son arrivée aux Corneilles, Madeleine s'endormait difficilement le soir. Un trouble était en elle, une nervosité rêveuse, non sans charme, et elle s'accoudait sur l'allège de sa fenêtre, s'oubliait à contempler les estompes de la nuit. La Lune grandissait, chaque jour s'attardait davantage sur l'horizon, et la jeune fille, depuis une semaine avait vu s'émousser les cornes et se remplir le petit croissant rougeâtre.
Un soir, elle était penchée, immobile, devant le silence du val. Les rayons oranges de la Lune dichotome, basse à l'Occident, dessinaient pâlement sa figure sur la nébulosité blanche de sa robe. Elle se sentait l'âme fraîche, un peu inquiète pourtant.
Au loin, des rainettes chantaient sur les roseaux, la forêt tremblotait harmonieusement, un peuplier solitaire était la silhouette d'un élégant colosse, un vague étang s'argentait entre des fermes. Elle soupira. Confusément elle désirait quelque chose, à toute cette splendeur nocturne trouvait du chaos, et son jeune cœur se gonflait, murmurait contre sa poitrine.
—C'est beau pourtant... Si beau! dit-elle à voix basse.
Elle leva le front vers la Lune; elle avait l'illusion de la voir descendre la pente rapide du firmament. Une église paysanne se projetait au-devant des rayons, était noire et délicate, les étoiles luisaient plus fort, le demi-disque, toujours grandissant et s'empourprant, semblait s'endormir sur un lointain monticule. Enfin, il disparut. L'ombre fut plus lourde sur le paysage, Madeleine se sentit très seule.
—Pourquoi suis-je triste?
Elle songea à sa vie future, à son mariage, à Victor de Semaise. Son fiancé ne lui troublait pas le cœur. Elle l'estimait élégant, en était même fière. C'était tout. Je ne sais quelle extinction dans le regard du jeune homme, quelle lassitude sur sa blême face, quel néant atrophiait, éloignait la tendresse.
Elle essayait pourtant de s'attacher à lui. Elle l'avait accepté de plein gré, par ignorance. Elle se figurait mal l'amour, malgré les lectures secrètes, les volumes empruntés mystérieusement. Puis, si jeune, elle ne vivait que dans le présent ou dans les courts avenirs d'adolescence. D'ailleurs, tellement passionnée de sa mère, elle en épousait les haines et les engouements, avait été décidée, dès le premier mot.
—Si j'avais sommeil, du moins!
Elle n'avait pas sommeil, sa veillée devenait plus misérable et plus douce, et elle absorbait longuement la bonne odeur de la nuit. La légère brise était anéantie, une immobilité immense dormait sur la vallée, les rainettes se taisaient. Dans l'auguste paix des ténèbres, elle essayait de bâtir un édifice de projets, se figurait des choses de lecture, des contrées, des villes, des arcatures de palais, des dômes, des aqueducs levés gravement sur des paysages, la virginité d'une haute montagne, des Victoria Regia, au soir tombant, nageant en neige, en nacarat tendrement rose, entre la splendeur des feuilles colossales, sur un lac vierge religieusement dormassant sous le vol des némocères, dans le clapotis des monstres de l'abîme. Et d'autres choses plus menues, des retraites frêles, abritées entre des colonnettes, sous des plantes grimpeuses, des objets gracieux d'ameublement, des langes d'enfant. Mais la lassitude revenait, comme un ensevelissement de son âme dans la nuit, et elle se sentait très petite, débile, rêvait à des contes de candeur, à quelque bon lutin qui viendrait la consoler, lui susurrer des légendes à l'oreille, bien mystérieusement.
Tout à coup elle eut le frémissement d'un rêve.
Dans le silence, une musique fine venait de s'élever, une lente et légère ondulation qui semblait monter aux Étoiles, la voix continue, infiniment chromatique d'un violon. La mélodie était belle, triste et inconnue. Elle devait sourdre de la crête d'un massif déclive, un peu à droite, hors du jardin, là où brusquement se resserrait le domaine, où le château confinait aux emblaves. D'abord surprise, la jeune fille écoutait, très émue, la poitrine orageuse.
Continuellement, la musique semblait s'affiner, s'épandre en analyses harmonieuses, devenir plus plaintive et plus suppliante sous la caresse de l'archet, raconter quelque histoire bien mélancolique et bien lente de Calvaire, d'Exil, de Paria. Mais, pour Madeleine, le violon ne contait qu'une légende d'amour, de désespérance, de trop noire résignation, une histoire des profondes racines du cœur, et deux grandes larmes descendaient au long des joues pâles de la vierge.
Pourtant, un délice la pénétrait, un frémissement de bonheur tout à travers sa chair, et plus la mélodie s'assombrissait, balbutiait, plus il lui semblait être dans un coin d'Éden, dans la réalisation de ses plus beaux rêves. Et quand, au finale, de légers silences entrecoupaient le chant, que l'instrument se mettait à grelotter, que les cordelles avaient des notes basses comme des vols d'abeilles, quand les dernières mesures s'épandirent ainsi que des larmes, des soupirs de détresse, puis moururent en filigranes de musique, en prière suprême, elle tenait sa figure entre ses mains, les joues tout humides et le cœur plein de ravissement.
De nouveau régnait le silence. La solitude était élargie, plus vierge, le battement des astres ralenti, une monotone rainette coassait sa plainte humide, et Madeleine se demandait qui donc était venu lui chanter ce nocturne. Mais le massif frémit, une ombre humaine passa parmi les arbres de la colline, furtive, se dissimulant, et la vierge restait toute fiévreuse, en plein poëme, le cerveau rempli d'imaginations merveilleuses, de choses plus belles que la vie n'en comporte. Son ennui avait disparu, je ne sais quelle joie profonde vibrait dans l'espace. Sans remords, imprévoyante, elle s'abandonnait à un flux de tendresse, à la pensée d'un amour noble et large montant vers elle, du fond de l'ombre, respectueusement.
Un à un, des fragments du nocturne revenaient à la mémoire; elle revoyait le départ de la silhouette taciturne sous les feuillages, se grisait du mystère, et le bondissement de son cœur, des impressions rapides et répercutées, peu à peu lui épelaient une page inconnue, la page immense de sa jeunesse, de sa puberté épanouie.
Au matin, Madeleine se levait très étonnée. Une impression bizarre la prenait au ressouvenir de la scène des ténèbres, une impression de non réalité, de mystère, comme d'une chose lue dans un livre ou vue au théâtre. Mais les détails apparaissaient trop nets, et un peu de son émotion renaissait, une émotion chaste qui amplifiait délicieusement le mouvement de ses artères. Elle eut très peu d'appétit, se montra distraite au déjeuner, répondant de travers à Victor Semaise, à ses parents. Durant la chevauchée matinale qu'elle fit à la lisière du bois, entre son père et son fiancé, elle n'eut pas ses beaux rires sonores, toute sa frétillante et jolie innocence.
Grave, ses superbes yeux un peu las, elle savourait on ne sait quelle germination nubile, sentait un être de passion s'éveiller, briser en elle la coque puérile. Ce grand renouveau l'étourdissait, et le firmament, les feuillées jeunes encore, ces petits nids pleins d'éclosions suspendus dans le frais tissu vert, les neiges éparpillées et les soufres ardents des corolles amoureuses, le gentil village posé parmi les prairies, sa pointe enfouie dans le bois, son clocher pointant modestement dans la pureté du bleu, étaient comme une subite création pour les yeux de Madeleine, des choses nouvelles, infiniment jeunes, infiniment féeriques.
—Qu'as-tu Madeleine? disait son père. Ton pauvre cheval est tout abasourdi de tes caprices.
—Je n'ai rien, dit Madeleine.
—Naturellement! fit Semaise avec un sourire.
Elle commençait à se reprocher ce qu'elle avait. Sa conscience lui disait des choses désagréables, analysait les périls de l'aventure. Pourtant était-ce un péché, ce rêve si nuageux, cet inconnu de légende à peine entrevu vaguement à la lueur des étoiles? Au fond, un plaisir d'imagination, une jolie extravagance qui, sans doute, s'évaporerait comme les petites nues au firmament d'été. Et des excuses naquirent, firent la guerre aux scrupules, amusant Madeleine à la façon dont les joujoux philosophiques préoccupent les gens graves.
Elle s'en revint ainsi, lutinée par ses compagnons, hésitante, avec son petit mordillement des lèvres. La matinée restait douce adorablement, juxtaposait le trouble du jour tiède au trouble intime de l'adolescente. Elle souffrait beaucoup de toutes les beautés éparses, des petits cris entrecoupés des friquets, de la montée harmonieuse des alouettes, des nuées minces bues une à une par le soleil, des fils aranéens flottant délicatement entre les ramures, de tout ce paysage de bonheur, plein d'ailettes diaphanes, de cellules vivantes, de bestioles et de fleurs fécondes.
—Madeleine, fit Semaise, vous avez mal dormi, n'est-ce pas?
Et cette simple question l'agita beaucoup. Oh! oui, qu'elle avait mal dormi. Elle résolut qu'elle ne s'accouderait plus le soir à la fenêtre. Toutefois, une telle résolution l'emplissait de mélancolie noire, puis de nervosité et elle jeta brusquement son hongre au galop, suivie de ses compagnons étonnés. Et dans l'ivresse du mouvement, ses cheveux un peu dénoués, elle murmurait:
—Pas de rêves, Madeleine!
Quand le soir fut venu, que Madeleine se retrouva seule dans sa chambre, sa lampe éteinte, elle resta hésitante, la main sur la crémone de la fenêtre, tandis qu'une lumière pure s'osmosait à travers les rideaux. Elle murmura:
—Il n'est pas très tard encore... il ne viendra qu'au coucher de la lune...
Et doucement elle ouvrit la fenêtre, s'accouda comme la veille. Or, la Lune avait grandi légèrement, devait plus longtemps rester sur l'horizon; le village était enseveli dans la lueur calme, les rainettes chantaient, l'étang brillait comme du mercure, et tout cela était beau autant qu'à l'époque des peuples lacustres.
—Peut-être ne viendra-t-il pas?
Cette pensée la mordait. L'angoisse palpitait dans sa chair. Oh! la Lune allait mettre des temps infinis à descendre l'Occident! Elle regardait fixement le clocher, fâchée de ne voir pas son ombre grandir plus vite. Puis elle se trouva ridicule. Puisqu'elle ne voulait plus écouter! Oh! bien certainement elle allait fermer la fenêtre, elle allait dormir, elle n'entendrait pas le nocturne. C'était son devoir. Qui était-il d'abord, ce musicien. Un paysan peut-être, un rustre, qui sait?
—Oh! un rustre! s'exclama-t-elle... Jamais!
Alors, elle voulut se figurer comme il était, béante de n'y avoir pas songé plus tôt. Elle échoua. Il restait dans son imagination tout vague comme la silhouette entrevue sous les arbres, vague comme la nuit et profond comme elle. Quelque chose des religions s'y mêlait, l'attouchement de l'Invisible, et Madeleine regardait avec stupeur les plages stellaires. Elle chuchotait, elle priait. Elle était dans l'Ophyr du cœur, la contrée où toute âme a plané, posé, oublié les vissicitudes.
Le temps s'écoula, goutte à goutte, la Lune reposait déjà sur le monticule et, dans le blêmissement auguste de son départ, des astres se ravivaient au fond du sanctuaire, comme des cierges par un temps froid. Le clocher était noir, intensément, le Sphinx de l'ombre balbutiait son énigme à la chênaie, et Madeleine n'avait plus la force de quitter la fenêtre. Quoiqu'elle eut écouté, épié, l'arrivée de nulle créature humaine n'avait été perceptible. Une nostalgie chimérique dilatait sa poitrine:
—Il ne reviendra pas!
Elle se pencha plus fort. Elle avait peur, à présent, de voir partir la Lune; elle plongeait sa petite main dans le faible ruissellement horizontal, semblait vouloir cueillir des rayons. Mais les rayons quittèrent les massifs, les plantes humbles, errèrent délicatement dans un pylône de tilleuls. L'astre, couleur de sélénium, croulait entre deux sapins, les ténèbres gravissaient majestueusement les collines. Enfin, le dernier segment pourpre s'immergea dans le couchant. L'ombre dévora l'horizon. Alors, soucieuse, la vierge écouta s'accélérer son cœur, et le grandissant désir soufflait sur ses scrupules. Rien, sur les campagnes, que la persistance sonore d'une courtilière!
—Mon Dieu! soupira Madeleine.
Son âme était tout amère. Elle replia à demi la fenêtre.
—Adieu!
Soudain, secouée d'un grelottement, elle se pencha sur l'allège, dans un doute. Toute basse, intermittente, la vibration de la veille s'élevait, les battements troubles, les hésitations d'un prélude; puis, graduellement, le ruisseau mélodique s'élargit, un délicieux petit peuple de notes vola sous le piquotement des astres. Et l'histoire de la veille, ce que Madeleine croyait lire dans le réseau sonore, la plainte passionnée, la supplication d'un dévot timide, caché dans les ténèbres, se déroula en mélancolie intarissable, en pathétique, en douceur, en humilités larges.
Par moments, un repos coupait l'entrelacement des sons; le silence de la nuit disait la lassitude de l'amoureux. Parfois aussi, un espoir planait, en nuées mélodiques, en gouttelettes vibrantes, en craintive vivacité. Puis, s'envolait, ailé, comme une bande féerique, le Rêve, le chant éternel du petit, du petit Clos printanier, du bonheur à deux, les balbutiements de l'Éden, toutes les corolles du jardin d'amour. Puis, la tristesse, la noire tristesse d'une créature nocturne rêvant de lumière, l'humble cri du captif, la prière fervente d'un tout petit exaucement, et, encore, la résignation solennelle, les notes basses, funèbres, du cœur brisé...
Tout cela, bien d'autres choses, Madeleine le voyait se lever au fond de son crâne, le lisait dans la pluie harmonieuse, selon le vœu de sa puberté, et aucune autre musique, ou la même, jouée un an plus tôt, lui eût-elle conté la même chose?
Elle cachait ses yeux sur son bras, avec de courts sanglots de bonheur, et elle oubliait toutes ses promesses du jour dans l'émerveillement de la nuit, comme si toujours elle avait vécu là, dans une délicieuse turgescence de l'âme. Mais la mélodie s'éteignit, les petites fées sonores replièrent leurs ailes. Alors, avec douceur, elle releva le front, regarda.
Des masses opaques s'élevaient dans la nuit, les arbres entrechoquaient soyeusement leurs feuilles. Quelques minutes s'écoulèrent. Puis, comme la veille, le massif trembla, la silhouette humaine passa mystérieusement, discrètement, au long de la colline, et Madeleine, toute triste de ce départ, s'en étonnait. Pourquoi s'éloignait-il ainsi, pourquoi ne murmurait-il pas même une syllabe dans les ténèbres tranquilles? Peut-être s'était-elle trompée, peut-être ne venait-il pas pour elle?
Elle jeta un regard de courroux aux étoiles. Puis, il lui monta un doux sourire, avec un peu du défi de la femme. Oh, bien sûr, il n'aurait pas cette allure, il choisirait une solitude plus profonde que ce massif au flanc du château... Et s'il venait pour elle! Oh, s'il venait pour elle, comme il savait adorer humblement, souverainement, faire s'élever la voix d'un ange!
Madeleine levait les mains, commençait une prière de passion, un tendre remerciement à l'Immensité... mais tout à coup s'arrêtant, avec épouvante:
—Ah! mon Dieu!... Je ne puis pas... je ne puis pas l'aimer!
Vers neuf heures du matin, trois chevaux se tenaient devant le grand perron des Corneilles. Vacreuse et Victor de Semaise attendaient Madeleine. Elle parut, mais non vêtue en amazone.
—Eh bien? s'écria Vacreuse.
Elle, ses yeux baissés, la figure plus douce, comme féminisée davantage, répondit:
—Je ne monterai pas à cheval aujourd'hui. Je me sens lasse et nerveuse.
—Là! fit le père.
—Pas bien dormi encore, Madeleine? demanda Victor en observant la cernure de ses paupières.
—Non, répondit-elle... Mais je serais très ennuyée de vous retenir... Faites votre promenade comme de coutume... Moi, je préfère aller aujourd'hui à ma fantaisie.
—Ces diables bleus! dit rieusement Semaise.
Ils n'insistèrent pas, tous deux accoutumés aux caprices de la jeune fille, et, quelques minutes plus tard, ils détalaient vitement sous les chênes de l'avenue.
Madeleine, à l'ombre du grand auvent, aspirait la matinée, et elle voyait, sans regret, son hongre favori retourner à l'écurie. Sa pose était molle, en contraste avec ses fermes allures accoutumées, et elle n'avait aucun goût pour l'exercice du cheval, pour l'emportement d'une course violente. Bien plutôt rêvait-elle une promenade paresseuse, féminine, une traînerie par les sentes dominées de ramures, en forêt.
Elle rentra, alla frapper chez sa mère. Jeanne remuait un tas de paperasses, les rapports, les placets annotés par les secrétaires, toute une lourde besogne de femme dominatrice.
—Maman, dit Madeleine, tu n'aimerais pas une promenade sous bois... Il fait si beau et ces paperasses sont si laides...
—Non, répondit Jeanne, il y a ici des choses pressées.
—Que de peine. Si du moins cela te rendait heureuse!
Elle embrassa sa mère avec compassion, puis d'une moue gentille:
—J'irai avec nourrice, alors!
—Tiens! s'écria Jeanne... Je n'y pensais pas... pourquoi ne fais-tu pas ta chevauchée, ce matin?
—Ce n'est pas toujours gai, ces deux hommes... Victor me traite en garçon et papa en petite fille... et il y a des jours où l'on aime à être femme. Tu ne comprends pas ça toi, maman, tu as trop vécu en homme.
Et Madeleine, d'un coup d'ongle, dédaigneusement, fit s'envoler une brochure agricole, puis s'enfuit, s'en fut elle-même quérir sa nourrice. Celle-ci, campagnarde carrée, aux yeux herbivores, animal domestique d'insouciance et de docilité, était à l'office, finissait de déjeuner quand la jeune fille apparut:
—Nourrice, tu vas m'accompagner à la forêt, veux-tu?
—À la minute, chère fille.
La bonne femme se montrait heureuse d'accompagner l'enfant qu'elle aimait de tout son naïf cœur, l'enfant de son lait, son unique enfant, car celui de ses entrailles était mort...
Des choucas quittaient l'église, l'oiseau gaulois, allègre, montait musicalement dans le bleu, et un grand vol de pigeons, instable, s'accourcissant ou s'éparpillant, tournait à l'entour des fermes. Dans la coupe blonde de la vallée, le soleil coulait à flots vacillants; une brise alourdie atténuait la chaleur; les cerisiers déployaient leurs escarboucles, et Madeleine, légèrement appuyée sur la bonne nourrice, en tendre extase, voyait ramer les oiseaux, toute la tribu libre de l'azur, les petits corps ivres de lumière et d'oxygène, ces éternels enviés de l'esclave humain durement fixé sur son sol.
Avec un joyeux cri, une hirondelle de cheminée repassait perpétuellement auprès des deux femmes, le bec béant, rasait les coquelicots du chapeau de la jeune fille.
Mais la forêt était là, frémissante de vie, ouvrait son portail hospitalier, balbutiait au frôlement de la brise. Elles y entrèrent. La sève et le sang chantaient le grand cantique du désir, le désir des insectes silencieux dont les antennes effleurent les feuilles, le sonore désir des bêtes de lumière. Sous les piliers des hêtres, une prière s'élançait, se perdait dans les verrières du feuillage, et des prunelles de fleurettes apparaissaient sur le terreau.
Puis, les chênes dominèrent: des rayons entrelacés glissaient comme une trame d'ambre sur les mousses, d'autres se mouvaient sur les plis des écorces, uniformément, et des surfaces blanches éblouissaient comme de la neige. Quatre passereaux, aux angles d'un trapèze de ramures, contaient leur joie monotone. Et la chênaie persista longtemps, souveraine, autochtone du maigre terreau. Des fougères saillirent, délicates comme de l'orfèvrerie, un court taillis s'étala sous le firmament, et des herbes rôties craquaient sous les pas, une naïade argentée ruisselait entre les broussailles.
Madeleine, émue, s'accrochait quelquefois à une épine jaillie au bord du sentier.
Dans ce grand bain de nature, une sérénité, une acuité aussi, pénétrait la jeune fille. Les forces, autour d'elle, insinuantes, pressantes, l'accablaient; son sang grondait dans sa poitrine, comme le ruisseau sous l'herbe. Craintive, elle subissait la pesanteur de la folie végétale. Toute la forêt, le grand orchestre uniforme, sérieux, coupé de la vivacité des oisillons, du rire des petites bêtes éblouies de sécurité, toute la forêt récitait la même strophe de jeunesse.
Une illusion bizarre hantait Madeleine, lui faisait épier le sous-bois: il lui semblait qu'on la suivait. Par moments elle entendait comme un pas derrière elle, se retournait, ne voyait rien, restait inquiète, mais charmée.
—Tu n'entends pas quelqu'un marcher, nourrice? demanda-t-elle.
—Non, répondit la placide créature après avoir écouté une minute.
Brusquement Madeleine poussa un cri:
—Oh! le Paradis!
Enclose entre les futaies géantes, là vivait une solitude adorable où triomphaient les cryptogames, où, après l'ajourement des fougères hautes, de vie presque arborescente, venait la douceur épaisse des mousses, l'entassement des sporules sur le sol, une énorme bordure elliptique, tendre, d'ineffable monochronisme; et des pierres celtiques, sous l'âpre lichen, se dressaient mélancoliquement, hiéroglyphiquement, en mémoire de l'ancêtre sauvage. Au centre, une mare ronde étalait les algues, la lentille fine, sans un arbrisseau sur ses bords, parcourue de gerris mélancoliques. Des lueurs vives y reposaient, lentement balancées selon l'oscillation des feuillages. Puis, au fond, s'ouvrait la grotte d'une dryade, décorée du velours et de l'argent silvestre, et deux hêtres la dominaient, posés sur un monticule, leurs troncs envahis de mousse au nord, nus et bleuâtres au midi.
Madeleine, les narines tremblantes, un doigt levé naïvement, était la délicate déesse, innocente et éblouie, de la solitude. Derrière elle, comme une grosse nymphe comique, la nourrice gardait le silence, ouvrait la bouche largement.
Un daguet passa, dans sa grâce furtive, s'enfuit en froissant les fougères; un oiseau vocalisait intarissablement, très loin, dans une gamme grave et vive; d'autres chants plus sourds, plus intermittents s'épanouissaient; la large mère nature semblait miséricordieuse autant qu'opulente; un pic s'acharnait, abattait son bec lourd; des ailettes diaphanes vibraient dans les pénombres pleines de pluie lumineuse, et la jeune fille se perdait dans un rêve d'universelle croissance, croyait percevoir un peu de la vie, du mouvement des atomes sous l'écorce de l'arbre, dans le sein de la terre, se sentait elle-même en chemin d'épanouissement devant la beauté parsemée là, devant le souverain labeur, indomptable, qui rend l'âme modeste, remet au point la vanité humaine.
—Nourrice, dit-elle à voix basse, venez nous asseoir dans la grotte.
Et la fée parisienne et la grosse rustique passèrent sans bruit sur l'épaisse fourrure végétale, allèrent s'asseoir dans la grotte, émues diversement, l'une ensevelie dans une joie religieuse, vaguement reconnaissante à l'Inconnu, l'autre ayant quelque peur, un petit frisson sur sa peau rude, la pensée que des esprits dangereux pouvaient errer par là.
—Ma chère enfant, dit la nourrice après quelque hésitation, on dit que l'endroit est mal hanté...
—Mal hanté! dit Madeleine... Allons, nourrice, rassure-toi, les vilains esprits ne vivent pas dans de si jolis domaines.
—N'empêche, fit la paysanne, qu'il en a cuit à Jean Mataire pour avoir passé par ici le soir...
—Ah! le soir, nourrice! fit Madeleine avec un gentil rire. Et puis, bien sûr, il n'y avait pas même de lune.
—C'est vrai, chérie... mais tout de même... Il s'a cassé la jambe... Pour sûr, tous les anciens du pays le savent, il y a de vieux esprits très méchants, ici.
Madeleine inattentive, se reprenait à son rêve. Une félicité abondante circulait dans ses veines, avec le vague ennui, la nostalgie d'une terre inconnue. Ses lèvres s'entrouvraient, elle aspirait passionnément l'oxygène pur et ses grands yeux, dans la splendeur fine de son visage, étaient amoureux inexprimablement.
—Écoutez! fit la nourrice avec effroi.
Toutes deux avancèrent la tête dans la demi-ombre de la grotte. Entre les hauts piliers de la futaie, c'était la voix d'un cor de chasse, mais douce et tremblée, bien plus faible que l'intarissable chanson de la grive. Elle s'enflait cependant, rampante, priante, approchait. Madeleine, toute pâle, dans la mélodie inconnue, reconnaissait le mode du violon nocturne... Et le cor devenait large et grave, s'élevait, s'abaissait, comme la grande voix de la forêt amoureuse, s'éteignait lassé, reprenait, écouté des petits oiseaux.
La nourrice, avec peur, ouvrant au large ses prunelles, murmurait des prières vitement. Son pauvre esprit, en plein Pandémonium, voyait surgir le monde vague, les bêtes fauves de la sorcellerie et, aux pauses de la musique, s'étonnait que la mare restât immobile, que des jambes grêles ne parussent pas derrière le lichen pâle des pierres anciennes.
Le cor se tut. Madeleine, penchée, son âme captive, vainement essayait la lutte contre ses tendresses, contre toutes ces voix charmantes qui bruissaient dans elle comme les feuilles dans la forêt. Et, la figure cachée entre ses doigts, l'aveu jaillissait d'elle en un simple tremblement de la lèvre:
—Je l'aime.
Un mystère de crépuscule accompagnait l'amour au cœur de Madeleine. De toute l'attitude de la vierge émanait on ne sait quel charme de mansuétude, même de solennité. Elle devenait taciturne, avec des revifs soudains. Elle choisissait pour son costume une gamme de nuances modestes, des gris jolis, des bleus sombres relevés de tulle, de ruches fauves, et la finesse blanche de sa face et de son cou jaillissait de là adorablement.
Le combat, pourtant, n'avait pas cessé en elle. D'un coup de flèche, le remords troublait souvent sa poitrine. En vain sa conscience se dérobait derrière l'argument d'un amour impossible, un amour qui devait mourir sans l'échange d'une parole. Madeleine concevait très bien le sophisme là dessous, et tout son être protestait, se révoltait contre la désuétude du beau rêve. Bien plutôt son être intime se berçait d'une pensée d'éternité, d'une communion plus complète avec celui qui n'osait conter ses tendresses que sous les ténèbres faiblement brasillantes du firmament constellé.
Toute cette métamorphose, fort peu déguisée, n'était pas pour être saisie par Vacreuse, trop endormi, ni par Jeanne, absorbée dans ses tracas d'ambitieuse. Mais le fiancé était d'autre mesure. Il commençait à s'inquiéter. Jusqu'alors, exonéré de souci par le caractère ouvert de Madeleine, il attendait en paix la fin des accordailles. Modérément passionné, trop las encore de récentes aventures, il n'avait pas essayé de se faire aimer, aurait trouvé la tâche ardue. Au total, son siège était fait. Décidé à la vie au pas, il jugeait mauvais d'être tout d'abord adoré de sa fiancée, remettait à plus tard, quand naîtraient les premiers orages, d'endosser la cuirasse de guerre. Alors, intervenant à propos, se montrant subitement transformé, il détournerait à son profit les premières aspirations dangereuses de sa jeune femme, saurait être pour quelques mois l'amant au moins une fois désiré par l'épouse.
Dans cet avenir prévu, le Parisien s'était enfoui avec délices. Croyant bien écarter toute anicroche, il capitonnait son existence, vivait de régime, insensible à la grâce de la vierge. Sa clairvoyance toutefois ne s'y rouillait pas. Faible d'intelligence, il avait l'entregent, la ruse et tout le mobilier de soupçons qui se rencontrent toujours dans ces égoïsmes féroces passés à la filière de l'expérience. Aussi les anomalies de Madeleine ne lui échappaient guère, et il voulut en avoir le cœur net. Un matin donc qu'elle avait encore refusé de monter à cheval, Semaise dit à Vacreuse:
—Madeleine est singulière depuis quelques jours, ne trouvez-vous pas?
—Je n'ai rien remarqué, dit Vacreuse.
—Non? Vous voyez cependant qu'elle ne monte plus à cheval, qu'elle a perdu tout son feu.
—Elle est assez capricieuse, vous le savez bien!
—Les caprices, que je sache, ne la font pas si pâle habituellement.
—Voulez-vous dire qu'elle est malade? s'écria Vacreuse avec trouble.
—Que non! Pourtant son allure est lasse, elle a du souci... elle a modifié son vêtement... s'est convertie à des nuances de cloître, elle qui adore les couleurs de soleil. Et si modeste soudain. Plus charmante d'ailleurs que jamais.
—Alors quoi? demanda l'autre.
—Voulez-vous que je vous dise? Elle a tout l'air de se conter une histoire rose.
—Mon Dieu, Semaise, dites donc les choses tout bonnement.
—Tout bonnement, puisque vous le voulez... Je crois que Madeleine rêve d'idylle.
—Bah! Tant mieux pour vous!
—Pour moi! Mais je n'y suis pour rien, cher beau-père.
—Comment! balbutia l'autre, scandalisé.
—Écoutez. Vous pensez bien que j'aurais gardé mes observations pour moi, crainte de vous donner de l'ennui, si je n'avais aucun motif de vous en instruire. J'avais d'abord attribué le malaise de Madeleine à quelque trouble physique, puis à des aspirations vagues... mais l'ensemble de mes notes me portent à croire qu'il y a quelqu'un. Oh! pas de gestes, je sais Madeleine incapable d'une intrigue... elle est trop loyale, elle dirait tout plutôt. Mais, mon ami, et c'est tout ce qu'il me faut savoir, dites-moi s'il n'existe pas dans les environs quelque jeune homme beau, distingué, que Madeleine pourrait entrevoir, en passant, dans sa promenade quotidienne avec la nourrice?
—La croyez-vous donc capable... à la seule vue d'un beau freluquet...
—Je crois tous les romans possibles, voilà tout, interrompit Semaise. Madeleine a justement—et ce n'est pas de ma part un reproche—la nature qu'il faut pour aimer d'un coup de passion. Mais comme je préfère pour son bonheur et le mien, que son premier coup de passion porte sur moi, vous feriez bien, cher beau-père, de répondre clairement à ma demande.
—Je ne connais personne dans les environs qui pourrait...
—Personne, bien sûr?
—Que des paysans, et tous laids, ou du moins grossiers.
—Pas de gaillard exerçant un métier original, vêtu bizarrement—pas de fils de fermier instruit à la ville?
—Non.
—C'est drôle; mais vous vous trompez peut-être... Vous pouvez avoir mal observé. Il sera bon de questionner Madame Vacreuse.
Au retour de la promenade, Jeanne consultée répondit comme son mari. Semaise crut s'être trompé, mais continua d'être en éveil, et sa vigilance s'augmentait encore du frétillement d'une petite tendresse dans son cœur froid.
La campagne, sans doute, la monotonie des habitudes sous un ciel impeccable, dans une atmosphère balsamique, surtout la métamorphose de Madeleine, sa féminéité jaillissant de l'adolescence, pénétraient sous le cuir épais du scepticisme, remuaient des impressions jeunes, des souvenirs de printemps humain dans le fiancé.
En se levant au matin, en ouvrant la fenêtre où entrait un grand flot pur—la senteur de la roseraie des Corneilles, des vergers, des plantes rustiques—il restait surpris, sentait se dissoudre sa glace d'âme. Il humait, blême, avec une clarté montant à ses yeux, un peu de sang à ses tempes, vaguement sentait un renouveau, une naïveté agréable.
