The Project Gutenberg eBook, La belle Gabrielle, vol. 3, by Auguste Maquet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: La belle Gabrielle, vol. 3 Author: Auguste Maquet Release Date: April 23, 2005 [eBook #15686] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 ***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BELLE GABRIELLE, VOL. 3*** Produced by Distributed Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net Project by Carlo Traverso and Mireille Harmelin This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. LA BELLE GABRIELLE PAR AUGUSTE MAQUET III 1891 I LE ROI TE TOUCHE, DIEU TE GUÉRISSE! Le nouveau roi de France, la Ramée, avait assis son camp près de Reims, dans une vieille maison de campagne abandonnée, qui lui servait à la fois de forteresse et de palais. C'était là qu'il se repaissait de chimères, là qu'il rêvait à la fortune et à l'amour. Entouré de soldats qui le gardaient avec soin, et dont le nombre se grossissait à chaque instant, il s'occupait en homme actif et intelligent à les armer, à leur donner quelque éducation militaire, en même temps qu'il s'efforçait de faire croire au peuple que la légitimité, dernier espoir de la France, était venue en sa personne honorer la ville de Reims, où se font les rois. Bon nombre d'oisifs, crédules comme quiconque n'a rien à faire, le visitaient et s'en retournaient enchantés. Il avait cette noblesse de taille et de visage qui répond à l'idée qu'on se fait de la royauté; il avait le regard clair et superbe, un peu cruel même, des princes Valois, dont il se disait le successeur. N'était-ce pas assez pour que les badauds qui, de toute éternité, ont foisonné dans ce beau pays de France, lui accordassent quelque droit et beaucoup de révérences? La Ramée songeait beaucoup plus au solide. Autour de lui on faisait bonne garde. Dans un rayon d'environ une lieue, ses quinze cents hommes étaient échelonnés, non sans une certaine habileté stratégique, et les communications de ces lignes au quartier général où se trouvait le chef, avaient été établies de manière que, comme dans une toile d'araignée, pas un fil de la circonférence ne fût touché sans avertir le centre. Par une soirée de printemps, fraîche et pure, le château du nouveau prince offrait un coup d'oeil plus bizarre que royal. On voyait rangés dans la grande cour, convertie en cour d'honneur, les gardes particuliers de Sa Majesté la Ramée, c'est-à-dire environ deux cents Espagnols ou ligueurs enragés, parmi lesquels l'observateur eût reconnu plusieurs des visages que nous avons vus chez la duchesse de Montpensier, le jour de la proclamation du dernier Valois. Au milieu de la cour, sous un grand marronnier dont les pousses vigoureuses commençaient à faire jaillir des panaches verts de leurs gaines visqueuses, s'élevait une sorte de trône, dont l'élévation compensait la mesquinerie. Pauvre vieux fauteuil magnifique encore dans l'ombre de la grande salle poudreuse d'où on l'avait exhumé, il semblait s'effrayer de l'honneur que lui faisait le grand jour, malgré la tapisserie détachée du mur, et drapée ingénieusement aux branches du marronnier pour servir de dais au-dessus de ce trône. La tapisserie qu'hélas on n'avait pas choisie, car elle était unique au château, représentait un martyre de saint. Le patient se tordait, une corde au col, fatal augure, au milieu d'une troupe de bourreaux et de légionnaires romains ornés de casques incroyables. Çà et là, sur le sol, l'artiste avait semé des clous, des fers rougis, des haches, des masses, des coutelas et des flèches, tout l'attirail enfin du martyrologe. Il n'y avait qu'à se baisser pour en prendre. Mais, bien que curieuse à voir, cette tapisserie maussade était négligée par les spectateurs pour un spectacle encore plus singulier. On voyait arriver dans la cour, sur des civières ou sur des chariots garnis de matelas ou de paille, des malades de piteux aspect que suivait une foule de paysans et de citadins vulgaires. Les officiers du nouveau roi faisaient ranger ces malades sur une file à la droite du trône, les spectateurs à la gauche, et tous les regards appelaient le monarque qui d'un simple attouchement devait guérir ces malheureux, s'il était réellement roi de France. Deux jours avant, la Ramée avait reçu de Paris un billet qui renfermait ce peu de mots: «Il faut guérir les écrouelles.» Et comme il ne pouvait méconnaître la main qui avait tracé cette ligne, comme aussi ce billet était accompagné d'une bonne somme destinée aux frais de la cérémonie, la Ramée voulut obéir à sa protectrice; c'était le moyen de frapper un grand coup sur les esprits superstitieux de la province; c'était l'usurpation du privilège le plus spécialement essentiel d'un roi de France. La Ramée allait donc guérir les écrouelles devant son peuple. On chercha, et l'on rencontra des gens atteints de l'horrible maladie. Peut-être, à Reims, s'en trouvait-il un dépôt pour les grandes occasions, Reims étant la ville des cérémonies et de la mise en scène royales. C'étaient ces malades que nous venons de voir alignés à la droite du trône, attendant la présence du nouveau roi. Celui-ci accomplissait-il l'épreuve en charlatan qui dupe la foule? Non, il avait pris son rôle au sérieux. La folie amoureuse de ce malheureux développait en lui les manies de la grandeur et de la représentation. Aux prises avec une femme orgueilleuse par excellence, il voulait la dominer, s'en faire admirer, et le seul moyen était de l'asseoir sur un trône, puisqu'elle convoitait un trône. La Ramée, jouet de la destinée, ressemblait, depuis son avènement, à ce personnage du conte arabe dont un calife tout-puissant accomplit, par dérision, chaque souhait ambitieux. Or, festins, palais, couronne, il lui donne tout pour un jour, et le soir, quand il retire sa main, la pauvre dupe retombe de ces hauteurs sur un peu de paille où l'attendent le désespoir et la morne folie. La Ramée rêvait ainsi tout éveillé. Il se croyait sincèrement roi, parce qu'il avait besoin de l'être, et nul ne fut aussi crédule à sa royauté que lui-même. Lorsqu'il parut sous le vestibule de son palais avec le costume rétrograde de Charles IX; quand les fanfares l'accueillirent, et que les murmures de la foule, murmures d'étonnement respectueux, frappèrent son oreille, il se redressa fièrement, et Charles IX n'eût pas renié un pareil successeur. Ses gardes contenaient difficilement la multitude. Il leur commanda de la laisser approcher. Puis, se dirigeant d'un air majestueux vers les malades qui se prosternaient, il leur toucha le front et le col avec un doigt blanc et nerveux, en prononçant d'une voix ferme les mots sacramentels: --Le roi le touche, Dieu te guérisse. En pareille occurrence, le merveilleux est de bonne guerre. Ceux qui s'exposent à le rencontrer ne demandent pas autre chose. Parmi les malades de Reims, il s'en trouva d'assez habilement préparés pour que leur guérison fût immédiate. Ils se redressèrent, et, avec des cris d'enthousiasme, montrèrent au peuple leur corps guéri, purifié comme par enchantement. Le miracle était manifeste. Ces cures merveilleuses avaient peut-être coûté cher à Mme de Montpensier, mais le succès passa la dépense, et les spectateurs convaincus crièrent: Vive le roi! avec une énergie contagieuse. La Ramée ne douta pas un moment de sa vertu royale. Le malheureux! il aimait tellement Henriette! Aussi, après la cérémonie, quand il eut reçu les félicitations de son armée, de quelques notables et de deux ou trois prêtres fanatisés; quand certaines dames de la ville de Reims lui eurent fait leur présent, qui consistait en un manteau royal avec l'habit complet, le jeune homme, avide de faire part de ses triomphes à son idole, se renferma chez lui, et au lieu de remercier Dieu ou de lui demander grâce, l'aveugle écrivit à Mlle d'Entragues une lettre destinée à étendre jusqu'à ce coeur sceptique l'impression favorable produite par la cérémonie de Reims. «Oui, lui disait-il, me voilà roi. À cette heure, j'entends crier partout: Vive le roi! vive Charles X! Mon coeur en est doucement remué; c'est que ces cris signifient plus qu'ils ne disent, c'est que, ma belle et tendre amie, ils veulent dire: Vive la reine Henriette! la perle de beauté, la noble épouse du nouveau prince. Vous l'aurez donc bientôt cette couronne, qui seule peut ajouter quelque chose aux grâces de votre front. Je la vais conquérir en de rudes combats, peut-être, mais tant mieux, puisqu'il doit en résulter la gloire pour mon nom, et que vous aimez la gloire. «Que je suis fier et heureux! Naguère, je doutais. Votre coeur me semblait fermé à jamais. J'ignorais que vous êtes prudente autant que belle, et que vos surveillants sont impitoyables et nombreux. Mais dans cette dernière épreuve, où vous vous êtes révélée à moi, j'ai vu enfin luire votre pensée. Vous m'avez souri, vous m'avez sauvé, vous m'avez serré la main. Cependant, je vous avais presque offensée la veille; et si vous ne m'eussiez aimé, la vengeance vous eût été facile.... Merci! je n'oublierai pas votre miséricorde et votre douce promesse de bonheur. Je n'oublierai pas non plus les encouragements que vous avez su me faire parvenir jusqu'ici depuis mon arrivée. Il fallait tout votre esprit et un peu de votre coeur pour surmonter tant de difficultés.» «Désormais tout m'est facile. Aussitôt que j'aurai fait assez de progrès pour tenir la campagne, vous pourrez venir me joindre. I1 me tarde de vous entourer du faste et de la splendeur royale. Mes officiers m'avertissent des complots qui chaque jour se trament contre la personne de l'usurpateur, du renégat Henri de Navarre. Hier encore, plusieurs soldats me sont venus proposer de l'aller frapper à mort au milieu même de son Louvre, dans le sein des plaisirs de Sardanapale qu'il savoure sans pudeur.» «Mais la couronne qu'il a portée un moment me le rend sacré. De roi à roi ces crimes sont impossibles. Je n'entreprendrai pas contre sa vie ailleurs que sur les champs de bataille. Là, c'est autre chose, et je brûle de prouver à ce prétendu héros et à ses gardes, prétendus invincibles, que le bras d'un Valois sait manier victorieusement une épée.» «Vivez cependant sans crainte, ma chère âme; à mesure que le temps marche, je crois sentir que je me rapproche de vous. Beaucoup de sombres idées, de sinistres souvenirs s'effacent devant la radieuse lumière qui m'environne. Cette ténébreuse nuée du passé va se fondre aux éclats de la foudre.» «Les combats ne peuvent beaucoup tarder maintenant. J'attends un renfort prochain. Le roi d'Espagne m'envoie trois de ses meilleurs officiers qui précèdent un corps de troupes embarqué depuis huit jours. Je me concerterai avec ces officiers pour lier des intelligences dans Paris même, où, m'assure-t-on, se remue déjà ostensiblement l'ancienne Ligue, que je veux régénérer en ma qualité de prince catholique purifié par le baptême de la Saint-Barthélemy.» «Aussitôt que mes affaires ici seront décidées, je me fais sacrer à Reims. N'y viendrez-vous pas, ma chère âme? Ne me donnerez-vous pas ce jour, pour effacer celui, de douloureuse mémoire, où le Béarnais fit son abjuration à Saint-Denis, où vous y allâtes en compagnie de vos parents, où j'étais obscur, maudit, abandonné, où nous allâmes ensuite au couvent de Bezons... Cruel souvenir, que tant de gloire devait venger, mais qui brûle encore le fond de mon coeur?» «0ui, vous viendrez à Reims, n'est-ce pas? Quelque chose me dit que vous êtes brave comme vous êtes belle, et que vous serez fière de me prouver votre générosité. D'ailleurs, vous voilà intéressée à mon triomphe, et vous le pouvez avancer par vos conseils et votre présence.» «Si vous avez formé quelque projet pour le voyage, s'il est nécessaire que vous trompiez la vigilance de vos parents, dites un mot, je vous enverrai par l'un de mes trois officiers espagnols, de l'argent, des chevaux et des