De vieilles peuplades de pensées, dans la fraîcheur ancienne, la largeur des vingt ans, le hantaient, tout ce qu'il avait oublié à la fadeur des nuits blanches, toutes les choses évanouies sur la route du passé. Il lui semblait qu'il avait été dix ans en geôle, dans l'ombre et la vétusté, à tourner autour de murailles nues, et respirant rapidement, les bras ouverts, un cri lui montait:
—Ah! la jeunesse... la jeunesse!... Champagne du cœur!
L'idée lui venait d'être heureux, à la campagne, avec Madeleine, de prendre le baume de l'existence, sans s'inquiéter, dans la persistance de son égoïsme, s'il pourrait, faible, usé, suffire à la vierge épanouie. Mais, au déjeuner, une nébulosité revenait se poser devant ses rêves.
À l'attitude de Madeleine, il la percevait absente de lui, en course au pays d'Éden, tout au plus l'aimant en camarade. Ennuyé, jetant furtivement un regard sur sa tête demi-chauve, dans la glace, il se demandait comment faire? Parfois il taquinait la jeune fille, essayait de capter son attention. Elle, avec un sourire, une minute faisait l'aumône de cette attention, puis, distraite, retombait au doux monde intérieur, restait vague, incohérente.
Accablé, ployant ses épaules comme sous un faix pesant, il achevait nerveusement une tasse de café, allait au dehors, murmurant:
—Oh! Je découvrirai le gaillard qui a fraudé l'octroi!...
Embarrassé devant les parents à qui ses soupçons avaient dû paraître ridicules, il ne pouvait surveiller à sa guise Madeleine, le matin surtout où il subissait la promenade avec Vacreuse, et il tourmentait son cheval, déchirait ses cigares d'une mâchoire impatiente. L'après-midi, il avait plus de largeur d'allures, mais alors Madeleine sortait rarement, et toute sa tactique restait infructueuse. Souvent, las, il se disait:
—Bah! il n'y a personne... Madeleine se paie une loge au théâtre bleu... et voilà tout!
Il n'en gardait pas moins sa défiance.
Une après-midi, alors que l'ombre des arbres devenait longue déjà, Madeleine et la nourrice sortirent. Elles contournèrent d'abord l'orée du village, puis prenant par la place communale, elles se trouvèrent devant l'église.
La porte était ouverte, une porte basse, cintrée, peinte de gros vert, fortifiée de cent clous énormes, et la jeune fille aimait voir, dans une niche au dessus, un vieux, très vieux Saint-Jean, entre deux autres apôtres, tous trois découpés délicatement dans la pierre.
Elles entrèrent. Le dallage bleu était neuf, proprement entretenu par le sacristain. Devant les reliques d'un saint—quelques os dans une boîte d'argent—des cierges de consécration brûlaient avec une odeur de mouton. Par les verrières rustiques une lumière sourdait, aimable et naïve, et des rayons jonquilles, rubis feu, bleu intense, éclairaient les piliers, les chaises, le dallage.
La chaire datait de loin et des manœuvres avaient revissé des têtes abominables sur des corps bi-séculaires, y avaient couché de l'ocre. L'autel, dans une pénombre fraîche, jetait des lueurs d'or, de vieux cuivre et d'argent; une grande candeur descendait du plafond repeint en bleu, un bleu de bluet, avec de larges étoiles en dorure, et une tête rose et blonde de Jésus, souriant d'un air de niaiserie, reposait dans ce firmament.
Madeleine erra dans le silence des nefs, avec de l'amour pour les humbles qui venaient là s'agenouiller les dimanches, idéalisant, dans un rêve d'Éden, l'innocence des mains calleuses, la douceur des faces hâlées, la fraternité des travaux champêtres; pénétrée de l'identification que toute âme affectueuse a faite en rencontrant brusquement un séjour de pauvres, une maisonnette, une rue précaire, branlante, un champ où traîne un outil de labour. Et c'était un flot de beauté qui brusquement jaillissait d'elle dans l'église de paysans.
Les tableautins ridicules du chemin de la Croix, le supplicié en robe rudement rouge, à figure inexpressive, les absurdes soldats romains, les saintes femmes, la ravissaient à ce moment, bien au-delà des chefs-d'œuvre d'un Vinci, et elle aimait encore une statuette de sainte, en bois, sa mante dévorée de vers, jolie encore dans l'encadrement d'un capuchon, un angelet posé sur son épaule, murmurant quelques paroles célestes à une fresque de barbares, à une vaguerie de personnages grossement bibliques, des Abraham, des Moïse, des Josué, Adam et Ève écoutant la harangue d'un large Dieu le Père, un Dieu le Père à face de traîneur de charrue. Des ogives étaient réparées en plein cintre, les meneaux sertis de petites vitres éclatantes, avec le dédain des transitions, et l'élan des nervures s'entrecoupait de plâtrages.
N'importe, la vierge, à cet endroit discret, silencieux, humide, un peu moisissant, trouvait un charme rare, participait d'un mystère de Divinité, et, assise sous la chaire brune, elle s'attardait à chaque détail, les rudes et les ingénus, émue par l'idée que les pauvres avaient trouvé du plaisir à s'arrêter devant ces choses.
Graduellement, en elle, s'élevait un bruit de Messe et de Patenôtres, un bourdon d'orgue, un plain chant. Alors, elle ferma les yeux quelques minutes, la tête posée sur ses mains, rêvant à sa religiosité d'enfance.
Mais, dans l'enfoncement, il s'entendit un pas léger. Elle leva la tête, regarda.
Une silhouette d'ombre disparaissait, devenait invisible. Elle se dit que c'était lui, qu'au détour d'une colonne il l'épiait, l'enveloppait de contemplation.
Et ses impressions devinrent plus mystiques encore, l'ascension de sa pensée plus rapide, tandis que s'idéalisait la pâleur de sa face, si bien qu'elle semblait une admirable statue d'église.
Cependant, la voyant si rêveuse, la nourrice, après un chapelet d'Ave et de Pater, la toucha du doigt doucement. Elle s'éveilla, accompagna machinalement sa bonne mère de lait.
Quand elles eurent quitté depuis quelques minutes, Semaise sortit d'un cabaret de la place villageoise. Il entra dans l'église, les sourcils en angle, il marcha par le petit temple, fouillant tout de son regard pâle, puis, devant le néant de sa détection, désappointé, jurant:
—Stupide charade! Moi qui me chauffais si paisiblement devant le foyer de mon avenir—et voilà qu'il fume, mon avenir!
La Lune, décroissante, se levait toujours plus tard dans la nuit, ne se couchait qu'au milieu du jour. Le nocturne maintenant s'élevait quand la Lune dichotome arrivait pourpre dans l'Orient. Un soir, à demi couchée dans la pénombre de la chambre, Madeleine l'écoutait, pâle d'extase, et déjà un fleuve de lumière moins oblique circulait sur la campagne, émané d'un demi-disque d'or, quand le violon se tut.
Alors, quelque chose bruissa dans le silence, un pas furtif. Elle crut d'abord que c'était le départ accoutumé, mais une ombre parut à droite, à l'opposite du massif. Madeleine se recula doucement dans sa chambre, palpitante, écouta: Une voix sarcastique s'élevait:
—Eh! monsieur le musicien, vous qui faites concurrence aux grenouilles et aux grillons des champs... deux mots, s'il vous plaît?
C'était Semaise. À la palpitation de son cœur, Madeleine chancelait, étayée à la muraille, écoutait intérieurement repasser les paroles sèches. Mais, sérieuse, une autre voix s'éleva:
—J'écoute!
La vierge en adora la vibration grave, et le timbre s'en fixa dans sa mémoire parmi les grands événements de sa vie.
—Ah! vous écoutez! Pourrait-on savoir quel péché vous expiez ici en aspergeant les Corneilles de musique au clair de lune?
—Il est inutile, répondit l'autre, de s'attarder à des puérilités. Je suis prêt à vous donner toute explication convenable, mais point ici.
—Soit, dit brusquement Semaise... vous suivrai-je ou me suivrez-vous?
—Je vous suivrai.
Le massif bruissa doucement. Une haute silhouette se profila. Invinciblement Madeleine avançait la tête, et invinciblement aussi le musicien tournait son regard vers la fenêtre de la jeune fille. Alors, béante sous la clarté lunaire, Madeleine reconnut l'officier, entrevu à la soirée de fin de saison, et qu'elle avait accablé de la moquerie de son regard. Quoi! Jacques, le fils de l'ennemi, l'inconnu haï depuis l'enfance, haï autant que son père, et au nom de qui le cœur de Madeleine avait toujours sauté de colère!
—Ah! c'est fini!... c'est fini! balbutia-t-elle. Et que je suis punie, mon Dieu!
Le flot amer jaillissait entre ses paupières, et reculée tout au fond de la chambre, enterrée dans les ténèbres, son être intime saignait affreusement. Ah! géhenne d'un jeune cœur, entre les passions de miséricorde et de dureté, et toute analyse s'évanouissant!... Du fond du passé montaient les événements tenaces, les pauses d'âme qui semblent l'individualité même, la source de l'existence. Arrêtée, dans des minutes d'extase cruelle, enveloppée de douloureuses apparitions, elle croyait triompher, chasser la passion fraîche éclose. Toutes les étoiles du ciel d'enfance, les chronologies minuscules immortellement inscrites, palpitantes dans chaque fibre, mille splendeurs sans nom, innombrables dans une mémoire comme les éphémères dans un soir de septembre, l'infinité, l'intensité, la suavité qui sont le début de la vie pour chaque être, tout cela, en elle, dans la lutte et le remords, se ternissait, s'effaçait, mourait de la mort intime, et elle avait l'impression d'une large, implacable hache coupant en pleine chair, faisant s'écouler tout un monde saignant, doux et misérable...
Puis sur la roue du doute, elle revenait à la nouvelle aurore, rêvait d'avenir, s'abandonnait. Larges lendemains des nubilités naissantes! Devant elle, interminable, la route du Reverdis allait sous le firmament de joie. Rien ne finissait, les jours après les jours, la renaissance éternelle, à chaque tournant une revirginité des formes, l'abondante féerie de l'amour remplissant tous les espaces, éclairant toutes les ombres, élevant ses ailes au-dessus de l'obstacle, dans les régions de sécurité et de lumière!...
Ses sanglots redoublèrent, un épuisement l'arrêta dans son vagabondage de pensée, une minute lui ôta presque la conscience.
Les ténèbres étaient légères. La neige du lit y saillissait nébuleusement, des surfaces de meubles, un lustre, de pâles figurines, une boîte d'ivoire, un cercle d'argent rayonnaient, et l'oblique blancheur de la Lune, sa dissolvante sérénité, se posait doucement dans une encoignure. Madeleine, avec surprise, regardait ces choses, et toutes lui semblaient innaturelles.
Mais elle se remettait à vivre, à souffrir, et malgré tout, c'était le Passé qui s'écroulait devant une genèse nouvelle, c'était le triomphe du Futur, la haine déchirée par l'amour. En même temps, une joie singulière, incoercible, se levait au-dessus de la douleur d'un trépas de vie intime, au-dessus de sourds cris d'angoisse. Et il semblait à la vierge qu'un esprit de mansuétude surgissait en elle, une compréhension plus large du livre de vie. Ses larmes s'arrêtaient, elle sortait lentement des ténèbres, regardait par les vitres la nuit abaissée sur les champs.
Et dans ses yeux las, dans la grâce affaissée, affinée encore, de sa délicate personne, l'issue du combat se lisait, son profond amour triomphant, indomptable, la Foi neuve dans laquelle elle voulait vivre et mourir.
Au détour d'un ados, Jacques Laforge et Semaise s'étaient arrêtés. L'officier s'appuyait paisiblement contre un petit frêne, les yeux vagabondant à travers le paysage lunaire, les rubans clairs des sentiers, le clocher tout blanc, la masse grisonnante de la forêt. Il attendait, était un bel être humain de force et de patience.
La colère, sur la figure de Semaise, houlait, combattue, civilisée. Il tentait le mépris, un long toisement de son adversaire, mais la nervosité de ses lèvres, de ses mains faisait avorter son jeu, le ridiculisait quelque peu. Il en eut conscience; et d'un timbre mordant:
—Comment, monsieur, c'était vous!... Vous, l'ennemi de la famille!...
—Je ne suis l'ennemi de personne, dit Jacques.
—Dites cela aux imbéciles!... Au surplus, peu m'importe... vous seriez le meilleur ami des Vacreuse que cela ne justifierait pas votre musique sous les fenêtres de ma fiancée. J'ai le droit...
—Le droit de m'interroger... j'y consens! dit Jacques.
—Ah! vous consentez—c'est heureux! Alors, expliquerez-vous votre présence?
—J'aime votre fiancée.
Sans bravade, profonde, cette déclaration humiliait Semaise. Il perçut la supériorité de son adversaire, d'instinct l'estima. Il dit:
—Comme ça, mon bien vous chausse. Très flatté, cher monsieur! Et l'admirable excuse, n'est-ce pas, pour braconner sur mes terres!
—Mon Dieu, monsieur, vos droits n'ont aucun caractère définitif! Le mariage seul... Puis, j'ai jugé que vous n'aimeriez jamais Madeleine comme le mérite sa jeunesse.
—Vous avez jugé!
—Oui... Vous êtes fatigué, on m'a dit vos aventures, l'incertitude de votre santé. Ces considérations suffisent. Il est selon ma conscience d'engager une lutte, où hélas! presque toutes les armes redoutables sont de votre côté. En quoi puis-je n'être pas loyal?
C'était dit doucement, fermement, et Semaise sentait que, au-delà des puérilités moutonnières, Jacques avait raison. Mais trop d'amertume lui envahissait l'âme devant son rival, trop jeune, trop beau. Il voulut un dénouement à son goût, un coup d'épée, sûr de sa supériorité dans le noble art. Il y rêva deux secondes, et reprenant, très froid:
—Très bien, mais, cher monsieur, il m'énerve de voir jouer, fût-ce par un des sept sages, des nocturnes sous la fenêtre de ma fiancée, et sans tant d'arguties, j'exige tout bonnement et des excuses et la promesse de ne plus recommencer.
—Je n'ai, dit Jacques, ni excuses ni promesses à faire, n'étant point sorti de ce que je pense être honnête. Je suis pour vous un rival, et un rival malheureux. Je déclare que je persévérerai dans la lutte et que rien ne m'y fera renoncer, sinon votre mariage avec Madeleine.
—C'est net, fit Semaise avec un méchant sourire. Où puis-je s'il vous plaît, vous envoyer deux de mes amis?
—Vos amis n'ont que faire ici. Jusqu'à présent, nul de nous deux n'a, je pense, insulté l'autre.
—Ah! vous trouvez? Ces apôtres, ma parole, ont le cuir dur... Est-ce, peut-être, que vous voulez le choix des armes?
Jacques regarda Semaise avec un peu de surprise dédaigneuse, et sans qu'un trouble parût dans la beauté de sa face, avec l'aise d'une personnalité probe, courageuse et fraternelle:
—Ce serait, monsieur, une noble action à nous d'éviter un duel. Dans notre patrie, le sang de ceux qui peuvent servir est plus précieux qu'ailleurs.
Une âpre émotion prit Semaise. Sa conscience était émue de l'appel, mais, en même temps, s'élargissait sa rancune. Et soudain, brutal:
—La première qualité du soldat français, monsieur, c'est la bravoure.
—C'est bien, murmura Jacques.
Il avait baissé la tête, un peu pâle de trouver là cette sotte querelle. Il croyait qu'il ne sied pas, dans un pays mutilé, tendu pour la bataille, de s'insurger contre les préjugés de l'honneur militaire. Aussi, se résignant à l'aventure:
—Soit. Vous voudrez bien, j'espère, vous considérer comme l'offensé. Envoyez vos témoins à la ferme des Avelines.
—Quand?
—Décidez.
—Aujourd'hui?
—Bien. L'heure?
—Cinq heures du soir.
Ils se saluèrent taciturnement, et Semaise s'en alla, non sans un remords tout au fond. Jacques, seul, semblait absorbé par une touffe d'Achillée, ses paillettes pures épanouies à la Lune. Une effraye passa, ramant sans bruit de ses ailes cotonneuses, un fuseau de petites nues était posé sur le firmament et la vie, décrue sur toutes choses était solennelle, chaste et religieuse. Jacques soupira; il monta lentement le flanc de l'ados. Au loin, une porte s'ouvrait lourdement, se refermait, et Semaise était déjà entré aux Corneilles quand l'officier se trouva debout sur une faible éminence, triste et tout plein d'amour, à contempler la fenêtre de Madeleine.
Au bruit de la grande porte des Corneilles, assez brutalement close par de Semaise, Madeleine s'effarait. Quelle scène s'était déroulée par delà le monticule? Et toutes sortes d'imaginations circulaient dans son cerveau, surtout la bouleversante pensée d'une provocation. Puis, ce fut un autre frisson: là, sur la déclivité, loin du massif, elle venait d'apercevoir Jacques, dressé en douce estompe dans l'argent nocturne. Il regardait fixement, opiniâtrement.
Alors, un effroi passa sur Madeleine. Elle imagina que c'était le dernier adieu du musicien, que jamais plus il ne reviendrait semer ses amoureuses tristesses. La lune roulait entre des langes fins, la lumière était moins vive, un navrement susurrait dans les arbres. Brusquement, Jacques mit la tête entre ses mains. À travers l'espace il parut à Madeleine entendre une vague rumeur de sanglots. Toute sa chair soulevée de tendresse, d'angoisse, en vain luttait-elle contre une inférieure voix interne. Je ne sais quoi la soulevait, l'entraînait hors de la chambre, et elle se trouva, comme hantée, à la grande porte, détachant la chaîne, tournant, emportant la clef.
La roseraie était là, ses suaves encensoirs, un tremble agitait ses ailettes de soie blanche, des ombres végétales ondulaient sur la cendre du sol. Elle eut peur, s'arrêta, apparition de déesse ineffable, un doigt sur la lèvre, hésitante. Elle s'élança de nouveau, froissait des herbes, des arbustes, et elle se sentait comme glissant sur une onde. Puis, elle alla sous l'ombre d'une ligne de chênes. Un petit ménage d'oiseaux s'éveilla, s'effara, et Madeleine, au cri de l'un d'eux, s'arrêta, prise de dyspnée, toute molle, contre un arbre. Le filagramme des ombres et des rayons évoluait sur sa figure; une aile de papillon nocturne effleura ses joues. Le courage lui revint, elle se remit à marcher, et, au détour des chênes, elle aperçut Jacques.
Une petite porte, dans la clôture, était restée ouverte; elle la franchit.
Il était toujours debout sur le monticule, la tête entre les mains, et des sanglots achevaient de mourir dans sa poitrine. Un désespoir intarissable pesait sur sa vie. Toutes ses belles futuritions d'optimiste, les claires architectures de la jeunesse, s'écroulaient comme un arbre dans le cyclone. Il revoyait monter, abondantes, de vive lumière, ses pensées de Tunisie, l'austérité charmante d'une existence toute construite, l'aspiration de sa nature vers le devoir et le sacrifice. Hélas! un fantôme s'était interposé, et maintenant plus jamais son sang n'était tranquille, son âme était nue, frissonnante et faible. Dans ses jours de maladie, jamais il ne s'était senti vaincu comme maintenant, jamais si craintif, et une sentinelle de chagrin, vigilante, implacable, veillait aux profondeurs de son crâne. Et quel vain, ridicule amour! Nul espoir de triomphe dans la lutte du fond de l'ombre, cette lutte du paria qui n'a sur lui que les regards de la haine. Non! il était trop condamné! Jamais, pour lui, des lèvres de l'aimée ne jaillirait le mot créateur. Et, alors, n'est-ce pas, qu'importe la beauté du firmament et celle du brin d'herbe?
Levant péniblement ses deux bras, avec un large soupir d'angoisse, il allait partir à travers les campagnes. Son regard soudain s'abaissa, fixe. Puis, sous ses mains grelottantes pressant sa poitrine, tout pâle, en sursaut, il douta.
Mais à force de regarder la certitude lui vint.
Sous le grand bras feuillu du chêne aïeul, dans la blonde lueur mêlée à des pans de nuit, c'était bien Madeleine, debout sur les graminées basses. Les tigelles d'herbe, en fins glaives, environnaient ses petits pieds, ses chevilles emprisonnées de nacarat, et tous les yeux pâles des corolles étaient tournés attentivement vers la lune dichotome.
Alors Jacques descendit lentement le monticule, et toute la scène lunaire, l'herbe, la branche épanouie, les meneaux bleuâtres, la vierge frêle et divine, pour toujours s'inscrivirent au fond de son cerveau. À quelques pas d'elle, il s'arrêta, la tête nue. Il était plein de religieux respect. Des phrases d'adoration se pressaient, insonores, sur ses lèvres. Il n'osait plus regarder Madeleine, il regardait les plis de la robe blanche, l'ombre cendreuse étalée sur le pré. Le vague frisson de la campagne lui semblait un bruit d'océan. Brusquement il balbutia:
—Pardonnez-moi! La témérité qui m'a entraîné sous votre fenêtre était indomptable. J'ai espéré n'être entendu que de vous. Mon tort, à présent, me semble infini. Mais pourquoi ces haines qui séparent nos familles? Moi, je n'ai jamais pu haïr personne, tellement que je ne vous connaissais pas jusqu'au soir où vous m'avez si durement regardé. Dès la première minute je vous ai adorée... et pour toujours. Alors, en vain, j'ai voulu rester loin de vous. Toute ma vie se traînait misérablement dans le désir de vous revoir. J'ai combattu, j'ai de la volonté. Hélas! contre votre souvenir ma volonté est morte. Peut-être que c'est mal de vous le dire et que vous êtes fâchée. Pardonnez-moi, j'obéirai si vous voulez que je me taise, si vous voulez que je m'éloigne.
Il avait un genou en terre, ses cheveux blonds tremblaient légèrement, une lueur charmante éclairait ses yeux. Involontairement elle le regardait, étonnée de le voir si beau. Il continuait:
—Ma vie est grave. J'ai dédaigné les plaisirs qui détrempent, j'ai donné mon âme au travail et à la patrie. J'étais très heureux, plein de larges espérances. Alors vous avez passé, et je n'ai plus dormi. Mes livres sont clos, le devoir, si doux jadis, m'est dur aujourd'hui. Une poussière couvre mes souvenirs, mon intimité m'échappe, je ne sais quoi d'âpre accompagne la moindre de mes pensées. Je souffre de tout ce qui est beau...
Il se tut. Cela s'était épanché de ses lèvres gravement, avec une intensité de candeur, la vibration d'une nature sincère. Madeleine, dans la nuit, en pleine poésie, apte d'ailleurs à l'enthousiasme, s'enivrait à l'emphase du jeune homme. Une grande sécurité lui était de plus en plus venue. Le silence les embarrassait cependant. Elle le rompit:
—Monsieur, dit-elle avec tremblement, est-ce que vous allez vous battre avec Semaise?
Une grande mélancolie alla au cœur de Jacques. Il crut comprendre la démarche de Madeleine, crut qu'elle était venue pour supplier au nom de son fiancé. Et la voix plus basse, un peu brisée, il murmura:
—Mon Dieu! rassurez-vous, il ne courra aucun danger...
—Oh! fit Madeleine avec pitié.
Et s'avançant, quittant l'ombre du chêne:
—Vous ne comprenez pas, dit-elle. Votre réponse est douce pourtant, mais si triste! Je voudrais seulement éviter ce duel, mais non pour Semaise.
Il levait le front, un trouble immense parcourait ses vertèbres, et ses lèvres remuaient. Madeleine sentit grandir son courage.
—Toute ma haine est évanouie, dit-elle. Du passé cruel, entre nous, il ne reste que de la cendre. Et rien autre, entendez-vous, ne m'a attirée ici que la crainte de ne plus vous revoir.
—Est-ce vrai? cria-t-il.
Une lueur de ravissement errait entre les cils de Jacques, il était tout près de la vierge, à genoux, la figure levée. Il avait pris la main délicate, il y posait les lèvres lentement, timidement.
—L'existence va être si douce, murmura-t-il. Mais je voudrais vous dire... ô les nuits de ma misère qui finissent... ce noir avenir si beau maintenant... non, je n'osais pas rêver... toujours une voix triste s'élevait, protestait, Madeleine... à peine, étant seul, si j'osais murmurer ce nom... mais est-ce vrai, est-ce vrai? me voulez-vous?
—Pour toute la vie, répondit-elle.
Des tilleuls argentés répondaient à l'hymne des chênes, la roseraie encensait la pénombre divine, des formes mousses tremblaient lointainement, des taraxacums dressaient leurs menus pédoncules sur le tertre, et eux se sentaient enveloppés d'une bienveillance énorme, en sécurité sous le saphir nocturne semé de toisons vagabondes.
—Vous êtes belle, Madeleine.
—Et vous très beau... et si bon que, sans doute, vous ignorez votre beauté.
Puis, tout à coup, penchée sur lui, frissonnante, elle chuchota:
—Je me sens misérable.
—Quoi?
—Ce duel. Il y a tant de hasard dans ces choses. Et puis, j'en ai le remords, ma conscience est lourde. Ne peut-on pas l'éviter?
—J'ai promis.
Elle soupirait, leurs mains s'entrelacèrent. Une lente brise méridionale remuait dans les plantes:
—Il ne faut pas craindre, fit Jacques... Ce duel ne coûtera la vie à personne...
Sa voix était persuasive, détournait, allégeait la crainte de Madeleine. Ils se turent. Jacques s'était relevé. À mesure de l'ascension lunaire, les ombres s'accourcissaient. Les campagnes étaient comme une mer pâle, et la joie vitale accélérait la vie des jeunes gens. Leurs lèvres étaient sèches, leurs yeux tendres ineffablement, et il leur semblait vivre là ensemble et s'aimer depuis des temps immenses, et que toujours ils s'étaient connus. Madeleine était faible, sa tête ployait et elle se trouvait réfugiée contre la poitrine de Jacques. Alors, lui, au contact des beaux cheveux, ivre, pressa contre lui la vierge, et leurs bouches se touchèrent dans le premier baiser, chaste et pourtant plein de flamme.
—Je t'aime par-dessus toute créature, murmura-t-il.
L'église sonna, l'aube commença de vibrer derrière la forêt, une vague, une délicieuse rumeur de vie roulait sur les campagnes, les bestioles fauves froissèrent les feuilles, de menus cris s'éparpillèrent, et la Lune pâlit entre les nuées.
—Au revoir, dit Madeleine.
Elle partait furtivement sous les chênes; il contemplait ce départ léger, de charme intense, de la jolie fée, et quand elle eut disparu, quand la grande porte des Corneilles se fut refermée avec un grincement, il s'en alla, pensif, par les larges campagnes.
Semaise fut debout de bonne heure. Pâle de lourds rêves, et quelques minutes accoudé à la fenêtre, devant le brillant château des Corneilles, il respira la beauté du jour avec des délices chagrines, puis, atteignant un buvard, il commença lentement à écrire, mit beaucoup de temps à libeller deux lettres brèves. Les ayant enveloppées, il descendit. Les gens dormaient encore au château, et il se promena longtemps entre les plates-bandes, sous les massifs, charmé confusément de la prodigue splendeur épandue, de la joie étincelante des oisillons amoureux de la lumière, turgescents, babillards devant le disque jaune qui escaladait l'Orient solennellement.
Des rustres passaient dans les sentiers, pesants et solides. Lui, las, sentant le chancellement de la santé, l'amollissement de ses fibres, enviait, non leur destin, mais la puissance de leurs épaules, la sérénité de leurs faces, le bel équilibre de leurs organes, de leur sang hématose au vif oxygène.
—Qui m'empêchait d'être sobre, chaste, de mener une existence gymnique, avec les jouissances cueillies à l'heure? Être riche à la fois... et fort comme eux!... Il y a tant de façons de varier le plaisir, sans jamais abuser! Mais non, le tourbillon atroce est là, et ce n'est pas encore tant la volupté qui perd que l'imbécillité d'amour-propre. On a la vanité de la débauche comme d'autres la vanité de porter des poids lourds, et l'un jeu n'est pas moins grossier que l'autre, mon Dieu non!
Sourdement, la jalousie le mordait d'une destinée comme celle de Jacques. Souvent, le soir, dans des confabulations de jeunes gens, il avait entendu conter des bribes de la vie de l'officier. Un colonel, un jour, vieille moustache rigide, avait proposé le jeune homme comme prototype à des gaspilleurs de vie. D'autres fois, Jeanne Vacreuse, qui avait ses détectives dans l'armée de Pierre, raillait avec âcreté le fils de l'ennemi, le raillait de cette façon qui hausse le raillé, disait moqueusement sa vie studieuse, l'estime de ses chefs... Semaise, à ces réminiscences soupirait:
—Et on n'est jeune qu'une fois!
Il regardait avec irritation un grave platane, indigné de la splendeur de l'arbre. La belle santé végétale le conspuait, riait de son crâne indigent. Il sentait la lourdeur heureuse de la nature l'étouffer. Il serrait son poing chétif, il trouvait stupide aux fleurs de jaillir si radieuses; des phrases amères viraient derrière son front. Puis, il se mettait à rire sardoniquement, arrêté devant une euphorbe et un cactus cierge, deux monstres formidables où il lui plut de voir un emblème de la stupidité de la nature.
—Cette fourbue! grognait-il. Euphorbes au Cap et idiots au boulevard—un tas de sales créations. Vieille bête qui n'a d'ailleurs rien inventé de plus fort pour passer la vie éternelle que de se dévorer les pieds du matin jusqu'au soir.
Il haussait les épaules d'un air de philosophie. Mais l'envie lui restait—le rongeait—de l'existence de l'autre, de l'autre livré à la science, optimiste, jeune, pur et beau, riche et dédaigneux des jeux débilitants de l'opulence, amoureux de justice... et digne d'être aimé d'une belle vierge comme Madeleine.
—Trève de pipeaux! murmura-t-il. Et puisqu'il ne nous reste qu'un maigre patrimoine de santé et de cervelle... sachons au moins le dépenser en ladre, sou par sou.
Le château s'éveillait, des faces bouffies et pâles se montraient aux lucarnes, le valet de Semaise parut à la grande porte, étonné de voir son maître si matinal.
—Blondeau, lui dit le jeune homme, tu selleras de suite «Blue beard» après avoir mangé un morceau sur le pouce, puis tu iras bon train à Hétremont, avec les lettres que je te remettrai.
—Bien, Monsieur.
Vingt minutes plus tard le superbe «Blue beard» emportait au galop le valet, et Semaise, plus morose, allait à sa toilette, labourait lui-même, du peigne et de la brosse, la stérilité de sa chevelure et, faisant passer une excuse aux Vacreuse de ne pas partager le familier petit déjeuner habituel, consomma une tasse de café solitaire.
Puis, dans le spleen de son existence vide, il s'abandonnait en pandiculations, ricanait devant les paillons solaires coulant sur la vallée, allumait un cigare.
—Tiens, Madeleine! s'exclama-t-il.
Elle s'en allait, sous le petit dôme éblouissant d'une ombrelle, dans une robe de couleur sombre, délicieuse statue moderne, finement ciselée. Le jeune homme, abaissant ses bras, fermant sa bouche baîllante, de son œil d'ennui la suivait, peu à peu se récréait au mouvement d'harmonie féminine, aux ondes attrayantes de la soie, et un brin d'ivresse vernale secouait l'atrophie de son cœur. Puis, le frisson de sa nuit, ses rêves lourds, tous ses doutes lui revinrent. Il savait maintenant l'origine des troubles de la jeune fille. Ah! ses soupçons étaient justes! C'était bien l'antique histoire. Il ne fallait rien grossir, pourtant. Deux nuits n'avait-il pas épié, avant d'intervenir, n'avait-il pas vu les départs discrets de Jacques? Oui, mais comme elle écoutait, si tard! Et elle restait à rêver, et, les matins, elle était lasse!
—Bah! puisqu'ils ne se sont pas parlé!
Il regarda de nouveau circuler la jeune fille. Il se rassurait. C'était une puérilité. Attentif, désormais, il saurait écarter toute ombre. Une bonne saignée coucherait l'autre quelques semaines! Et Madeleine ne se souviendrait guère; c'est si oiseau, ces gamines! Dans le vide de cette absence, lui, Semaise, se substituerait, conquerrait. Alors, avec un sourire:
—Si j'allais déjà faire un brin de bucolique?