passe-ports pour arriver jusqu'à moi. J'attends ces officiers d'heure en heure. La présente lettre vous sera remise demain. Vous pouvez m'avoir répondu sous trois jours. Faites-le sans crainte, le messager sera sûr.» «Adieu, ma chère âme. Conservez-moi votre coeur. Je vous aime avec tant de force, que si j'emploie seulement une part de cette ardeur à conquérir, dans un an j'aurai conquis le monde.» «Signé: CHARLES, roi.» Le pauvre la Ramée venait de mettre toute son âme dans ces pages. Il y avait peint fidèlement sa vie: remords, honte, effroi, il n'avait rien oublié du passé; espoir, orgueil, amour sans frein, il n'oubliait rien pour l'avenir. L'image de cette belle Henriette, de ce démon, tourmentait sa solitude; elle lui apparaissait plus désirable à travers les obstacles. Pour l'avoir près de lui, il entrait en lutte contre toute la France. Peut-être, pour la conserver, eût-il foulé aux pieds toutes les couronnes de l'univers. C'était dans cette âme profonde un combat déchirant entre la raison et la folie. Logique, implacable, il sentait parfois le néant de son rêve; en d'autres moments, il s'enivrait de ses désirs comme d'un breuvage qui le poussait à la frénésie, au délire. A de pareils songes, qui brisent l'organisme, la sagesse divine ménage presque toujours de prompts réveils. La Ramée, lorsqu'il eut lu et relu sa lettre, corrigeant avec soin ce qui lui semblait trop tiède, ajoutant çà et là un mot capable de piquer l'émulation ou l'avidité d'Henriette, confia la dépêche à un de ses affidés, avec ordre de la porter sans retard à son adresse. Puis il monta à cheval pour faire une revue de son camp et assurer la tranquillité de toute la nuit. Il y avait dans cet insensé l'étoffe d'un bon capitaine et d'un brave homme, si le démon n'eût pas soufflé ses feux au fond de cette âme. La Ramée parcourut à la nuit tombante les postes avancés, visita chaque corps de garde, donna des instructions précises pour que les lignes ne pussent être forcées par quelque soudaine attaque. D'ailleurs, il avait reçu le rapport de ses éclaireurs. Nul corps d'armée, nul détachement ne paraissait dans la campagne. Aucune nouvelle ne parlait d'une formation de troupes dans un rayon d'au moins vingt lieues. La Ramée recommanda aux chefs des postes d'avant-garde de laisser pénétrer jusqu'à lui, s'ils se présentaient, trois officiers espagnols, porteurs de passe-ports en règle, dont il exhiba le cachet et formula la teneur. Si ces officiers arrivaient à pied, on leur fournirait des chevaux; s'ils arrivaient à cheval, on leur ferait escorte avec considération, sans toutefois apporter de désordre dans la disposition des campements, et surtout on donnerait avis de leur arrivée au quartier général. Pour tout autre que l'un de ces officiers, les lignes étaient closes. Les courriers, on n'en parlait pas, ils avaient le mot d'ordre. La Ramée s'assura du bon effet qu'avait produit sur ses troupes la guérison des écrouelles. Il recueillit là des renseignements favorables sur l'esprit de la population, et annonça en s'éloignant l'arrivée prochaine d'un puissant renfort et de sommes importantes. Ainsi tout allait bien; le nouveau roi, acclamé par ses soldats, regagna son quartier général au petit pas, en savourant à longues gorgées l'orgueil et l'amour, la double ivresse du coeur et du cerveau. Un souper l'attendait, auquel il avait invité ses principaux chefs d'armée. La chère était bonne, les vins à portée de la main. En Champagne, quiconque ne veut pas boire est mal regardé du Dieu qui a doré ces splendides raisins. Un roi Très-Chrétien est forcé de boire en Champagne. Mais la Ramée, homme sobre, se contenta de verser à boire à ses convives. On but à la gloire du trône, à la conquête de la France, à la santé du roi Catholique; on parla drapeaux, équipements de troupes; on parla batailles et sièges, on parla surtout contributions et corvées. La guerre coûte si cher... la guerre civile surtout! Enfin, le repas, malgré la réserve du roi, dura jusqu'à onze heures du soir et menaçait de se prolonger au delà de minuit, lorsque le pas rapide d'un cheval retentit dans la cour, et bientôt après un soldat fut introduit qui annonçait à la Ramée l'arrivée aux premiers postes, des officiers espagnols qu'il avait signalés lui-même. Il se leva de table et congédiant aussitôt ses convives, --Messieurs, dit-il, le renfort que je vous avais promis se présente. Je vais sans doute passer la nuit à entretenir ces officiers, qui sont des gens de mérite, envoyés à moi par Sa Majesté le roi d'Espagne. Faites bonne garde au dehors, messieurs, et donnons bonne opinion de notre vigilance et de notre discipline aux alliés qui nous arrivent. L'assistance salua respectueusement, le roi passa dans la salle de cérémonie, et donna les ordres nécessaires pour que les officiers lui fussent amenés dès leur entrée au château. II LA GRIFFE DE PROSERPINE Trois hommes s'étaient présentés le soir aux avant-postes de la Ramée. A cheval tous trois, empreints tous trois de ce type de gentilhomme soldat que la France était accoutumée depuis trop longtemps à reconnaître dans les Espagnols, ils avaient été conduits an lieutenant qui commandait, et l'un d'eux, un jeune homme de belle mine, ayant pris la parole en espagnol pour déclarer que ses compagnons n'entendaient pas un mot de français, avait exhibé recommandations et passe-ports, selon l'usage. A l'inspection de ces pièces, le lieutenant reconnut les trois officiers étrangers qu'on lui avait signalés. Il donna ordre à quelques cavaliers de les conduire au quartier général. Ces Espagnols, dont la contenance calme et réservée s'accordait bien avec le caractère de leur nation, traversèrent ainsi les lignes formées par le régiment de garde. Ils observaient curieusement chaque poste, et, sans parler, s'entendaient en échangeant des signes ou des pressions de main et de genou quand leurs yeux avaient rencontré quelque chose qui en valait la peine. Le service se faisait bien. Le mot d'ordre s'échangeait à chaque instant. Une petite demi-heure suffit aux cavaliers pour arriver au quartier général. Là, l'escorte s'éloigna pour donner quelques renseignements aux sentinelles curieuses qui veillaient autour du palais. Les Espagnols demeurèrent seuls, tandis qu'on allait prévenir la Ramée. Ils en profitèrent pour se grouper en triangle de façon à surveiller l'approche de tout espion, et là, pendant quelques secondes au plus, ils parurent converser vivement, chuchotant tous trois à la fois, et fermant le dialogue par une énergique poignée de main qu'ils se donnèrent. Ces officiers espagnols ayant mis pied à terre, on put mieux juger leur tournure et leur visage. L'un était âgé, le chef sans doute. Il se tenait frileux, dans son manteau comme tout vrai Espagnol; il était trapu, grisonnant. Les deux autres, plus jeunes, assuraient, l'un son épée, que la course avait dérangée, l'autre son éperon: il en avait perdu un en route. Tous trois, sans affectation, regardaient le bâtiment appelé palais du roi par les gens de la Ramée; ils en toisaient, pour ainsi dire, la hauteur et l'épaisseur en purs Espagnols dont le génie, comme on sait, est frondeur, algébriste et enclin à estimer au-dessous du cours toute propriété qui n'est pas la leur. D'ailleurs, à ne supposer que de bonnes intentions, comment voulait-on que ces braves gens passassent le temps, dans cette cour ouverte à tous vents? L'un d'eux, le frileux, s'était, il est vrai, avancé jusqu'au vestibule; mais nul ne l'avait engagé à y entrer, la Ramée ne l'ayant pas prescrit, un peu par défiance de la médiocre apparence du logis. On vint enfin les avertir que le roi leur accordait audience. Ils se regardèrent comme pour savoir qui marcherait le premier. Le plus âgé s'empara immédiatement de la tête et les deux autres le flanquèrent sans prononcer une syllabe. Ils entendirent du vestibule une voix qui disait: --Vous assurez que ces officiers ne savent point un mot de français. Je l'ai prévu, et sais assez d'espagnol pour me faire entendre d'eux. Allez donc, et veillez à ce que nul ne nous trouble. Si j'ai besoin de quelqu'un, j'appellerai. Cette voix les fit tressaillir. L'un des jeunes officiers, un petit homme, carré d'épaules, rougit et poussa le coude de son compagnon, qui répondit froidement: --_El rey!_ --Oui, seigneurs, dit le planton, c'est effectivement le roi que vous venez d'entendre. Le sourire qui effleura leurs traits à cette réponse était déjà effacé, quand le guide vint à eux et dit: --Entrez, messieurs. La Ramée était assis près de sa table, sur laquelle brûlaient des flambeaux. Il feuilletait avec attention les papiers des Espagnols; il trouvait dans le texte même de la recommandation du roi d'Espagne des signes non équivoques de l'intérêt qu'on lui portait par delà les Pyrénées. Préoccupé comme il l'était, et aussi dans le but de se poser plus dignement, il attendit que le bruit des pas sur le parquet se fût arrêté pour lever la tête et regarder ses nouveaux hôtes. De cette façon, il coupait court à tout cérémonial. --Soyez les bienvenus, señores, dit-il en espagnol. Les officiers s'étaient avancés lentement. Ils s'arrêtèrent; la Ramée leva les yeux, et comme s'il eût aperçu des spectres, sa bouche s'ouvrit, son sang se figea dans ses veines. Il avait en face de lui Crillon, à droite Espérance, à gauche Pontis. Un moins brave se fût évanoui de peur. La Ramée se pencha en avant comme pour percer un brouillard magique qui se serait interposé entre lui et de vrais Espagnols, mais comment s'y tromper plus longtemps? La figure de Crillon était sombre, celle d'Espérance grave, celle de Pontis railleuse avec une nuance de haine féroce. --D'abord, lui dit Crillon, puisque vous nous avez reconnus, ne remuez ni ne criez, car vous sentez bien ce qui arriverait, et vous avez assez d'intelligence pour deviner notre dessein. En disant ces mots, il avait fait signe à Pontis, qui s'approcha de la Ramée un long poignard à la main. --Parlez-nous, si vous avez quelque chose à nous dire, continua le chevalier, mais que ce soit à voix basse, et de façon à n'amener personne ici. Sinon, après vous avoir expédié, nous en ferions autant de cette personne, et je crois tant de meurtres inutiles. La stupeur, l'épouvante de la Ramée ne sauraient se décrire. C'était, d'ailleurs, beaucoup moins de la frayeur qu'une prostration absolue. L'audace d'une pareille tentative, d'un coup à ce point insensé, suspendait en lui jusqu'à l'intelligence. Esprit et corps se soutenaient, il est vrai, mais paralysés, comme sont ces cadavres que la foudre a calcinés, et qui, monceaux de cendres, conservent encore l'apparence de la vie. Cette stupéfaction fut telle, qu'il laissa Pontis lui détacher le ceinturon de son épée et le désarmer ainsi, sans rencontrer même l'instinct de la résistance. Enfin, les vapeurs de cette ivresse se dissipèrent; le sang reprit son cours; le courage inné dans cet homme revint calmer les battements du coeur. --Si vous êtes venus pour me tuer, dit-il à ses ennemis, pourquoi n'est-ce pas déjà fait? --Nous ne sommes pas venus pour cela, répliqua Crillon. C'est une extrémité devant laquelle nous ne reculerons cependant pas, si vous nous l'imposez. Mais, jusqu'à présent, je ne la vois pas nécessaire. --Il peut arriver qu'elle le soit, dit la Ramée, car je ne suis pas un mouton pour me taire toujours comme je viens de le faire dans le premier mouvement de surprise. --Surprise naturelle, et que je ne blâme pas, reprit le chevalier. Le plus brave peut être surpris; je dois même vous dire que vous n'avez pas mal accepté la chose. Pendant qu'il parlait, la Ramée avait recueilli ses idées. Semblable au lutteur qui terrassé d'un premier choc se relève et prend mieux ses mesures. --J'entrevois, dit-il, messieurs, que vous avez commis une grave erreur, et que vous êtes perdus. Espérance ne bougea pas, Pontis redoubla d'ironique menace, Crillon secoua doucement la tête. --Ne le croyez pas, dit-il. --Pardonnez-moi. Il dépend de moi de vivre ou de me faire tuer, avez-vous dit? --Parfaitement. --Eh bien! c'est là tout votre calcul. Vous vous êtes dit: il aura peur de la mort et se taira. --Mous nous le sommes dit en effet. --De deux choses l'une: ou je me tairai, que ferez-vous de moi? ou je crierai, et vous me tuerez... Que ferez-vous de vous? --Je ne comprends pas bien, dit Crillon. --Oui. Si je me tais, vous voudrez me taire signer quelque chose, ma renonciation, par exemple... J'admets que je la signe. Comment ferez-vous pour sortir du camp. Et si vous me tuez ce sera bien pis, que diront mes soldats? Votre sûreté est de tout point bien aventurée. --Monsieur, repartit Crillon, vous raisonnez si bien que c'est plaisir de discuter avec vous. --Oui, mais il ne faut pas que la discussion soit longue, dit la Ramée, car vous allez vous faire surprendre. --Merci, restez calme et ne songez pas tant à nous, car nous sommes sûrs de notre affaire. Oui, nous vous eussions tué si dans le premier mouvement vous eussiez appelé à l'aide; nous vous tuerions même encore si vous le faisiez, parce que les soldats sont portés tout d'abord à se jeter comme des dogues sur ceux que leur maître leur désigne, et que nous ne voulons pas être massacrés avant explication. Mais faites une chose, appelez tranquillement par la fenêtre, ou laissez l'un de nous aller appeler vos principaux officiers, les soldats même si cela vous plaît mieux. Nous sommes prêts. --A vous battre trois contre mille! s'écria la Ramée riant forcément, mais riant de cette fanfaronnade. --Non pas, monsieur; il ne faudrait pas m'en défier cependant. Seulement, j'y succomberais. Non, nous ne nous battrions pas contre votre armée; nous lui lirions certains papiers qui sont dans ma poche, et le combat deviendrait impossible. La Ramée, froidement: --Que disent ces papiers? demanda-t-il. --Appelons vos gens, si vous voulez, et vous l'apprendrez en même temps qu'eux. Vous hésitez. C'est le bon parti. Je vois que vous êtes un homme sage. --J'ai compris, dit la Ramée, que vous essayeriez de débaucher mes soldats par quelque promesse du roi ou même par des calomnies. --Je leur prouverai tout simplement que vous n'êtes pas plus Valois que je ne suis la Ramée, et cela les refroidira. --Monsieur! s'écria le jeune homme pâle de colère, prouvez! --Je veux bien, dit Crillon en s'approchant de la fenêtre en même temps que Pontis appuyait la pointe de son arme sur la chair frissonnante de la Ramée, qui s'arrêta. On entendit heurter doucement à la porte. Les trois compagnons s'apprêtèrent. Le front de la Ramée s'éclaircit, il allait pousser un cri d'alarme. Pontis raidit sa main, la lame mordit. Espérance étendait déjà les bras pour recevoir un cadavre. --J'avais fermé les verrous, dit Crillon; ouvrez-les, Espérance, et laissez entrer chez monsieur tous ceux qu'il voudra recevoir. Vous, Pontis, rengainez. Le visage de la Ramée devint livide. Par excès de bravoure il n'avait pas crié, mais cette assurance de ses ennemis l'accabla. Il perdit contenance. --Si je voulais, murmura-t-il, nous péririons tous ensemble; mais j'ai ma destinée, vous ne l'arrêterez pas dans son essor. Il est écrit que je serai heureux et glorieux malgré vos papiers et vos poignards. Crillon sourit et haussa les épaules. Un majordome se présenta: --Sire, dit-il, le messager qu'avait expédié ce soir Votre Majesté, est revenu au quartier. --Revenu! balbutia la Ramée déconcerté par l'éclair de joie qui brilla dans les yeux de ses ennemis, et pourquoi revenu? --Oh! sire... et dans un état.... Crillon s'approcha de la Ramée. --Vous ne comprenez pas? lui dit-il à l'oreille. Voulez-vous que je vous explique pourquoi il n'a pas continué sa route vers Paris? La Ramée tremblait. --C'est parce que nous l'avons arrêté au passage, continua Crillon, et que nous lui avons pris son message. --Va! murmura la Ramée au majordome, qui attendait un mot du maître, va! Les portes se refermèrent. --Oui, poursuivit Crillon, cette lettre si tendre et si explicite à la fois, ce chef-d'oeuvre d'amour et de politique, est entre nos mains; il n'arrivera pas à son adresse. Voilà pourquoi votre courrier est revenu. La Ramée n'en pouvait croire ses oreilles, tout en lui tressaillait; ses yeux semblaient crier avidement: Parlez! expliquez-vous! instruisez-moi! --Nous arrivions vers votre camp avec défiance, dit Crillon, et chaque figure nous était suspecte, comme vous pensez bien. Soudain, nous rencontrâmes votre courrier qui galopait. Le pauvre diable! nous barrions le chemin à nous trois. Il nous compta, et dit, pour nous sonder: «Je parie que ce sont les Espagnols que nous attendons à Reims.--Oui, répliqua en espagnol Espérance, qui le sait à merveille.--Et moi, continua votre homme, je suis attendu à Paris.--Là-dessus, il n'y avait plus à hésiter, c'était un des vôtres, nous arrêtâmes le drôle, et lui prîmes la lettre adressée à votre maîtresse. Une jolie fille, ma foi. --Quoi! vous la connaissez? articula péniblement la Ramée en essuyant la sueur qui coulait de son front. --Si nous connaissons Mlle d'Entragues! la perle de beauté, comme vous dites. Demandez à Espérance s'il la connaît, lui, que vous avez assassiné pour elle! --Oh! rugit la Ramée, touché au coeur plus sûrement par la jalousie que par le poignard. --Chevalier, dit tout bas à Crillon le généreux Espérance, ménagez ce malheureux. --Allons donc! s'écrièrent Pontis et le colonel. --Par grâce! Cette compassion fut le dernier coup pour la Ramée, il tomba presque inanimé sur un fauteuil. --Henriette!... murmura-t-il. --Vous l'avez mise dans une jolie situation, continua Crillon. La voilà votre complice. --Ma complice! --Sans doute, complice de rébellion, d'attentat contre la sûreté de l'État et la personne du roi, de faux et d'imposture, de tous vos crimes enfin qui sont énumérés dans cette bienheureuse lettre. --Ah! mon Dieu! s'écria la Ramée. --Et le moins qui puisse arriver à cette délicieuse personne, c'est d'être pendue jusqu'à ce que mort s'en suive; mais je crois bien qu'elle sera brûlée.... --Vive! ajouta Pontis avec un ricanement farouche. --C'est vrai! c'est vrai... dit la Ramée en se levant avec agitation; on pourrait la compromettre. Mais cette lettre, vous l'avez? --Pardieu! --Eh bien! hurla le jeune homme, nous allons tous mourir ici, car je vais appeler; je vous ferai tuer ou vous tuerai moi-même. Je ne sais pas ce que je ferai, mais ce sera terrible. Je ne veux pas que cette femme souffre seulement un soupçon à cause de moi. --Oh! oh! dit Crillon, eh bien, égorgeons-nous, allons.... --Je reprendrai cette lettre sur vos cadavres! ajouta la Ramée écumant de colère. Donnez-la-moi, ce sera mieux. --Mais vous nous prenez donc pour des idiots? dit doucement le chevalier. Aurions-nous commis cette imprudence de vous rapporter une pièce si intéressante?... Oh! que non pas! --Où donc est-elle, et qu'en avez-vous fait? demanda le jeune homme, à qui ces paroles ne paraissaient que trop vraisemblables. --A l'heure qu'il est, un brave homme de notre suite l'a dans ses mains pour nous la remettre à notre retour. Si nous n'étions pas revenus demain à midi, comme j'y compte, ce messager, plus sûr que le vôtre, continuera son chemin, et rendra la lettre du roi de Reims au roi de Paris. C'est alors que Mlle d'Entragues aura maille à partir avec MM. les présidents de la Tournelle et autres. --Elle est perdue! s'écria la Ramée en proie au plus touchant désespoir. Messieurs! messieurs! c'est là le coup qui m'abat. Messieurs! épargnez cette jeune fille innocente. Elle est innocente, je vous jure! --Vous êtes aveugle, mon cher monsieur, dit Crillon, c'est une coquine! --Messieurs! vous êtes gentilshommes, vous ne ferez pas usage de vos forces contre une femme. Elle serait punie pour avoir été généreuse. Elle était ma fiancée, seigneurs! --Cela n'empêche pas une femme d'être pendue, dit flegmatiquement Pontis. --Oh! seigneur chevalier... Ah! brave Crillon! Voyez si je demande quelque grâce pour moi. Non, tuez-moi, je tends la gorge... frappez! mais, épargnez une pauvre femme. --Cela n'est plus possible, dit Crillon, nous allons être obligés de faire ici un scandale enragé. Vous mort, on va débiter des phrases entrecoupées de moulinets d'épée, le contre-coup s'en fera sentir peut-être bien loin: nous ne serons pas à midi à l'endroit où nous attend notre compagnon, et ma foi, demain matin la lettre sera donnée à Henri IV. Ainsi, vous aurez beau vous faire tuer ici, j'aurai beau dire à tous vos hommes que vous êtes un faux prince, j'aurai en vain exterminé les Espagnols, car ils ne se rendront pas ainsi,--ils savent trop bien ce qui les attend,--je me serai inutilement fait écharper avec mes deux compagnons, votre destinée, comme vous dites, n'en rejaillira pas moins sur votre complice, et gare le gibet pour toute cette jolie couvée de reptiles qu'on appelle les Entragues. --Eh bien! dit la Ramée avec un geste sublime, pas de scandale, pas de bruit, pas de combats. Vous serez à midi à l'endroit indiqué. Vous y serez dans deux heures, s'il n'y a que deux heures de chemin d'ici à cet endroit. --Ah! voyons, fit le chevalier, frappé ainsi que ses amis de l'auréole majestueuse qu'un splendide amour jetait au front du coupable. --C'est moi que vous voulez, n'est-ce pas, dit le jeune homme, ce n'est pas elle. Vous avez besoin de mon déshonneur, et de ma condamnation, non pas du supplice de la pauvre créature que j'aime. Je vous accorde ce qu'il vous faut. Je pourrais me faire tuer ici, vous n'auriez qu'une demi-victoire. Prenez-moi vivant, vous me dégraderez, vous me condamnerez. Je me livre. Seulement, épargnez-la! Les trois hommes se regardèrent saisis d'étonnement. --Oh! ne soupçonnez aucun piége, interrompit le jeune homme. Il n'y en a pas. Franc jeu. Mais d'abord, jurez-moi par le nom de Crillon que vous n'avez point cette lettre ici, cachée sur l'un de vous. --Je le jure! dit Crillon, et ne me parjure jamais. --Je le sais, il suffit. Nous allons partir tous quatre. Vous voyez si je me fie à l'honneur, moi. Nous rejoindrons votre compagnon, il vous rendra la lettre que vous lui avez confiée, vous me la livrerez, et ensuite je vous appartiens. Faites. --Voilà un homme! ne put s'empêcher de dire Crillon. --Qui eût été un brave homme... ajouta Espérance. --Si Proserpine ne lui avait appliqué sa griffe, grommela Pontis; mais elle la lui a appliquée, et à quelle profondeur, sambious! --Eh bien, messieurs, acceptez-vous? demanda la Ramée, tremblant d'être refusé. --C'est dit! s'écria le chevalier, et bien vous prendra d'avoir été rond en affaires. Je vous épargnerai toute souffrance inutile. Mon projet était de vous dégrader de vos titres usurpés, et de vous en fouetter le visage en présence de votre armée; j'avais toutes les preuves nécessaires pour vous infliger cette torture. Je ne le ferai pas. Vous êtes entré roi pour ces coquins, roi vous sortirez; jouissez de votre reste. Une fois dehors, je ne réponds plus de rien. --Je n'ai demandé qu'une grâce, dit froidement la Ramée. Je l'ai; que m'importe le reste! --Eh bien, partons! reprit Crillon. --Partons! répétèrent ses amis. La Ramée appela ses gens, et d'une voix calme: --Les chevaux de ces messieurs et le mien, dit-il. --Veillons toujours! murmura Pontis à l'oreille d'Espérance, le drôle a déjà échappé à des cordes plus solides que celle-ci. --Monsieur de Pontis, répliqua mélancoliquement la Ramée, qui l'avait entendu, ne veillez pas, c'est inutile; la chaîne par laquelle vous me tenez cette fois, je n'essayerai pas même de la rompre. Puis s'adressant à ses officiers, qui peu à peu apparaissaient dans la cour: --Je vais faire une reconnaissance avec ces messieurs, dit-il. Bonne garde! Et comme il était salué de quelques cris de: Vive le roi! qui faisaient