Il secoua les coudes, avec un souffle dénigreur, se replongea en arrière.
—À quoi bon?
Et, répétant: «À quoi bon?», il se leva, descendit.
Sur le perron, il hésita. Tout autour de Madeleine, dans la roseraie, d'éclatantes buveuses de lumière, de pétillantes corolles serrées dans le corselet d'émeraude, un monde de folioles, des arbustes flottant sur le bleu, lui faisaient un plan de fraîcheur, de divinité, de pénétrante vibration.
Justement, elle aperçut Semaise, vint à lui. Ils se rencontrèrent sous un marronnier à ronde feuillaison, dense, encore tout humide de la nuit. La peau de Madeleine, dans l'ombre fraîche, se décorait de quelques menues gouttes de lueur venues en maraude. Elle avait fermé son ombrelle, elle s'appuyait légèrement contre le tronc noir du bel arbre. Elle levait sur Semaise ses grands yeux un peu las. Lui, animé à ce regard, tendait le cou, respirait vite, plissait ses lèvres. La voyant rougir, il se détourna une minute. Tout son appétit sensuel lui revenait, ce que la présence d'une femme fine éveillait en lui aux années où ses nerfs étaient neufs encore. Sa moustache tremblait aux palpitations de sa lèvre, et les narines ouvertes il respirait le fleur amoureux du jardin.
Elle ne mouvait pas, posée sur les racines de l'arbre et sa pantoufle, soulevant un pli de sa robe, soufflait le désir dans les veines usées du jeune homme.
Il daignait la trouver en beauté. Tout en paraissant attentif au grand horizon, aux arbres trempés dans un ruissellement de chaleur, à l'énorme nappe blonde des blés tout tressaillants aux légers souffles de l'horizon clair, il ne voyait que Madeleine. L'œil oblique, sa prunelle morne de gypaëte, les mâchoires détendues, il se délectait de la jupe ondulante selon les jolies lignes de la statue d'adolescence, observait le faible sinus du corsage, la grâce du profil, la pesanteur des cheveux sur la nuque, des plis de grisaille un peu serrés autour des jambes de la vierge.
Cependant, hésitante, balbutiante, elle dit:
—Je vous cherchais!
—Vous me cherchiez?
Et une envie de troubadour lui venait de lui dire quelque niaiserie au sucre.
—Oui, reprit-elle. J'ai à vous parler de choses sérieuses.
Son ton étonna Semaise. Il lui semblait y lire une volonté, ferme, et dont il avait peur confusément. Cependant, avec un sourire, et prenant la main de la jeune fille:
—Voyons! répondit-il.
Elle abandonnait vaillamment sa main, et le regardant avec force:
—Je me suis aperçue, depuis quelques jours, dit-elle, que la vie est un peu moins simple que je ne l'avais imaginé. Des choses que je croyais faciles à accomplir me sont apparues pleines d'obstacles, et il m'a semblé surtout qu'on avait abusé de mon inexpérience.
Il avait eu d'abord sa moue. Puis, la voyant trop grave, toute droite et pudique, une chose aiguë lui piquait la chair, il avait un haussement inquiet des omoplates. Tous ses soupçons revenaient, grandissaient.
—Pour inexpérimentée que je puisse être, dit-elle, je veux une existence claire, sans aucun remords. C'est ce qui m'amène ce matin, après des hésitations de plusieurs jours.
Elle s'arrêta devant les yeux hyalins du viveur, la froide colère de sa face. Mais, intrépide:
—Je ne crois plus, reprit-elle, que je puisse être votre femme. J'en remplirais les devoirs avec douleur, et je vous détesterais. Il est très vrai que j'ai de la sympathie pour vous, mais une sympathie paisible. Nous serions misérables ensemble. Je me reprends donc et je pense que vous me rendrez une promesse faite par ignorance uniquement.
—Votre petit discours est charmant! fit-il.
Puis, avec férocité, il lui fit subir l'insolence de son regard, une moqueuse analyse qui la parcourait lentement des pieds à la tête:
—Ces fillettes! murmura-t-il avec mépris.
Elle attendait, simple, dans une majesté gracieuse qui irritait l'autre davantage. Il l'aurait mordue, sentait en lui grandir la cruauté des déchus:
—Dites donc, reprit-il, est-ce sérieusement que vous me contez ces balivernes?
Elle haussa légèrement les épaules. Elle ne le plaignait pas beaucoup, dans la certitude qu'il ne l'aimait guère plus qu'un animal domestique.
—Eh! s'exclama-t-il, c'est donc vrai... on n'est plus contente. Il a fallu introduire l'oiseau bleu! Défiez-vous, Mademoiselle, les oiseaux bleus sont des scélérats.
Elle devenait très rouge, confuse et colère d'entendre ce mièvre désabusé railler sa large tendresse. Plus dur encore, il mordait ses syllabes:
—Oh! nous connaissons le drôle! Tout jeune, hein? tout blond... quelque peu apôtre. Et quelle musique au clair de lune!
Et quittant la moquerie:
—L'ennemi de votre famille, Mademoiselle!
—Que vous importe à vous, dit-elle. Faut-il m'insulter avant d'agir en honnête homme? En déclarant ne jamais pouvoir vous aimer en épouse, je suis simplement loyale. Je n'ai pas besoin de votre acquiescement pour rompre... ma promesse a été surprise... pourtant, j'aurais du remords si je ne vous suppliais pas d'abord de me délier...
—Je le refuse! cria-t-il.
—Pourquoi?
—Parce que.
—La réponse de ceux qui ont tort... J'ai agi selon ma conscience. Adieu.
Elle avait rouvert son ombrelle, allait partir. D'un geste quasi brutal, il atteignit l'épaule de la jeune fille. Il avait envie de la secouer, la serrait sans ménagement.
—Vous êtes bête! gronda-t-il. Vous jonglez avec des citrouilles et elles vous retomberont sur le nez. Voyons, est-ce que vous espérez vaincre votre père et votre mère? Est-ce que vous allez enterrer toute leur colère sous votre amourette? Généralement on vous voit du bon sens. Car elle ne rime à rien, votre aventure. Elle est niaise. Qu'est-ce qu'on dirait si l'on voyait vos fiançailles rompues? Pour tous nos amis nous sommes autant que mariés. Ça serait du clabaudage pour six mois. Dites, serait-ce supportable? D'ailleurs, est-ce que vous aurez jamais le consentement de personne? Chère enfant, si l'on avait commandé les symboles de l'opiniâtreté au grand Faiseur, il aurait fabriqué Mme Vacreuse et Pierre Laforge. La déroute est certaine. Et quant à l'autre, au violoneux, c'est un animal gothique... Voyons, ne tentez pas cette lutte absurde. Quoique vous en pensiez, il y a un moyen d'être heureuse avec moi. Au fond, je suis un excellent apôtre, plein d'indulgence. Nous vivrions paisibles, vous seriez très libre, très obéie... tandis que ces godelureaux, neufs comme un costume de marié, n'ont aucune souplesse. Tous despotes... Dans votre destinée, je représente en ce moment le bon sens, et le bon sens, c'est le pain quotidien du bonheur.
Il se radoucissait, l'air sage, tapotait le bras de Madeleine:
—Que diable! vous avez été étonnée de ma colère. Vous étiez féroce. Au fond, voyez-vous, je vous aime beaucoup, moi...
Elle sourit avec une douceur malicieuse, obstinée, et l'interrompant:
—Sincèrement, m'aimez-vous beaucoup plus que votre cheval Barbe-Bleue?
Cette question simple l'embarrassait. Il s'avoua l'épaisseur de son égoïsme, fugacement, et revenant à l'irritation:
—Il faut être raisonnable! dit-il rudement.
—Mais je m'efforce beaucoup de l'être. Et je trouve infiniment absurde qu'au lieu de ce que j'ai légitimement droit d'exiger de l'amour, j'irais me contenter de ce que vous appelez le bon sens de ma destinée. C'est ce que j'en nommerais plutôt la folie. Tant jeune que je puisse être, je sais ceci: On ne vit pas deux fois. Et je ne vois pas pourquoi l'on sacrifierait la partie la plus belle de cette vie à des considérations malhonnêtes!
—Malhonnêtes!
—Serais-je honnête si je vous jure un amour dont je me sens pour vous incapable?
—C'est un si vieux procès, chère enfant! Il est tout fait, tout jugé, par des juges d'une autre compétence que vous. Après bien des divagations, le monde en revient toujours aux considérations que vous traitez—en vraie petite fille—de malhonnêtes.
—Mon Dieu! fit-elle, laissons là ces jugements si bien faits. Je m'efforcerai de ne faire jamais rien que de loyal et d'honnête, et même que de raisonnable. Et rien ne me paraît plus raisonnable en ce moment que de vous supplier encore de me délier d'un engagement injuste.
Elle se tenait au bord de l'ombre et du soleil, pleine d'un charme sérieux, avec un petit pli de volonté au milieu du front, et Semaise était agacé terriblement par la subtilité de son élégance, la suavité de son profil.
—Je vous répète que je refuse! dit-il violemment. Et je ferai, pardieu! tout ce qui sera nécessaire pour maintenir ce godelureau loin de vous!
Elle pâlit, entrevit une scène horrible, la lueur des épées, la férocité d'un combat:
—C'est vil ce que vous dites là! murmura-t-elle.
Elle s'éloignait, révoltée, épouvantée, avec des sanglots d'angoisse. Il la regardait partir, méchamment. Le cri de sa vanité saignante jaillit.
—Être sacrifié à une boîte à musique!
Deux sous-lieutenants de la ligne étaient les témoins de Jacques. Vers quatre heures, assis au bord du verger des Avelines, ils attendaient les témoins de Semaise. Leur café fumait doucement dans des tasses bleues, sur une petite table carrée, l'arôme s'en répandait parmi les pommiers, et la conversation était calme. Le rouge de leurs pantalons attirait la marmaille et les dindons. Près d'eux, Jacques, avec un regard de bonheur contemplait la perspective.
C'étaient des champs pleins d'ordre, et tous petits, en rectangles. Sur le vert des luzernières, des bêtes à cornes s'engraissaient avec patience; les rondeurs blanches des oies entrecoupaient la couleur sale des moutons; un grêle poulain sautait avec gentillesse. Les sentes blanches, entre les pâturages, étaient comme des lignes tracées à la craie; les céréales tremblant aux légers souffles, perpétuellement variaient leur clair-obscur, semblaient couler et s'enfuir vers la rivière. Dans un petit étang trois gorets se baignaient. Les fermes, sous la rougeur des tuiles, au-dessus des fruitiers, apparaissaient avec une gaîté laiteuse; au fond, minuscule, un homme hersait une jachère; des femmes accroupies sarclaient un champ de navets; une houe et un tombereau de compost s'arrêtaient au bord d'un herbage, et l'on récoltait, dans les terres fraîches, le chanvre mâle. Une longue ligne de peupliers et de vernes, en arc sinué, suivait les cours de la rivière.
—Le meilleur système, disait un des sous-lieutenants, est un vase de terre vernie, large du bas. On y met un appât... et tous les mulots y tombent.
—Oui, répondit l'autre.
Ils burent un peu de café, lentement, examinèrent les champs avec une approbation sereine et reprirent leur confabulation.
Jacques observait la branche d'un pommier, décorée de petits globes vernis, et comme peinte sur de la soie bleue. On entendait le broutement de trois brebis, à l'orée du verger, sur des éteules de seigle. Dans la cour des Avelines, un adolescent tondait des agneaux et les douces bêtes bêlaient par intervalle. Un étalon amoureux remuait la poudre de la route; cachés dans les toisons végétales les pierrots pépiaient. Il régnait une douceur d'évangile. Et Jacques comparait la beauté du firmament à la beauté de ses souvenirs.
—La truffe aime le chêne, disait le premier sous-lieutenant.
—Et le cochon aime la truffe, répliqua l'autre plaisamment.
Tous deux se mirent à rire, et Jacques par politesse souriait. Il baissait la tête, il était reconnaissant aux brins d'herbe d'avoir tant de grâce. Sa destinée lui semblait de cristal, toute sonore et toute diaphane. Tous les carillons de la joie y tintaient, y chantaient la palingénésie du cœur.
Cependant, quelquefois, il s'y abattait un pan de froide nuit. Le choc d'angoisse, le court arrêt du cœur, pâlissait Jacques, un blêmissement venait sur le vaste horizon. Demain, peut-être, une épée allait le rayer du monde. Puis, le flux rouge reprenait, remontait en mascaret aux artérioles de la face, y ramenait un vague sourire de béatitude. À tant de périls, déjà, il avait échappé. La niaiserie d'un duel ne l'emporterait pas.
—Oui, c'est ainsi, déclarait le sous-lieutenant rural, dans les truffières d'Étampes, les chiens seuls sont employés à la récolte. Et cette méthode se généralisera.
—Évidemment.
Un court silence. Tous trois regardaient en cillant la perspective plane, coupée au loin d'un côteau et d'une forêt. Il y avait un grand firmament tranquille, très haut. Une nue scaphoïde planait par-dessus le dévalement des côteaux, bordée de peluche blanche; des strates montraient leurs lames minces vers le couchant; des vals d'onyx se creusaient entre des cumulus ronds; la chaleur était caressée d'un souffle d'éventail, et rien n'était adorable comme des cimes de sveltes peupliers en rideaux sur les pacages, mouvant délicatement des nuances d'argent vert dans la mer lumineuse. Leur ombre couvrait le ruminement des bêtes.
—Les voilà, je pense, dit un des lieutenants.
Devant un chariot de foin, deux gentlemen s'avançaient. Un chenapan étique les escorta jusqu'aux Avelines. Après des salutations graves et de courtes paroles, Jacques quitta les témoins, et sur le bord d'une tréflière, à l'ombre d'un petit tremble, il continuait à édifier son Atlantide. Pourtant, comme des feuilles séchant dans un feuillage jeune, des soucis apparaissaient sur sa sérénité. Dans sa miséricorde de haut Arya, l'inquiétude était double, car il répugnait à rêver des futuritions menaçantes pour son adversaire. Il désirait l'issue heureuse pour Semaise autant que pour lui-même, et sa détestation était profonde d'être ensanglanté d'une stupide victoire de duel.
Cependant, au bord du verger, le marchandage des témoins se faisait sans âpreté. Ceux de Semaise étaient venus avec des résolutions dures. Mais les officiers ayant cédé sur tous les points, selon les ordres de Jacques, l'entrevue devenait souriante. On avait convenu de prendre l'épée. Le combat ne devait pas cesser pour une blessure légère, à moins qu'elle n'entraînât l'incapacité. Et l'on ne discutait plus que l'endroit de la rencontre, non que les officiers eussent soulevé quelque objection, mais les témoins de Semaise hésitaient à choisir, consultaient leurs adversaires.
—Je connais, fit l'officier rural, au bois des Clares, un endroit délicieux. La lumière y est égale, le terrain élastique. Personne n'y passe. On y serait chez soi. Ce n'est guère loin d'ici, une demi-heure de cheval.
Tous se regardèrent une seconde, pour la forme. Ils étaient à l'unisson. On convint de prendre le bois des Clares.
—Ce sont de bons garçons, fit le lieutenant rural quand les gentlemen s'éloignèrent sur la route.
Quelques minutes plus tard, ayant refusé de dîner aux Avelines, par délicatesse, les officiers quittèrent Jacques. Il les suivit du regard, longtemps. Entre les peupliers ils jetaient des lueurs de coquelicots. Et la rêverie de Jacques s'allongea comme les ombres vespérales s'allongeaient sur la vallée.
Une note basse, tombale, toujours revenait, le troublait par son insinuante monotonie, finissait par dominer l'harmonie claire du bonheur. Être effacé du monde? Oh! non, pas maintenant, pas à l'heure où s'ouvre la cervelle, où l'être va prendre sa courte joie d'éphémère. Mais, inutilement, il écartait la musique noire. Sur les champs, où continuait le cycle du jour, où dormait une lueur jaune, où déjà se déployaient de larges mantes sombres, il retrouvait l'histoire de sa pensée. Le soleil marquait la désuétude, descendait, se fonçait. La profondeur du tabernacle poignait le jeune homme davantage. Il baissa les yeux.
Alors, sur un arbuste, il vit une belle chenille, en peluche noire et blanche. Brusquement un calosome jaillit, et de ses formidables mandibules emprisonna la bête de velours. Et cette parabole de la lutte éternelle, de l'insouciance de l'énorme travailleuse qui jamais ne s'effare du massacre d'aucun de ses enfants, rendit Jacques plus pâle.
Le jour avançait encore. Au loin les travailleurs cessaient la tâche. On voyait de pauvres dos courbés onduler au long des sentes; des herbivores s'attroupaient lentement dans la lueur rouge, l'armée des moutons tremblait comme des flots d'écume, un bœuf blanc levait la tête, longuement criait sa mélancolie, le soleil se réfugiait entre les arbres.
Alors Jacques se mettait à marcher par les campagnes, saluant avec douceur les figures ocreuses de la pauvreté, apitoyé, plein de regret que l'imbécilité humaine eût fait la lutte pour l'existence si abominablement amère. Mais les sentiers se vidaient. Il s'arrêtait dans un pré solitaire, entre deux vernes.
C'était l'heure adorable. La molle lumière tombait du firmament sublime sur la terre qui se taisait, qui semblait écouter. Une haleine traversait l'horizon, un peu alourdie, passait sans bruit. Dans la mort des rayons, des vapeurs montaient, voilaient les contours harmonieusement, et le silence marquait la transition, le demi-sommeil, l'angoisse vague des bêtes du jour. Une émotion tendre sourdait d'en bas, tombait d'en haut. Quelques pâles étoiles primaires arrivaient sur les plages bleues.
Étonné, pris d'un saisissement, Jacques contemplait cette heure. Devant la splendeur auguste, la marche de son cœur était douce; une confiance énorme lui venait, et les minutes coulèrent, si remplies qu'elles semblaient des journées... Les verrières du couchant s'assombrirent, les vibrations alanguies, plus longues, se retirèrent de la vaste contrée muette. Soudain, le silence de l'heure fut troublé; une grêle mélodie courut sur les herbages.
C'était là-bas, sous la masse grise des feuilles... Un vieil homme s'y tenait, appuyé au tronc d'un frêne, soutenant un misérable instrument à manivelle. Sans doute, il avait, durant les heures claires, parcouru plus d'un village, attristant les gens de la musique chevrotante de son orgue, cueillant, liard par liard, la menue somme dont il sait vivre. Et, maintenant, loin de tous, dans les premières ténèbres, poëte inconscient, il écoute, avec un doux plaisir, un air de ce vieux instrument dont il a joué tout le jour sans en rien entendre.
Et Jacques aussi écoute.
Dans la musique pauvre, sans couleur, sans éclat, coulant si pénible, rampante, grêle et caduque, il était ressaisi du doute. Il regardait les prés noirs d'un regard amer. Et quand l'orgue se tut, que l'heure calme se fut perdue dans l'éternité, il marchait tristement sous l'étoilement de l'ombre. Près de la ferme il s'arrêta et les deux mains sur la poitrine, tout bas, il murmurait:
—Faudra-t-il mourir demain?
Puis, plus bas encore, un nom bien doux lui venait, plus doux que le grand chuchotement des ténèbres.
Dans la forêt des Clares, vers le Levant, un triangle s'ouvrait entre des sapins. À la septième heure la brise remuait péniblement les feuillages, en tirait un chant dur, et les piliers augustes, immobiles, tout droits sous les arches sombres, s'étendaient avec une majesté de salle hypostyle. Le soleil, oblique, entre les masses sévères, vaincu, à peine survenait par lames minces, par ovules tressaillants sur le triangle libre. Des plantules chétives essayaient de vivre à l'ombre des colosses, de petites fleurs se regardaient avec mélancolie, des demeures de ramiers oscillaient entre les ramures, au dessus s'épandait un ciel d'allégresse, d'un léger bleu poudroyant et les témoins de Jacques et Semaise préparaient un drame dans cette solitude.
Semaise était pâle, ferme cependant, avec un petit tremblement de la bouche. Il songeait que le hasard favorise quelquefois un novice. Son doute, pourtant, était faible. Il croyait à la victoire, et il appuyait parfois une pupille furtive sur Jacques, essayait de l'évaluer. Une fois, l'œil celte, paisible et miséricordieux, se posa sur l'œil trouble du viveur. Semaise en fut irrité violemment.
Le drame semblait stupide à Jacques. Il aspirait doucement le baume des conifères, et son étonnement croissait d'être là, par la matinée allègre, engagé dans cette chose brutale. Était-ce misérable! Et il se sentait ridicule, dans une honte grave, par intervalles regardait ces hommes qui discutaient lentement le choix du terrain, l'égale distribution de l'ombre et du soleil, qui mesuraient deux joujoux argentins...
Toute contestation étant terminée, les deux adversaires posés l'un devant l'autre, le signal fut donné. Et le débutant cliquetis des jolies épées rendait les témoins attentifs, et aussi le docteur Gervasy qui se tenait un peu à l'arrière. Les premiers tâtonnements ne préjugèrent rien. Semaise était prudent, presque timide, comme il était toujours au début. Jacques avait une pose tranquille, un haut dédain stoïque, attentif cependant.
Mais l'élan, bientôt, l'irrésistible colère des batailles, rougissait les joues de Semaise; un pétillement sec allumait ses prunelles. Il pressait son délicat joujou, en faisait onduler le ruban lumineux, et la sonorité, le grincement des lames attirait bientôt un oiseau curieux, le faisait, entre les aiguilles d'un sapin, avec un gentil penchement de tête, épier de son œil rond comme une perle noire.
Jacques ne s'irritait pas. Il répondait nettement aux rampements, aux dégagés vifs, aux clairs coups droits, se gardait, sans peine encore, car c'était toujours le prélude, mais un prélude graduellement accéléré, peu à peu marchant vers la haute lutte. Déjà Semaise, avec ennui, s'apercevait que l'homme du compas tenait l'épée irréprochablement. Il baissait les sourcils, s'indignait, mais sans perdre confiance, car Jacques se maintenant en défensive, sa solidité ne pouvait tenir qu'à son sang-froid.
Alors Semaise se mit à tâter l'adversaire, renforça ses attaques.
Les fers chantaient; l'oiseau, attentif, à ce léger bruit croyait devoir son accompagnement, gonflait sa cornemuse, et sa voix charmante vibra, courut en échos de cuivre parmi les arceaux. Les témoins, le docteur, avaient de mauvaises figures, la méchante animation, le battement de cœur des vieux Romains aux cirques. Semaise, la mâchoire pointue, semblait une frêle bête féroce; mais réglée, pondérée, prudente, seule la figure de Jacques gardait une belle humanité douce, d'une douceur d'énergie, d'un resplendissement de beauté stoïque. Il n'attaquait pas encore, mais nul des élans de Semaise ne le prenait au piège. Sa large volonté suffisait à la tâche de repousser cette éblouissante vipère qui cherchait à le mordre. Et Semaise, avec tremblement, s'aheurtait à cette force tranquille, que tous, silencieux, reconnaissaient maintenant.
—Halte! fit une voix.
Les témoins ordonnaient la première pause. Elle était nécessaire à Semaise. Les arcs de ses dégagés s'élargissaient, ses coups déviaient, perdaient leur concision. Les épées s'abaissèrent, l'oiseau sonna quelques notes encore à travers l'opéra végétal. Il s'échangea des paroles brèves. Semaise se massait le poignet délicatement, et la fureur de l'impuissance, un désir immense de tuer l'ennemi, mettaient sur sa figure lasse une expression de bandit.
Les témoins regardaient préférablement Jacques. Ils l'avaient vu, sans trouble, avec un air de bonté, se satisfaire de la parade, à peine feindre de courtes attaques. Maintenant, son épée légèrement fixée dans le sol, il gardait une belle attitude, semblait incapable de rancune, incapable de haine. Alors, involontairement, toute sympathie fut pour lui, même les amis du viveur, au fond, souhaitaient la victoire de son adversaire.
Semaise, dans une atrophie de courage, baissait le front, et son rêve, ne reposant plus sur la certitude de sa force, devenait un rêve de faible, un rêve de chance, un triomphe de loterie.
Mais la pause finissait; les frêles instruments de combat se relevaient obliquement, comme deux rayons blancs.
—Allons!
La musique grêle du métal recommençait, et aussi la voix de cuivre de l'oiseau. Immédiatement l'action s'éleva au maximum. Semaise, coërçant son expérience, la pliait à sa colère, développait toutes ses ressources. Son attaque échoua. Une pluie d'éclairs annihilait sa tactique et brusquement Jacques prit l'offensive. Alors, le viveur recula, mené d'une pointe terrible, jusqu'à un tronc brisé, une sorte de cippe végétal, où Jacques parut une seconde le tenir à merci. Mais les épées se ralentirent, les jouteurs reprirent leur place, et tous savaient que Jacques avait fait grâce à l'autre.
Quatre fois cette bataille reprit, la charge impétueuse du Celte, l'écrasement de Semaise contre la lisière du triangle, et chaque fois la pointe victorieuse s'écartait.
—Nom de Dieu! grommela un des officiers.
La poitrine gonflée, tous frissonnaient, dans le saisissement de cette forte scène, dans l'admiration d'une belle lutte, et de nouveau l'homme civilisé s'immergeait en eux sous l'instinct des brutes.
Pourtant, un d'eux exigea la seconde pause:
—Halte!
Les épées retombèrent. Au loin, un ramier roucoulait, accompagnait en sourdine la basse forestière. Maintenant Semaise, appuyé contre le cippe, loin du groupe, tout en sueur, le souffle caverneux, béant, montrait une figure de décadence. Il avait senti l'haleine de la force, d'une force immense, aussi indomptable pour lui que la colère de l'ouragan; il en gardait l'épouvante et l'humiliation. Il avait compris aussi la pitié de l'adversaire, la mansuétude d'un être supérieur, quatre fois avait vu se relever l'arme de mort. Où donc la puissance qu'il croyait posséder?... Il restait pensif, il essuyait la sueur de sa face, n'osait plus lever ses paupières, et sa fureur de vaincu devenait tout son être, toute sa vie, lui faisait une conscience de brigand, où toujours revenait la pensée d'une trahison, d'une adroite infamie, qui lui livrât cette vie qui avait fait grâce à la sienne. Et il murmurait entre ses dents jaunes la parole triste de Charles-Quint devant Metz:
—La fortune n'aime pas les barbes grises!
Jacques n'était pas très las. Sa jeunesse gardait l'aise à sa poitrine, la force à son poignet. Il regardait devant lui, un peu surpris. Les sous-bois envoyaient une voix paisible, le frémissement des feuillages où courait la consonnance du ramier, la flûte aiguë de quelques oisillons. L'être intime de Jacques avait la sérénité de la forêt, son calme et son ampleur. Il n'appréhendait plus ni de tuer ni de mourir, il se sentait plein de patience et de force.
Mais comme il détournait le front, il rencontra la silhouette du viveur. Et la vue de l'adversaire pâle, courbaturé, de son profil de bandit vindicatif, lui prit tristement le cœur, le fit souffrir d'avoir tant humilié un homme.
Semaise, cependant, s'était replacé au champ du combat. Il attendait le signal, d'un air d'opiniâtreté. Et Jacques se plaça devant lui avec mélancolie.
—Allons!
Au ferraillement clair, l'oiseau ne répondait plus, il voguait par-dessus les cimes, sous les groupes lumineux du ciel. La reprise était molle. Tous deux hésitaient. Jacques n'attaquait pas, laissait venir les coups, ripostait sans rudesse, et un vague espoir revenait à l'âme de Semaise.
Une grande troupe de cumulus passa dans l'horizon, mettant une étoupe blanche sur le soleil, et la lumière sourdait en diffusion calme, se couchait sur le val avec une douceur de lumière tamisée à l'albâtre. Soudain, le viveur, après une faible offensive, marcha vivement en retraite, et quand Jacques le rejoignit sa pose s'était métamorphosée, moins souple, un peu étrange. Les témoins ne comprirent pas de suite, puis, un des officiers crut devoir protester:
—Laissez, dit Jacques.
Semaise venait de prendre son épée de la gauche, s'escrimait ainsi avec bizarrerie mais adroitement. Sentant Jacques désorienté, il bondit en charge, et deux secondes mena la bataille. Mais bientôt, pressé de l'impétuosité du Celte, il était ramené, il allait s'acculer encore contre la lisière, quand on le vit faire crochet, sauter à gauche agilement. Alors, immobile, dans une attitude de fataliste, il attendit. Mais Jacques ne le rejoignit pas. Il avait baissé l'épée, il fit le premier pas pour rejoindre le terrain de la lutte.
Des choses noires roulèrent au cerveau de Semaise, toute la condensation souffrante de sa défaite, et les sourcils très bas, très proches, lui aussi abaissa l'arme. Il précéda Jacques, un peu en biais. Une de ses lèvres était saignante. Il tanguait. Une houle remua ses tempes. Et brusquement, en brute, le malheureux se déshonora. Sa pointe relevée, projetée en foudre, sembla devoir percer obliquement Jacques. Les témoins poussèrent une clameur furieuse.
Mais l'épée du Celte, incroyablement rapide, en retard pourtant, se redressa, horizontale, perpendiculaire au poignet, et l'attaque avorta en simple déchirure à la base du cou. Troublé, à la merci cette fois d'un instinct, Jacques à son tour poussa l'épée, la plongea dans la mamelle de Semaise. Tout de suite il en eut regret, horreur, recula; et il baissait le front tandis que le viveur oscillait, tombait, un genou en terre. Tous, alors, le docteur Gervasy, les témoins, se pressèrent autour de Jacques, laissant Semaise sans secours, et le praticien, après un examen rapide déclara:
—Ce n'est rien! Deux millimètres sous la peau... non, rien!
—Occupez-vous de Monsieur! fit Jacques en montrant son rival.
—Un monsieur, ce cochon-là! grondait un officier.
Cependant, Semaise venait d'abandonner son épée, croulait, étayé sur ses mains, et des bouillons de sang coulaient sur sa chemise, ruisselaient au travers. Alors, le docteur l'assit, mit à nu le torse, et lentement analysait, sondait la plaie fine et profonde, l'étanchait d'un geste doux.
Comme Jacques le questionnait, il murmura:
—Ce n'est guère... oblique... les organes saufs... mais la guérison ne sera pas prompte...
—Crânement mérité! chuchota un témoin de Jacques.
Le sang fluait; une syncope se déclara. Le docteur posait un appareil provisoire.
Alors Jacques, plein de remords, humble:
—Messieurs... n'est-ce pas? Vous serez généreux!... Tout le monde hors nous ignorera l'aventure...
Les officiers hésitaient. Jacques leur prit à chacun la main:
—Sur votre honneur?
—Soit! fit le plus colère. Pour vous faire plaisir. Mais vrai, vous êtes trop bon. Ça ne vous réussira pas toujours. Le monde est canaille.
Tous, cependant, aidèrent à transporter le blessé. Après quelques minutes on atteignit une grand'route. Les deux voitures amenées par Semaise et Jacques y stationnaient; et le vaincu, ayant été hissé dans la meilleure, on partit lentement. À l'orée du bois, les deux groupes se séparèrent.
Le lendemain de l'aventure du bois des Clares, le docteur Gervasy se présentait aux Corneilles, porteur d'une lettre de Semaise. Le docteur, homme dénué de politique mondaine, remit cette lettre sans introduction, et la surprise des Vacreuse fut immense en la parcourant. Elle annonçait le renoncement du viveur à la main de Madeleine, insistait sur le caractère irrévocable de cette décision, parlait de déshonneur, de tare, en phrases concises, d'une manière ambiguë. Un événement aussi considérable surexcitait Jeanne et déconcertait Vacreuse. La lèvre colère, elle lisait, relisait, finissait par s'écrier:
—Qu'est-ce que ça veut dire? Pourquoi Semaise ne vient-il pas lui-même?
—Madame, fit Gervasy... C'est un cas de force majeure... Monsieur de Semaise est blessé.
—On écrit clairement, au moins... Comment veut-on que je comprenne cette lettre?