bondir Crillon sur sa selle: --Adieu royauté! murmura-t-il avec une expression si touchante qu'Espérance se sentit remué jusqu'au fond de l'âme. Quelques minutes après, la cavalcade traversait silencieusement le camp, conduite par la Ramée. III COMMENT LA LIGUE SERVIT À BATTRE L'ESPAGNE ET RÉCIPROQUEMENT La petite troupe arriva ainsi au bourg d'Olizy où devait attendre le compagnon mystérieux, possesseur de la lettre. La Ramée appelait de ses voeux les plus ardents le terme du voyage. Sans armes, impassible, plongé dans une rêverie profonde, il avait accompli le trajet conduit par son cheval qui suivait les autres, et n'avait donné aucun sujet d'inquiétude à ses gardiens. A Olizy, on trouva dans une hôtellerie celui que Crillon y attendait. C'était frère Robert qui, pour se désennuyer, avait pris place à une fenêtre du premier étage, et contemplait le spectacle toujours animé d'un marché de petite ville. La Ramée ne parut pas surpris quand il se trouva en présence du moine. Il comprit l'alliance secrète de ces hommes; il sentit que sa destinée se brisait contre un écueil inévitable. Résigné comme les fanatiques arabes, il ne manifesta ni amertume ni défiance. --Nous avons réussi, dit Crillon au génovéfain, grâce à votre concours, et je crois la duchesse vaincue. Elle n'a plus rien à faire désormais. La Ramée étouffa un soupir, tandis qu'on racontait l'histoire de son dévouement et de sa défaite. Le moine prenant Crillon à part: --Vous prendrez garde, dit-il, qu'on ne vous l'enlève en route; si secrète que nous ayons tenue cette expédition, le bruit peut en être arrivé aux oreilles de la duchesse, et une embuscade est bientôt tendue. Vous comprenez facilement l'intérêt des complices à empêcher les révélations du coupable. Avez-vous été suivi en venant de Reims? --Je ne crois pas. Nous avons marché vite. Cependant la Ramée, impatient, dit à Espérance: --Pourquoi se consulte-t-on ainsi? Nous sommes arrivés. Voilà votre compagnon. Où est la lettre? --C'est juste, répliqua Espérance, qui alla troubler aussitôt l'entretien de Crillon et du moine. Crillon s'empressa de demander la lettre à frère Robert. Celui-ci la tira d'une poche intérieure de sa robe; mais, au lieu de la donner à la Ramée, qui étendait une main avide: --Quand il aura la lettre, dit-il tout haut, vous ne le dominerez plus. --C'est vrai, mon frère, répliqua Crillon; mais j'ai promis. --Cette lettre, continua opiniâtrement le moine sans s'inquiéter de la colère convulsive qui commençait à agiter la Ramée, c'est à la fois la conviction de son crime et la preuve de ses intelligences avec les plus cruels ennemis du roi. Il n'est pas le seul qui mérite d'être puni. --Je l'ai achetée de ma vie; elle est à moi, s'écria la Ramée. --Et je l'ai promise, répéta Crillon. Il faut la rendre. --Ce devrait être déjà fait, chevalier de Crillon, dit la Ramée, en se déchirant les doigts à coups d'ongles. --Ne la rendez que lorsqu'il sera mis en sûreté à Paris, messieurs, interrompit le moine. --Ce serait manquer à ma parole, dit Crillon. Donnez, frère Robert, donnez la lettre à ce jeune homme. --Au-dessus de votre parole, il y a le salut de l'État et du roi, s'écria frère Robert. --Au-dessus d'une parole donnée, il n'y a rien, dit Espérance. Le génovéfain, s'approchant de ce dernier: --Cette lettre, lui dit-il à demi-voix avec un regard pénétrant, c'est la perte d'une femme ou plutôt d'un monstre qui, si vous ne l'étouffez, perdra elle-même Gabrielle. Espérance tressaillit. Pourquoi frère Robert lui disait-il cela, à lui, avec ce mystère? Il savait donc tout, il devinait donc tout, cet étrange personnage? Pontis approuva le moine très-haut et très-vivement. --Avec les traîtres, disait-il, toute ruse est légitime. Mais Crillon rougissait déjà sous le regard dédaigneux de la Ramée. Il prit la lettre des mains de frère Robert et la donna au vaincu sans condition ni commentaire. La Ramée l'ouvrit précipitamment, la lut et demanda du feu. Espérance se hâta d'aller lui chercher une lumière dans la pièce voisine. Alors le prisonnier brûla le fatal papier, et en dispersa au vent les cendres ou plutôt la fumée, qu'il suivit du regard jusqu'à ce que tout se fût évanoui. À partir de ce moment il s'assit et ne donna plus signe d'inquiétude ni même d'attention à ce qui se passait autour de lui. Mais Crillon et le moine avaient délibéré et discuté. Plus d'une fois le chevalier avait paru en désaccord avec son interlocuteur; cependant celui-ci finit par céder. Crillon s'approchant de Pontis et d'Espérance, qu'il prit à part: --Vous allez, dit-il, conduire le prisonnier à Paris; frère Robert vous suivra. Vous hâterez le pas, et à la moindre tentative de rébellion, à la moindre apparence de secours qui serait offert à la Ramée, pas d'hésitation, cassez-lui la tête. --Soyez tranquille, colonel, dit Pontis. --Il ne tentera rien, répliqua Espérance. Désormais c'est un homme mort: mais pourquoi nous quittez-vous, monsieur; est-ce une indiscrétion de vous le demander? --Nullement. J'ai fait observer au génovéfain que c'était un crève-coeur pour moi de quitter ce pays en y laissant un millier d'hommes armés contre notre roi Henri IV. Le frère prétend que sans chef ils se dissiperont tout seuls. Moi je dis qu'il suffit de la duchesse, ou de l'Espagnol, ou de M. de Mayenne, pour donner une vie dangereuse à ce corps de mutins. Je les veux réduire. --Vous seul? --J'ai mon plan, ne vous mettez pas en peine. Il me reste une recommandation à vous faire, Espérance, c'est de vous défier de votre tendre coeur. Songez qu'il faut que ce la Ramée soit roué vif en place de Grève. Pas de négligence. --Le pauvre insensé! --Quant à vous, Pontis, on vous a pardonné votre débauche de l'autre soir; vous l'avez réparée par un bon service à partir du moment où vous nous avez rejoints. Cependant vous remarquerez que le chien Rustaut s'est le mieux conduit en cette circonstance. Mais si vous touchez d'ici à Paris un verre qui sente le vin, je vous fais pendre comme un coquin. --Monsieur, monsieur, murmura le garde, épargnez-moi et faites-moi l'honneur de me corriger autrement que par des menaces. Après avoir ainsi tout réglé, Crillon mit la troupe en chemin. La Ramée marchait entre Espérance et Pontis; frère Robert suivait, armé d'un long pistolet qu'il cachait sous sa robe. Crillon donna une lettre au génovéfain pour le gouverneur de Château-Thierry, qu'il priait d'accorder une escorte au prisonnier et de fournir un chariot couvert pour l'enfermer, de peur que sa ressemblance avec Charles IX n'éveillât quelque soupçon chez les malintentionnés du pays. Au premier embranchement de la route, le chevalier quitta ses gens et retourna en arrière pour accomplir sa mission à Reims. Le prisonnier, avant de prendre congé, salua civilement Crillon et lui dit: --Si nous ne nous revoyons pas, monsieur, tenez-vous pour remercié. Pardonnez-moi et oubliez-moi. --Peut-être ferai-je mieux que cela pour vous si vous continuez à être sage, répliqua Crillon, ému par cette résignation; à tout péché miséricorde. Et il tourna bride. --Que veut-il dire? demanda la Ramée; il me répond comme si j'avais sollicité une grâce. --Taisez-vous, pauvre orgueilleux, interrompit Espérance d'une voix douce et grave. Le chevalier veut dire que jamais un bon chrétien ne doit désespérer ni des hommes ni de Dieu. Vous êtes jeune; l'horizon vous semble un peu borné peut-être, en ce moment; mais après celui-là il y en a d'autres. Marchons, et vous les verrez se dérouler devant vous. La Ramée le regarda surpris. Lui qui ne comprenait pas le pardon des injures, il ne pouvait y croire chez les autres. On arriva à Château-Thierry, et le gouverneur ayant fait droit à la requête de Crillon, le voyage s'acheva plus rapidement, sans événement digne de remarque. Cependant Crillon avait trouvé le camp de la Ramée dans une inquiétude mortelle. La disparition du chef ne s'expliquait pas. On voyait les officiers chercher, s'enquérir, causer à voix basse, et les soldats commençaient à se regarder les uns les autres, en demandant qu'on leur montrât le roi Charles X. Les Espagnols, isolés au milieu des Français, voulaient savoir ce qu'étaient devenus les trois envoyés de leur nation, dont tout le camp, la veille, avait célébré l'arrivée, et la garde des postes avancés ne savait dire autre chose que ce qu'elle avait vu, c'est-à-dire la Ramée partant au petit jour avec ces officiers, qui l'accompagnaient pour une reconnaissance. L'inquiétude devint de l'effroi. L'effroi se changea en panique. Il fut décidé qu'on enverrait prendre des nouvelles auprès des chefs secrets de l'entreprise, chez M. de Mayenne, chez la duchesse de Montpensier. En attendant, on fouilla les environs, on poussa jusqu'à Olizy, où s'était faite la première halte de la Ramée et de ses ravisseurs. Les nouvelles qu'on apprit là étaient accablantes. Le roi marchait sur Paris. Le roi semblait plutôt un captif qu'un maître. Le roi avait disparu. Ces nouvelles apportées au camp y produisirent l'effet d'un coup de pied de cheval dans une fourmilière. Le tambour bat, les hommes prennent les armes, on accuse les Espagnols de trahison, puisque le roi a disparu avec des Espagnols. Ceux-ci se retranchent, après avoir donné des explications d'autant moins satisfaisantes, qu'ils comprenaient moins encore que les Français ce qui venait d'arriver. Ils protestent que si les trois Espagnols envoyés par Philippe II ont emmené le roi, c'est pour quelque dessein important. On leur répond que l'action d'emmener le chef et de le cacher, sans donner de ses nouvelles, est une trahison palpable. Des mots on en vient aux injures, le vocabulaire espagnol en est riche. Des injures on passe aux coups. La mêlée commence. Les vieilles dettes se payent. Les Espagnols, moins nombreux et très-décontenancés, se laissent entamer, par suite d'une mauvaise disposition de leurs commandants. Le sang coule et aveugle les combattants. C'est le moment où Crillon arrivait sur le lieu de la scène. Un blessé qu'il rencontre lui explique de quoi il s'agit; cet homme était intelligent, il raconte au chevalier que, si ces gens-là pouvaient seulement s'entendre une minute, ils cesseraient aussitôt de se battre. Mais le bon chevalier ne partage pas l'opinion du blessé. Il trouve le spectacle agréable. Il est placé sur un tertre qui domine l'action. Voir des Espagnols et des ligueurs s'entre-déchirer, c'est une bénédiction du ciel. Crillon juge les coups, mord de plaisir sa moustache grise, on dirait un vieux chat se pourléchant à l'odeur des viandes que le boucher dépèce, et que lui, chat, se propose d'entamer plus tard. Mais les Espagnols, bons soldats, exercés par une longue guerre, ne se laissent pas malmener sans riposte. Ils reprennent du champ et se renferment dans les maisons du village voisin; ils s'y barricadent tandis que leurs meilleurs carabiniers tournent et retournent, abattant ça et là les plus acharnés ligueurs. Crillon, de plus en plus heureux, sait gré aux Espagnols de décimer si généreusement les gens de la Ligue. Ceux-ci plient, le moment de l'explication va avoir lieu, car ils énumèrent leurs blessés et leurs morts. Mais ce n'est pas là le compte de Crillon. --Des Français! s'écrie-t-il, battus pat des Espagnols, harnibieu! Et il s'élance au milieu des combattants. Ce terrible harnibieu avait grande réputation en France et à l'étranger. Crillon le poussait d'une façon particulière, avec des poumons si puissants qu'il dominait partout le bruit du combat. Les ligueurs, déjà furieux d'avoir été battus, plus furieux encore de se l'entendre reprocher, demandent quel est cet homme inconnu qui se met ainsi tout à travers les mousquetades, quand il n'y a que faire. --Eh! mordieu! je suis Crillon, dit le vieux guerrier, ne me reconnaissez-vous pas? --Crillon! répètent les Français surpris et effrayés à la fois. --Nous sommes donc attaqués par les troupes du roi? demande un officier ligueur. --Vous allez l'être, répond Crillon, je précède l'avant-garde. --Par la trahison des Espagnols! s'écrie l'officier. --Vous l'avez dit, mon brave. --Sus aux Espagnols! crient cent voix autour du chevalier. --En avant! rugit Crillon, dont l'épée de flamme électrise toute la troupe française. A sa voix, sous ses ordres, chacun se précipite. Les maisons sont enfoncées, déjà elles brûlent; les Espagnols écrasés, égorgés, battent la chamade; mais Crillon fait la sourde oreille. Le carnage continue, les morts s'entassent, l'écharpe rouge d'Espagne disparaît sous les flots de sang. En vain quelques fuyards essayent-ils de gagner la campagne, on les rattrape, on les assomme sans pitié. Et Crillon se contente de dire à ceux qui demandent quartier: --A votre sortie de Paris, le roi vous avait pardonné, vous avait renvoyés en vous enjoignant de n'y plus revenir, et vous êtes revenus: c'est votre faute! Quand tout est fini, quand il ne reste plus debout que des Français, ceux-ci, bien que glorieux de leur victoire, regardent avec inquiétude le chevalier, qui attend du haut de son cheval que le silence et l'ordre se soient rétablis. Crillon est satisfait, la journée a été bonne, plus un Espagnol et trente ligueurs de moins. --Eh bien! ligueurs, dit-il, savez-vous ce que vous venez de faire? Vous avez signé votre paix avec le vrai roi. Vous en aviez un faux hier. C'était un fantôme envoyé par ces traîtres Espagnols, et vous fûtes assez sots, assez mauvais Français pour le servir. Vous vous demandez ce qu'il est devenu. Il s'est rendu au vrai roi de France, et ce matin avant le jour, il a quitté votre camp; il est sur la route de Paris pour aller faire sa soumission à notre maître. Un silence de désespoir et d'effroi régnait dans la foule qui se sentait à la merci de cet audacieux vainqueur. Quant à Crillon, tranquille comme s'il avait eu derrière lui cent mille hommes: --Que craignez-vous? ajouta-t-il. Je vous déclare libres. Partez dans vos foyers si vous en avez le désir; je vous engage ma foi que nulle poursuite ne sera faite. Mais, direz-vous, que devenir? voilà bien des carrières finies. Faites mieux: revenez avec moi à Paris. Vous vous êtes comportés en braves et vous serez traités comme tels. S'il vous faut de l'argent, vous en aurez; de l'avancement, je vous en promets: cela vaut mieux, je crois, que la réputation d'assassins, de traîtres et la misère. Votre chef vous a abandonnés, l'Espagnol vous dupait, un vrai Français vous appelle. Suivez Crillon harnibieu! vous savez ce que vaut sa parole. On vit les têtes s'agiter confusément, se consulter par des regards prompts et avides. Puis comme si une même pensée eût jailli soudain de ces mille cerveaux: --Plus d'Espagnols! vive la France! s'écrièrent-ils; --Et vive le roi! ajouta Crillon, sinon il n'y a rien de fait. --Vive le roi! répétèrent les nouveaux convertis. Crillon sentit qu'il n'y avait pas un moment à perdre. Il fit plier le camp à la hâte, réunit les officiers, les caressa, leur promit ce qu'ils voulurent et les emmena derrière lui, laissant la masse à elle-même, bien assuré que le corps suit toujours la tête. Cette troupe d'officiers fut entraînée avec une telle précipitation; Crillon, sur la route, leur fit donner tant de soins; il y eut dans cette marche tant d'ordre et d'adresse à la fois; le rusé guerrier sut si habilement à chaque ville que traversaient les détachements, les entourer de troupes fidèles qui achevaient ou maintenaient la conversion, que, dans un délai invraisemblable, on vit entrer à Paris tout ce qui naguère s'appelait l'armée du roi Charles X. Crillon rangea cette troupe en bataille au faubourg Saint-Martin; il eut soin de lui donner la plus favorable apparence, et, se mettant à la tête avec une bonne humeur irrésistible, il conduisit au Louvre ces ligueurs qui menaçaient, huit jours avant, de mettre à feu et à sang toute la France. --Sire, dit-il au roi, qui n'en pouvait croire ses yeux, j'amène à Votre Majesté un régiment de volontaires qui ont détruit en Champagne les garnisons Espagnoles. Ils voudraient bien savoir ce qu'est devenu un certain la Ramée soi-disant Valois, qui fomentait là-bas une sédition et se faisait appeler Majesté. --Il est en prison au Châtelet, dit le roi avec un sourire, et on instruit son procès en ce moment. IV PREMIÈRE CHASSE Le roi était parti pour chasser à Saint-Germain. Mais la pluie étant venue, la chasse ne put avoir lieu. On passa la journée assez tristement dans le vieux château, et le roi au lieu de parcourir la forêt, travailla, joua ou dormit. La cour s'ennuya plus que lui. Le lendemain matin seulement, arrivèrent les dames. Henri alla au-devant de Gabrielle qu'il trouva mélancolique et froide, malgré les efforts qu'elle faisait pour se vaincre. Le temps ne disposait pas à la gaieté, il était gris, aigre; les nuages couraient chargés de neige, qu'ils n'osaient envoyer sur terre parce qu'on était au printemps, et que c'eût été contre les lois de la guerre; mais cette neige parcourant l'espace, se vengeait en promenant partout sur son chemin la rigueur d'un froid de décembre. Cependant les arbres poussaient déjà leurs feuilles vertes et l'oiseau chantait dans les bois. Dans la forêt on voyait s'ouvrir ces longues perspectives fraîches dont l'oeil est caressé; les tapis d'émeraude émaillés de fleurs se déroulaient sous les voûtes verdoyantes des chênes. Il ne manquait au tableau qu'un sourire du soleil. Il eût sans doute tout ranimé sur la terre, les plantes et les coeurs. Henri conduisit Gabrielle dans les parterres où l'armée des jardiniers essayait de faire fleurir trop tôt ces lilas et ces roses qui, quinze jours plus tard, se fussent épanouis magnifiquement tout seuls. La marquise était enveloppée d'une mante fourrée, le roi, en guerrier qui brave les saisons, se promenait dans une tenue printanière, pourpoint de satin mauve et haut-de-chausses blanc. C'était d'une fraîcheur à faire trembler. --Comme vous voilà sombre, marquise, dit le roi en prenant une des mains de Gabrielle, vous grelottez et vous boudez. C'est la représentation exacte du temps qu'il fait. --J'avouerai, sire, qu'en effet j'ai froid et aux épaules et à l'esprit. --Et au coeur? --Je n'ai pas parlé du coeur, sire, dit doucement Gabrielle. --C'est toujours cela de sauvé!... Vous m'en voulez de vous avoir fait quitter Paris, marquise, vous préférez Paris? Gabrielle rougit. Peut-être le vent devenait-il plus froid. --Je n'ai jamais, répondit-elle, de préférence sans consulter le bon plaisir du roi. --Oh! comme cette parole serait douce et bonne, si la résignation n'en faisait tous les frais, s'écria Henri. Voyons, marquise, ouvrez-moi ce cher petit coeur. Depuis quelque temps vous me recevez avec trop de réserve. Que me reprochez vous? Ai-je changé? Avez-vous conservé quelque levain des jalousies passées? En parlant ainsi, Henri suivait d'un oeil pénétrant chaque nuance de la physionomie loyale de Gabrielle; et cette curiosité ne dénotait pas chez le bon roi une parfaite tranquillité de conscience. Gabrielle ne manifesta rien qui donnât raison aux suppositions d'Henri. --Non, sire, dit-elle avec un accent dégagé qui rassura tout à fait le roi. --Cela m'eût étonné, ajouta-t-il: car si jamais conduite fut exemplaire, c'est la mienne. Gabrielle sourit sans amertume. --Vrai, dit le roi, j'ai rompu avec tout ce qui peut vous affliger; vrai. D'ailleurs n'ai-je pas l'âge de me montrer raisonnable? suis-je pas un grison? et n'ai-je pas près de moi la plus angélique des femmes? Les deux mains se pressèrent affectueusement, mais les nuages ne s'envolèrent pas du front pur de la marquise. --Ce n'est pas la faute du roi, murmura-t-elle, si je suis triste. --A qui donc la faute? --A moi, à moi, qui m'alarme de tout, et qui suis une nature malheureuse. --Mais quelle sorte de chagrins pouvez-vous vous faire, marquise? Laissez cela aux pauvres martyrs couronnés, sur lesquels vingt fois par jour tombe une souffrance imprévue. Ceux-là ont le droit d'avoir l'esprit sensible. Mais vous, n'êtes-vous pas entourée de gens qui ôtent les épines de votre sentier? Ainsi, à moins que vous ne les cherchiez vous-même, selon l'habitude des femmes.... --Je ne crois pas, dit vivement Gabrielle. Non, mes chagrins ne sont point aussi chimériques que Votre Majesté veut bien le supposer. N'ai-je pas d'abord cette plaie incurable du mépris de mon père? --Oh! votre père!... Voilà un mépris dont je ne m'inquiéterais guère. Depuis qu'il est nommé grand maître de l'artillerie, par préférence à Sully, M. d'Estrées ne devrait plus tant vous mépriser, ce me semble. --Sire, c'est un grand ressentiment qu'il nourrit au fond du coeur contre moi, et une fille ne peut voir sans regret changer ainsi le plus tendre père. --Ne me dites donc pas de ces choses-la, marquise; ce tendre père était un féroce gardien qui vous eût fait damner. Rappelez-vous Bougival et le bossu Liancourt. Allons, allons, si vous regrettez ce père-là au point de me bouder, je vous accuserai de n'être plus naturelle, et de me chercher noise, pour quelque grief caché. Gabrielle tressaillit. --En vérité, sire, répondit-elle, vous vous obstinez à ne pas comprendre ma situation. Faut-il que je l'explique à un esprit aussi délié, à un coeur aussi délicat que le vôtre? Quoi! maîtresse du roi! moi, qui étais une fille irréprochable et de bonne maison. Maîtresse du roi! Un honneur dont je dois être fière et qui me déshonore. Si vous saviez comment le peuple m'appelle! --Le peuple vous aime pour votre grâce et votre bonté. --Non; le peuple me hait d'occuper une place où il voudrait voir une femme légitime vous donner des dauphins et des princesses. Le peuple se marie, sire, et respecte le mariage. --Ah! si vous me reprochez cela, dit Henri abattu, si ma douce Gabrielle me querelle au sujet de choses convenues.... --A Dieu ne plaise, sire! Suis-je ambitieuse? suis-je avide? me suis-je jamais mêlée des affaires de votre État? suis-je âpre à la curée des places et des largesses? me croyez-vous assez vaine, assez sotte pour oublier mon humilité? Sire, jugez-moi bien, je n'ai que votre opinion pour me consoler de celle des autres; rendez-moi du moins justice, et n'attribuez pas à des calculs le peu d'amertume qui s'exhale de mon coeur. --Je sais, je sais, murmura Henri qui croyait au désintéressement de cette âme généreuse. Mais une plainte prouve que vous souffrez, et vous voir souffrir c'est la torture pour moi-même. --Je n'en demande pas plus, dit vivement Gabrielle, et ce seul mot de mon roi me suffit. Dès que vous avez compris que je souffre, dès que vous me plaignez, je me déclare satisfaite, et vais travailler à me consoler, à me guérir de cette tristesse qui offusque vos regards. En disant ces mots, elle redressa la tête et parut secouer dans la bise ses longs cils humides de quelques larmes. --Ma pauvre Gabrielle, articula sourdement le roi, dont l'excellent coeur s'était pris à cette innocente supercherie, tu souffres, oui, je le sais; on te fait endurer en ce moment des injustices dont je m'aperçois plus que je ne le puis dire, à toi, la meilleure, la plus parfaite femme qui ait jamais approché d'un trône. Les coquins! ils ne savent pas apprécier cette âme qui, au lieu de se venger, pleure et puis se hâte de cacher ses larmes. Mais patience! je ne suis pas le maître chez moi, Gabrielle. Tout me presse et me domine. J'ai le Valois la Ramée, j'ai la duchesse scélérate avec tous ses Châtel. J'ai Mayenne en campagne. Il faut parer à tout. Ce n'est pas le temps de songer aux affaires de mon coeur. Patience... un jour viendra, marquise, où je serai au faîte: ce jour-là, c'est moi qui ferai la loi aux autres, et je ferai respecter Gabrielle. Je m'entends... je m'entends! --Sire! s'écria la marquise, votre bonté va plus loin que ma douleur elle-même, pardonnez-moi. J'étais