—Semaise a donc été blessé? demanda doucement Vacreuse.
—Oui, d'un coup d'épée... il s'est battu, riposta le docteur.
—Bon! grommela Jeanne avec un haussement d'épaules... duel, déshonneur, tare... un roman enfin! Du moins, Monsieur, ne vous a-t-il pas confié quelque message verbal... une explication un peu moins confuse que sa charade?
—Madame, répondit le docteur avec gravité, Monsieur de Semaise m'a chargé, en effet, de compléter sa lettre de vive voix, et si vous voulez bien m'écouter...
Il réfléchit une minute, avec le souci de mettre ses phrases en ordre, et de l'ongle de son pouce, il faisait distraitement vibrer celui de son médius. Jeanne, impatiente, attendait, tandis que Vacreuse s'amusait d'une petite tribu de mouches voletant au plafond ou broutant des pâtures invisibles.
—Ma mission, reprit enfin Gervasy, est, d'abord, de vous confier que Monsieur de Semaise a effectivement commis une action indélicate, et qui le rend peu digne d'épouser Mademoiselle votre fille... Secondement, de vous dire que des mesures sont prises dès à présent pour que la rupture des fiançailles soit ébruitée de manière à convaincre tout le monde que c'est vous qui l'avez voulue... que vous avez décliné l'alliance de Monsieur de Semaise. Afin de renforcer encore cette conviction, Monsieur de Semaise se propose de voyager en pays étranger pendant plusieurs années et ses premières lettres, destinées à la demi-publicité des salons, exprimeront les regrets... regrets d'ailleurs très sincères... qu'il éprouve du renversement de ses espérances...
Le docteur s'arrêta, content de la tournure de cette petite harangue, et recommença de faire vibrer l'ongle de son médius. Jeanne, moins nerveuse, comprenant qu'une circonstance extraordinaire avait pu seule déterminer la résolution du viveur, disait cependant:
—Enfin, c'est donc bien grave, cette aventure qui nous enlève Semaise?
—Madame, répondit le docteur avec une nuance de majesté... c'est assez grave pour que tout homme d'honneur approuve sans réserve la décision prise... et il y a d'ailleurs une cause intime... aggravante... qui exigeait rigoureusement que Monsieur de Semaise renonçât à épouser Mademoiselle votre fille...
Monsieur Gervasy s'interrompit, rougit légèrement, puis ajouta:
—Je n'aurais pas, en somme, accepté d'être le mandataire de Monsieur de Semaise si ma conscience ne m'y avait forcé impérieusement... car je ne me sens aucune disposition naturelle pour cette espèce de mission...
Il s'arrêta de nouveau, timide, ne trouvant pas le tour exact, la phrase correcte, pondérée, délicate qu'il aurait fallu pour terminer, et avec un sourire embarrassé, naïf:
—Mais nous sommes tous le jouet des circonstances!...
—C'est bien vrai! murmura Vacreuse par bienveillance.
—Alors, demanda Jeanne, c'est tout ce que Semaise vous a prié de nous dire?
—Mon Dieu! Madame, répliqua le docteur... il aurait bien voulu me charger d'un plus gros bagage... mais je m'y suis refusé... je n'ai voulu accepter que le strict nécessaire... ne me sentant ni la capacité ni surtout la volonté de prendre au delà!... C'est regrettable pour vous peut-être... mais mettez-vous à ma place... vous comprendrez que je ne pouvais agir autrement!
—Parfaitement! répondit Jeanne d'un ton froid. Il nous reste, Monsieur, à vous remercier d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire en cette pénible circonstance.
Puis, se tournant vers Vacreuse, avec un air de déférence, elle ajouta:
—Devant les motifs mystérieux, mais graves, qui sont invoqués pour la rupture des fiançailles... il est clair que nous ne pouvons que donner notre adhésion pleine et entière... Vous pouvez d'ailleurs affirmer à Monsieur de Semaise, et je pense qu'il en a toujours été persuadé, que pas une seule parole compromettante ne sera dite par nous contre sa personne... Pourtant nous prenons acte de l'engagement pris par lui, de persuader au monde que le refus n'émane que de nous... et nous agirons en conséquence.
Le docteur s'inclina, heureux d'avoir terminé, sans anicroche, son ambassade. Quand Vacreuse et Jeanne se retrouvèrent seuls, il y eut deux minutes de silence, elle ténébreuse, lui nerveux, un peu apeuré, comme à toutes les tempêtes de son intimité.
—Et ça ne vous fait pas plus que ça! cria Jeanne enfin, furieuse de l'attitude recroquevillée de son mari.
—Moi!... ma chère, mais ça m'écrase!
—On ne le dirait guère!... Ah! décidément ces aventures-là n'arrivent qu'à moi!
—Oh! fit craintivement Vacreuse... ça, vraiment, Jeanne!... C'est justement à toi seule que ces sortes de choses n'arrivent jamais!
L'après-midi de ce même jour, Vacreuse étant dehors, Jeanne se tenait solitaire dans son cabinet de travail. Son désappointement persistait, son ennui dur d'ambitieuse et d'opiniâtre déçue, et elle murmurait, par intervalles, des paroles de colère. En ce moment, un domestique entra lui remettre la carte d'un visiteur. Elle regarda vaguement le petit rectangle blanc, indifférente. Mais brusquement, elle tressauta, et, après de l'hésitation, d'un mouvement vif:
—Introduisez ce monsieur!
Puis, tandis que le domestique sortait, elle relisait le nom imprimé sur la carte, avec, peut-être, plus de surprise encore que dans le premier moment, et, avec sa moue carrée, elle grommelait:
—Jacques Laforge!... Jacques Laforge!
Et, l'aventure du matin s'entremêlant au petit mystère de cette visite, elle liait des événements lointains, des idées hétérogènes, lorsque, lente, la portière se souleva et Jacques parut. Elle l'observa avec attention, sans parvenir à reconnaître en lui le souvenir qu'elle avait du petit garçon de Pierre Laforge. Lui, dans la beauté de Jeanne, à peine en désuétude, cette noire beauté de Proserpine, retrouvait Madeleine, la regardait gravement.
—Monsieur, fit-elle, rêche, d'un air de malveillance, il me reste un doute: vous êtes bien, n'est-ce pas, le fils de Monsieur Pierre Laforge?
—Oui, Madame.
—Excusez-moi, le hasard a oublié de nous mettre en présence depuis quatre ou cinq années et, à votre âge on change vite: je ne vous aurais pas reconnu.
Au léger sarcasme du ton, il rougissait, et ses yeux se fixaient sur les yeux ibériens de Jeanne. Elle perçut tant de sincérité dans ce regard—et une certaine admiration qui, malgré tout, berçait sa féminéité—qu'elle se sentait mollir. Elle murmura:
—J'imagine qu'une chose grave a pu seule vous amener aux Corneilles.
—Une chose très grave, en effet...
Et il ajouta, presque à voix basse, craintif:
—Aussi grave, pour moi, que l'existence de l'univers.
—Ah! fit-elle.
Elle faisait des hypothèses, surprise à l'extrême. Qu'est-ce donc qu'un Laforge pouvait venir demander chez les Vacreuse? Et l'idée lui vint naturellement d'une catastrophe, de quelque péripétie où le sort la faisait arbitre, mettait à ses pieds l'orgueil de l'ennemi.
Elle baissa le menton, s'imagina bonne princesse, accueillant avec mansuétude le vaincu; puis, irritée de sa bêtise, elle reprit:
—Vous ne venez pas au nom de votre père?
Jacques perçut, dans la voix âpre, la haine contre sa race, devint pâle, avec un éveil de révolte, mais se raidissant:
—Je viens pour moi seulement!
Maintenant elle avait les tempes roses d'un peu de pudeur mécontente d'avoir laissé jaillir sa rancune devant ce jeune homme. Lui reprenait avec une énergie paisible:
—J'ai toujours, Madame, détesté les rancunes de nos familles... dès l'enfance j'avais l'instinct de leur injustice et de leur inanité... et tenez, il me serait impossible de vous haïr, maintenant surtout—bien plutôt est-ce une véritable sympathie que j'éprouve...
Elle haussait d'abord les épaules impérieusement, puis, par degrés, la parole de Jacques la captait, l'engourdissait. En même temps, elle s'étonnait davantage, renonçait à deviner pourquoi ce jeune homme était là, demandait avec presque de la bonté:
—Enfin, Monsieur, tout cela ne me dit pas le but de votre visite?
—Madame, c'est tellement grave cette démarche... à peine si j'ose!
—Il faudra pourtant bien! fit-elle en souriant.
Alors lui, d'une voix chevrotante, le geste humble, tout bas:
—Je viens vous demander votre fille!
—Madeleine! cria Jeanne.
Et elle ne comprenait pas pourquoi la surprise n'était pas plus profonde, elle échouait à être rude, malgré elle ne pouvait trouver absurde que ce beau jeune homme osât prétendre à Madeleine.
—Mais savez-vous que c'est fou, cria-t-elle enfin.
—Je le sais, dit Jacques.
—Vous ne connaissez seulement pas Madeleine.
—Je l'aime!
—Et elle?... Vous lui êtes complètement inconnu.
—Je vous demande pardon, mais je crois...
Il s'arrêta, les cils abaissés, avec un tressaillement d'angoisse.
—Voyons, dit-elle... Vous ne voulez pas dire que vous avez parlé à Madeleine?
—Si.
—C'est un roman alors?
Et brusquement la bienveillance de Mme Vacreuse s'évanouit, son regard de colère tomba sur le jeune homme, tout noir et méprisant. La multitude des conjectures recirculait dans sa tête, de confuses corrélations entre la lettre de Semaise et l'arrivée de Jacques. En même temps, elle se sentait humiliée que Madeleine eût pu parler au jeune homme et le lui eût caché. Tout cela cahoté, inharmonique, singulièrement troublant.
—Oui, un vrai roman! reprit-elle brutalement. Une histoire désagréable...
Alors Jacques, à cette minute si décisive, reconquit sa pertinacité des jours de travail et de guerre, et son regard large, sincère, se plongeait dans celui de Jeanne, malgré elle l'émouvait, la faisait plus souple. Il dit avec tranquillité:
—N'est-il pas préférable que je vous explique?
—Oui, dit-elle.
Il commença lentement, et son air de belle vaillance peu à peu harmonisait les nerfs de Jeanne. Il dit l'éveil, l'éclosion douloureuse, les longues luttes dans le vide, dans la nuit, la mélancolie des espérances fanées, l'impraticabilité de tout travail, la mort de la volonté, l'antique drame du printemps humain compliqué de la haine des familles, les interminables rôderies d'un être vaincu, amolli, ballottant dans le tumulte des rues. Puis, comment la force indomptable l'amenait autour des Corneilles, ses contemplations nocturnes quand toutes les fenêtres du château étaient noires, que Madeleine s'accoudait solitairement, regardait tomber le croissant rouge dans l'occident, et comme il se sentait débile, écrasé du vaste ciel, si près et si loin de la jeune fille. Enfin, un soir, l'audace du désespoir était venue, il avait osé... il avait fait vibrer dans les ténèbres l'humble plainte de son amour. Mon Dieu! il n'osait rien rêver, il ne voyait se lever aucune consolation dans le futur. Et jamais, peut-être, ils n'auraient échangé une parole, si Semaise...
—Ah! cria Jeanne, Semaise y a donc été mêlé!
Colère à peine, fémininement émue du récit de Jacques, elle y goûtait une pause de saine humanité, toute surprise de la pureté de cette confession, de la rareté exquise de sa candeur. Il continuait, disait l'arrivée de Semaise, la dispute, puis s'arrêtait.
—Et quand avez-vous vu Madeleine? demanda Mme Vacreuse.
—Cette même nuit.
Elle le toisa, altière, avec solennité. Elle comprenait qu'on pût l'aimer mieux que Semaise, et sous le glacement de son front, elle laissait errer cette pensée qu'avec lui Madeleine serait heureuse. Mais une révolte grondait dans toute sa personne, la crainte que ce ne fût pour elle une défaite et aussi la jalousie d'avoir été sevrée de la confidence de sa fille. Puis, son indestructible haine bouillonna, une rage d'avoir vu écarter le fiancé choisi par elle. Et les mâchoires denses, les sourcils rabattus, elle réfléchissait:
—Que vous a dit Madeleine? demanda-t-elle.
—Il m'est impossible de répéter cela, Madame.
—Bien! fit-elle avec un geste de dure approbation.
Et sa pensée retournait le problème, s'ébahissait des complications excentriques de la réalité. Puis, une face nouvelle apparut: si Pierre cédait, si de l'anomalie même de l'aventure pouvait jaillir un triomphe? L'autre devait adorer un tel fils! Et les mâchoires de Mme Vacreuse s'écartèrent, un maigre sourire évolua sur ses lèvres, tandis qu'elle reprenait:
—Tout cela est extraordinaire... très irritant... le bouleversement de nos projets... des choses longuement combinées et sur lesquelles nous comptions. Puis, je déteste en principe les aventures qui ne vont pas au grand jour. Mon Dieu! Je sais bien... vous direz que vous n'aviez pas le choix. Et puis, quelle diable d'idée à vous d'aller justement aimer Madeleine... Et vous vous êtes battu avec Semaise?
—Oui.
—Et vous l'avez blessé?
—Nous avons été atteints l'un et l'autre.
—Mais lui plus que vous, n'est-ce pas?
Il rougit. Jeanne, d'instinct, se sentait heureuse que Jacques eût eu l'avantage, un bonheur enfantin, antiraisonnable, dont elle s'indignait. Elle se leva, et droite, pâle dans ses vêtements noirs, l'accent monotone:
—Je réfléchirai... et c'est beaucoup accorder au fils de Pierre Laforge. J'ai besoin d'interroger Madeleine et de parler à mon mari. À la vérité, je suis un juge prévenu contre vous, et je tiens à vous dire qu'il n'est pas probable que je cède. Pourtant, je ferai un effort. Si c'est non, je vous écrirai; notre refus serait irrévocable, et toute démarche ultérieure inutile. Si je n'envoie pas de lettre, revenez ici dans trois jours, à la même heure qu'aujourd'hui, j'aurai des conditions à vous imposer.
Il la sentait toute de volonté, invincible, et il observait les tempes dures entre lesquelles allait se décider le procès de sa vie et de sa mort. Et sa propre volonté, son énergie persévérante de nature noble, trop doublée d'intelligence pour se parer de contours violents, se rebellait, se préparait à la bataille. Un court silence s'abattit, durant lequel l'Ibérienne et le Celte se regardaient, puis Jacques s'inclina, avec un sourire très doux:
—Madame, dit-il, je remets ma destinée entre vos mains. Vous pouvez la faire toute haute si cela vous plaît ainsi. Vous pouvez aussi la faire plus triste que le sépulcre. Souvenez-vous seulement que je suis sans haine et tout prêt à vous aimer comme un fils.
Et se baissant, posant sa bouche sur la main de Jeanne, avec un soupir il s'éloigna. Cette sombre Jeanne, singulièrement trouble, restait pensive, l'âme dégelée, ses deux yeux de haine envahis d'une mélancolie de mansuétude.
—M'a-t-il vaincue? murmura-t-elle.
Elle passait silencieusement à travers les appartements, trouvait très charmante la coulée du soleil sur la majesté du jardin, entre le dense tremblement des chênes, et avant de faire venir Madeleine elle s'immobilisa devant une fenêtre, le frond chaud rafraîchi au vitrage, rêvant à une existence moins âpre que la sienne, à des jours de pardon, des intimités profondes, sans angles, sans violences. N'avait-elle pas trop été la sentinelle misérable d'une guerre aride, inutile et sans gloire?
Madeleine arrivait craintive, toute pâle, ayant surpris la sortie de Jacques des Corneilles. Jeanne tendait son visage, essayait le froncement des jours d'orage. Mais un irrésistible sourire, comme une vibration du soleil de l'âme, flottait autour de ses paupières.
—Suivez-moi au jardin. Je suis lasse d'être emprisonnée ici.
Et sur le perron, la voix grondeuse:
—J'ai à vous parler sérieusement!
Madeleine courba la tête, et elles circulèrent quelques minutes en silence. Un ruisseau les arrêta, tout grêle, avec un pan de lumière orange étalé sur ses rides. En amont, des ronces et du chèvrefeuille élevaient un palais de scarabées; une branche pendante, fleurie au bout, semblait tremper un petit pied blanc dans l'onde. Un saule ragot se tenait tristement près d'un petit havre minuscule, un lézard s'obstinait sur un fragment de schiste, et une pauvre statuette ébréchée, toute rose dans la décadence diurne, ouvrait ses yeux de plâtre que les rayons chatouillaient. Au loin s'allongeait la lumière, presque horizontale, et on la voyait mourir, comme un grand psaume de mélancolie, croître en analytique splendeur à mesure que croulait l'astre.
—Madeleine, dit Jeanne, je suis profondément triste de votre conduite. Vous vous êtes cachée de moi, vous avez eu le courage de me sourire pendant qu'un secret blâmable existait en vous.
La jeune fille détourna la tête, et sa mère l'effrayait, lui semblait importante et formidable.
—Écoutez, continua Jeanne, en la prenant au bras. Tout ce qui s'est passé, et ce qui va se passer, est grave. Je remettrai les reproches à plus tard. Dites-vous seulement que tout manque de sincérité serait dangereux, que votre meilleure ressource est de tout me dire. Ne cachez rien, soyez franche: je vous écouterai sans colère et je jugerai.
Et ayant sommairement dit la visite de Jacques:
—Parlez, et quelque sujet de rancune que j'aie contre vous, je suis pourtant votre mère, partiale en votre faveur.
—Maman! dit Madeleine.
Et tapie contre Mme Vacreuse, câline, frémissante, un court sanglot la parcourait. La mère, avec douceur, regardait les collines lentement montantes, la mort successive des rayons sur les fermes et les cabanes... Et d'une voix assourdie, comme tantôt Jacques, Madeleine disait la simple histoire de son cœur, le grandissement de l'Inconnu pendant les nuits de juin, et la confidence avait exactement le charme ralenti de l'heure où l'on était. Jeanne y retrouvait la pureté, l'idéalité chaude du récit de Jacques, quelque chose des rares contes blancs de la littérature humaine où la beauté ne glace pas la palpitation de la vie. Elle accompagnait Madeleine aux paysages vagues sous la lune croissante et décroissante, frémissait à la musique délicate, aux vols de petites fées sonores, aux départs tout craintifs, tout furtifs de Roméo. De l'aride de son cœur, durci aux cratères de l'ambition, elle sentait jaillir un filet de source, regrettait de n'avoir pas eu, elle aussi, son printemps, son oasis de jeunesse, et déjà l'océan blond des emblaves lointaines devenait rose, qu'elle écoutait toujours, dans l'effort, la demi-rigidité de l'attention.
Elle se sentait bien mère à cette heure, elle percevait intensément où se trouvait le bonheur de Madeleine, avait honte d'avoir voulu la condamner à ce chauve, cet usé de Semaise, et elle se contenait pour éviter la tentation de mettre un grand baiser sur la jeune tête amoureuse, de dire trop vite une parole tendre. Puis, le souvenir de Jacques lui revenait, elle réécoutait ses paroles de paix, revoyait la solennité noire de son départ. En vain, cherchait-elle une fureur contre lui. Son cœur était mou, sa pensée plus encore; et le récit finissait, une minute de taciturnité, de palpitation y succédait, tandis que la cloche du château finissait de sonner pour le repas du soir, dans le blêmissement, dans la monotonie de la clarté couchante.
—Madeleine, dit Jeanne, je voulais te gronder bien fort.
Elle attira la jeune fille, la mit sur son cœur tout chaud de maternité:
—Et je n'en ai pas le courage, chère enfant.
—Mère! fit Madeleine.
Abritée au tiède nid d'enfance, ses larmes ruisselaient, une rosée de bonheur. Était-ce vrai?... son conte de fées réalisé... une tendre hospitalité où elle avait craint le péril et l'ombre!
Et elle chuchotait son ravissement, l'immensité de sa reconnaissance:
—Oh! Je t'adore... si bonne... si bonne!
—Je suis ta mère, Madeleine!
Elles s'en revinrent, et Madeleine songeait, devant l'étoile Cappella, intime, apparue dans un triangle bleu du septentrion, entre trois branches de frêne, que jamais un astre plus doux n'avait dû briller au fond d'un firmament d'été, comme une veilleuse de bonheur, un clignement exorable de l'infini.
Les trois jours s'écoulèrent et Jacques ne reçut pas de lettre. Il arriva aux Corneilles dans l'incertitude, la nervosité d'une espérance qui n'osait pas jaillir, qu'il essayait de refouler tout au fond de lui. Quand il fut dans le salon des Vacreuse où Jeanne n'était pas encore, tout soudain il désespéra. Non, c'était absurde, impossible! Jamais on ne lui donnerait Madeleine. Et les tentures sobres, à grisailles, les sièges pesants, de forme massive, les portières rigides, les tapis presque noirs, tout cet ameublement sombre, sans fleurs, éclairé d'un jour immobile, dialysé au travers de verrières bleuâtres, écrasait, tuait son optimisme. Quand le pas frôlant de Jeanne s'entendit, l'officier se sentit sans courage, aphone, dans un vague abrutissement. Elle parut la bouche condensée, comme un barbare qui ne veut pas succomber à l'embûche des ennemis.
Elle avait eu le temps de réfléchir, était en deçà de ses premières impressions. La lutteuse, heure par heure, avait reparu avec sa volonté brutale, et si elle gardait quelque bienveillance, le désir du bonheur de Madeleine, ce n'était pas sans condition de guerre.
—Mon mari et moi nous avons réfléchi, dit-elle à Jacques.
Son mari! Jacques songea que l'intervention de Vacreuse avait dû être singulièrement négligeable, pendant qu'elle continuait de l'air de traiter une chose de négoce:
—Nos conclusions vous sont favorables...
—Oh! soupira Jacques tout pâle.
Et il faisait l'effort de balbutier son ravissement.
—Attendez! dit Jeanne. Nous ne cédons pas sans exigence... Avez-vous déjà parlé à M. Laforge?
—Non, dit Jacques.
—Son consentement est-il probable?
—Il est certain.
—Bien. Sans doute, vous vaincrez. Mais monsieur votre père voudra-t-il venir, en personne, me demander Madeleine? car c'est là notre condition!
Alors Jacques vit se lever la silhouette de son père, le masque bilieux, d'étroitesse butée, bouillant d'énergies tâtillonnes, aux taches d'ictère, aux pupilles d'un coq de combat. Celui-là céderait-il? Après le premier veto de son indignation, veto certain, combien de chances qu'il restât inaccessible! Car Jacques n'ignorait pas, hélas! les bornes peu étendues de cette pensée de lutteur, combien tout l'être était en lui déraisonnable, en proie aux impressions barbares. Ah! l'œuvre était dure de vaincre sa rancune, de desserrer les crocs de sa volonté. Jacques pourtant l'espéra; il osa compter sur l'instinct violent de race qui hante ces natures, sur les menaces qu'un fils peut faire à leur orgueil. Oui, à une demande suprême, le père pouvait céder. Et Jacques se tourna vers Mme Vacreuse:
—Je pars, Madame... Je vais combattre!
—Je vous souhaite la victoire! fit-elle doucement.
C'était vrai. Tandis qu'il s'en allait, lentement, elle, appuyée sur son coude, se trouvait féroce, avait envie de le faire revenir. Mais, plus fort qu'elle, veillait le sombre pilote de sa volonté, plus fort que la maternité, que tout désir, que toute justice! Et elle ne rappela pas le jeune homme.
La rencontre fut rude du père au fils. Le premier cri, un veto, une indignation de tempête, puis, plusieurs jours durant, Pierre resta inaccessible. Dans sa face à trame serrée, à tension perpétuelle, se pétrifiait l'opiniâtreté de la première parole de refus. Pourtant, ce n'était encore que l'attaque préliminaire, où le fils croyait fermement à la victoire: rien que l'aveu, la prière du consentement. Jacques, sans lassitude, revenait, opposait des forces très douces, variées, qui, heure par heure, usaient le roc, allaient au plus profond. Si bien qu'un jour, las des paroles désespérées de sa pertinacité toute filiale qui jamais ne blessait, de ce qui se sentait d'incurabilité dans son amour, tout soudain le sanglier céda:
—Soit! cria-t-il. Si on te la donne prends-la!
—On ne me donne pas Madeleine! répondit Jacques. Il faut la conquérir.
—Qu'y puis-je? grommela l'autre.
Jacques lui prit lentement les deux mains, et son regard, tendre, intense, se posait sur l'œil d'ombre:
—Il faut aller la demander, murmura-t-il.
—Moi!
—Oui.
Alors recommença la dispute, et plus terrible. Dans le cabinet triste où montait un mélancolique pandémonium de cartonniers, ce sombre alambic de ruines et de fortunes, cet antre où Pierre était tout chez lui, sentait triplées sa volonté et sa force, longtemps une voix rauque s'épandit en récriminations. Jacques écoutait, immobile, appuyé à un coffre de fer énorme. Dans la colère paternelle, sa jeunesse, même son enfance, mille choses perdues sur la route qu'on ne parcourt plus, levaient leurs ombres, leurs fantômes dans l'encéphale du jeune homme. Souvent, il oubliait d'écouter, à la pause de quelque idée qui avait palpité trop vivement et qu'il poursuivait. Une pluie lente dansotait sur les vitres, une façade blanchâtre entrait dans l'ouverture des rideaux, il régnait une odeur de papier, et une faible tribu de mouches paissait dans ce microcosme sec, sur les verdâtres près des cartonniers, la plaine blanche, les collines du plafond.
Pierre continuait, se lassait, le larynx trouble, avait des reprises, vantait ses sacrifices, ses travaux, ses entreprises... et pour qui tout cela? Pour son fils! Et Jacques songeait, malgré lui, que si, en vérité, tant de méchante lutte, de brutaux renversements de pauvre monde, de tyrannie sotte et irréparable, si tant de volonté aveugle avait été déployée par amour paternel, pour lui, que c'était bien noir, qu'il y avait regret profondément, et même remords.
Enfin Pierre se taisait, aride, ayant épuisé son fiel, et à son tour écoutait, avec des sursauts, des interjections. Le soir venait, tout mouillé, mais chaud, accablant, sous les crinières, les volutes d'un ciel bas. Et Jacques parlait dans la pénombre, sans aucune violence, dans une concentration d'âme, en pénétrantes paroles. Ses arguments de raison, de nature, souvent laissaient le père comme vaincu, vibraient sur l'endormissement de sa conscience. Puis, la dispute reprenait plus violente, Pierre troublait tout, roulait obscurément des phrases; puis, à de certaines minutes, il sentait s'éveiller sa vanité paternelle de tyran, admirait ce qu'il y avait de volonté douce dans son fils...
Les ténèbres étaient venues. La porte du bureau restait fermée, verrouillée. Des lueurs obliques, un tissu de phosphorescences, tremblotaient sur les murailles:
—Tu auras pitié de moi! finissait Jacques. Tu ne sacrifieras pas deux innocents. Pour toi, cette démarche est toute impersonnelle—une ambassade qui n'engage pas ton orgueil. Pour moi, c'est toute la vie car tu sais que je suis de ceux qui n'engagent pas deux fois leur amour? Et puisque tu as parlé de sacrifices, d'orgueil paternel... voudrais-tu ma carrière impraticable, mes jours sans travail, toute la débilité d'esprit d'un désespéré? Ah! si tu m'aimes, si par moi tu veux satisfaire quelque grande ambition, il faut dire oui! Ils se tenaient maintenant près de la fenêtre. Aux baisers de l'air, dans la claire cage de cristal, une flamme jaune dansait, vivait. Paris remuait, clapotait, nerveux, trouble, dans l'horrible chaos du combat pour vivre. Pierre, lentement, frottait la précipitation d'eau qui voilait la vitre et d'un œil terne regardait le trottoir, les soies mouvantes de la lumière sur le miroir grisâtre de l'asphalte. Il était attendri, sombre. Il tâchait de se reconquérir encore, inspectait comme un poëte tous les menus détails de la rue, les petites sources temporaires, les flaquettes étoilées, le passage brusque d'une voiture. Brusquement, il se retourna, avec une pensée trouble de recommencer la lutte, vit Jacques qui le regardait, et le cœur lui faillit:
—J'irai! dit-il.
Puis se reprenant, voulant au moins gagner quelque chose:
—Mais pas avant un mois d'ici!
Et la pression des mains de son fils, ce ravissement au visage de l'unique être de son sang, le récompensèrent alors, bien mieux que tant de victoires, tant d'âpres butins conquis sur les écrasés de la Bataille humaine.
Jacques arrivait aux Corneilles le lendemain matin, sans avoir dormi, dans une dépolarisation de tout son être, écrasé de lassitude et d'impatience, avec la fièvre d'obtenir maintenant le dernier «oui», ce «oui» de Jeanne qui était devenu comme l'essence de son être, flottant, vibrant dans son cerveau, l'effarant d'un dernier doute. Il descendait de cheval devant le grand perron quand, à l'improviste, Mme Vacreuse apparut. Alors, il resta figé, et elle se trompa à sa pâleur:
—Vous avez échoué?
Sa voix n'était pas méchante, compatissante peut-être: Jacques y percevait pourtant le timbre implacable, le son de la catastrophe où, sans la pitié de son père, il devait s'ensevelir. Et il eut l'épouvante, le raidissement de poils des grands périls disparus.
—Je n'ai pas échoué! dit-il.
Elle tressaillit, leva le sourcils, muette d'étonnement.
—Allons, vous êtes un magicien! finit-elle par dire.
Elle admirait le jeune homme pour avoir triomphé de Pierre Laforge, le contemplait avec une figure de soleil, avec un pli de bonté sur la bouche. Et allant à lui contente, avec le désir de le rendre heureux, elle ajouta:
—Madeleine va venir!
Jacques se troubla, et à la Proserpine là debout, avec les plis de sa robe pleins de soleil, il ne trouvait plus qu'une douceur de bonne déesse. Puis, après un silence:
—Mon père demande un mois! dit Jacques.
—C'est bien... nous serons heureux de vous voir souvent aux Corneilles.
—Même chaque jour?
—Même chaque jour.
Jacques restait deux minutes à imaginer cette béatitude, et toute misère s'évanouissait dans un horizon de transparence où les choses de la terre se confondaient, se multipliaient, transfigurées, faisaient un seul séjour, immuable, profond et palpitant, une genèse, une jeunesse sacrée de l'Univers.
Un petit pas s'entendit sur les dalles du corridor, et Mme Vacreuse dit à Jacques:
—C'est elle.
Madeleine parut, lasse, languide et pâle, et tout à coup vit le jeune homme. Alors, ils restèrent là, timides, tellement que Jeanne alla prendre Madeleine par la main, et les mit en face l'un de l'autre. Ils balbutièrent, pris d'un grand malaise, d'impressions violentes subtiles et presque douloureuses. Dans la crudité du grand jour ils se trouvaient changés, ils s'examinaient lentement avec la peur mutuelle de déplaire. Il fallut que la mère intervînt encore, dirigeât la conversation, et elle les tourmentait un peu, moqueuse:
—Faut-il vous présenter?... Monsieur Jacques Laforge... Mademoiselle Madeleine Vacreuse... Vous ne vous êtes jamais rencontrés auparavant? Non?... Monsieur revient de Tunisie... Mademoiselle sort de pension...
Puis, apitoyée de leur attitude, peu apte, par nature, au badinage, elle s'écria:
—Faites donc une promenade au jardin, en attendant M. Vacreuse!
Au jardin, leur embarras se perpétua, mais, par degrés, ce qu'il avait de pénible se métamorphosait en douceur ailée, en nervosités délectables, et ils foulaient le sol avec une impression de fluidité, toute leur vitalité reportée au cœur et au cerveau. Autour, dans le treillis végétal, les oisillons tout jeunes, une multitude de bestioles à peine sorties de l'enfance, à peine accoutumées au vol, pépiaient avec abondance, racontaient la félicité de vivre. Par instants, Jacques murmurait une phrase courte, Madeleine répondait, puis ils retombaient au silence, avec des rougeurs subites, des peurs délicieuses l'un de l'autre.