folle, j'étais misérable. Devrais-je ainsi jeter du fiel dans la coupe où Votre Majesté puise l'oubli de ses importants travaux? Non, sire, je suis heureuse, très-heureuse, j'ai dit tout cela par caprice, par humeur de femme. Je ne me plains de rien, pardonnez-moi. Et d'ailleurs, tenez, voilà le soleil qui perce les nues; il éclaire tout dans la nature; tenez, mon oeil brille; le rayon joyeux descend jusqu'au fond de mon coeur. --Vous êtes une excellente femme, Gabrielle, murmura le roi ému en la baisant au front, et j'ai dit ce que j'ai dit. Il achevait à peine, lorsqu'à l'extrémité de l'allée où ils se promenaient apparut le petit la Varenne, le digne messager secret d'Henri, dont la réputation était trop connue à la cour. Ce vertueux personnage tournait le dos discrètement et regardait des primevères et des giroflées avec une attention qui témoignait de ses goûts champêtres. Le roi l'avait vu, mais s'était bien gardé de paraître l'apercevoir. La marquise l'aperçut, elle, et se mit à rire. --Ah! dit-elle, le porte-poulets de Sa Majesté.... --Bon! s'écria Henri, où donc? --Là-bas, tenez, sire, il se baisse jusqu'à mettre le nez sur des violettes. Qu'il prenne garde, le pauvre homme. --A quoi donc? --En se baissant ainsi, il retourne ses poches et les billets doux vont s'en échapper. --Toujours railleuse, ma Gabrielle. --Sans malice, sire, je vous jure. Mais appelez-le, il a peut-être quelque chose à vous dire. --De sérieux, c'est possible. Je l'avais chargé de m'apporter des nouvelles du procès de Paris. --Vous gagnez toujours les vôtres, dit en riant Gabrielle, qui entraîna le roi au-devant du petit la Varenne. Celui-ci, tout baissé qu'il était, avait vu ce mouvement par l'angle du V que formaient ses deux jambes. Il crut prudent d'éviter la rencontre de Gabrielle, et, sans affectation, s'éloigna en herborisant, pour gagner un couvert de lilas voisin. --Oh! oh! dit Gabrielle, je crois que je lui fais peur. --Double brute, grommela le roi dans ses dents, Dirait-on pas qu'il se cache de vous? Holà, Fouquet! holà, drôle! Fouquet était le vrai nom du personnage qui, en s'enrichissant, jadis maître d'hôtel de Catherine de Navarre, avait orné ce nom du marquisat de la Varenne, ce qui avait fait dire à Catherine, soeur du roi, que la Varenne avait plus gagné à porter les poulets du roi qu'à piquer les siens. Quand on l'appelait Fouquet, le nouveau marquis comprenait que le temps était à l'orage. Il dressa l'oreille et accourut près du roi en faisant mille et mille excuses à Gabrielle, dont l'hilarité allait toujours croissant. Henri, qui avait tant d'esprit, n'eût-il pas dû remarquer qu'une femme aussi rieuse lorsqu'il s'agit de jalousie, ne peut être une amoureuse bien brûlante? Mais, hélas! les gens d'esprit ne sont-ils pas les plus aveugles? --Çà, dit le roi, tu as l'air de fuir quand on t'appelle. Est-ce un jeu? --Oh! sire, je n'avais pas vu Votre Majesté ni Mme la marquise. Ces touffes me dérobaient leur auguste présence. Sans cela je ne me fusse pas permis de respirer l'odeur des fleurs. --Il me fera mourir de rire, dit Gabrielle. Sortez-le d'affaire, il se noie. --Mais non, interrompit le roi, il ne saurait être embarrassé, il n'en a pas sujet. Voyons, m'apportes-tu des nouvelles du procès? --Oui-da, sire; mais tout n'est pas fini, les juges délibèrent encore sur la peine. --Que présume-t-on? --Une condamnation, sire. --Et l'accusé! --Ce la Ramée se tient fort bien aux débats. Il pose comme si quelque peintre était là pour le dessiner, mais il a beau faire, sa tête n'est plus solide sur ses épaules. Au surplus, sire, quand la délibération sera close, M. le premier président m'a promis d'envoyer un exprès à Votre Majesté pour l'instruire avant que l'arrêt soit prononcé. Cela ne peut tarder. --Vous voyez, dit le roi à Gabrielle, que le porte-poulets est cette fois simple huissier du parlement. --Bah! bah! répondit la marquise; fouillez bien dans ses petites poches. Voulez-vous que je vous y aide? La Varenne prit un air de componction qui redoubla la belle humeur de Gabrielle; mais il eût été bien embarrasse de répondre, lorsqu'on entendit un coup de feu retentir sur la lisière de la forêt, et les échos de la vallée le répéter jusqu'à l'horizon. La voix des chiens éclata au loin comme une fanfare et se tut. --Oh! oh! dit le roi, on chasse chez moi et l'on tue, à ce qu'il paraît! Qui donc chasse à Saint-Germain quand mes chiens sont au chenil et mon arquebuse au croc? --Sire, dit la Varenne, c'est M. de Crillon qui, ce matin, avant le dîner de Votre Majesté, est venu courre un lièvre. --Crillon!... tiens, tant mieux, s'écria le roi en s'épanouissant; nous dînerons ensemble. Est-il seul? --Il est avec ce beau jeune seigneur, si riche, à qui Votre Majesté a donné droit de chasse. --Espérance, peut-être, dit le roi sans malice, et par conséquent sans regarder Gabrielle qui, à ce nom, sentit la flamme monter jusqu'à ses cheveux. --Oui, sire, M. Espérance. --Eh bien, montons à cheval pour les aller surprendre, dit le roi. Voulez-vous, marquise? Il fait beau, et nous gagnerons de l'appétit. --Volontiers, répliqua Gabrielle, dont le coeur battait de joie. --Je vais prendre un habit de cheval et me botter, dit le roi. Viens, la Varenne. --Moi, je suis tout habillée, dit Gabrielle, et j'attendrai mon cheval en me promenant à ce bon soleil. --Je vous demande quelques minutes, s'écria le roi. Hâtons-nous la Varenne, hâtons-nous, pour ne pas faire attendre la marquise. Gabrielle, ivre d'un doux espoir, s'appuya sur la balustrade de pierre, inondée de lumière chaude, et remercia Dieu, dont la providence et la riche bonté n'éclatent nulle part aussi splendidement que dans ce lieu, la plus merveilleuse de ses oeuvres. Tandis qu'elle s'absorbait dans ses rêves passionnés, Henri poursuivait sa route vers le château, et la Varenne déployait ses petites jambes pour le suivre. Ils ne furent pas plus tôt dans les appartements où les valets de chambre habillèrent Sa Majesté, que le porte-poulets, profitant de chaque sortie des gens de service: --Sire, dit-il tout bas, Mme la marquise m'a fait bien peur avec sa plaisanterie de me fouiller. --Pourquoi donc, la Varenne? --Parce qu'elle eût trouvé quelque chose dans mes poches, sire. On tendit les bottes au roi. --Quoi donc? demanda Henri dans un intervalle. --Votre Majesté sait bien où j'ai été de sa part. --Sans doute; mais tu n'as pas dans ta poche les compliments dont je t'avais chargé, ou même ceux qu'on t'a rendus en échange? --Non, mais.... On attacha les éperons et le manteau. --La Varenne me donnera mon fouet et mon chapeau, allez! dit le roi. Continue, la Varenne. --Mais on m'a remis ceci pour Votre Majesté. Et il tendit un billet au roi qui le lut avec empressement: «Cher sire, »Votre souvenir trouble mes nuits et mes jours. Comment peut-on vivre en souffrant ainsi? Comment pourrait-on vivre sans ces tortures délicieuses? Le coeur généreux d'Henri me comprendra, car je ne me comprends plus moi-même.» HENRIETTE.» --Quel trouble! dit le roi enchanté. --C'est de la passion folle, ajouta tout bas la Varenne. --Vraiment? --Du délire. Figurez-vous, sire, une bacchante, oh! mais une belle! Et les yeux effrontés du petit homme s'écarquillèrent pour imiter le regard du tigre ou de la chatte. Le roi inflammable, comme on sait, frissonna de tout son corps. Il se rappela sans doute cette jambe de nymphe au bac de Pontoise. --Oui, murmura-t-il, elle est bien belle. --Que m'ordonne Votre Majesté?... Que répondrai-je? --J'y vais rêver. --Madame la marquise attend le bon plaisir de Sa Majesté, vint dire un écuyer. Le roi tressaillit, et se hâtant. --Cette chère marquise, s'écria-t-il, partons. Retrouve-moi à l'écart, la Varenne, je te ferai réponse. Ah! le billet. Il le jeta au feu, après l'avoir relu encore, et, courant dans sa galerie comme un jeune homme, gagna les degrés en répétant: Ne faisons jamais attendre les dames! Quelques moments après il était à cheval, après avoir tenu lui-même l'étrier à la marquise, qu'il combla de prévenances et de délicates caresses, pour compenser sans doute l'infidélité de son incorrigible esprit. Le roi et Gabrielle n'avaient pris avec eux qu'un seul écuyer et un page. Henri connaissait tous les carrefours de la forêt et chassait bien. Lorsqu'il se fut orienté, il piqua droit vers la chasse. Rustaut et Cyrus, ces braves chiens, avaient attaqué un chevreuil, et, suivis de quelques autres, s'en donnaient à coeur joie sur les terres royales. Henri coupa droit au milieu de la voie, et Gabrielle le suivit à quelque distance. L'écuyer à sa droite écartait les branches avec un épieu. Henri, courant au passage de l'animal, rencontra bientôt Crillon qui tendait à pied, l'arquebuse de chasse à la main, et lui cria: --Oh! brave Crillon, ne prends pas le roi pour un chevreuil. --Harnibieu! sire, la belle rencontre! dit le chevalier en courant les bras ouverts et l'oeil joyeux vers son maître. Henri mit pied à terre aussitôt. A l'arçon du cheval de Crillon pendaient deux faisans et un lièvre. --Ah! compagnon... voilà comme tu secoues mon gibier, dit le roi. --Ce n'est pas moi, sire, je n'ai pas encore brûlé une amorce. C'est Espérance. Voilà un tireur! --Il dévastera mes domaines, dit le roi riant. Où est-il, que je lui fasse mon compliment? Un coup d'arquebuse retentit à cent toises. --Tenez, dit Crillon en étendant la main de ce côté, ajoutez un chevreuil à la liste. Les chiens se turent. On vit bientôt dans le fourré un homme écarter les branches d'une main, tandis que de l'autre il traînait la victime dans les herbes. C'était Espérance, que la vue du roi surprit et embarrassa. Crillon riait aux éclats. --Marquise, dit Henri à Gabrielle qui débouchait en ce moment sur la clairière, voyez comme on fourrage chez ce pauvre roi. Espérance poussa un petit cri à l'aspect de sa belle amie. Celle-ci lui avait déjà envoyé le sourire promis. Elle était rose de joie, il était pâle. Toute cette émotion fut mise sur le compte du flagrant délit de braconnage. --Un beau brocart, dit le roi palpant l'animal, et gras malgré la saison. --Je l'ai tiré à l'intention de Sa Majesté, répliqua Espérance. A tout seigneur tout honneur. --Voilà qui va bien, s'écria Henri joyeux. Vous en mangerez votre part, jeune homme. Viens, Crillon, que je te parle. Et passant un bras autour du cou de Crillon, il l'emmena à quelques pas, laissant Espérance et Gabrielle seuls en face l'un de l'autre, au centre de la clairière éblouissante de lumineuse verdure. Ils furent bientôt réunis, et, sous les yeux de l'écuyer et du page, qui se tenaient à une respectueuse distance, ils purent, le coeur palpitant, mais avec toutes les apparences de la plus cérémonieuse politesse, échanger le dialogue suivant: --Bonjour, ami. --Bonjour, amie. --Vous voilà donc ici? --J'espérais vous y rencontrer. --Vous avez déjà mon sourire, n'est-ce pas? --Il a pénétré mon coeur. --Notre seconde condition était de vous parler quand je pourrais; je le puis, que voulez-vous que je vous dise? --Toute parole de vous est une harmonie qui me charme. --Parce que toute parole de moi vous dit la même chose, n'est-ce pas Espérance? --Plus ou moins clairement, Gabrielle. --Eh bien! soyons claire, puisque vous y tenez. Je... vous... aime.... --Oh! murmura Espérance en fermant les yeux sous le feu de ce dévorant sourire, et en appuyant ses mains sur son coeur, comme s'il eût été frappé d'une balle. Oh! pitié.... On entendit le pas du roi et de Crillon qui se rapprochaient. --N'importe, disait le roi, tu t'exposais trop en allant seul ou à peu près arrêter le faux Valois dans son camp. Ne recommence pas, je te le défends! --Oui, répondit Crillon, ce pauvre la Ramée m'eût donné bien du mal s'il eût fallu le prendre de force au milieu de ses gens. Mais, je vous le répète, sire, je savais son côté faible, j'en ai abusé, et je l'ai eu ainsi à bon marché. Ce n'est pas un méchant homme, au fond. --Son côté faible? dit Gabrielle, se mêlant à la conversation pour qu'Espérance eût le temps de se remettre, dites-le-nous, monsieur de Crillon. --Eh! eh! cela étonnerait bien le roi, fit en riant malicieusement le brave chevalier. --Dites, dites, demanda Henri. --Monsieur, interrompit Espérance en posant un doigt sur ses lèvres, laissez-moi vous rappeler que c'est un secret que vous avez juré de respecter. --Oui, harnibieu! oui, et je le respecterai! --Que le diable emporte ces gardeurs de secrets, dit Henri. Bah! je finirai bien par le savoir, celui-là, et je vous le dirai, marquise. Gabrielle regarda du coin de l'oeil Espérance comme pour lui dire: --Si je voulais bien le savoir.... Soudain on entendit trois sons de trompe dans le bois. --Voilà quelqu'un qui m'arrive, dit le roi, on me cherche... il faudrait répondre. Espérance sonna trois coups pareils accompagnés chacun d'une phrase de fanfare. Bientôt la Varenne accourut sur un énorme cheval: un courrier l'accompagnait. --Pour le roi! dit la Varenne en poussant le courrier près de Sa Majesté. Henri brisa le sceau de l'enveloppe et dit froidement: --La Ramée est condamné à mort. Espérance baissa la tête avec autant de respect que s'il se fût agi d'un ennemi digne de pitié. --Eh bien, il ne l'a pas volé, dit Crillon. Qu'on le pende! --N'est-ce pas au seigneur Espérance que j'ai l'honneur de parler? dit la Varenne. --Oui, monsieur, reprit le jeune homme. --Monsieur, le condamné vous fait prier par l'huissier de la Tournelle d'obtenir la permission de converser un moment avec lui dans sa prison. Espérance regarda le roi, qui avait entendu. --Tiens, il vous connaît donc? demanda Henri avec une curiosité bien naturelle. --Oui, oui, il le connaît! s'écria le chevalier, éclatant d'un gros rire; ou plutôt il l'a connu, n'est-ce pas, Espérance? Espérance supplia Crillon par un geste. --Soit, nous ne dirons rien, ajouta le chevalier. Espérance attendait toujours l'autorisation du roi. --Allez, allez! dit Henri, je vous permets tout ce que vous voudrez. Carte blanche! Fais signer cette permission, la Varenne! Crillon suivit le roi et la marquise. Espérance remonta à cheval et prit congé de Sa Majesté. Il salua aussi profondément Gabrielle qui, pour calmer une petite toux subite, appuyait en le regardant deux de ses doigts sur ses lèvres. --Dieu bon, murmura Espérance, bénissez cette amie fidèle, qui me donne plus qu'elle n'avait promis. Et il retourna à Paris, avec la permission signée, se demandant pour quelle raison la Ramée le mandait près de lui en une extrémité si cruelle. V MISÉRICORDE La Ramée, depuis son arrestation, s'était courbé sous la main de Dieu. Il semblait avoir accompli sa tâche sur la terre. Tous ceux qui le virent, magistrats, courtisans, peuple, rendirent justice à sa tranquillité, à sa noblesse d'attitude et de langage. On ne lui reprocha que la majesté affectée d'un état qui n'était pas le sien. Il eût été sublime si le sang des Valois eût réellement coulé dans ses veines. Mais en vain se présenta-t-il aux juges avec tant d'assurance, en vain allégua-t-il les preuves que nous connaissons et que la duchesse lui avait fournies. De plus amples renseignements eurent beau s'offrir au tribunal pour établir la substitution mensongère que Catherine de Médicis avait faite dans le berceau de son petit-fils: tout cet échafaudage, habilement préparé par une main invisible, celle de la duchesse, et soutenu par ses partisans, qui de leur influence secrète protégèrent encore la Ramée devant ses juges, tout ce pénible labeur des ennemis du roi s'écroula, disons-nous, sous les efforts de l'accusation. Alors apparurent des preuves authentiques, d'irréfragables documents qui, fournis également par une main cachée, établirent toute l'imposture et dévoilèrent une partie de ses ressorts. Plusieurs des juges s'entretinrent longtemps, dit-on, avec certain moine génovéfain qui demeura inconnu, mais non pas muet, et répandit des flots de lumière sur cette intrigue mystérieuse. En présence des charges terribles qui s'élevaient contre les instigateurs du complot, le parlement s'arrêta effrayé. Le crime remontait à sa source, et quelle source! Les maisons les plus illustres, une femme dont le nom avait été populaire et qui avait presque régné à Paris. Le roi fut consulté, il s'effraya lui-même, et déclara que pour faire un scandale de cette mise en accusation de Mme de Montpensier, il désirait avoir des preuves incontestables, éclatantes, comme seraient, par exemple, l'aveu et la dénonciation de la Ramée lui-même. Les juges ne demandaient que cela. La Ramée fut mis à la torture. On ne connaissait alors rien de plus convaincant que la parole même de l'accusé; on ne s'inquiétait pas de savoir comment cette parole avait été obtenue. Mais la Ramée, soumis à la question de l'eau et à celle du feu, n'avoua rien, et cria plus haut encore qu'il était Valois et prouverait sa naissance par son courage dans les tortures. Le roi fut très-mortifié de cet échec. Il le reprocha durement à ses gens de la Tournelle. Il résultait de la fermeté stoïque du patient une confirmation des faits que la discussion logique et modérée des débats avait suffi à détruire. La Ramée, en soutenant qu'il était Charles de Valois, absolvait Mme de Montpensier et se rendait intéressant jusque sur l'échafaud. Nous n'avons pas besoin de dire combien la duchesse en triompha. Elle répandit dans le public que ce n'était pas sa faute si un Valois survivait, si ce jeune homme avait eu le courage de réclamer ses droits à la succession de Charles IX. Elle niait effrontément l'avoir aidé. Elle défiait les preuves, et, sachant la scrupuleuse timidité du roi pour des débats nouveaux, elle s'étonnait bruyamment qu'on l'accusât, elle, d'une crédulité qui avait été un moment le crime de tout Paris. Quant à servir plus efficacement le malheureux jeune homme, quant à essayer de le sauver soit de la damnation, suit de la prison, elle n'en fit rien. Lâche et sans coeur comme tous ceux qui vivent par l'ambition seule, elle ne voulait pas s'aventurer à une lutte dans laquelle tous ses soutiens avaient successivement disparu. La Ramée, cependant, comptait sur elle. Il devait espérer que, pour prix de son silence et de sa fidélité, il recevrait quelque avis, quelque secours, la liberté même. Durant les longs jours de sa captivité, de son interrogatoire, de ses tortures, il écouta constamment les bruits, surveilla chaque pierre, interrogea chaque mouvement de son geôlier. Il lui semblait, à ce malheureux, que tout à coup le cachot allait s'ouvrir, que tout à coup le geôlier lui allait remettre une arme et une clé; il lui semblait, enfin, que Mme de Montpensier veillait incessamment, suivait chacune de ses pensées, et que le retard apporté à sa délivrance venait uniquement du choix délicat qu'on faisait des voies et moyens. Cependant, rien ne paraissait, et le temps avait fui, et les douleurs du corps, celles plus poignantes de l'âme, augmentaient à chaque instant. Au moment où la Ramée fut pris par le doute, l'habileté de ses juges essaya de l'ébranler et de surprendre un aveu contre la duchesse; mais le prisonnier fut honnête, il fut généreux, et, malgré les plus brillantes messes, garda un secret qui le perdait. Peut-être la Ramée espérait-il encore en la duchesse. Nous ne le nierons pas. Mais il y a déjà bien de la noblesse à ne pas désespérer en de pareilles circonstances. Le jeune homme souffrait, dans sa prison du Châtelet, de bien violents assauts! Cette liberté qu'on lui offrait par moments, c'était la possibilité de retrouver Henriette; retrouver Henriette n'était-ce pas vivre en plein paradis? Jamais la Ramée ne se trouva plus malheureux et plus content de lui-même. Son sacrifice héroïque le réhabilitait à ses yeux. Henriette le saurait sans doute, elle y trouverait de nouveaux encouragements à aimer son sauveur. Le noble souvenir de sa belle action et cette image suave de sa maîtresse entretinrent la joie et le courage au fond d'un coeur que les bourreaux de la Tournelle cherchaient à amollir. La Ramée éprouva un bonheur pareil à l'ivresse en s'obstinant à conserver ce titre de Valois qui le faisait seigneur et maître d'Henriette. Et puisque le destin s'acharnait à l'empêcher de faire une reine, du moins pour la femme qu'il aimait resterait-il éternellement prince et roi. Mais le jour de la condamnation arriva. C'est une heure solennelle, qui fait courber les fronts les plus audacieux. Condamnation sans appel possible, le bourreau suivant de près le juge, et pas de nouvelles de ses amis, pas de secours, pas même un signe mystérieux! Qui pourrait décrire l'effrayant travail d'une cervelle humaine dans le silence de la prison, quand mille conjectures naissent et meurent comme les fantômes de fièvre, quand les plus horribles craintes se heurtent contre les plus folles espérances; alors que les minutes prennent la proportion et la valeur de longues années, alors que tout le passé sombre comme un navire brisé et que l'avenir s'éclaire des feux menaçants de la colère céleste. La Ramée sentit qu'il était perdu. Un prêtre envoyé vers lui le lui fit comprendre. La Ramée n'eut pas même la suprême joie d'épancher ses douleurs dans le sein de la religion; cette religion lui commandait un aveu complet de ses fautes, et le prisonnier ne voulait rien avouer. Il eût fallu, aux pieds de Dieu, dépouiller les misérables passions de la vie, et la Ramée tenait à ses passions plus qu'à la vie, l'orgueil et l'amour étaient sa chair et son sang. Il se tut quand le prêtre lui offrit le pardon en échange d'une confession sincère, et comme dans les paroles du ministre de paix, la Ramée avait cependant remarqué ces mots: «Oubliez ceux que vous avez aimés et réconciliez-vous avec vos ennemis,» le malheureux voulut au moins satisfaire à l'une de ces lois divines, il écouta l'un des cris de sa conscience, et fit demander à entretenir Espérance, son plus mortel ennemi. Néanmoins, il comptait peu sur la présence d'un homme qu'il avait si cruellement traité; il commençait à se connaître; et ce fut avec une véritable explosion de reconnaissance qu'il accueillit l'entrée du jeune homme dans son cachot. Espérance, toujours le même, n'avait pas perdu une minute pour se rendre à l'appel d'un ennemi vaincu qui l'implorait. Le gouverneur du Châtelet, ce vieillard que nous avons vu si bon pour Espérance, reconnut son ancien prisonnier et le conduisit en souriant auprès de la Ramée. Ce fut une scène touchante. Le condamné était dans un de ces bouges affreux, semblables à des cercueils de pierre. L'art des geôliers ne s'y était appliqué qu'à rendre toute évasion impossible. Partout le génie de l'homme et l'instinct de la conservation reculaient devant ces masses de granit à soulever, devant ces portes de fer à briser. Espérance frissonna en entrant et s'avoua qu'il fût mort plutôt que de passer une seule nuit dans cet enfer. La Ramée était libre de ses mouvements; les chaînes, en un pareil endroit, devenaient superflues. Il alla au-devant du visiteur généreux que le gouverneur lui amenait. On leur laissa une lampe, les geôliers se retirèrent. Ainsi l'avait commandé la Ramée, ainsi l'avait accepté Espérance, en qui ne s'éveilla pas même un soupçon d'inquiétude. Une froide attente précéda entre eux les premières explications. L'homme libre et vainqueur regardait son misérable ennemi, il essayait de donner à son attitude assez d'humilité délicate pour ne pas offenser le malheur. Le prisonnier attachait sur Espérance un regard attendri. --Merci, murmura-t-il, merci, monsieur. --Je vous écoute, monsieur, dit Espérance. La Ramée soulevant ses bras amaigris, passa lentement deux mains blanches sur son pâle visage. Il faisait un effort pour dompter les dernières convulsions de l'orgueil. --Je n'ai pas voulu