—Voulez-vous voir mon jardin? demanda Madeleine.
—Le vôtre... oh, oui.
Il était à deux pas, caché derrière une charmille, et Madeleine disait:
—Il y a tant de fleurs rares ailleurs... que je n'ai voulu que des plantes simples... sans même choisir.
Jacques s'arrêta, ému, et, véritablement, il était bizarre ce petit coin de Madeleine. D'humbles némophilias, aux facettes bleues, surgissaient sous l'impétuosité jaune des taraxacums; des résédas encensaient les pénombres, une carotte jaillissait, en filigrane, les pissenlits étaient robustes, les mourons innombrables. Des lys surmontaient le gramen, tranquilles ineffablement, et les géraniums, autour, semblaient des lueurs d'aurore; du persil était adorable, un chou s'arrondissait débonnaire et il poussait aussi un cyprès, des buis, un peuplier fin comme une flèche, hardiment lancé dans le firmament, des renoncules, des bluets, des coquelicots, des millepertuis, des achillées, des ombellifères, de la vigne sauvage, des mauves, des fèves.
—Regardez donc! s'écria Madeleine en montrant un coin de la charmille.
Quatre araignées attendaient là sur leurs toiles, dans un calme formidable, leurs grosses pattes jaunes lacées de noir, accrochées fermement. Elles étaient de la même race, toutes géantes, avec de merveilleux ventres troubles, rayés de traits fins d'encre. La même ligne sombre coupait leurs dos.
De gros câbles, aux coins, soutenaient la grêle splendeur de leurs rêts, la trame ourdie de belle géométrie et toute générée d'elles, en forme et en substance.
Mais, parmi ces forteresses orgueilleuses, il existait une ruine, un flottant cordage, de petits haillons tremblotants, déchirés, ennuagés, dispersés sur cinquante feuilles. Quelque passant rude, oiseau, chat, avait déchiré l'œuvre de l'ourdisseuse, et l'araignée dépossédée se tenait sur une feuille, haletante et désespérée et maigrie à ce qu'il semblait, pensive, peut-être épuisée par d'opiniâtres engendrements, n'ayant plus de matériaux dans sa filature. Une goutte d'eau roulant d'une ramille, légèrement effleura la déçue; elle mut ses pattes véloces, prit refuge dessous une autre feuille, et s'immobilisa farouche.
Autour des Tueuses, les proies voletaient, tournoyaient, effleuraient les embuscades ou se posaient une minute.
Une grande mouche avait de pâles saphirs sur les ailes, le ventre d'acier bleu, le thorax mat, la tête sanguine, et une plus petite était d'émeraude, un reflet micassé sur ses ailettes, et leurs pattes menues—fils noirs—montraient de petits coudes. Une abeille rousse, de pattes plus larges, trapue d'ailleurs, vraie ouvrière, la tête noir mat, terne, avec un point fauve, et le thorax velu, se palpait, passait ses pattes dans son cou, entre la tête et le thorax, les glissait au long des ailes, proprement les essuyait sur une feuille de fève. Et bien d'autres bestioles tourbillonnaient, noires, grises, brunes, un léger peuple industrieux ou purificateur.
—Que c'est charmant à vous d'avoir voulu me montrer ce coin de sauvagerie, murmura Jacques.
Et la parole valant d'après l'homme, Madeleine était heureuse de la louange, doucement la savourait.
—Puis-je y prendre une fleur? dit-il encore.
Elle se pencha, lui cueillit simplement une némophilia frêle, puis ils continuèrent leur flânerie, avec toujours leur demi-silence, leur inaptitude à se familiariser au bonheur. Mais le trot d'un cheval dans la grande allée des Corneilles, fit dresser la tête à la vierge.
—Mon père! dit-elle... Je sais qu'il est impatient de vous voir.
Elle l'entraînait, elle atteignait le perron au moment où Vacreuse venait de descendre de cheval. Le député s'avança vers les jeunes gens, avec son air de brave homme qui n'a cherché que le repos dans son existence. Contre sa coutume, il eut un mouvement de spontanéité:
—Monsieur Laforge, je pense!... Soyez le bienvenu!
Puis, une hésitation le prit; mais, devant le sourire gai de Madeleine, il comprit que Jacques avait triomphé, et il se montra aimable, instinctivement se sentait à l'aise, tout disposé à préférer l'officier à Semaise dont l'humeur raide, les dédains, les railleries à froid, ne convenaient guère à sa bénévolence. Une conversation s'engageait, où Vacreuse mettait son esprit pauvre, son habitude d'homme public, tâtonneur qui préfère questionner, prendre des mines sérieuses d'écouteur. Interrogé sur ses souvenirs de campagne, Jacques fuyait les épisodes personnels, racontait sans hâblerie, disait la pauvreté de cette guerre où la nature seule était redoutable. Il ne lui arrivait de s'animer un peu qu'en parlant du soldat, et son amour des sacrifiés, sa préoccupation d'une bonne intendance, son esprit clair d'organisateur déconcertaient Vacreuse. Madeleine écoutait aussi, avec une jolie mine de jouissance, absolument indifférente au sujet, et n'y comprenant goutte, mais très charmée de la manière dont Jacques accouplait les mots et de l'aisance de sa parole:
—Vous devriez écrire quelque chose là-dessus! murmurait Vacreuse d'un air profond.
Une sensation infiniment douce sourdait entre les paroles, et la présence de Vacreuse, après l'intensité nerveuse de leur promenade, plutôt plaisait aux jeunes gens, harmonisait leur tendresse, mettait en eux une langueur de rêverie, un endormissement de volupté, ce léger obstacle qui semble nécessaire au début des trop vivaces joies humaines et qui, dans le recueillement, la reprise du «moi» prépare à les cueillir plus entières, plus complexes et plus suaves.
Après quelque temps, la familiarité naquit entre Jacques et Madeleine, mais lentement, quelque chose de la stupeur bienheureuse des premières minutes se continuant en eux. Leur heure préférée, durant cette première période, était, après le dîner, tandis que Vacreuse et Jeanne se reposaient sous le tilleul de Hongrie, au rebord de la grande terrasse des Corneilles. Au loin, se déroulait l'harmonieuse agonie crépusculaire. Devant le cantique de lumière, sur le treillis végétal, se gonflaient les petits corps sphériques des oisillons, dans leur extase débordante, leur amour du disque croulant. La basilique colossale, le vrai sanctuaire de Bélus, ouvrait ses cent portails. Des bêtes de cendre se dressaient sur une architrave de vif argent, dans un jardin de fumée rose. Sous des strafes finement fuselés, en rude violet, sur la porte pourpre du bas horizon, une ombre était dévorée dans un brasier de Cabires. L'émailleur divin, penché aux polygones de poudre d'or, aux arborisations éphémères, aux rocs de jade, aux bas-reliefs polychromes, continuellement variait l'œuvre sublime. Mais la nuit lente, toujours avançait son Océan dévorant, effaçait la trame éblouissante, les volutes du Rhodium, et l'hymne de flamme devenait la plainte faiblement lumineuse de l'adieu, la défaite des rayons, toujours plus brisés, plus courbes. Une rouille traînait aux nues, les décombres s'accumulaient, les cavernes éboulées s'emplissaient de taches d'ombre, de précipitation cuivreuse, et le rouge descendait les rampes, les flancs des montagnes évaporées, se réfugiait au bas de l'horizon, derrière les fins réticules découpés noirement sur le couchant. Puis, gravement, la dernière vibration trépassait derrière la forêt. Une chauve-souris indécise voletait quelques minutes encore, attendrissante dans la désuétude cendreuse. Entre les astres primaires, leurs foyers d'abord luttant péniblement contre la forge occidentale, entre le tremblement de Wéga, d'Arcturus, d'Antarès pourpre au ras de l'horizon, peu à peu s'éparpillait l'égrisée nocturne. La grande, profonde nuit s'étendait. À peine, sur la vallée taciturne, une humble lampe de ferme s'allumait, aimablement. Parmi l'opacité des arbres, leurs frissonnantes estompes, il apparaissait des trouées grises des faunes vagues, des lueurs sourdes. Le cigare de Vacreuse montrait une braise ardente, et la sérénité toujours plus vaste, comme si l'abîme firmamentaire s'élargissait avec le croulement des ténèbres, oppressait les pauvres humains de la terrasse.
Madeleine, avec un gracile mouvement d'épaules, se pressait contre Jacques, balbutiait une syllabe tendre, à voix toute basse. Lui, dans son grand ravissement, son heure de récompense, plein de gratitude confuse, essayait de voir la jeune fille dans l'ombre, percevait la clarté faible du visage. Parfois, le nom d'une étoile coupait leur silence, ou bien une phrase de Jeanne et de Vacreuse leur arrivait en sourdine. Du cri d'un grillon, d'un court aboi de mollosse troublé, de la senteur d'herbes coupées s'entremêlant à l'encens des parterres, ils éprouvaient une joie ineffable.
Pourtant, à la longue, la causerie naissait, et c'était, en même temps que les astres, une idée d'Espace, une idée de Temps qui prédominait. Ils reculaient en arrière. Le château n'existait plus, mais à la place une Tour, noire et pesante, avec l'homme d'acier entrevu derrière les créneaux fauves, et sur la plaine, le serf, la maigre humanité de la glèbe, l'affreux travail, la récolte d'avance dévorée. Tremblant perpétuellement, son œil mélancolique levé vers le gibet seigneurial, pas même consolé par l'agenouillement au temple avare de lumière et triste comme une caverne, l'esclave avait vécu cependant, avait lentement créé l'humanité héroïque de Valmy, d'Iéna et de Wagram... Ils reculaient plus loin encore: sur la vallée antique s'étalaient les huttes d'une peuplade aïeule et l'homme du Peulvaen, du Crombech, le pauvre ancêtre barbare circulait sous les ramilles, misérablement chassait, priait au rebord des grottes, apportait la pierre du souvenir sur le Tertre funéraire. Alors, comme maintenant, la Géométrie immuable des constellations vibrait dans l'abîme noir, et presque les mêmes astres. À peine, à la minuscule distance de quelques mille ans, un arc du cercle de précession était parcouru par l'aiguille axiale, à peine la Croix du Sud croulée derrière l'Équateur. Et Madeleine, sous l'angoisse de l'Immuable, soupirait craintivement, imaginait, au loin du beau jardin des Corneilles, les huttes disjointes, les bêtes rôdeuses, un chef celte, farouche, debout dans la nuit d'été, des yeux de flamme fixés sur la Chèvre ou Altaïr...
Ils se taisaient. Un exégète invisible traduisait la bible universelle. Leurs vies palpitaient l'une à côté de l'autre avec suavité. Leurs mains se trouvaient, se nouaient, le sang de jeunesse renouvelait perpétuellement leurs délices; tous leurs sens y participaient.
—Madeleine, murmurait Jacques après un silence, je doute!
—De quoi donc!
—Que tu m'aimes... et que nous sommes ici, et que cette terrasse, ce jardin, ces arbres qui chantent dans l'ombre, ce village endormi là-bas, Pégase là-haut, la petite lumière qui tremblote derrière les trembles, le grillon qui vibre... que tout cela existe, j'en doute!
—Et moi, dit Madeleine, je n'existe pas?
—Toi!... ô mon Dieu! penser que tu es là, que tu parles, que je vois la blancheur de ton visage... et que je tiens tes mains entre les miennes...
Il la pressait contre lui, contre sa poitrine tumultueuse, et elle, dans une naïve extase, lentement montait à ses lèvres, se sentait la douce humilité de l'esclavage féminin. Mais, mollement, un pas vibrait sur la terrasse, le cigare de Vacreuse se mouvait dans l'ombre.
—Eh! disait il... la nuit s'avance... où diable êtes-vous?
Ils se rapprochaient lentement. Jacques causait avec gravité, écouté avec plaisir par Jeanne et même par Vacreuse, et une lanterne bleuâtre était apportée, suspendue à un arbre, lançait une magie lumineuse dans l'ajour des feuilles, sur la façade du château, se perdait au jardin, de fleur en fleur, par ci par là rebondissante, absorbée enfin par les trous d'ombre, mangée par la nuit. Puis, les minutes finales coulaient, le jeune homme se levait tristement, partait, mais loin déjà, invisible dans l'opacité des campagnes, il se retournait encore pour regarder la cariatide adorée, claire devant le château, baignée d'un peu de fantasmagorie par la lanterne bleue.
—Viens donc, disait Jeanne à Madeleine... l'air fraîchit... Comme tu l'aimes!... Je l'envie.
Mais, au fond, Jeanne était séduite par le jeune homme, captée par sa fraîcheur de nature, sa grâce extérieure.
Debout, au début d'une trouée dans les géométries d'arbres du jardin français des Corneilles, se tenait une déité maigre, en harmonie douce avec les pénombres, et les jeunes gens aimaient cette frêle silhouette, par elle commençait leur quotidienne rôderie du matin. Une petite rousseur était sur la fourrure fraîche des massifs, et les fleurs, en quatre enclos, autour d'un bassin, pointillaient du rouge-vif, de léger blanc, peu de jaune, du bleu noyé. C'étaient les petits poils de l'agirate, les éponges pourpres, de vélin violet, de safran, de neige, des dahlias, l'ascension haute des trémières, la pauvreté des bégonias, la subite originalité d'une orchidée suspendue à une tresse d'arbre, face animale, gueule, vase, l'inévitable mais lumineux géranium, la chrysanthème étoile d'or, les menus yeux mauves de l'héliotrope, et la strophe des feuilles-fleurs, ce que créent d'agréable opulence l'Irésine et le Coleus sombrement rouges, le pyrèthre doré, la cinéraire maritime, sa vive découpure saupoudrée d'argent, l'ampleur des balisiers noirâtres, l'amaranthe tricolore, le gnaphale laineux, les glaives de l'agavé, puis la plébéienne, l'ancêtre, la mousse subitement jaillissante dans cette belle aristocratie des tisseuses de rayons.
Jacques, amoureusement, improvisait un bouquet, le posait d'une main tremblotante au corsage de Madeleine, et ils abandonnaient les parterres, glissaient par les allées d'arbres. Les vieux riviaux des chênes, les ormes, plus doux, s'enlaçaient en fortes arcades, faisaient une nuit de crypte romane, tandis que sous les peupliers d'Italie c'était une haute, frêle voûte ogivale. Les peupliers canadiens remuaient leurs petites ailes d'argent, frétillantes; la symétrie des folioles du frêne, sur les arcatures moëlleuses, agréait à côté de la gentille personnalité du cytise, son manteau tendre, fraîchement ajouré; et des saules blancs, nullement ragots, aux bords de fragmentaires pièces d'eau, miraient leurs frondaisons de lames aiguës, blanches aux coups de soleil en revers; et quelque saule de Babylone, édicule de haut art végétal, ses frêles, pleureux et pâles filaments touchant l'onde de leurs pointes, rasant les nénuphars, toute sa toison de douleur épandue sur un large périmètre, prenaient fortement le cœur, le pénétraient d'exquisité mélancolique.
Puis, en pente douce, des herbes s'étendaient, l'humble vulpin et le ray-grass, des rectangles frisottants avec des polissures fugitives, coupés de sentiers de sable, et un coin de jardin potager apparaissait, où, parmi les légumes, des cloches de melons brillaient comme des domuscules d'argent; des poireaux balançaient leurs sphéroïdes pleins de semences. Et toujours la promenade des jeunes gens aboutissait à un grand étang, près de la grille, devant le village.
Par un délicat travail de nuances, le firmament, gris-pâle au pourtour, bleuissait lentement jusqu'au zénith. La tour de l'église, teinte comme un camaïeu, émergeait derrière les toits ardoisés, à cheminées blanchâtres, du village. Trois îlots, en triangle, saillaient sur le tremblement léger de l'onde, et, parmi leur toison tendre d'arbustes, se profilaient quelques dures, sombres pyramides de conifères; un seul peuplier noir, tout frêle, élevait chaque ramille en verticale. À l'Orient, une pagode à toits retroussés, les arêtes recourbées comme des cimeterres, apparaissait par-dessus de basses têtes de frênes, entre des trembles sensitifs. Le ciel teintait l'étang de prismes saphirins, nués d'ambre vers les bords. Deux cygnes australiens voguaient en philosophes, leurs yeux rouges pareils à des rubis, leurs becs écarlates comme des gousses de poivre de Cayenne. Un canard suivait, qui, par instants, plongeait sa tête dans l'eau, relevait sa courte queue diaprée et les bouts lapis-lazuli de ses ailes, tandis que ses pattes orangées battaient mollement de bas en haut. Cols plus longs, les cygnes noirs plongeaient sans quitter l'horizontale, hérissant un peu leurs plumes, et leurs becs vermillonnés reparaissaient mâchant des herbes fluviatiles.
Jacques et Madeleine longeaient les bords à loisir, et au-delà d'un petit pont de poutres, ils passaient dans une chapelle de platanes. Là causait une fontaine. Un noir géant de bronze, l'air rustre, point féroce dans son excessive toison de barbe, de cheveux, les pectoraux renflés, les reins câblés, avec une peau de bête aux épaules dont passait la tête cornue, était là rêveur sur un roc, et deux marbres bien mièvres se tenaient plus loin, les pieds dévorés de lichen.
L'eau tombait frêlement, avec son bruit de soupireuse qui monotonise la pensée, croulait sur des marches en grès, par-dessus des paquets de mousse laineuse, emplissant un bassin décagone relié à l'étang, où filaient, à l'ombre, de fainéants cyprins. Les platanes étaient pâles dans le soleil, se rejoignaient en voussure de chrysolithe, au bout des troncs écorchés, tachetés de soufre. Hauts par-dessus la fontaine, deux fleuves, dévorés par la dent éternelle, penchaient des urnes ébréchées.
Les jeunes gens écoutaient là, ravis, le petit clapotis de clepsydre, et Jacques s'agenouillait une minute, posait de dévorants baisers sur les bras de Madeleine. Un trouble venait à leur regard, leurs cœurs grondaient.
—Viens! disait Jacques, effrayé du péril de la solitude trop ombreuse.
Ils partaient, allaient se reposer au petit kiosque japonais, devant la campagne d'août. Les grains étaient fauchés, des meules blondes s'édifiaient, et des tas fauves de foin. Près des rectangles hérissés d'éteules, trop secs, les prés captivaient fraîchement. Des volets se rabattaient dans la brasillante journée, des gramens se glissaient parmi les vernes des mares, et des vignes rougissaient sur l'arrière-plan déclive.
Il leur arrivait de sortir des Corneilles. Leur promenade les portait fréquemment auprès d'une ferme où le travail n'avait pas la tristesse d'ailleurs. Un diable de laboureur, vif, toujours chantant à plein gosier, y besognait en famille, aidé de ses fils et de ses belles-filles. Et une des particularités du bonhomme était une ressemblance physique incroyable avec le roi Henri IV, dont il avait encore des traits de caractère, la bénévolence, la gaîté, la pertinacité sans faste. Toujours les jeunes gens faisaient une courte halte près de cette ferme, en admiraient l'ordonnance.
Les bœufs rouges, patiemment broutant, circulant, ou assis sous quelque pommier, levaient leur œil de pensée lente, de lente digestion, pesamment bleuâtre, et à côté, vif, un étincelant poulain, animal de nerfs, s'ébrouait, rejetait, par pétulance, espièglerie, sa tête en arrière, grattait le sol de son joli sabot. Le mâtin, massif, sa langue rose dépassant ses babines, avait un autre regard que ces herbivores, des yeux graves et très beaux, disposés pour la vue d'ensemble, comme ceux de l'homme. Il flairait, aimait les jeunes gens, les recevait en seigneurie hospitalière. Souvent une chèvre projetait ses cornes au bord de l'ombre de l'étable, et sa prunelle lenticulaire, presque un trait dans le soleil, était bienheureuse d'un bonheur sec de grimpeuse de rochers. La gorge des pigeons se métamorphosait perpétuellement, et plus encore celle du coq, tandis que, impassibles, les poitrines bombées comme des cuirasses blanches, des pelotons d'oies s'avançaient par la prairie, cernées par les poules en maraude, et qu'un petit auvent abritait la gentillesse d'une couvée jaune, avec la mère maigre, ardente, enflammée de défiance, d'amour, déployant une bravoure colérique à la moindre approche, les ailes palpitantes, hérissées. Infatigable, dédaigneux de contemplation, le peuple abeille bruissait aux portes minuscules et innombrables des ruches, et toutes étaient de jolies vivantes roussâtres dans le soleil. D'autres insectes ramaient, et la bergeronnette vite volait au secours des graminivores, chassait, dévorait vaillamment les petits suceurs de sang.
Cependant, dans une incoercible gaîté, Henri IV et ses fils terminaient la rentrée des céréales, et le lourd chariot débordant de gerbes arrivait par périodes synchroniques à la ferme. En passant, dans sa casaque poudroyante, le paysan répondait allègrement au salut de Jacques, dans une belle attitude d'aise, virile, digne, et familière exactement au point.
—La terre m'a fait bonne mesure cette année! dit-il après les mots de prélude. J'ai quasi trois fois la consommation de la famille en céréales pour la prochaine année. Faudra vendre le surplus et ce n'est guère ma coutume.
—Vous ne faites pas de blé? demanda Jacques.
—Nenni. Voyez là-bas ces bœufs rouges... je les crois beaux. Je fais de bonne viande depuis que je vois le Nouveau-Monde nous dévorer la culture du froment... J'ai lieu de chanter, tout prospère!...
—Et vous chantez, dit Madeleine, à réjouir le cœur des passants!
—Dame, ma belle mam'zelle! Je suis pas malheureux! Le soleil et la pluie viennent à souhait, les étables sont pleines... voilà! mais ça ne me suffit pas pourtant, vous savez! J'ai encore un souhait, et, par exemple, un bien grand diable de souhait!
Henri IV jeta autour de l'horizon un coup d'œil large, et, sur sa physionomie un peu railleuse, une grande douceur transsuda.
—Et ce souhait, on ne peut pas le connaître, sans doute? demanda Jacques.
Henri IV épia le jeune homme, embarrassé:
—Pardi... Quelque chose me plaît en vous... Sauf vot' respect, monsieur... Je vas donc vous le dire. Donc, moi, j'ai pas à crier contre la terre, ni contre les hommes: la terre n'est pas avare et les hommes nous laissent ces bons arpents... et c'est juste un bon lopin pour une famille... du travail pour le père et les fils... et des économies pour les mauvais jours. Enfin, un bon sort, faut dire. Mes belles-filles, mes petits-enfants, tous vivent en joie. Eh bien! c'est drôle, ça ne suffit pas tout à fait à mon cœur, monsieur... Ce que je voudrais, sous ce ciel qui s'étend si bleu en ce moment, et sur toute notre France, et même plus loin, c'est que tous les hommes en aient autant, tous ceux qui veulent bien travailler, s'entend. Vous me direz, et je le sais bien, le sol de France n'est pas assez grand pour donner ça à chaque famille. Mais je ne suis pas assez sot pour ne pas savoir que la terre n'est point tout, et qu'il y a d'autres richesses, comme dit le livre que je lis pendant les veillées d'hiver. Eh bien, alors? Croyez-vous qu'avec un peu d'entente, et sans colère, ça ne pourrait pas venir un jour. Dame, qu'il y ait des riches, je ne dis pas non, mais qu'il n'y ait pas de pauvres, monsieur, voilà à quoi je rêvasse après le travail, et surtout pendant le repos du dimanche... Ça serait si beau... tout ce monde qui chanterait!
Et Jacques restait surpris, extrêmement, de voir ce vœu de «poule au pot» jaillir des lèvres de ce paysan, de ce paysan qui, au physique ressemblait tellement au bonhomme roi qui disait à son Parlement: «Mes prédicateurs vous ont donné des paroles avec beaucoup d'apparat. Et moi, avec jaquette grise, je vous donnerai les effets. Je n'ai qu'une jaquette grise; je suis gris par le dehors, mais tout doré au dedans.»
—Bénie soit votre famille! fit Jacques avec gravité en tendant la main au paysan.
—Vous en êtes donc... de mon idée? demanda Henri IV.
—De tout mon cœur!
—Ah!... il me semblait bien! Vos yeux chantent la bien venue au pauvre monde...
Les amoureux s'éloignent, tandis que déjà reprenait une strophe sonore du paysan, et ils causaient longtemps du rêve candide.
—Est-ce donc impossible? demandait Madeleine avec un gentil enthousiasme.
—Non, mais il faudra tant de siècles!
—C'est bien noir! soupira-t-elle.
—Bien noir.
Et leurs ombres, excessivement longues et toutes grêles, les précédaient sur la sérénité mi-crépusculaire des pâturages.
À la longue, tandis que leurs personnalités s'harmonisaient, se confondaient davantage, l'Idylle devenait périlleuse. Déjà leur vœu d'amour tendait plus loin que la volupté confuse d'être ensemble et de se frôler, la voix éternelle les troublait, les faisait pâles, et deux événements intimes marquèrent profondément cet état la première fois, ce fut au bord du grand étang des Corneilles, un jour que des nimbus montaient sur le paysage, se massaient impétueusement dans le zénith. L'atmosphère se dilatait, de pénible respiration, et Madeleine vibrait électriquement.
C'était l'heure générique de l'orage. Dans la respiration basse d'une brise mourante, le paysage devint violet, la tourmente des nues créa une fièvre noire percée de blancs livides. L'étang reflétait les âpres tons du firmament; les arbres troubles attendaient dans les îles roussies où s'abattaient des ramiers émus, et les martinets quittèrent la tour de l'église. Puis, le ciel furieux se coupa de vents électriques, à trous dentelés, à nues grises, graduellement charbonnées, enfumées, bientôt fusionnées en grandes masses aux bordures de lumière tremblantes comme des ailes, et, enfin, un cyclone zénithal, des nébuleuses en spirales. L'air monta, subitement rare, forçant la respiration, et Madeleine nerveuse, haletante, charmée au fond, levait la tête, se serrait à Jacques. De grands lambeaux violâtres, figurant des forêts, des descentes de collines, des entassements de champs jaunes, cernèrent le cirque horizontal. Immobiles quelques minutes les arbres frémirent comme des vivants, de grands tourbillons emportèrent des feuilles, en ascensions hélicoïdales, puis les recouchèrent brutalement sur le sol. De brusques paix, des silences maladifs, des attentes où se condensaient les électricités énormes de cette journée, puis toute la nature luttante, tournante, prête à l'orage qui va bondir d'une nue à l'autre. Le premier éclair jaillit, bleuissant la Pagode, les rainures, l'eau boueuse; puis les décharges s'accumulèrent, baignant toute la coupe de splendeurs larges ébranlant formidablement les ondes sonores; puis les premières gouttes tombèrent, éparses.
—Mon Dieu! murmurait Madeleine.
Apeurée, elle se tapissait tout contre Jacques, et un petit tremblement relevait ses épaules, passait sur sa nuque délicate. Il la soutenait, disant quelques syllabes tendres, mais au soyeux contact de la vierge, peu à peu, il devenait tout pâle, lui-même frissonnait, respirait mal. Ses mots s'embarrassèrent, il regardait vaguement devant lui. Mais elle leva les yeux, vit le trouble de Jacques et se troubla. Dans les intermittences silencieuses ils entendaient leurs cœurs, et indomptablement leurs bouches se rencontrèrent. Puis, immobiles une minute, dominés, ils se sentaient sous un obscur vouloir qui dénouait leurs forces.
Mais la volonté leur revint, l'effroi du péril, leurs bras se desserrèrent, et ils baissaient la tête, la chair trop émue encore pour oser se regarder.
Une brise régulière courut, des flocons venus du sud se posèrent sous les masses grises du firmament. Puis, des sillons resplendissants, une crépitation bizarre, et une avalanche se roulait sur les herbes, une magnifique pluie blanche. Elle fut brève, les nimbus lacérés s'éparpillèrent en écumes, un océan de rayons s'abattit.
Avec sa peur passée, les yeux pleins du charme d'après pluie, Madeleine souriait à Jacques, et lui s'éloignait d'un pas, un instant contemplait la pose délicate de la jeune fille.
—Oh! que c'est aimable à toi d'être si jeune... d'être là debout... et de me laisser t'adorer!
Elle, embarrassée et rose, mordait sa lèvre, abaissait les fins rais de ses cils. Des plis vivaient doucement, variaient le discret clair-obscur de sa toilette, et au bas de la robe gris de nue, un filet merise courait en ondulations. Son pied s'avançait un peu, enceint de velours cramoisi, se découpait sous la cheville légère où un bas de soie mettait un treillis de soufre et d'ébène. En dessous, elle contemplait Jacques, ses grands yeux celtiques, sa belle tête pensive sous l'abondance des cheveux blonds, à son tour l'admirait, s'approchait de lui impétueusement, l'enveloppait du noir regard de son amour jaloux, et bégayait, en syllabes entrecoupées, le Cantique des Cantiques...
—Venez-nous en! dit-elle enfin. Il doit faire adorable marcher sur l'herbe humide. Puis, tu sais, les moindres choses ont pris de la grâce depuis que tu es au château.
La beauté d'un monticule les arrêta, planté de conifères. La sombre famille, presque rieuse après la pluie, presque gaie, mais d'une gaîté sage, philosophique, en contraste avec la vivacité étincelante de l'herbe, pleine d'irisements à la pointe des petits glaives verts, la sombre famille montait au long des plis lents du terrain. En sa majesté droite, pointant ses aiguilles sous les cocons déchirés des nues, un grand pin régnait à la cime, et il y avait des cèdres étendant longuement leurs mains plates; d'âpres lierres vêtissant de deuil un fût mort; des sapins immobiles dans un songe de septentrion; une jeune tribu de bouleaux, tremblants encore de l'orage, trempés, découvrant leurs torses délicats vêtus de soie blanche; une source éphémère dans un pli de l'herbe, pleurant bas, avec de petits soubresauts, frôlant deux houx leurs feuilles ourlées d'argent; des ifs de vie lente, lourde, taillés férocement par les jardiniers, et un cyprès, un cénobite colossal, noirement rêveur, devant qui reculaient les siècles.
Ils montèrent.
Leurs pas se répercutaient aux concavités déclives. Entre les fûts, la religieuse lumière ondulait. Ils levaient les yeux, vers le plafond d'un cèdre, et dans l'horizontalité des ramures de l'arbre noir, son rigide duvet cristallisé, il transsudait une lueur idéale. Elle blanchissait les vides légers de la trame, pénétrait en polygones bleuâtres par les meneaux, rasait, enveloppait les bras monstrueux, leur nudité râpeuse, leurs déroulements graves, puissants, solennels. Ravis par la splendeur silencieuse, par ce merveilleux coulement de clair-obscur, Jacques et Madeleine y percevaient comme un élargissement sacré de leur amour, et taciturnes, l'âme très douce, ils s'attardaient longtemps à cueillir une grappe de sensations, puis, bien lentement, avec au fond de leur mémoire un tableau robuste, un chef-d'œuvre de l'Artiste inlassable, ils reprirent leur route au long des sentiers, las et l'âme surhaussée.
La seconde tentation survint au dehors des Corneilles. Ils s'étaient égarés. Quoiqu'ils se tinssent près des rideaux de peupliers, par les sentes encaissées, ils étaient pleins de poudre grise, arides, l'âme un peu stérilisée par la marche sur le sol blanc, suivis de la sèche rumeur des insectes, quand, entre les aulnes, ils aperçurent une mare. Entrés dans la pénombre, de suite leur âme eut la paix du monde des eaux, la muette fraîcheur d'Oannès.
Là, croissait la beauté abondante, sa ténuité, ses minuties. Le pinceau minuscule, d'heure en heure, y retouchait. Dans les petites chevelures, dans les toisons, sur les agames flottants, sur l'élégance des graminées, des salicaires, à toutes les courbes des végétaux, continuellement la grâce ruisselait, le ravissement de la lumière, l'indéfinie métamorphose. Dans le silence, toute voix diurne y était rare. Les jeunes gens firent quelques pas. L'eau clapota sous des bonds de grenouilles. Ils se trouvèrent sur un petit promontoire, entre deux saules. Devant eux, une ouverture dentelée laissait entrer des choses lointaines, excessivement lointaines. Alors, ils se tinrent immobiles, et, près d'une colline, dans la tremblante vie lumineuse, des bœufs, des chevaux, des hommes semblaient, à cause de la distance, glisser avec une lenteur dormeuse de rêve.
Mais voilà que, rassurées du silence, sur le petit promontoire, il vint un monde de grenouilles vertes. Elles levaient leurs têtes, ouvraient des yeux couleur de cuivre dans la singulière pénombre, étaient assises sur leurs cuisses, appuyées sur leurs courts avant-membres, avec leurs doigts palmés, leurs ventres blancs, les taches, les filets bruns du dos, des êtres de singulière sorcellerie, de petites nécromanciennes grotesquement contemplatives, réfléchies. L'une, l'autre, parfois criait doucement, bondissait aux blancs périanthes des sagittaires, étendait ses membres humains sous l'onde, et Jacques et Madeleine s'intéressaient prodigieusement à ce peuple, ne pouvaient le quitter. Les algues, les écaillettes des lentilles d'eau laissaient des miroirs libres où les gerris glissaient furtivement; la grêle massette poussait des glaives déjà flétris, avec des ajourements longs, des losanges de vide bleuâtre, les populages se fanaient et quelque chose d'exquis s'exhalait de l'épilobe de ses fleurettes rosâtres. De puissants roseaux poussaient comme des bambous. Et les ramuscules de la grande douve, la majesté de la flambe, la coriacité du terne plantain, un buisson clair de lysimaque, tout cela, dans le tamisement des rayons, des ombres de soie, des clairs de topaze émeraudée, dans le volètement des insectes, sous le tremblement d'un large peuplier, donnait la grande jouvence aux amoureux, l'allégresse de genèse éternelle, émanée de la Mère impérissable.
Sur le cou de Madeleine, un rayon réfléchi remuait et la tête restait ombragée, dans une attention exquise, avec la vie divine des deux prunelles fixées sur le promontoire. La robe souple, à douce transparence de perle, s'harmoniait aux plantes; mais Jacques ne suivait que le tremblement du rayon dans le cou de napée, et un peu la lueur d'un rubis feu oscillant au bout d'un lobe couleur de liseron.
Elle, préoccupée des raînettes, se sentit enlacée brusquement et les lèvres de Jacques errèrent dans sa nuque. Elle ferma les yeux, avec un frisson de satin sur sa chair; il la sentit faible, il se mit à genoux, dit son culte, la tête cachée dans les plis de la robe parfumée, et se perdant au contact de la Sulamite.
Quand, par un immense effort, il dégagea sa tête, tous deux grelottaient. D'en bas, il la regardait, craintif, et elle, farouche, abaissait sur lui la splendeur noire de ses prunelles. Alors, ils se sentirent dans une profonde misère. C'était, tout autour, insinuante, la même Voix, la Voix de la minute qui passe, de l'Instable, de l'Éphémère. Elle chuchotait sur l'eau d'ambre, sur l'algue humble, tombait des feuilles du saule, tremblait dans les miroitements du soleil. Apeurés, écrasés par l'Infini qui, si vite, les reprendrait à la Vie, leurs veines étaient en tumulte.
—Madeleine! murmurait-il.
Il la tenait contre son cœur, et toutes ses forces, au doux fardeau tiède, palpitant, embaumé, s'évanouissaient. Du vaste monde, ils ne percevaient plus que les grondements de leurs poitrines. Comme l'autre jour, dans l'orage, le périlleux vouloir, obscur et immense, les dominait, commandait de créer, de se soumettre à la Sélection.
Ils s'y refusèrent. Il recula lentement, en désordre, et sur le pied d'enfant de la Vierge, sa petite chaussure ajourée, il mettait un long, soumis et triste baiser. Puis, tous deux, pendant longtemps, ils restèrent détournés l'un de l'autre, la chair trop lourde, tremblants de leur solitude, épouvantés de se dire une parole.
Cependant, le crépuscule approchait, les ombres devenaient roses, des taches de lumière plus dorées se posaient au tronc du peuplier, l'eau était mystérieuse, et les raînettes commençaient à chanter. Ils les écoutaient, trouvant que c'était bien un concert de filles aquatiques, des accents humides, admirant les métamorphoses de leurs nuances à la chute des lueurs, leurs yeux convexes devenus plus rouges.
Et c'est ainsi que, lentement, la paix revint à leurs nerfs, la victoire de leur loyauté, la joie grave de n'avoir pas déçu la confiance des ascendants. Madeleine, dans un recueillement, posa ses lèvres sur la main de Jacques:
—Mon doux maître! murmura-t-elle...
Au loin, sur la parabole de l'horizon, le jour s'assoupissait ineffablement.
Vers la mi-septembre, l'après-midi, Pierre Laforge descendit de wagon, à la gare la plus proche des Corneilles. Il n'avait pas prévenu Jacques, voulant faire une surprise. La journée était gentille, protégée du soleil par un vélarium de nues claires. Pierre, au seuil de la petite gare, hésita. Puis, tenté du paysage placide, il résolut d'aller à pied. Une raison morale l'y poussait d'ailleurs: il se sentait en mauvais équilibre, trop ému, embrouillé. Sans doute la marche décrasserait sa pensée, la ferait plus lucide.
Il partit à l'aise, après s'être fait indiquer le chemin. Tout en marchant, il préparait son entrée aux Corneilles, les phrases à dire. Il ne trouva rien d'autre que ce qu'il avait imaginé durant son cahotement, sur la voie ferrée, mais, dans la sérénité champêtre, il semblait que chaque pensée fût neuve. Lui-même se sentait neuf. Des souvenances d'antan bruissaient dans son crâne. Que la vie est drôle! Après tant d'années d'inimitié, voilà qu'il allait demander la fille de Jeanne pour son fils. La querelle finissait en fleurs blanches. Mon Dieu! lui n'avait pas désiré une si longue lutte. Sans l'opiniâtreté de Jeanne, depuis longtemps il aurait mis tout ça avec les vieilles lunes. Mais avait-elle été méchante, adroite à le cribler de vilaines petites blessures... et à verser de l'acide dessus!
—Sacrebleu, oui! murmura-t-il.
Il s'arrêta, se sentit moins neuf. Une rafale de colère passait sur son visage... Il avait bien fallu se défendre! Alors, il avait rendu les coups, solidement. Mais c'est égal, dans l'ensemble elle avait eu l'avantage. Ah! la sacrée mâtine!
Un corbeau passa, ricana. Pierre le regarda avec malveillance. Et ses pensées continuaient à tourbillonner... Oui, elle avait plus donné que reçu. Et c'était injuste, terriblement injuste. Qu'avait-il fait, lui? dit une parole amère... une simple parole après le plus lâche abandon. En vérité, il fallait un aplomb extraordinaire pour se permettre de l'attaquer à cause de cette parole.
—Extraordinaire!
Voilà qu'il racontait ses idées aux sillons! Et puis, qu'est-ce que cette colère signifiait? C'était indigne de sa volonté. Puisqu'il était venu avec des idées de raccommodage, il fallait penser à des choses douces. Il voulait entrer chez Jeanne aussi paisible qu'un bœuf. Il débiterait son petit boniment, il ajouterait quelques bonnes paroles qui ne signifieraient rien du tout, et ce serait une affaire embrochée. Et si Jacques était heureux, il ne regretterait pas d'avoir mis un peu les pouces. Il avait assez vécu pour voir que ces interminables haines ne mènent absolument à rien.
Redevenu neuf, il reprenait attention au paysage. De loin, il voyait déjà poindre les Corneilles. Alors, son cœur sauta. Le vieux monde intime ressuscita. Il se revit à l'adolescence, aux années larges, planant sur l'horizon démesuré de la Foi et de l'Espérance. Puis, son grand amour, cette Jeanne! Comment était-elle maintenant? Naguère encore elle était belle. Depuis deux ans, il ne l'avait vue. Le temps continuait-il à la respecter?
Un paysan, à l'orée d'une ferme, chantait, plus gai qu'une alouette. Pierre releva la tête. Tiens! Comme ce paysan ressemblait au roi Henri IV!
—Eh! monsieur, cria Laforge, c'est bien le château des Corneilles, là?
—Oui, m'sieur, répondit Henri IV.
Et il se remit à chanter, intarissablement.
Cependant, Pierre franchissait les grilles du château. Au moment décisif il reprenait son allure de personnage de banque et de politique. Le pas ralenti, il regardait les jardins. Brusquement, il poussa une exclamation. Sous une allée de chênes il venait de reconnaître son fils. Il n'était pas seul, Madeleine l'accompagnait. Tous deux s'avançaient.
—Tu ne m'avais pas prévenu! dit Jacques avec un ton de bonheur et de léger reproche.
—Je voulais te faire une surprise... Je n'ai pas réussi, voilà tout!
Il épiait Madeleine, la trouvait d'infinie grâce: elle ressemblait à la Jeanne de jadis. Un peu plus douce pourtant... Et Pierre comprenait l'amour de Jacques.
—Mon fils est bien heureux! finit-il par dire à Madeleine.
Et elle devint gentiment rose et de sa vieille haine il ne restait plus rien. L'amour de Jacques avait tout emporté.
—Allons! murmura Pierre à son fils... Je vais te chercher le Paradis.
—Oh, ne le laisse pas échapper! cria le jeune homme.
Il serrait les mains de son père, d'un air de supplication, et une vague épouvante apparaissait au fond de ses yeux.
—Rassure-toi, répliqua le père. J'ai trop envie d'avoir une fée dans la famille.
Et saluant Madeleine, il s'éloigna. Les jeunes gens le suivaient des yeux. Tous deux tremblaient, étaient pâles.
—Oh! que j'ai peur! murmura Jacques.
Il serrait Madeleine contre lui, avec un grelottement d'amour, dans une sauvage inquiétude.
Quand Jeanne tint la carte de Pierre, elle resta une seconde éblouie de la volupté du triomphe, une multitude innombrable de pensées conquérantes palpitaient dans son cerveau. Mais, se remettant, elle donna l'ordre d'introduire Pierre. Il entra, gravement, balbutiant deux ou trois syllabes.
Et il y eut un irrésistible intervalle de silence, pendant lequel ils se considéraient discrètement.
Il était resté maigre, dévoré d'une tâtillonne volonté, le teint tourmenté, sans teinte franche, des taches d'ictère autour des yeux, et une multitude de fines rides venues de la facile irritation du masque. Ses tempes étaient rases, sa barbe bouquetée de poils blancs, et pourtant un certain attrait persistait par la vitalité orange du regard. D'ailleurs le corps conservait une habitude souple, vive, sans déformation.
Elle avait mieux résisté à la lime implacable. Sa chevelure restait admirable, vivante, ses yeux ténébreusement beaux. Irritable aussi, pourtant, mais d'une façon plus économe, si l'on peut dire; avec toujours un fond de réserve qui la préservait, son teint gardait l'unité, comme un pétale blanc légèrement nué de soufre, et des soins méticuleux dérobaient les légers plis de maturité. Sous des lèvres violentes, ses dents paraissaient claires encore, à peine allongées, déchaussées... Et Pierre regardait en frémissant ce reliquat de ses années fleuries.
À mesure, il lui venait un énorme regret, le fantôme de son désespoir de jadis ramené par la concordance de vibration. Il lui semblait que sa vie était vide, trouée d'une large ombre, qu'il était terrible de descendre au tombeau sans avoir eu cette femme. Dans le silence de la pièce, coupé du clair isochronisme du balancier de la pendule, du frappement de son cœur, cette idée absorbait l'importance de tout l'Univers. Un flot d'âpre jouvence fluait à son cerveau, annulait les distances, tous les événements, toutes les variations vitales de trente ans de lutte. Comme jadis il la désirait, plus que jadis, avec la condensation du désir des sénilités naissantes, du sépulcre approchant. Sa chair remuait sous la redingote, sa bouche était abandonnée, involontaire. Il se sentait pauvre, nu, peureux, mais plein d'un sang d'adolescence, de choses larges et naïves, singulières à lire sur la terre cuite du masque, ce masque aux lèvres sèches écartées sur le jaunissement, le trouement de la denture.
Jeanne, étonnée de son silence, et qui s'embarrassait un peu, le visage détourné, finit, d'impatience, par fixer vers lui ses prunelles. Alors, voyant son trouble, l'humidité de son regard, elle eut la perception du mouvement qui était en lui, elle-même une seconde eut à la poitrine un grand flux, un subit retour sur la route parcourue.
Puis, le voyant si vieilli, si vilain, un cou veule, violâtre, avec tant de plis, elle frissonna légèrement, comme touchée de froid.
Vit-il le passage de ce dégoût? Ses mâchoires reprirent leur opiniâtreté, leur brièveté d'animal carnivore. Un colérique désespoir le dressa. C'était le retour de haine, sans que le désir eût complètement trépassé, la furie de son vœu inexaucé. Dire qu'elle avait trente ans été belle sans lui, trente ans été tissée de cette grâce qu'il avait cru conquérir! Et tout le temps, elle l'avait harcelé, combattu, maintes fois fait trébucher sur sa route victorieuse. Et maintenant! Maintenant, il fallait, vieille bête chauve, vieux chien pelé, il fallait enfin venir jeter un cri de supplication, se mettre au pilori devant la beauté de Jeanne presque intacte, cette beauté qu'on lui avait volée.
Cependant, balançant sa bottine, Jeanne ne pouvait refouler entièrement l'irradiation de son triomphe, un léger sourire de femme, puéril à la fois et dédaigneux, et dans ses yeux noirs arrivait une interrogation, l'ordre à Pierre de parler enfin. Il souffrit abominablement. Les sottises de la rancune, l'impétuosité de la vengeance concentraient des rides autour de ses paupières, accentuaient les taches d'ictère. Il se mit à balbutier incorrectement:
—Mon fils... Je viens à sa prière... il m'a supplié... de faire auprès de vous une démarche... de vous demander la main...
Ses sclérotiques jaunissaient, rougissaient, une impression d'impuissance, la trépidation de se sentir embroussaillé dans des bouts de phrases, tout le poussait hors du raisonnable, dans l'imbécillité furieuse, et surtout le visage convenable de Jeanne, son air de personne paisible.
—Eh bien non! cria-t-il. Non!
Elle parut surprise, mais railleuse. Il jeta sa colère en paquet.
—Ah mais!... Je ne suis pas le chien que vous croyez! Vous avez espéré comme ça que j'allais vous lécher les pieds. Et j'ai fait cette sottise de venir! Par bonheur, rien n'est perdu... Je ne demande rien, entendez-vous, rien, rien! Est-ce à moi les torts, est-ce moi qui ai dénudé votre existence?... Comment! après m'avoir jeté dans le ruisseau pour les pièces de cent sous de Vacreuse, voilà que je devrais faire amende honorable? Elle est bien bonne! Et j'allais...
Il était rustre, de geste, d'accent. Et avançant l'index ridiculement, la tutoyant:
—Toi! toi! Mais je te méprise! Tu ne vaux pas...
—Je vais vous faire chasser, dit Jeanne.
—Fais donc! Eh parbleu! Ça te ressemble!
Il reculait pourtant, posait son chapeau sur sa tête, et ses rides s'effaçaient, un violent regret, un étonnement plus violent encore, lui venait du personnage absurde qu'il venait d'être. Il pensait à Jacques qui l'attendait, à ses promesses, et le sang redescendait à son cœur, ses tempes devenaient pâles. Pourtant, il sentait l'impossibilité de revenir sur le fait accompli, il bredouillait:
—Après tout... si Jacques veut épouser votre fille... c'est son affaire... moi je ne m'y oppose pas... les querelles des parents ne regardent pas les enfants...
Alors Jeanne, debout, pâle et méprisante, chassant Pierre d'un geste large:
—Votre fils épousera Madeleine quand vous serez venu me faire des excuses publiques!
Il poussa un âpre éclat de rire, et renfonçant son chapeau d'un geste d'insolence, il disparut. Elle, levant la main, faisait un serment impitoyable, sombre, gonflée de colère et d'injustice.
Lorsque Pierre fut sur le perron, devant le jardin où déjà jaunissait la lumière, il se sentit les jambes lourdes. Son sang circulait péniblement dans sa nuque. Une concentration nerveuse le gênait à l'épigastre. Il avait le remords d'une faute immense et irréparable. Il épiait les parterres et les allées d'un vacillant regard, avait peur de se retrouver devant Jacques. Un moment il eut la tentation de s'enfuir, en rasant les serres. Puis, il eut honte de cette pensée, se trouva lâche et, son humeur évoluant, il s'indigna. L'armée des sophismes circula; il se trouva impeccable. Pourquoi se serait-il abaissé? Il avait promis à Jacques... et après? C'était indigne d'un fils de vouloir l'humiliation de son père! Est-ce que ce grand garçon ne pouvait pas arranger lui-même ses amourettes?
Et Pierre, d'un geste rageur, balayait son remords, se préparait à prendre l'offensive. L'image de Jeanne, sa sombre silhouette, son dédain, sa beauté insolente, debout sur le tapis, le dominant, le chassant d'un mouvement tranquille, cette image reparaissait en lui, envahissait toute sa substance, électrisait ses vertèbres. De ses dents jaunes il mordait sa moustache, jurait, marchait rapidement par les allées, cherchant maintenant Jacques avec des allures de bravade. Brusquement il l'aperçut. Alors du malaise le reprit.
Jacques et Madeleine arrivaient par la roseraie. Ils avaient vu Pierre de loin, étaient surpris de la brièveté de sa visite. Et tous trois, quand ils se furent rejoints, restèrent muets, elle baissant les cils, comme attentive au labeur d'un insecte, dans le sentier, les deux hommes se regardant en face, misérablement. Enfin, le père cria:
—J'ai échoué.
Alors le silence fut plus lourd, atroce. À peine Jacques et Madeleine avaient tremblé. Leurs mains s'étaient jointes. Une cane criait, deux belles guêpes de soufre revenaient obstinément, un jeune peuplier avait un frisson de soie claire, le sentier blanc se perdait entre les fleurs tardives, un homme, sur une colline, au-dessus des fermes, était une silhouette atomique, et la lumière s'ambrait encore, dormait gravement parmi les ombres colossales des choses... Le monde venait de crouler pour Jacques et Madeleine.
L'énormité du cataclysme étouffait leurs sanglots. Ils ne se regardaient pas. Leurs lèvres palpitaient un peu. Par moments, ils doutaient. Puis, ce dénouement leur semblait naturel, le seul convenable.
—Échoué! murmura Jacques.
Un pli d'épouvante coupait son front. Il courbait les épaules, avait froid. Ses mains peu à peu se mettaient à grelotter. Il tombait dans l'affreuse analyse de son infortune, gravissait l'effroyable calvaire, les tempes couvertes des gouttes froides du supplice... Ses yeux étaient trop larges, terribles.
—Jacques! cria Madeleine.
Elle portait humblement la main du jeune homme à ses lèvres. Des balbutiements d'espérance jaillissaient de sa bouche, et de larges larmes noyaient le pauvre sourire de courage dont elle cherchait à l'affermir.
D'abord ému, Pierre commençait à se révolter contre cette souffrance dont il était la cause. L'ictère s'accentuait autour de ses yeux, il battait le chemin du talon, embarrassé, irrité du drame. Brusquement, il cria:
—C'est votre faute! Il ne fallait pas me demander des choses impossibles. Si j'ai été bête d'accepter, vous avez, de votre côté, manqué à votre devoir de fils en me contraignant à une sotte démarche. Est-ce que ça ne pouvait pas se faire sans moi? Que diable!... Maintenant c'est fini... Il n'y a plus à y revenir... et je fais le serment, entendez-vous, le serment de ne plus rien écouter sur cet article. Vous savez si je tiens mes serments! Quant à mon consentement, vous l'aurez en tous cas... et je ne vois pas pourquoi l'autre partie se montrerait plus récalcitrante que moi!...
Il s'arrêta, soufflant, et les voyant si pâles, tout dévorés par leur douleur, inattentifs à sa colère, il eut un mouvement d'épaules dénigreur:
—Bah! dit-il platement, peine d'amour n'est pas mortelle!
Puis, fixant son chapeau, après un vague adieu, il se disposa à les quitter.
Il partait à pas nerveux, sombrement découpé sur l'Occident, et son ombre le suivait, oscillatoire, démesurée.
Eux restaient immobiles, dans le glacement de leur cœur, dans un dur hiver de pensée. Tout près, la nature déployait un petit coin de joie. Deux moineaux, sur un rameau de cytise, regardaient la beauté de la lumière, du disque adouci sous une fine poussière safranée. À petits pas vifs, sur ses pieds roses, une colombe familière marchait dans les herbes, variait la ligne ondée de sa gorge, et arrêtée bientôt, en extase comme les passeraux, étalant les larges pennes de sa queue, elle clignait son œil rond, innocente, toute ravie. Des némocères bourdonnaient en nuée, un petit microcosme fourmillant s'acharnait à finir le travail; un scarabée rôdait à l'ombre d'une campanule, et la fleur se baignait doucement dans l'oblique traînée rougissante. Les feuilles luttaient contre la désuétude annuelle, drues encore, tintées seulement de légères chloroses...
Ils n'avaient pas le courage de bouger, de dire une parole. Des choses profondes mouraient en eux comme les rayons au fond du ciel. Pourtant, quand débuta le crépuscule, une grave débâcle de couleurs, atténuée, d'une majesté simple, ils se regardèrent en frémissant, leurs doigts entrelacés, et ils murmurèrent à voix basse la volonté de s'appartenir, de lutter indomptablement contre la volonté de Jeanne.
Ils avaient marché. Des frênes les cachaient, abaissaient vers eux leurs branches. Alors, il l'attira, et son regard de volonté tomba sur la jeune fille, tranquille, pertinace. Il murmura:
—Si la lutte est impossible pourtant, me suivras-tu?
Elle, aussi grave que lui, les joues tremblantes, répondit:
—Oui.
—Partout?
—Partout.
Leur étreinte se resserrait. Il sentait contre sa poitrine la tiède mollesse de la vierge. Elle abaissait son cou chaste, baigné de lumière d'ambre. La vénusté de son corps se dessinait en courbes de jeunesse, de divine gracilité. Des corpuscules vibraient sur ses cheveux. Un peu de sa jupe lourde se relevait. Il s'émut. Il mesura la brièveté de la vie, l'incertitude de toute chose; et la chair révoltée, il se mettait à genoux lentement, embrassait la robe de Madeleine, y enfouissait son front.
Le soleil était vertical maintenant, avait tout un coin de paysage mêlé à sa base rouge, un coin plein de choses déliées, délicates, ramusculées, intensément noires sur le brasier. Madeleine regardait cela vaguement. À chaque seconde elle sentait décroître ses forces, se penchait plus molle vers Jacques. Il l'attirait avec douceur. L'immense désir palpitait en eux, s'amplifiait du silence, de la paix tiède de la lumière.
—Jacques! dit-elle avec un peu d'effroi.
Il la tenait à demi-renversée. Elle étendait les bras faiblement, semblait se défendre. Brusquement, elle se serra contre lui, farouche, toute pâle. Alors, la cloche des Corneilles s'éleva, plana sonore sur les feuillées, à travers les campagnes. Cette grande voix les réveilla, leur rendit la force. Ils se regardèrent avec timidité, purs encore, et lentement, tristement, ils marchèrent vers le château.
Jeanne avait dit à Jacques les conditions de sa rentrée en grâce. Tant que Pierre ne serait pas venu faire des excuses personnelles, toute autre démarche devenait inutile. La consternation des amoureux, la supplication de Madeleine, la mâle douleur de Jacques avaient laissé la mère inflexible. Elle avait même signifié qu'elle n'attendrait pas longtemps ces excuses, qu'elle ne pouvait compromettre dans une fausse situation prolongée l'avenir de sa fille. En hâte donc, Jacques était parti pour Paris; mais, cette fois, il avait perdu sa meilleure arme, la patience, et cela devant des difficultés infiniment plus grandes. Car Jeanne, il le sentait, était dans son tort, ayant dû, par un misérable orgueil, soulever la colère sanguine du vieil ennemi. Donc, il n'y aurait plus procès, essai de persuasion, mais bien demande de sacrifice. Son père aurait-il l'héroïsme, la philosophie nécessaire? L'amour paternel lui ouvrirait-il assez les yeux pour donner à sa démarche l'impersonnalité voulue, lui ferait-il comprendre tout le bien qu'on pouvait obtenir avec un peu de mal, et que de sauver deux existences valait une offrande d'amour-propre?
C'est dans ce sens que Jacques plaida sa cause. Mais comme il se heurtait à une fureur toute fraîche, il échoua. Pierre Laforge refusait de voir avec les yeux de son fils. Sa haine pesait sur les pensées de miséricorde, les empêchait de prendre leur vol. Il s'obstinait à refaire, sans même écouter les objections, l'historique des offenses qu'il avait endurées, à demander si, dans telle et dans telle circonstance, il avait eu tort ou raison, et à chaque confirmation de Jacques, il reprenait:
—Tu vois bien, mais si j'ai raison, ce n'est pas à moi de faire des excuses!
Épouvanté de l'allure de la discussion, de l'étroitesse des arguments, d'ailleurs, une partie de sa mansuétude l'ayant abandonné dans l'excès de sa misère, Jacques rompit brusquement:
—Père, dit-il, c'est une chose terrible que vous ne puissiez, ni vous, ni cette femme, comprendre que votre haine est cruelle envers Madeleine et moi, c'est une chose terrible surtout que vous puissiez attacher plus d'importance à une légère piqûre de vanité qu'au bonheur, à la vie de vos enfants. Eh bien! sans tant de mots, je vous le dis, père, las de supplications, las de raisonnements, choisissez entre votre fils et votre rancune:
—Que voulez-vous dire?
—Ceci: que si la rupture de mes espérances devient irrémédiable, je n'y survivrai pas.
Laforge pâlit, étreint d'une insupportable angoisse, fit un grand geste éperdu; puis la colère de sa peur lui monta et il cria sourdement:
—Fais à ta tête, mauvais fils!
—Hélas! fit Jacques. Enfin me condamnes-tu?
—Fais ce que tu voudras!
Ils s'étaient quittés sur cette dure parole, le fils au désespoir, le père épouvanté, mais sûr au fond que Jacques n'exécuterait son lugubre projet qu'à bout d'expédients. Et il goûtait le tragique de la scène, croyait avoir joué quelque peu le rôle d'un Brutus. Néanmoins, il passa les premiers jours dans des transes affreuses, ne se tranquillisa qu'après avoir envoyé un homme sûr s'informer de Jacques, reparti dès le lendemain pour les Corneilles. Les renseignements obtenus dissipèrent ce qu'avaient de trop aigü les craintes de Pierre Laforge.
—Bah! murmura-t-il, on dit ça... Et puis il paraît calme... Il est trop intelligent pour ne pas écrire encore... pour ne pas faire un nouvel essai.
Jacques, cependant, dans le train qui l'emportait vers les Corneilles, était travaillé d'un chagrin immense. Las d'avoir tourné et retourné dans sa tête le tout petit problème où tenait à présent son bonheur, sa pensée était obscure et les coups sourds, uniformes des pistons lui battaient dans la poitrine douloureusement. Rien n'était doux. Derrière la vitre du wagon apparaissaient tour à tour des vignobles, des côteaux boisés, les petites maisons éparses d'un village, une rive de trembles ou de saules, des moutons aux pâturages; ou des bœufs levant leurs longues têtes pleines de stupeur, sans qu'il prît plaisir à voir ces choses, ni tristesse. Sa peine lui suffisait, le lourd accablement du mauvais coup reçu.
Ses appréhensions redoublèrent quand il aperçut les Corneilles. Derechef, il soupesa le Destin. Qu'allait dire Jeanne? Ne parviendrait-il pas à la fléchir? Mais les alternatives des bonnes et mauvaises chances de ces derniers jours avaient usé la volonté de son espoir. Il s'abandonnait, désemparé, se sentait dans les serres du fatal, avait une impression de déracinement, de perpétuelle chute. La vue du château le réveilla. Les souvenirs étaient si frais encore! Un temps si court avait suffi à la catastrophe? Il frissonnait; le refus de son père lui apparaissait dans ses terribles conséquences. Que dirait-il à l'autre pour vaincre son orgueil, plus implacable, plus fémininement cruel? Pourquoi ces deux êtres étaient-ils tant différents de lui qu'aucun sacrifice ne leur fût possible? Et tout à coup il eut l'intuition de leurs âmes hermétiques, de leur idéal mesquin, de leur moi cristallisé, féroce, et qui devait peser comme des dalles mortuaires sur l'existence de leurs enfants. Non, il n'ouvrirait pas ces âmes-là à la mansuétude. Étaient-ce des intelligences? Des instincts plutôt, des instincts colères de dogues qui meurent sans lâcher leur proie. Des instincts trempés dans l'odieuse lutte sociale, dans le heurt des petits intérêts, des petites vanités; la spécialisation des facultés humaines, sur un but étroit et misérable, une puissance stupide, un infâme idéal de lucre que des sauvages plus nobles, au fond des savanes, repousseraient avec mépris. Enfin fallait-il se soumettre? Non, mille fois; les bons ne peuvent être faibles, il se l'était dit souvent. Mais Madeleine? Oui, elle déciderait. Et si elle ne décidait pas? Un mot lui monta qu'il ne put arrêter: mourir.
La fraîcheur d'un frêne le tenta. Une grosse fièvre lui mettait des gouttes froides aux tempes. Il s'appuya un instant au tronc de l'arbre. L'ombre du feuillage finissait en dentelle légèrement mouvante, et les ellipsoïdes de la lumière avaient à leurs rebords un iris très pâle qui préoccupait Jacques sans le distraire de son affliction. Là-bas, le soleil d'automne pleuvait abondamment sur les chaumes mûrs, tassés en moyettes, en meules, et le château, au loin, avait, dans un contour de feu, une lumière blême endormie sur ses ardoises, parmi les reflets éblouissants des vitrages.
Jacques soupira, continua sa route. Quelque chose s'allégeait en lui, pourtant, à l'approche des Corneilles.
L'idée de voir Madeleine le faisait sourire puérilement. Il s'étonnait de son malheur comme d'une chose contradictoire avec la présence de l'aimée. Les sentiers devenaient plus familiers. Des haillons de ronce pendaient au long des escarpements. Le millepertuis perforé sur le bronze des feuilles graciles détachait le moulin à vent d'or de sa corolle; des bouillons blancs, des lichnites montaient au bout de leur hampe. Et de plus humbles, de plus intimes, le petit chêne, le lierre terrestre, les achillées, les pâquerettes, les renoncules, tout l'aimable petit monde des herbes ténues... Infiniment douces avaient été les heures passées aux mêmes endroits, douces comme l'âme même de la nature.
Il arrivait à un chemin plus large et il se détourna, perdit son temps à rendre visite à la petite chapelle abandonnée qui dormait à une courte distance. Une Vierge s'y tenait encore debout, quelques fleurs flétries, une couronne sur la tête et les bras. Un jour de sépulcre passait au travers des vitres poussiéreuses, baignait de tristesse intense les dalles rompues, l'autel vétuste. Et c'était mélancolique comme une pensée de vieillesse proche la mort, une histoire d'abandon, de culte tombé, d'amour perdu. Il y resta quelque temps à désespérer de l'avenir, à se rappeler toutes ses mauvaises heures, tous les hasards malchanceux de sa vie, à croire qu'il n'aurait pas Madeleine, et que des conjurations le voulaient. Puis il se remit en marche, et ses épaules s'affaissaient, frissonnaient, tandis qu'une plainte s'exhalait de sa bouche.
Arrêté un instant devant la grille, il finissait par sonner. Un domestique campagnard traversa les allées, et parut saisi d'un soudain effroi à la vue du jeune homme. Cependant, il s'approcha, craintif, mais sans ouvrir le battant.
—Eh bien! Baptiste, fit Jacques, tu ne me reconnais pas?
—Si fait, monsieur, que je vous reconnais, mais sauf votre respect, monsieur... Madame m'a dit qu'elle ne pouvait vous recevoir.
Le coup frappa Jacques au cœur, il chancela, pâle, mais calme.
Il répondit avec bienveillance au valet qui s'excusait et tourna le dos à cette porte inhospitalière.
Tout ce qu'il y avait de noblesse dans son âme se révolta contre l'affront imbécile. Quoi, lorsqu'il aurait été si aisé de lui dire... Une haine, subtilement, se mêlait à son mépris, la haine légitime contre les forces aveugles, et presque une satisfaction de n'avoir plus à garder de ménagement, de pouvoir sans remords, si Madeleine y consentait, opposer la violence à la violence.
Il atteignit les Avelines, s'y installa, et jusqu'au soir il eut comme un renouveau d'espérance qui lui allégeait sa douleur. Mais quand, à la nuit, il s'en fut rôder autour des Corneilles, son excitation tomba. Il se rendit compte de l'effroyable passivité des obstacles qu'on lui opposait, et que tout le mal était dans des forces morales perverses, mais qui avaient pour elles l'apparence. Rien à faire; toute violence élargirait le gouffre. Il dut se contenir, tourner comme une bête fauve, haleter aux décevants espoirs d'une porte, d'une fenêtre qui s'ouvre ou se ferme, d'un son de voix. Quand la nuit fut tout à fait venue, il franchit la haie comme un voleur, s'approcha le plus possible de la maison, de la chambre de Madeleine. Hélas, les croisées de cette chambre ne s'illuminèrent point, et il comprit qu'on avait installé la jeune fille ailleurs. Il resta là, à souffrir épouvantablement, son paradis perdu sous les yeux. Désormais cette maison serait toujours ainsi close. On allait probablement même lui enlever Madeleine, la conduire au loin.
L'aube vint, qu'il était à la même place encore. Il dut se retirer, de crainte d'une surprise qui augmenterait la vigilance de Jeanne. Il rentra aux Avelines, sans force, le cœur épandu, fluide dans la douleur, le corps insensible. Des formes circulaient en lui et qu'il regardait passer dans l'hébétude, des formes qui avaient la décevante solidité des nues crépusculaires, qui s'effritaient, s'évanouissaient, s'obscuraient, comme répondant à une dissolution de sa mémoire.
Des journées navrantes s'écoulèrent.
Quelquefois, las de rôder autour des Corneilles, Jacques partait, allait sans décision, droit par la fauve nudité des champs, par la forêt, à travers les villages. Des suavités l'arrêtaient, de brusques beautés sous les nues basses, ou bien des coins d'intimité, un lambeau de bourgade, un jardin, une hutte sabotière, l'opalescence d'une mare, et partout c'était la monotone idée d'un bonheur qui vivait devant lui, d'un endroit désirable de repos. Maigri, il ouvrait les yeux tristement, se détournait, gagnait peur d'admirer, peur d'analyser le moindre tableau de nature ou d'humanité. Souvent, la simple silhouette d'un peuplier, l'attendrissante grâce d'une bestiole, brusquement lui gonflait le cœur, mouillait ses cils de navrement.
Il s'asseyait sur une borne, au revers d'un ados, sur une racine d'arbre, cachait sa tête, supprimait la lumière par l'interposition des mains sur les paupières, et voulait se perdre en des synthèses sur les choses. C'était une minute de calme bizarre, un endormissement bourdonnant de la douleur, et le défilé des sentences stoïques coulait dans son crâne, les mots graves—Résignation, Devoir, Patrie, Volonté, Travail... Mais dans les ténèbres, peu à peu les idées se matérialisaient et le flot sonore du sang courait par ses artères en navrante palpitation. Alors, avec un geste de deuil, ses mains retombaient, et l'automne était là, toutes ses nuances douces, ses lueurs dialysées, et Jacques criait:
—Je ne peux pas... Je ne peux pas!...
D'autres fois, au secouement de la marche, l'instinct de lutte lui revenait, surtout si les nues n'enserraient pas trop la terre, si quelque brise roborative courait sur les plaines. Alors, il édifiait largement l'avenir, recommençait sous d'autres formes la destinée. Rien n'était fini, tous deux résolus et jeunes, et leur persévérance vaincrait, rongerait la haine des parents. Il reparlerait à Mme Vacreuse; il la ferait rougir de la férocité de cette vengeance satisfaite sur des innocents... Il marchait plus vite; ses tempes chauffaient, une lueur s'épanouissait dans ses prunelles:
—Vaincre!
Car c'était trop noir pour s'éterniser. Une éclaircie allait se faire dans ces ténèbres. Et la vie large s'ouvrirait, un bel univers d'amour et de splendeur, une ascension de travail, de devoir harmonieusement accompli.
Dans ces futuritions heureuses, il cessait de marcher vite, s'amollissait, tendrement rêveur devant la nature. Sous le voyage du firmament schisteux, entrecoupé d'écumes, c'était la belle fête de l'année couchante, le crépuscule des feuillages qui mouraient en nuances infinies. Des peupliers ne balançaient plus qu'une houppe à la cime, d'autres éclataient comme des dentelles d'or; les ormes, retroussant les plis de leur robe où Octobre faisait des soutaches, dominaient de tendres tilleuls qui avaient versé tout leur thé, les hêtres s'élançaient altièrement, d'acier dans l'air automnal, sous des couronnes de bronze couperosé; le peuple argentin des bouleaux laissait pendre en deuil ses grappes de feuilles fines, déjà montrait, de ci de là, l'extrême ténuité noire des ramilles; et les buissons violaçaient la nudité des campagnes, la douce Veilleuse, sur son pédoncule chauve, était une petite cloche discrète sur la moiteur des prairies; les achillées agonisaient au long des talus.
Cependant, il n'arrivait toujours pas de lettre de Madeleine, et Jacques rêvait à des solutions quasi-violentes, rôdait autour du château avec la tentation d'en franchir les barrières.
Un soir, après de longues courses en forêt, il contemplait les dernières palpitations crépusculaires. Devant l'Occident, un enfant était posé sur un tertre pyramidal, et le petit être était noir extrêmement, découpé comme une statuette d'encre de Chine. Des prés reculaient, fort pâles, d'un jade doré, avec de mornes buissons haillonnés, et trois barres cuivreuses nageaient sur l'eau de l'étang, l'eau de bitume faite légèrement vineuse par la vapeur froide. La masse des arbres avait une sombre puissance encore, dense, opaque, dominée de quelques frondaisons grêles, à peines feuillues, effiloquées en charpies noires, en filaments adorablement capillaires. Puis venait l'énorme magnificence céleste, simple d'ailleurs, rien qu'une mer de rouge, opalescente, sous un fleuve orange et un grand segment de turquoise, semé de quelque îlot de limaille, et dont la clarté jaune montait, blanchissait, s'effaçait au quart de la voûte, dans un bleu plombé, lentement fonçant au méridien. Vénus frissonnait parmi des poudres grises, une cavité délicieuse s'ouvrait entre les futaies. Et tout mourait. Dans le froid d'une nuit pure, couleur et calorique s'éparpillaient sous le vaste dôme, un rêve de cristal s'ouvrait, d'immobilité, de sérénité monotone sous le faible étoilement de la nuit d'Octobre.
L'enfant descendit du tertre, avec un petit chant rustique, vague, qui s'éloignait. Une cabane eut le luxe d'une petite lumière, et Jacques sanglotait, écrasé, effroyablement seul.
—Pourquoi vivre... tout est vide... et si beau cependant!
Et il se figurait, par cette même nuit, assis doucement derrière une vitre avec celle qui hantait sans intermittence son intimité. Oh! tout serait si léger, la splendeur des choses si heureuse!
—Et ce n'est pas irréalisable, cependant!
Si, c'était irréalisable! De noires volontés étaient là, ennemies. Madeleine même faiblissait peut-être, l'oubliait!
—Oh, non! non! cria-t-il dans une sombre angoisse. Et les bras étendus, dans une humilité immense, il implorait une pitié, cherchait quelqu'un dans la perspective noire, le quelqu'un qui n'a jamais répondu!
Il se mit à marcher, la tête nue. Comme un pôle irrésistible, le château des Corneilles l'attirait, et par les sentiers mous, à travers les prés clapotants, il suivait une ligne presque droite. Des points de rubis brillaient épars aux fermes, puis ce fut une file de lueurs tamisées, un doux centre de lumières, et Jacques s'arrêta, éperdu. Que faisait-elle? Souffrait-elle autant que lui, rêveuse près du foyer?... Un piano s'éveilla, une vibration toute grêle et Jacques tendait l'oreille, le front contre la grille du jardin, au plus près du château. Et, dans le balbutiement de l'instrument, il reconnut une mélodie à lui, une mélodie éclose là-bas, en Afrique, sous le resplendissement d'un beau soir, et qu'il avait une seule fois exécutée devant Madeleine, une après-midi qu'il pleuvait.
—Mon Dieu!... elle se souvient!
Son cœur éclata, d'immense amour, de la rage de se sentir si près d'elle—et si loin! Il franchit la grille. En quelques bonds il se trouva sur le perron de marbre, sonna fiévreusement.
Un domestique parut, et reconnaissant le jeune homme, poussa une petite exclamation:
—Monsieur Laforge!
Mais il barra l'entrée. Alors, Jacques, farouche, d'un large geste l'écarta, et passant à travers le corridor mi-obscur, éclairé d'une petite lampe tremblante, il ouvrait une porte déjà. Cependant, le valet, abasourdi quelques secondes, poussait un cri d'alarme. Un flot de lumière jaillit, Vacreuse se montra. Ses yeux clignaient un peu, et il ne reconnut pas tout d'abord le jeune homme. Enfin, il murmura:
—Comment... c'est vous!
Sa voix était tremblante, comme attendrie et il s'avançait machinalement, tendait la main. Jacques saisit avidement cette main entre les siennes:
—Oh! merci! dit-il.
Et pâlissant, s'appuyant au mur dans la débilitation de son trouble:
—Et Madeleine?
Vacreuse devint grave subitement, avec une grise figure, un peu effrayé, et il balbutiait:
—Je vous en prie... partez!... Ma femme est malade... ce serait très mal!
Devant l'immense navrement du regard de Jacques il s'arrêta, très ému. Il aurait été heureux, lui, de plaire aux jeunes gens! mais il n'osait pas, toujours courbé, sans aucune des autorités d'un époux.
—Oh! finit par dire Jacques, deux paroles... rien que l'entrevoir!...
Sa parole était basse, terrible d'humilité et de détresse. Vacreuse hésitait, baissait la tête.
—Qu'y a-t-il donc? murmura une voix douce... Maman dort!
Une forme fine se profila dans le linteau lumineux.
—Madeleine! s'écria Jacques.
Indomptablement, ils se rejoignirent, égarés, éblouis. De vagues phrases tremblaient sur leurs lèvres. Ils se regardaient, voyaient la trace de l'âpre ciseau de douleur, leur amaigrissement, l'élargissement triste de leurs prunelles. Dans le blêmissement de leurs faces montait un sourire suave, victorieux... Et Jacques la soulevait, semblait vouloir l'emporter, serrée, abandonnée contre sa poitrine.
—Voyons! voyons! disait Vacreuse.
Doucement, les yeux pleins de larmes, il mettait la main sur l'épaule de Jacques, suppliait. Mais, de la chambre, un appel jaillit:
—Madeleine... où es-tu?
Alors, durant deux secondes, leur étreinte se resserra, et une promesse opiniâtre, convulsive, jaillissait des lèvres de Madeleine:
—Je vaincrai! Je vaincrai! Je ne veux pas mourir ainsi!
Elle disparut, et Jacques eut l'illusion plusieurs minutes encore de sa présence, voyait son fantôme, les moindres détails de son visage, les ajourements de son corsage, ses dormeuses scintillantes. Il se redressa enfin. Silencieusement, Vacreuse et lui se serrèrent la main, et il sortit en tremblant, se retrouva sous l'étoilement aqueux de la nuit d'octobre, et pendant des heures il y vagabonda, dans une demi-conscience de rêve sinistre.
Depuis la maladie de Jeanne, Madeleine menait une existence de réclusion morose, étouffante. C'était, de la part de Mme Vacreuse, une inquiétude, des soupçons déguisés sous une exagération de maternité qui emprisonnèrent d'abord la jeune fille auprès du lit de la malade, et qui, plus tard, la retinrent aux côtés de la convalescente, perpétuellement. Une convalescence lente, d'ailleurs, avec des récidives partielles du mal. Puis, sur tous les actes de Madeleine, une surveillance de deux valets inféodés à Jeanne. Même, un jour que la jeune fille tenta d'envoyer une nouvelle lettre à Jacques, par l'intermédiaire de la nourrice, un des épieurs fila la messagère, l'aborda près des Avelines et lui intima l'ordre, de par Mme Vacreuse, d'avoir à le suivre immédiatement au château. Quoique la nourrice eût affirmé résolument être seule coupable, être allée de sa propre autorité chez Jacques, il n'en était pas moins devenu impossible de correspondre, la jeune fille n'ayant que cette unique complice, à laquelle toute sortie, provisoirement, était interdite.
Par surcroît de précautions, dès la rupture, on avait changé la chambre de la vierge. Maintenant, elle était porte à porte avec sa mère, au côté du château, où des tilleuls, des ados cachaient la campagne. Elle ne voyait que le jardin, le travail défervescent de la saison, l'alanguissement du grand labeur de Cybèle aux sèves figées. Vertigineuse, lasse de voir flotter les fumerolles de la brume, ou l'indigent soleil pointer entre les haillons firmamentaires, tout orange dans un bain de vapeur, elle fermait la fenêtre. Elle restait assise, sans courage. Tendues de pâleurs virginales, les murailles montraient des volutes, un dessin d'âge d'or; des livres étageaient leurs reliures jolies, des puérilités et des ouvrages traînaient, des laines, des soies, des outils clairs, des orfèvreries. L'orteil levé, une napée argentine à lèvre courte, à figure sylvestre, riait dans la pénombre, et Madeleine allait la regarder souvent. Un pasteur de bronze ne l'attirait pas moins, le front ombragé largement, l'œil levé en Compteur d'étoiles, et vaguement il avait une parenté avec Jacques, une parenté dans les sourcils graves, un peu tombants, dans la coupe douce des mâchoires.
Elle prenait un livre. Des mots grossissaient dans son imagination, emplissaient l'espace, elle restait anesthésiée sur la page blanche, et les amertumes de sa misère montaient:
—Ah! ah!
Elle reprenait la page, continuellement substituait son histoire aux tribulations de la fable. Puis, tout croulait, ses artères semblaient immobiles, et un canal de lumière, jailli entre les rideaux, jaune, triste, plein de corpuscules, augmentait l'impression du vide formidable.
Mais la vie remontait, une vibration aiguë dans la jeune chair et cette expansion était une chose horriblement dure, la suppliciait d'un infini besoin de paix et d'amour. Elle courait à la fenêtre, la rouvrait. Les cimes tremblaient, des nervures claires liaient les peupliers, un marronnier était un globe de feuilles jaunes, des yeux pétulants de fleurettes vivaient encore, et Madeleine, pleine d'un ravissement atroce, laissait entrer cela dans ses yeux, en flairait l'exquisité, ses deux petits poings serrée sur l'allège. Mon Dieu! et qu'avait-elle fait pour que la grâce des rameaux lui fut amère!
Elle avait gardé parmi quelques jouets d'enfance, un harmonica. La nuit quand tout sommeillait, que s'en allait une grande mélopée par les ramures, elle prenait l'instrument grêle. Entre des cumulus, l'esquif lunaire flottait. Il y avait des crinières blanches, des suies légères, de profondes constellations dans les abîmes, une écume d'océan. Madeleine, doucement, si doucement que Jeanne, dans la chambre à côté ne pouvait entendre, tentait, sur les lamelles de cristal de l'harmonica, d'imiter, d'évoquer l'ombre des petites fées sonores qui pleuvaient du violon de Jacques. Les voix frêles tintelaient, les fantômes des mélodies d'antan frémissaient, ondulaient, suivaient le vent nocturne, et Madeleine se les figurait planant au-dessus des champs, par les prés, les emblaves, allant frapper amoureusement aux vitres de son bien-aimé. Bientôt, aux envolements brisés de chanterelle, à des reconstructions fragmentaires, des réminiscences fidèles des nocturnes d'été, son cœur défaillait, bondé de trop suaves, trop navrants souvenirs, et elle levait naïvement le front, joignait ses doigts mincis vers les vapeurs vogueuses, les puits sidéraux, criait sa débilité à l'Entéléchie décevante:
—Grâce! grâce... Oh, si tu écoutais, Dieu de la nuit!
Des astres se noyaient un à un. Une nue s'amarrait à une autre, des tourbillons se déchiraient en écharpes, le fleuve monotone du vent courait sans lassitude, colère sur les collines, impitoyable aux frondaisons pleureuses. Quelquefois la nuit était morte, l'Immobilité s'accouplait au silence; entre des albâtres et des neiges le bleu arrivait mollement, et de larges débris de Pégase, d'Altaïr, d'Andromède, de Cassiopée, du Cygne, étendaient leurs limpidités immuables. Madeleine regarda l'Aigle, et tout bas, eroulant avec une frange de la ceinture lactée. Le froid prenait sa douleur, l'endolorissait: elle fermait la croisée. Le rideau, de son faible voile, cachait l'Infini. Et dur était son sommeil, son sang brassé par des forces misérables, sa jeunesse gâtée de pesants songes, déclinante, perdant la douce, la puissante inconscience du vrai repos, de la chair contente.
Le moment arriva enfin où le docteur prescrivit à Mme Vacreuse de sortir quelques minutes, le matin. Il faisait une température délicieuse, tout une semaine d'automne paisible, caressant, à percées intermittentes de soleil. Les forces de la malade revenaient, tellement qu'un jour elle poussa avec Madeleine jusque près de la Fontaine du Géant, où les amoureux, tant de fois, avaient rêvé d'avenir.
À présent, le réservoir décagone s'enveloppait d'adorable deuil. Les demi-cirques en gradins laissaient fluer une eau si maigre, des filaments si capillaires, qu'à peine était-ce un bruit de clepsydre dans le grand silence, à peine de petits cercles ridés à l'orée de la pièce d'eau. Une humidité terreuse limonait le Géant, tachait les mèches noires de ses cheveux, ses pectoraux immenses, la saignée de son bras. Les grêles statues, sous les stalactites, dans une robe verte d'algues, de mousses, étaient par places lavées par une colonnette d'eau, et là c'étaient des contours éclatants, des nudités neigeuses sous leur vêtement de cryptogames.
Mais, autour du réservoir, les grands platanes étaient presque chauves, se frôlaient de leurs tremblants rameaux, de leurs branches en cintre, et le corps de quelques-uns, apparus entre les lambeaux de l'écorce, étaient livides sous la monochrome porcelaine du firmament. L'eau était toute noire, sans fond, et les platanes y profilaient leurs fantômes, très loin, très profond, dans un abîme fantasmagorique où un ciel renversé s'enfonçait suave, ombreux, d'un blanc pareil à celui d'une sclérotique d'enfant. Des cimes de ces ombres de platanes, on voyait se détacher, monter vers la surface de l'eau, monter de ce gouffre superbe des feuilles. Les feuilles y venaient, très lentes d'abord, uniformément accélérées, jusqu'à ce qu'à la surface, l'ombre de feuille joignît la feuille réelle, et que doucement, toutes deux se missent à voguer avec des milliers d'autres ruines légères, des esquifs dentelés finement, un monde de nuances discrètes.
Dans ce coin muet de désuétude, Madeleine était ivre tristement, et, fermant les yeux bientôt, le même tableau lui revenait, non plus mi-mort comme à présent, mais dans sa vie pleine, sous la verdure aurée, l'abondance riche de l'été. Oh! un jour, là, Jacques la tenait dans ses bras—des filaments moirés flottaient—les feuilles buvaient la gaie lumière—des moineaux roux criaient—les cyprins voguaient lentement, et de grands rayons les atteignaient, les faisaient fuir—l'eau avait une voix de charmeuse—un lézard frétillait sur une grande pierre plate—du chèvrefeuille et de la ronce croissaient entre des pierrailles—il passait des carabes d'acier—un petit insecte, tout vert, sans cesse partait, revenait—des tipules en nuée, s'élevaient, s'abaissaient, vibraient en million de coups d'ailes—sur des rais irisés, une araignée, croisée de jonquille, dormassait, indifférente—un oiseau, à petits cris fous disait la joie, le ravissement de l'abondance—et Jacques se tenait là—ne disait rien—il était pâle!—Oh, mon Dieu! pourquoi cette eau coule-t-elle encore, pourquoi tremblent les cimes des platanes!...
De grandes larmes coulaient aux joues de Madeleine, tombaient dans l'eau d'encre du bassin. Jeanne, assise encore au petit banc de pierre, voyait cette scène, et, colère, indignée, portait ailleurs son regard.
C'était un de ses jours de cœur dur, de volonté raide. Madeleine lui semblait bête, pleine de caprice, presque de vice, une mule entêtée à ne vouloir s'arracher du cœur un fétu d'amourette, butée dans une stupide tristesse. Et pâlir et maigrir, quand la demeure paternelle lui était si douce, sa vie toute dorée! Il fallait être bien sotte, ingrate surtout. Et elle prétendait aimer sa mère!
—Je la ploierai! murmurait Mme Vacreuse.
Dix-sept ans, elle n'avait que dix-sept ans! À cet âge on oublie, n'est-ce pas? Bientôt, d'ailleurs, maintenant que Jeanne redevenait forte, on pourrait rejoindre Paris. Des fêtes distraieraient la gamine. Ce n'était pas une si grosse affaire d'étouffer une tendresse: est-ce que Jeanne ne le savait pas? Mon Dieu, ça paraît énorme et c'est si peu. Et les plus jeunes se consolent le plus vite. Un autre passerait, il n'y avait pas que ce Jacques qui eût de beaux yeux et de belles paroles! Et personne ne serait humilié, personne ne tendrait la joue à l'injure. Un peu de patience seulement.
Jeanne s'apaisait, se découpait dans la lumière tranquille avec une sérénité lapidaire, une beauté raide, presque ninivite, digne d'être encadrée dans une inscription cunéiforme.
Brusquement elle se sentit saisie entre deux bras frissonnants, touchée d'une figure humide et tendre, et une voix de prière et d'humilité murmurait à son oreille:
—Mère! Ta pauvre fille te demande grâce!
Jeanne se leva. Elle avait le regard très loin, comme attentive à une hêtraie qui s'apercevait entre les troncs des platanes, tout en haut des emblaves. Sa bouche était tranquille, dédaigneuse et, comme Madeleine se pressait plus fort contre elle, dans une grâce filiale, elle l'écarta, elle dit:
—Je suis malade par ta faute, Madeleine, et je mourrai plutôt que de consentir. Souhaite ma mort!
Ces paroles de férocité tombèrent formidablement sur la pauvre fille. Elle s'appuya contre un arbre, les yeux grands ouverts, pleins de protestation douce, et, avec un faible soupir, elle s'évanouit. Peut-être Jeanne eut-elle regret. Rien ne le témoigna. Elle se pencha sans hâte, tamponna les tempes de la jeune fille avec un peu de parfum. Madeleine se ranima, et, sans un mot, suivit sa sombre mère. Mais le sentiment pieux, de confiance, de filial respect trépassait en elle, laissait l'impression d'une chose arrachée, de la mort d'un être intime.
D'abord retrempé par sa courte entrevue avec la vierge, se répétant perpétuellement ses paroles, sa promesse si formelle, Jacques était vite ressaisi par la souffrance, l'âpre doute, la vision d'une séparation éternelle.
À peine s'il dormait. Derrière ses côtes maigries, il entendait, indomptables, les oscillations du veilleur. Elles étaient rapides, bourdonnantes, presque métalliques. Son cou, ses tempes battaient aussi. Il avait grand froid aux pieds. Il lui devenait souvent impossible de garder closes les prunelles. Il les levait, et les Formes des ténèbres entraient en lui. Des choses ondulaient aux murailles, du blanc renvoyait de la clarté, la fenêtre était une aube, une chaise semblait un squelette accroupi. Après longtemps, un bruit de flots, incessant, écartait, submergeait la pensée. Il s'endormait. Mais jamais ce n'était l'immense apaisement, la bonne chimie réparatrice. Des choses dures butaient dans son crâne, y avivaient le chaos de l'angoisse. Un à un se levaient les songes, et tous farouches, horriblement fatigants. Oh, ces nuits!
Souvent, sorti du cauchemar, l'étroitesse de la chambre l'étouffait d'une impression d'ensevelissement. Il se levait, sortait, allait au fond de l'enclos des Avelines. Une maisonnette y vieillissait, tout humble, à deux chambres, et la campagne d'octobre, dans sa nudité, ses grêles éteules, quelques pâtures, était visible lointainement. Sur le toit fauve, aux vitres, au seuil, une opulence fraîche émanait de la chaste luminosité lunaire, un petit cytise roulait ses ramilles dans la cendre et l'argent, une cloche de verre luisait cristallinement. Des fermes blanchâtres bosselaient la campagne, un chien lançait quelques abois de mélancolie, des peupliers se posaient noirement au pied d'un monticule, et le firmament pâle reposait sur les bords de l'horizon, avec sa mince poussière sidérale, dans une beauté qui faisait trembler la chair de l'homme.
—Je t'aime! Je t'aime! criait-il dans l'espace, tourné dans la direction des Corneilles.
Il arrivait pourtant, par des nuits fraîches, que ses nerfs, son cerveau vibraient presque sainement, qu'une pause de paix survenait et que le sommeil lui dispensait quelque rêve exquis. Alors, sur des fonds de couleur douce, une orée sylvestre, un pacage discrètement vert, dans une lumière reposante, Madeleine apparaissait, confuse, grise, et seconde à seconde s'affermissait, se matérialisait, avançait vers Jacques, le frôlait. Il touchait la robe, les mains roses, posait la vierge sur son cœur, et calme, elle parlait d'avenir, de large et immuable avenir. Il écoutait, absorbait les joies de l'Espérance, la mélodie d'une voix de chanterelle, et ses doutes s'évanouissaient dans une sensation toujours croissante que le corps chéri était bien entre ses bras, bien abrité contre sa poitrine. Pourtant il objectait encore, timidement, avec un vide bizarre, une impression de néant entre les tempes. Elle se moquait, même contait que toute l'histoire de leur séparation était fausse, absolument fausse—un Rêve.—Lui, l'attirait toujours, la serrait contre lui avec la pensée de ne plus rouvrir les bras, et ses prunelles s'emparaient suavement des traits délicats, du contour des cheveux qui se détachaient noirs, presque violets sur les fonds de couleur douce. Elle continuait à le rassurer: aucun obstacle. Toutes les volontés unies pour leur bonheur... Sa mère... sa mère! Ce mot en Jacques frappait le tocsin, des coupetées de bronze parcouraient son cerveau d'un rythme atroce, bourdonnant. L'autre mot s'y mêlait, le mot qui l'avait rassuré d'abord—un Rêve—et peu à peu, c'était la terreur insinuante, une aridité, un étouffement, la prescience du Réel, le soulèvement de la poitrine sous des paroles qui ne peuvent pas vibrer, meurent misérablement dans la gorge, et enfin le dernier cri jaillissant, l'éveil... Et tout autour du malheureux, les Ténèbres, la Solitude, la Vérité!... Hélas! il enterrait sa face dans l'oreiller, et longtemps, longtemps, il restait à contempler la cime noire de son Golgotha!
À travers cette sombre histoire de son être, de nouveau il vint une espérance à Jacques. Ce fut le jour où, pour la première fois, il vit Mme Vacreuse, convalescente, sortir des Corneilles.
C'était le matin. Un soleil de douceur émergeait entre des cumulus, tendrement chauffait la terre. Jacques se tenait sur un tertre, près de la grille du château, abrité derrière par un massif. Le trouble des beaux matins d'automne passait dans sa chair. Des fleurs tardives se tissaient de lumière. Un beau corbeau glorieusement se promenait sur les gazons, dévorait les limaces innombrables. Un étalon enflammé hennissait, levait son chanfrein frémissant. Au loin, des paysannes arrachaient des navets et des carottes de la terre grasse. Un semeur jetait largement le froment, suivi d'une nuée d'oisillons; un jardinier tondait les charmilles du château; l'église était rajeunie, prenait un bain d'or; deux chiens, fous, tournaient vertigineusement autour d'une cabane; et sur une déclivité, Henri IV, radieux, élaguait des arbres, chantait largement, sa riche nature toute retentissante de la vibration solaire.
Mais sur la terrasse des Corneilles, des domestiques apportèrent une chaise longue, sous l'ombre argentée du tilleul de Hongrie. Jacques, pour mieux voir, s'avança derrière un buisson. Bientôt, bien pâle, enveloppée de sombres étoffes, Jeanne parut, appuyée sur le bras de Vacreuse. Elle s'abandonna lentement sur la chaise, avec un petit sourire devant la fête rustique, la belle mer lumineuse dévalant les collines.
Vacreuse rentra, Jeanne resta seule, et une espérance grandissante troublait le cœur de Jacques: s'il pouvait arriver jusqu'à la malade, l'implorer! Si douce était la nature, si remplie de vague miséricorde! Et, irrésolu encore, il tournait le monticule. Une petite porte, ouverte derrière les chênes, renforça ses tentations. Il s'y arrêta, les artères tumultueuses, et soudain se décida, marcha furtivement sous les ramures, atteignit le rebord de la terrasse. Jeanne lui tournait le dos; une véritable épouvante saisit le jeune homme, il n'osa pas tenter le destin, il s'en alla à pas étouffés. Mais il revint le lendemain, le surlendemain, vit Madeleine assise auprès de sa mère, et, caché, il étendait les bras, il soupirait misérablement. Puis, un peu plus tard, il assistait aux courtes promenades de la mère et de la fille, il se prenait à songer que la guérison approchait, que Madeleine avait promis de le suivre, et il mettait toute la puissance de son être dans une foi voulue au bonheur...
Et, effectivement, ses songes parurent vouloir se réaliser, la fortune s'adoucit.
Une après-midi qu'il rentrait aux Avelines, un petit paysan l'aborda:
—C'est bien vous, monsieur Laforge?
Et sur l'affirmative de Jacques il tendait une lettre. Jacques regarda la suscription, respira plus vite, et dit au petit de revenir dans quelques minutes. Il restait à grelotter:
—Oui... d'elle!
Il déchira le pli, se mit à lire, et un délice, une ivresse pure grandissait dans sa chair maigrie. La lettre était longue et très nette. Elle disait le déclin du mal de Mme Vacreuse, la miséricorde maternelle sourde, les irrésolutions de Madeleine balayées par l'injustice. Et Jacques sentait dans la clarté concise du style l'éveil d'une volonté forte à l'égal des contingences, l'opiniâtreté de la mère revenait dans la fille, et, stupéfait, ébloui, lisait un plan d'évasion simple sinon sans obstacles. Lui partirait le 7 novembre pour Douvres, préparerait tout pour un mariage, Madeleine et la nourrice fuiraient le 10, dans la soirée, monteraient dans la carriole d'un fermier des environs. Le fermier, neveu de la nourrice, incapable de soupçonner sa tante de rien d'irrégulier, les mènerait au passage d'un train pour Paris. De là, elles s'embarqueraient pour Douvres, et, afin de dépister les recherches, Madeleine disait avoir modifié, pour toutes deux, des costumes hors d'usage.
Jacques, après la lecture, eut un moment d'incertitude, la frayeur que le projet ne fût puéril, précipité, inexécutable. Mais son cœur protestait contre le doute; il se sentait envahi de toute espèce de certitudes très douces; il crut à la volonté, à la persévérance, à l'adresse de Madeleine, et, appuyé contre un pommier, les prunelles immobiles, heureuses, le cerveau dénué d'analyse, il prit son notier, il écrivit le «oui» demandé par Madeleine.
Et tandis que le petit messager disparaissait au loin, vers les Corneilles, il restait à poursuivre l'Oiseau bleu, à laisser revenir en lui les jeunesses d'âme toutes ensemble.
Quand Madeleine sut que sa lettre avait été remise à Jacques, une grande tranquillité descendit sur elle. Pendant deux jours elle eut le sentiment d'une force ajoutée à sa vie, d'un élargissement de sa destinée. Puis, des scrupules vinrent à naître, légers d'abord, fugitifs, insaisissables, mais qui grandissaient, la tourmentaient pendant son sommeil, et la faisaient timide devant sa mère, et contre sa coutume depuis la rupture, plutôt inquiète, effarée que chagrine. Jeanne eut le soupçon de quelque chose, et toute sa vigilance, qui s'était détendue dans la conviction que Madeleine commençait à se résigner à l'aventure, toute sa vigilance lui revint. Mais, la jeune fille étant exonérée de toute action jusqu'au soir décisif, sa conduite et celle de la nourrice ne fournissaient aucun indice à l'observation de sa mère qui, forcément, dut s'en tenir aux conjectures. Toutefois, à force d'induire et d'expérimenter par de petites demandes soudaines, les hypothèses de Jeanne finissaient par confiner à la réalité.
Outre ce trouble apporté par Madeleine, un autre souci tourmentait Mme Vacreuse au fur et à mesure qu'approchait la date du retour à Paris, le souci de sa vanité, le souci de ce que pourrait penser son monde des fiançailles rompues, du départ de Semaise. Malgré tout, malgré les mesures prises par l'ex-fiancé, il y aurait des sceptiques, de ces gens qui veulent voir l'équivoque en toutes choses, et ces gens-là chuchotteraient. Dans cet agacement vaniteux, Jeanne se mettait à regretter confusément que le mariage avec Jacques ne fût plus possible: ce mari jeune, beau, fils d'un riche et d'un puissant, nécessairement aurait fait s'incliner le monde. Et tout en rêvant à quelque péripétie qui lui vint en aide, quelque situation suraiguë, une démarche désespérée de Jacques, elle capitulait en partie, elle songeait qu'elle renoncerait volontiers à exiger une démarche personnelle de Pierre, qu'elle se contenterait d'un mot écrit d'excuse. Les événements parurent devoir la seconder.
Le 21, au matin, après avoir pris une tasse de chocolat, elle fut prise d'une défaillance et dut se mettre au lit. Le docteur, immédiatement requis, ne reconnut qu'une recrudescence très légère de son mal et qu'il déclarait due soit à une reprise prématurée du travail, soit à des préoccupations intimes. Après son départ Jeanne demanda Madeleine. Quand la jeune fille fut introduite auprès d'elle, Mme Vacreuse se montra très affectueuse, très triste aussi, et finit par dire:
—Je ne vivrai peut-être plus longtemps, mon enfant... Je me fais patraque!
Madeleine, très émue, subitement bourrelée de remords, s'inclina sur le lit et sanglota:
—Voyons!... Ne te désole pas, dit la mère... Viens ici... là!
Et tandis que Madeleine l'embrassait, elle poursuivait l'idée qui lui avait fait désirer cette entrevue: profiter du trouble de la jeune fille pour obtenir une confidence, et elle murmura:
—Vois-tu!... Si j'avais en ce moment-ci une grande douleur... je crois que ça me tuerait!...
Madeleine frissonna, avec une exclamation vague, touchée au plus profond.
—Qu'as-tu donc, Madeleine?... Allons, Madeleine, regarde-moi... dis-moi!...
Et risquant brusquement l'aventure:
—Je sais tout!...
Madeleine se jeta de côté avec un frémissement de terreur, balbutiait:
—Non!... non!...
—Si! fit la mère.
Et saisissant la main de la jeune fille elle l'attirait, elle la regardait en face avec l'impassibilité morose qui dans l'enfance épouvantait Madeleine, elle chuchottait:
—Allons, avoue... tu voulais partir?... Tu voulais nous abandonner... Réponds donc!... Tu aurais eu ce courage, Madeleine!
La jeune fille ne répondait pas, grelottante, ses lèvres rouges distendues sur les dents fines, écartelée entre son amour infini pour Jacques et l'imagination affreuse de sa mère tuée par l'abandon. Chez Jeanne, c'était, au fond, une rage, une sensation d'humiliation à l'idée de ce triomphe de Jacques, et en même temps une satisfaction indéterminée et vaniteuse d'avoir violemment arraché le secret. Elle se tut quelques minutes, la tête roulée en arrière sur le traversin, les paupières mi-closes et jouant un accablement extrême, une tristesse immense. Puis, d'une voix exténuée, intermittente:
—Ah! Jamais je n'aurais cru... nous quitter... partir au loin... sans calculer notre désespoir... et toi!... toi que j'ai aimée par-dessus toute chose?
À travers son remords et sa souffrance, Madeleine songeait pourtant que «ce par-dessus toute chose» ne comprenait pas l'orgueil de sa mère, et elle revoyait les phases de son immolation, son amour jeté en holocauste au sombre Dieu! Mais Madame Vacreuse s'arrêtait, retenait un cri «pour un étranger!» disait sourdement:
—Si tu voulais m'écouter... Si tu voulais suivre mes conseils... tout, peut-être, pourrait s'arranger!
La jeune fille tourna la tête, surprise, incrédule, avec pourtant, l'éveil de l'espérance de son âge.
—Oui, si tu voulais! reprenait Jeanne... Et pourquoi pas, dis?... Tu pourrais bien, une fois, me croire plus sage que toi.
Alors, avec un regard de douceur et d'humilité, avec le geste de supplier sa mère de ne pas la tromper, Madeleine murmura:
—Que veux-tu que je fasse?
—Écrire, dit Jeanne... ce que je te dicterai.
—Ce que tu me dicteras?
Un frisson de défiance glacée, de terreur insinuante parcourut Madeleine, puis le désir d'une péripétie heureuse triompha d'elle, et elle répondit.
—Dicte... Je verrai!
—Prends du papier... dans le tiroir, là... Écris:
«Maman se contenterait d'un mot d'excuse écrite de Monsieur Pierre Laforge, sinon tout est impossible!» Et signe.
—Oh non! Oh non! Je t'en supplie... pas ça! s'écria Madeleine.
Et le visage enterré entre ses petites mains, elle se plaignait lentement, d'une manière navrante et continue:
—Écoute! dit Jeanne... C'est enfant! Veux-tu que je dise ce qui arrivera si tu obéis?... Il arrivera ceci: Jacques ira à Paris, il pressera de nouveau son père... il le suppliera plus longuement que la première fois... il lui répétera qu'un mot à écrire c'est moins ennuyeux qu'une démarche personnelle... et il vaincra... tenez! j'en suis sûre! Et s'il ne réussissait pas...
Elle s'interrompit, elle hésita, et Madeleine, oppressée, répétait:
—Et s'il ne réussissait pas?
—Eh bien! reprit Jeanne... s'il ne réussissait pas... peut-être... oui, peut-être je pourrais... trouver tout de même un moyen!
—Oh! balbutia la jeune fille.
Elle parut réfléchir encore, mais déjà était vaincue, son jeune cerveau dépolarisé par l'affirmation de la mère, par le vague délicieux des dernières paroles. Elle reprit la plume, écrivit les trois lignes dictées, signa. Puis, l'adresse faite, Mme Vacreuse sonnait, faisait venir la nourrice, et Madeleine donnait elle-même l'ordre de porter le pli, grelottante d'un effroi intime, du pressentiment inanalysé d'une contingence ténébreuse.
En Jacques, depuis huit jours, c'était une réaction de vivacité, la robuste régénération de son sang, de ses nerfs, de toute sa personnalité d'optimisme. Après tant d'heures noires, l'instinct, les nécessités secrètes de l'électrolyse organique, lui défendaient la désespérance, et il avait mis toute sa foi dans le projet de Madeleine. Il se préparait, il écrivait à Paris, se plaisait à prévoir les nécessités d'une longue absence.
C'est dans cette disposition de lutte, cette expansion de reverdis, qu'il reçut la missive dictée par Madame Vacreuse. Il eut dès l'abord la terreur de l'événement, une panique nerveuse qui le faisait scruter la nourrice, poser trois ou quatre questions, et à mesure, son inquiétude fut atroce, lui tenailla l'aorte. Puis brusque, il arracha le cachet, lut:
—Ah!... fit-il.
Némésis revenait, le sombre écroulement des misères sur l'homme, et Jacques douta de l'amour de Madeleine. Puis, avec un désir immense d'ensevelissement, avec à l'âme l'amertume d'une trahison; il balbutia:
—Dites que j'irai... C'est tout!
Et la nourrice, peureuse devant sa face livide, s'en allait à pas rapides, se figurait avoir vu un mort. Quand il fut seul, il resta pendant des heures immobile, assis dans une encoignure de la chambre, avec des tortures telles que, par instants, il n'avait plus son sens intime, sa pensée s'anéantissait. Et sa fatigue devint si lourde, qu'il s'abattit, qu'il s'endormit. Il s'éveilla vers le soir, dans une fatigue énorme, se leva, sortit. Après une marche très longue, il s'arrêta, il contempla les choses devant lui, vaguement.
C'étaient d'abord trois arbres inégaux. Le plus petit élevait un cône, l'autre se détachait en haillons, traînait des fourrures chaudes à côté de grêles nudités, et le troisième, tout fin, grandissait en flèche, par chaque rameau escaladait indomptablement le firmament. Il partait un chemin blanc, qui se perdait, s'évanouissait dans une étendue grise, confusément montante vers la côte lointaine dessinée noirement dans une vapeur de chaux. La Lune était enfumée; un Calvaire triste, déchiré, montrait un baliveau pareil à une Croix. Et la lumière sur le chemin, sur la côte, sur le Calvaire, surtout entre les arbres compagnons, était tellement fine, tellement belle, qu'après le premier cri du ravissement, Jacques se sentait de l'épouvante, l'épouvante du temps qui passe, de la nébulosité où se heurte l'idée devant la sensation du Beau.
Vacillant, il recommençait sa marche, il s'en allait contempler les épaisseurs des Corneilles, et longtemps il y attendit quelque chose, un imprévu de féerie, l'arrivée de Madeleine entre les hauts troncs des arbres. Mais tout se taisait, les escadrilles nuageuses continuaient à siller sous la Lune, le silence dormait sur les emblaves, dans les soieries, les mousselines du clair-obscur, et Jacques démarrait, retournait aux Avelines faisait atteler la carriole pour se rendre à la ville prochaine et prendre le premier train pour Paris.
Ce ne fut pas sans plaisir que Pierre Laforge apprit les concessions de Jeanne. Résultat inespéré qui lui en fit entrevoir un autre. Encore un brin de résistance et tout cédait, on ne parlerait plus d'excuse, on serait trop heureux seulement qu'il consentît. Ses craintes pour son fils avaient disparu. En vérité Jacques avait maigri, était cruellement ravagé; mais, tout s'arrangeant, il redeviendrait prospère Même, afin de presser les événements il crut bon de se montrer tout à fait intraitable, se déclara déterminé à ne faire aucune espèce d'excuse. Jacques partit là-dessus, sans force pour la révolte.
Dès son arrivée, le lendemain, il envoya un petit paysan au château, avec un billet pour la nourrice. Le messager fut accueilli par une femme de chambre préposée par Mme Vacreuse et qui parvint à se faire donner le pli en assurant qu'on le remettrait à la nourrice. Le garçonnet, timide, céda, sans oser rapporter la vérité à Jacques.
Toute la journée se passa en courses dans les bois, en rôderies autour des Corneilles. Personne ne parut au jardin, ni Jeanne, ni Madeleine. Au soir, nulle réponse n'était venue. Sa lettre pourtant était pressante, sollicitait la mise à exécution du projet d'enlèvement comme le dernier espoir qui restât. Tenaillé de cette phrase qui terminait le mot si court de Madeleine «sinon tout est impossible», il se mettait à désespérer, à songer qu'elle avait eu peur au dernier moment, qu'elle le sacrifiait à sa mère.
Madeleine, cependant, se rongeait. Le laconisme de Jacques l'avait effrayée. Vingt fois, dans un interrogatoire minutieux la nourrice avait répété la phrase de l'amant, et que cela avait été dit avec amertume, très doucement, mais si tristement! Le remords de la jeune fille était immense. Elle se trouvait infiniment lâche d'avoir cédé à sa mère. Enfin, elle sut le départ de Jacques, se tranquillisa un peu. Le surlendemain, à l'heure du retour probable, l'inquiétude la reprit. Lorsqu'elle voulut parler à sa nourrice, elle ne la trouva point, apprit qu'on l'avait envoyée à cinq lieues de là, chez des parents. Alors la pauvre fille s'affola, conçut les craintes les plus vives, finit par se jeter aux genoux de sa mère, par la supplier de ne lui rien céler. Jeanne la rassura, instruite de l'échec de Jacques, elle méditait un nouvel atermoiement qui préparât la rupture. Elle pensait d'exiger une année entière de séparation, avec des promesses plus ou moins formelles. En un an elle arriverait à détacher sa fille, Jacques même se lasserait. La loyauté des deux jeunes gens faciliterait l'entreprise. Mais, en attendant il fallait parer aux péripéties possibles. Elle affecta donc un grand malaise, exigea la présence continuelle de Madeleine. La journée se passa, pleine d'angoisses. Au soir, Madeleine ne cachait plus ses larmes, si bien que Vacreuse pleura presque, lui aussi, le cœur contristé, avec des supplications muettes à sa femme. Celle-ci, l'âme débordante de fiel, se répandit en gronderies, la veillée fut lugubre; tous les liens de la famille semblaient rompus, on n'échangeait aucun regard, de crainte d'y trouver du désespoir, de la tristesse ou de la menace. On dressa un lit pour Madeleine dans la chambre de Jeanne. Ces précautions épouvantèrent la jeune fille, lui donnèrent d'affreux pressentiments. Toute la nuit, la mère put entendre les soupirs exhalés de ce cœur qu'elle torturait. Une fois même, elle essaya d'une consolation, mais Madeleine, révoltée, ne répondait plus. Elle souffrait trop; sa mère lui paraissait féroce. De bonne heure, elle fut debout. Jeanne dormait encore. La jeune fille put sortir sans être entendue. Elle descendit au jardin.
C'était un jour doux; le grand vent de la nuit semblait apaisé par l'aube, et les nues claires qu'il avait charriées jusque là continuaient à marcher très lentement sur la pâleur grise de l'azur. Au levant, les strates rouges des tempêtes achevaient de mourir, et c'était partout, sur les labours, dans la lumière horizontale, une brume éblouissante posée à ras du sol, comme une décoration d'Olympe où les dieux avaient fêté la nuit et qu'on n'avait pas encore fait disparaître.
Dans les allées fraîches Madeleine promenait ses pas indécis, le trouble de son âme. Une dernière pudeur l'empêchait d'aller aux Avelines, la crainte aussi de gâter la situation en irritant sa mère. Le matin lui rendait quelque espoir avec son éternelle splendeur d'enfance, toutes ses teintes jeunes et molles, sa griserie optimiste.
Mais un bruit de charrette se rapprochait, et Madeleine, par une échappée, put voir une carriole attelée d'un cheval gris et que conduisait un jeune paysan. Les ailes d'un bonnet de femme battaient au vent de la course.
—Mais c'est nourrice! fit la jeune fille.
Elle se précipitait; la carriole entrait aux Corneilles. Madeleine eut beau courir, déjà la nourrice disparaissait dans une porte de service:
—Nourrice! nourrice!
La bonne femme se retourna, s'approcha et tandis que Madeleine l'embrassait, elle lui glissait une lettre dans la main.
—Prenez vite, Mam'zelle, madame me demande.
Déjà Madeleine avait serré le billet, courait se cacher aux profondeurs des massifs. Là, elle regardait la lettre, n'osait l'ouvrir.
—Mon Dieu! mon Dieu! Est-ce bon, au moins?
Elle déchira l'enveloppe, déplia le papier. Il n'y avait que ces mots:
«Puisque tout est inutile, adieu!»
Là-bas, aux Avelines, où Madeleine s'était envolée, on n'avait rien pu lui dire. Sinon le grand nombre de lettres que le jeune homme avait fait porter à la poste, ils n'avaient, dans leur apathie paysanne, fait aucune remarque particulière. Pour Madeleine, ce détail simple des lettres eut l'affreuse clarté de la foudre. Elle se tordait les mains à une pensée qui l'envahissait, qu'elle n'osait exprimer, qu'aucune puissance au monde ne lui aurait fait exprimer.
Elle était revenue vers les Corneilles, toute plaintive et douce, avec une imploration continuelle et ardente à la divinité. Mais, aux abords du château, elle s'arrêtait, réfléchissait que sa mère l'empêcherait de ressortir. Elle ne voulait plus être enfermée, elle voulait chercher Jacques, le retrouver. Un aboi grondait dans le jardin, l'aboi de Marcus, et elle se rémémorait des histoires où des chiens retrouvent leur maître.
—Il faut que j'aie Marcus! pensait elle.
Elle s'approcha, appela l'animal à voix de plus en plus haute. Il l'entendit, il vint ramper à ses pieds, la couvrir de caresses. Elle l'amena aux Avelines. Là, comme la fermière était seule, Madeleine eut l'audace de demander à voir la chambre de Jacques. La bonne femme, d'ailleurs tenue au courant par les caquets, ne fut pas surprise de cette requête, mais défiante et curieuse elle accompagna la jeune fille.
Elle avait, cette chambre, l'ordre instinctif de l'officier. La fenêtre était ouverte et Madeleine le vit penché dans l'embrasure à tous les soirs navrés de la séparation. Elle reconnut la forme de son corps dans la capote pendue à la muraille, la trace de sa main dans l'éparpillement de quelques livres sur la table. Jamais plus forte émotion et plus adorable ne fit frémir son cœur, que de se trouver dans cette chambre où il avait vécu, respiré et souffert pour elle. Et tant fut indomptable la secousse qu'elle s'abattit sur le lit, mit passionnément sa bouche de vierge au creux de l'oreiller, là où naguère reposait la tête blonde de l'amant, et longuement baisa cette place; y sanglota.
La fermière pleurait silencieusement, et Marcus, induit par la tristesse ambiante, se prenait à hurler. Alors Madeleine se retourna et nulle honte ne la prit devant l'étrangère, comme si elle eût été l'épouse qui pouvait sans rougir aimer ainsi, toute préoccupation mondaine enfuie devant l'intensité de la minute présente. Elle prit sur la table une paire de gants, les présenta à Marcus. L'animal reconnut l'objet, le manifesta par des bonds joyeux.
—Si Monsieur Laforge rentrait, dit Madeleine à la paysanne, dites-lui de m'attendre, que je reviendrai tout à l'heure.
—Je n'y manquerai pas, mam'zelle.
Dehors, le chien, dans un inquiet furetage s'orientait. Madeleine lui présenta de nouveau le gant. Il eut un gémissement très doux et reprit sa quête.
Le chien allait très capricieusement, et Madeleine s'étonnait de tous les détours, mais se fiait à la bête sagace. Dans son cœur douloureux d'amoureuse, elle avait un noir délice à suivre le même chemin vagabond que Jacques avait dû parcourir, foulait avec je ne sais quel respect ce sol. Une fois, sur un morceau de mousse elle vit la trace d'un soulier, et elle poussa un cri, toute raide. À voir tout ce vagabondage elle comprenait la souffrance de Jacques, et les détours de l'animal étaient comme l'écriture où elle lisait le drame, le poignant hiéroglyphe de douleur, d'âme égarée, perdue, illogique de désespoir. Mon Dieu! Entre les grands hêtres, leur majesté, leurs belles colonnes de bleuâtre barydum, montant haut, tout haut, solennellement, dans cette salle hypostyle végétale, sous les dais de toison roussie, les meneaux percés de livide luminosité, elle s'effrayait, ayant, plus fort, une idée sinistre, une idée d'énorme cataclysme, comme si le monde, pour elle, allait sombrer. Elle soupirait, quelque chose d'implacable sourdait de l'harmonie des arbres, avec une inimitié plus lourde, ce semble, du tordement des chênes, de leur attitude plus convulsive, moins froids.
Mais elle avait une belle vaillance, levait son petit front volontaire. Pourtant la forêt était trop âpre, puissante, pesant sur sa menue personnalité. Elle se sentait dans une vie inconnue, en dehors d'elle, avec une impression païenne de dieux vagues, cachés aux grands hêtres, épiant aux troncs des chênes son passage. Une blancheur quelquefois semblait la marche d'une lumière, une silhouette d'encre, la rôderie d'un homme. Parfois, une malveillance, une méchante épine prenant au passage, la robe... Sous les chênes, ils étalaient leurs feuilles roussissantes mais opiniâtres, qui devaient dans le blanc hiver avoir un frissonnement de haillons de cuivre sous la bise. Ils étaient sur la partie aride du sol... magnifiques, pertinaces, vivant leur dure vie dans leur dur bois, arrêtant les végétations, sauf les cryptogames, des mousses, des champignons qui montaient leurs domuscules sinistres sur le pédoncule mou, tachetés, avec parfois une vague sanguinolence, des aspects de chair. Et il en poussait là de monstrueux, une prolifique vie inférieure; ils effaraient la jeune fille, la faisaient marcher précautionneusement, pousser un petit cri, toute pâle, si son soulier détachait un des chapeaux, le faisait rouler sur la mousse, montrant sa concavité, ses lamelles rayonnantes.
Sa petite chaussure, trop délicate, entravait la marche, le vent s'abattait souvent en brutal, faisait siffler la robe comme un voile. Madeleine avait froid, sentait du formidable dans les solitaires pénombres, aux courts horizons du sous-bois. Elle avait de l'enfance à l'âme, retenait le chien près d'elle, pour la protéger, d'un air de supplication levait les yeux. À travers la délicatesse automnale, les beaux haillons encore feuillus, les trames noires, venait un variable firmament. Il était pâle, avec des jaunes troubles, des nuances fauves, et une gaze, une fumée, allait vélocement. Tout son jeu de couleur, ses belles tonalités mates, ternes, des éparpillements, des nébuleuses, des toiles d'araignées nuageuses, des étains dépolis, un vague abîme de lueur dans le couchant, l'orient couleur de muraille, tout prenait l'âme, doucement la noyait de chagrin et de tendresse. C'était une saison d'amour, on le sentait, une saison de chauds, de froids alternatifs, de variables vibrations dans les organismes, et le grand cerf passionné, aux confuses, profondes solitudes de la futaie, las, maigre, fier, gardait le harpail de grêles biches bramait, gravement roux, équitable et beau sultan. Des bouvreuils épiaient, écoutaient quelque bruit de travail, coups de hache, de scie, comme intéressés, amis du barbare humain; un roitelet, frais venu du mois de septembre, assis dans un petit sapin, disait une phrase fine au jour couchant; des moineaux friquets tournoyaient revenus d'expédition, au-dessus d'une clairière, près à s'ébattre aux petites niches des arbres.
Elle allait toujours. Le chien, vif à l'entrée en forêt avait sans doute fini par comprendre la fragilité de sa compagne, il allait plus lentement. L'heure crépusculaire peu à peu approchait, mais l'opacité des vapeurs devait arrêter la grande fête des coloris, le jour décédant dans un Océan de grisaille. Une lassitude farouche descendait, le vent cessait de se ruer aux rameaux, le vert des mousses, le bronze des feuilles, les grandes poutres forestières étaient dans de la lumière de rêverie. Aux carrefours, Madeleine s'arrêtait une minute, sondait de son regard noir, plein d'angoisse, d'amour infini.
Soudain, au bord d'un pli de la forêt, elle tressaillit. Sur le chemin de cendre, au tournant, un homme venait, mince, torse, très haut, dans des pantalons roussâtres, une casaque de misère. Il portait un peu de bois sur son bras, des brindilles, et, arrêté en voyant l'étrangère, la jolie étrangère en dentelles il regardait avec des yeux clairs, de défiance et de sauvagerie, des yeux d'éternelle pauvreté, mais sans haine ni colère, d'une sorte de fauve douceur sylvestre. Madeleine eut le cœur ému, vit dans ce spectre, sous l'arcature grisonnante d'un frêne, je ne sais quelle entéléchie du grand travail méconnu, de toute une humanité désespérée, sans plainte mourant au fond des cabanes, et le remords lui montait de son existence passée, si large, si abondamment heureuse, insoucieuse des pauvres chairs bises qui maigrissent dans l'âpre combat, sans récompense.
Madeleine avançait encore, la traînerie de la diffuse lumière était plus douce, on sentait que le Crépuscule, maintenant, débutait, luttait harmonieusement derrière les nuages, mais les choses restaient claires, d'une clarté de mystère, immobiles. Le chien, brusquement, fit deux, trois gémissants abois: Madeleine se sentait mal au cœur, et les fûts géants s'élargissaient, des fougères roussies s'étalaient contre le sol, une grande vasque de ciel gris s'étendait, libre de ramures.
Alors, le tremblant voile du souvenir se souleva au cerveau de Madeleine, découvrit une suave, pénétrante scène du passé. L'Éden de Juin était là, la mare ronde, aux roseaux flétris, la grotte encore toute verte, et les deux hêtres debouts, moussus au nord, glabres au sud, dans le bronze clair, tombant de la désuétude, et il semblait à Madeleine entendre s'élever, s'abaisser, le son lent du cor, la plainte harmonieuse comme la voix de l'arcane forestier.
Le chien, de nouveau, gémit, leva sa noire tête constellée de blanc, deux yeux de noir bleuâtre, la gueule béante.
—Mais quoi donc, quoi donc? s'écria Madeleine toute pâle.
Et soudain, entre l'orée de droite de l'Éden, entre des fougères sèches, elle vit une forme étendue, sombre, et vers laquelle marchait le chien lentement. Alors elle eut un froid atroce, les lèvres bleues, le cœur mort une seconde, puis battant impétueusement, funèbrement. Elle voulut voir, s'avança.
—Oh! cria-t-elle.
Elle ne croyait pas encore, regardait avec des prunelles trébuchantes. C'était lui, pourtant, étendu là, pâle de la grande pâleur, effroyable et d'une beauté d'archange sur le fauve sol, sous le gris solennel du firmament. Du sang coulait encore de sa poitrine, sa main droite allongée se cachait sous une fougère.
—C'est toi... bien toi!
Elle tomba là, pesamment, sur ses genoux, mit ses lèvres douloureuses sur les lèvres de marbre, et aucune plainte ne la secouait encore dans l'énorme étonnement de l'aventure. Elle soulevait la tête de Jacques, frissonnait au soyeux contact des superbes cheveux blonds, précipitait ses baisers avec la folie d'espérance de son amour, l'espérance d'une résurrection. Mais elle sentait toujours plus l'épouvantable froid des joues, la féroce inertie de la bouche adorée, et le désespoir venait, dominait sa terreur, se fondait avec la certitude. Les sanglots montèrent, un âpre flux qui déchirait la poitrine de la vierge.
—C'est donc vrai! Vrai! cria-t-elle, rauque. Ah! bien-aimé, mon pauvre, mon doux Jacques... mon doux Jacques! Et j'ai dit non, et je ne le pensais pas, et tu as cru... en mourant... Mon Dieu, tu as cru cette parole... et voilà le monde écroulé maintenant... rien que la nuit, la nuit, toute noire. Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!
Elle relevait, avec un reproche immense, sa pâle figure vers le ciel, tragique et toujours pleine de sa frêle grâce, et tout mourait dans sa tête, disparaissait dans la cendre de sa vie. Son pauvre cœur balbutiait entre ses côtes, s'affaiblissait, sa voix se lassait, s'éteignait, et il ne venait plus que de larges larmes, intarissables, entre les grands cils ombreux, sur les joues blanches. À voix toute basse, elle se mit à parler au mort:
—Tantôt, sous les ramures, quand j'ai rencontré cet homme... l'espoir m'est venu, abondant... et j'étais si sûre de te retrouver, si sûre! Je me sentais puissante, capable de toute victoire. Nous serions retournés ensemble aux Corneilles, devant maman, et j'aurais parlé, oh! j'aurais dit tout mon cœur... tout mon cœur, dit l'impossibilité de vivre sans toi... et que tu étais sans haine, sans colère, et que la querelle de famille n'existait pas pour nous... et que tu l'aimais bien elle... Et elle aurait compris, vois-tu, elle aurait cédé... bien sûr, et père aurait parlé pour nous... Oh! et te voilà parti, te voilà parti, tout froid, qui ne me réponds pas, qui es parti avec une âme qui me soupçonnait... Oh, tu as même pensé peut-être que je vivrais sans toi?...
Soulevée, elle regardait, furetait, et tout à coup écarta les fougères qui couvraient la main droite de Jacques. Un canon nickelé scintillait, le canon d'un revolver échappé aux doigts du mort. Avec un cri d'amère victoire elle le prit, le regarda. Il était chargé largement: cinq balles restaient aux courtes chambres de la roue:
—C'est ça qui t'a tué! dit-elle.
Ses larmes s'arrêtèrent, une gravité très douce parut sur sa figure, et elle déposa l'arme soigneusement, dans la mousse. Puis, assise à côté du cadavre, les lèvres naïvement entr'ouvertes, elle resta là rêveuse, comme une adorable divinité forestière. C'étaient toutes sortes de petites choses, un peuple de chromatiques souvenirs apparaissant entre les portes de la mémoire, et bien des jours d'enfance oubliés, bien des croquis d'infini charme, et l'aurore éblouissante de la nubilité, la Genèse nouvelle, l'Univers peuplé de prodiges.
Les premiers bégaiements du sens intime, un milieu de sécurité, large et moëlleux, en belle lumière, un sentiment vague de souveraineté dès l'aube sur des gens gravitant autour d'elle, des profils de jouets, l'accomplissement des petits désirs puérils, la ténacité, les virtualités de joie, d'intense renouveau d'impressions du petit être, tel rayon de soleil, telle féerie entrevue au théâtre, tel coin de nef dans la pénombre bleuâtre, un arbre blanc de fleurs, la douceur d'une amitié, de furtives curiosités satisfaites, telle parole, tel baiser de la mère, le nuageux lit de l'enfant, puis de la vierge, la placidité affectueuse du père, la bonne, aimante nourrice aux yeux bovins, des tendresses de personnes, de bêtes, d'objets, le charme brusque d'une petite science acquise, d'une sonate bien jouée, l'inculcation par la mère d'une haine contre un inconnu, des heures de pénétrante familiarité, le brusque éblouissement du monde, des fiançailles, de la sérieuse, responsable vie débutant.
Elle frissonna soudain en levant le front. Las d'attendre le grand chien s'était levé, et léchait lentement la poitrine de Jacques.
—À bas! fit Madeleine.
L'animal obéit, se coucha docilement sur la mousse, et le rêve revint au fond du cerveau triste... Lentement, la pensée arrivait au soir de juin, à la lune dichotome croulant au fond de l'occident, et la frêle voix instrumentale s'élevait, l'essaim des petites fées sonores. Mon Dieu! un élargissement se faisait dans l'univers, les formes étaient renouvelées, la vie semblait devoir palpiter si douce et sans jamais tarir!
L'ombre se mêlait subtilement au crépuscule, une poussière, une vapeur coulait sur les cimes des grands chênes, et lointaine, une petite cloche tremblota:
—L'Angelus! murmura Madeleine avec douceur.
Elle souleva le revolver, le contempla attentivement, un frisson, une grande palpitation de ses fibres la parcourut. Ses dents bruissaient, elle continuait à écouter le tintement candide de la cloche, sérieuse et la lèvre amère, prise de l'indomptable dégoût de la vie. L'Angelus s'éteignit. Alors, elle se pencha lentement vers Jacques, embrassa encore ces lèvres fermées par la pesanteur incommensurable, cette figure de livide splendeur, et le dégoût de la terre, de sa noire destinée la reprenait à mesure. Elle respira vivement l'atmosphère sylvestre, essaya de voir un astre au zénith entre les hautes frondaisons. La grisaille épaisse couvrait la voûte, mais une clarté transsudait de la lune cachée.
—Mon doux Jacques!... La vie pouvait être adorable!
Elle avait levé l'arme. Elle l'appuya sur sa poitrine à gauche. Un petit éclair jaillit, un bref crépitement, et elle tombait là, près de lui, ensevelie dans l'Immuable.
Et dans les demi-ténèbres, la tête levée douloureusement, le grand chien hurlait, emplissait d'une plainte téméraire les larges, les sommeillantes futaies.
J.-H. Rosny
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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.