quitter la vie, dit-il d'une voix sourde, sans obtenir le pardon d'un homme que j'ai injustement frappé... et j'avouerai plus librement aujourd'hui que jamais, combien mon crime fut indigne de pardon, car aujourd'hui je connais la générosité d'un ennemi. Il ne put en dire davantage, l'émotion étranglait sa voix, Espérance d'ailleurs l'arrêta. --Vous faites en ce moment, dit-il, une bonne action, qui en rachète beaucoup d'autres moins bonnes. Depuis longtemps, monsieur, je vous avais pardonné. Je savais déjà que la plupart de vos crimes sont nés de votre aveuglement. --Mes crimes, murmura la Ramée surpris de cette rude parole. --Il faut bien appeler de ce nom le meurtre et la rébellion, dit doucement Espérance. Mais, je le répète, vous n'êtes pas aussi coupable pour moi que vous le paraîtriez à d'autres. Je connais, vous dis-je, le démon qui vous a perdu. --Oh! monsieur, s'écria la Ramée d'une voix ferme et presque menaçante, n'accusez pas Henriette lorsque je ne puis plus la défendre. --Et vous, repartit Espérance, ne dépensez pas vos forces en un vain éclat de fausse générosité. Vous vous êtes perdu pour cette femme, pauvre insensé; voyez comment elle vous paye. --Elle fût venue ici, interrompit la Ramée, si je l'eusse exigé; mais le devais-je? Eût-il été d'un honnête homme de compromettre par une faiblesse, à mes derniers moments, la femme que j'ai sauvée aux dépens de ma vie? Elle se tait, elle se cache, je l'approuve. Elle appartient au monde, à sa famille; elle ne peut accepter, même le reflet de ma triste célébrité. Ne l'accusez pas quand je l'absous. --Comme il vous plaira, dit Espérance. --Vous, d'ailleurs, ajouta la Ramée avec un sombre regard, vous en avez le droit moins que tout autre. Espérance rougit à cette allusion jalouse. Évidemment le souvenir de sa liaison avec Henriette vivait encore dans le coeur du prisonnier. --A Dieu ne plaise, dit-il, que j'accuse Mlle d'Entragues... Mais enfin je ne puis fermer mes yeux à la lumière. Elle m'a laissé assassiner, elle vous laisse mourir. Tout cela ne témoigne pas d'un coeur bien tendre; mais puisque vous vous déclarez satisfait, je n'ajouterai plus un mot. --Que vouliez-vous qu'elle fit! s'écria la Ramée avec une vivacité qui révélait le trouble de son âme. --Ce qu'on fait dans les circonstances terribles où son imprudence, sa coquetterie l'ont trop souvent placée: on rachète alors ses fautes par un généreux dévouement. Mais non, vous dis-je, elle n'a pas de coeur. Et il baissa la voix. --Demandez-lui, murmura-t-il, si elle a pleuré Urbain du Jardin... Voyez si elle a versé autant de larmes que j'ai pour elle perdu de sang. Et quand vous agonisez, seul, en ce cachot, elle devrait pousser des sanglots capables de traverser ces murailles. --Je ne saurais l'entendre, dit la Ramée, mais je suis sûr qu'elle pleure. Et en parlant ainsi, le malheureux sembla remercier Henriette absente par un regard d'une ineffable douceur. --Je n'ai rien vu qui fût plus respectable que la folie de cet homme, pensa Espérance. --Monsieur, ajouta la Ramée, tout le monde m'abandonne, en apparence. Croyez-vous pourtant que personne ne pense à moi? Mais le Châtelet ne se prend pas d'assaut facilement: vous êtes venu ici, vous, parce que M. de Crillon vous fait obtenir du roi tout ce que vous désirez, j'y comptais bien en vous mandant près de moi. Tout autre, eût-il été aussi généreux que vous, ne se fût pas introduit comme vous dans ma prison. Je vous ai donc enfin revu, vous m'avez pardonné, vous me rendrez encore un service. --Lequel? --Oh! le plus grand de tous: un service qui fera disparaître pour moi les vulgaires horreurs de la mort et changera mes derniers moments en une douce extase. Henriette sait-elle que je l'ai sauvée en me livrant à vous? Sait-elle que si j'eusse agi pour moi seul, je pouvais me faire tuer et tomber avec une sorte de gloire, et qu'alors je me fusse épargné la honte d'une captivité, les douleurs de la torture et l'échafaud? Le sait-elle, monsieur? --Je ne pourrais vous l'affirmer. Car trois personnes seulement eussent pu le lui dire, et pas un de nous trois n'a parlé à Mlle d'Entragues. --Eh bien, monsieur, s'écria la Ramée en se soulevant pour saisir la main d'Espérance, voici le service que je réclame de vous. Instruisez-là... instruisez-la non pas quand je serai mort, mais maintenant. Non pas pour qu'elle se décide à manifester une démarche en ma faveur, mais pour qu'elle fasse un signe et prononce tout bas un mot que vous me rapporterez et qui me rafraîchira au moment de subir la dernière épreuve. Vous comprenez cela, n'est-ce pas monsieur, qu'on ne soit pas désintéressé quand on aime aussi passionnément une femme? Ce que je demande est d'ailleurs bien peu de chose, un signe, un mot.... Demandez-les-lui pour moi, et veuillez me les rendre quand je sortirai de cette prison pour aller mourir. Je vous impose une pénible tâche, n'est-ce pas? ajouta-t-il en pressant convulsivement les mains de son ennemi. Mais vous êtes un grand coeur, et peut-être avez-vous sondé toute la profondeur du mien, faites cela pour moi. Dieu, qui vous a béni déjà, continuera pour vous ce qu'il n'a pas voulu faire pour moi maudit. Je lis dans vos yeux que vous m'accorderez ma demande.... Oh! mais ce n'est pas encore tout ce que je réclame du généreux Espérance, dit-il avec un gémissement qui fit tressaillir le jeune homme de compassion et de respect. --Parlez encore, répliqua-t-il. --Il faut me promettre plus que tout cela, poursuivit la Ramée en s'exaltant par degrés à mesure qu'il sentait croître la sympathie de son interlocuteur. Oui, vous parlerez à Henriette de mon sacrifice, et vous reviendrez me dire ce qu'elle vous aura confié pour moi, mais après?... après, entendez-vous bien ces terribles paroles! je serai mort après; je ne serai plus là pour veiller sur mon trésor, pour le défendre comme toute ma vie s'y est employée. Oh! vous êtes beau, elle vous a aimé, dit-il avec un rugissement farouche, elle vous aimera peut-être encore si elle vous revoit, et qu'elle compare votre triomphante jeunesse, la splendeur de votre prospérité, la sève féconde de votre existence avec la froide et abjecte dépouille de ce criminel mort dans les supplices.... Oh! qu'elle ne vous aime pas!... que son coeur, que son corps n'appartiennent plus à aucun sur la terre, que je n'aie pas à subir du fond de ma tombe l'horrible torture de la jalousie! Les morts ont une âme qui souffre encore, monsieur... Promettez-moi que vous ne me prendrez pas Henriette. Demandez-lui pour moi de renoncer au monde, de s'ensevelir dans un cloître, elle le fera, n'est-ce pas? elle ne peut faire autre chose. Comment brillerait-elle, soit à la cour, aimée du roi, soit au bras d'un époux, avec le souvenir de l'homme qui est mort pour lui sauver le repos et l'honneur? Henriette fera des voeux, promettez-le-moi! elle ne verra plus après moi le visage d'un homme, c'est le moins qu'elle me doive pour prix de mon dévouement. Je sais bien que je demande des choses difficiles, mais je souffre, il faut avoir pitié de moi; vous devez comprendre l'horreur de ma situation. Cette femme que je laisse si belle, si désirable, si recherchée, Henriette... fragile créature, qui peut-être m'oubliera demain!... Ah! la femme lâche qui ne descend pas au tombeau avec moi! En disant ces mots, l'infortuné secouait furieusement sa tête meurtrie, et des larmes de désespoir roulaient avec le sang dans ses yeux. Espérance fut remué jusqu'au fond des entrailles par l'égoïsme si douloureusement sincère de cet inextinguible amour. Quel désordre dans ce coeur, quelle tempête, quels éclairs effrayants illuminaient ce chaos. Ainsi, rien pour Dieu, rien pour la vie, pas de remords, pas de regrets; rien que cet amour! La Ramée, semblable à ces furieux idolâtres, qui, dans le délire, abattent et brisent les statues muettes de leurs divinités, la Ramée en était venu à injurier son idole. L'homme qui insulte ainsi ce qu'il aime est perdu sans ressource; il n'a plus qu'à mourir. Espérance s'approcha du prisonnier, il lui prit la main. Une immense pitié soulevait son coeur. Ce pauvre jeune homme était absous à ses yeux. Désormais en présence d'une pareille infortune plus de haine, plus de mépris. Cet homme avait pleuré, s'était accusé, il devenait un ami pour le généreux Espérance. --Écoutez, dit-il, je vous trouve si malheureux que je ferai tout pour vous. Comment au lieu de penser à mourir ne pensez-vous pas plutôt à vous sauver? La Ramée, honteux de ses larmes, releva la tête à ces étranges paroles. --Me sauver! murmura-t-il, que voulez-vous dire? --Oui, le roi n'a pas de colère contre vous. J'ai entendu sa voix qui disait: «Allez voir la Ramée, carte blanche....» Si vous voulez m'entendre, je vais faire changer d'un mot votre ciel d'enfer en un firmament radieux. La Ramée écoutait avidement. --Faites quelque chose pour vous-même, continua Espérance, aidez le roi dans sa clémence. --Que puis-je? --Attendez. Vous avez persisté, dans les débats, à soutenir que vous êtes Valois, et vous ne l'êtes pas. La Ramée fronça le sourcil. --Vous ne l'êtes pas, vous dis-je. Je sais bien que pour l'affirmer, vous avez une raison, l'orgueil; vous ne voudriez pas passer pour imposteur aux yeux d'Henriette. Je comprends tout d'une passion comme la vôtre. La Ramée rougit de voir ce clair regard lire ainsi au fond de son coeur. Eh bien, poursuivit Espérance, si vous y tenez tant, ne dites pas que vous reconnaissez avoir menti. Soit, persévérez dans votre mensonge.... --Je crois être Valois, dit fièrement la Ramée. --Je l'admets. Dites que vous le croyez, mais dites en même temps qui vous l'a fait croire. La Ramée fit un mouvement. --Une lâcheté! interrompit-il, une trahison! --La duchesse ne vous trahit-elle pas? Où sont les secours qu'elle vous envoie? --Patience! --Insensé! attendrez-vous que le bourreau vous incruste cette vérité dans la gorge?... Vous êtes trahi, vous dis-je. Eh bien! puisque la duchesse ne songe qu'à ses misérables intérêts, songez aux vôtres. Voulez-vous la liberté? Voulez-vous ce soir courir au grand air de la route, sur un bon cheval, au-devant de cinquante années d'existence? --Moi!... --Je vous offre la liberté, dussé-je sacrifier ma vie à vous la rendre. Car vous m'avez touché ici, et je suis pour quelque chose dans votre malheur. --Vous êtes une belle âme, dit la Ramée attendri. --Écrivez que vous avez été de bonne foi, que vous vous êtes cru et vous croyez encore Valois, parce qu'on vous l'a fait croire. Nommez bravement l'instigateur de ce complot. En un mot, soyez aussi loyal envers le roi qu'on a été vil et lâche contre lui. Votre conscience doit appuyer mes paroles, si vous êtes sincère. En échange de cet écrit je vous donne la liberté, la vie. J'en jure Dieu qui m'entend. --Me donnez-vous Henriette? s'écria la Ramée dont le coeur bondissait à l'idée de cette résurrection espérée. --C'est à elle-même non à moi qu'il faut le demander, répliqua Espérance. Sais-je ce qu'il y a dans le fond de son coeur? --Vous m'aviez promis d'aller la trouver, tout à l'heure. --C'est vrai. J'irai. --Eh bien! demandez-lui qu'elle m'accompagne, et j'accepte. --Et vous écrirez au roi ce que je vous dictais? --A l'instant. Fuir avec Henriette! oh! mais pour cela je vendrais mon âme! Espérance tendit la main à la Ramée. --Jurez-moi ce que vous venez seulement de dire. --Je le jure par Henriette d'Entragues, s'écria la Ramée les yeux étincelants. --Mais, murmura Espérance, si elle refusait? Un nuage passa funèbrement sur le front du prisonnier. --En ce cas, dit-il, je serai trop heureux de mourir. Mais elle m'aime! elle acceptera! Oh! monsieur, à présent que j'ai recommencé à espérer, je brûle d'impatience. Ménagez mon temps.... Hâtez-vous. Chaque minute sera un siècle d'angoisses. Sauvez-moi, rendez-moi Henriette et je vous adorerai à genoux! Espérance serra la main du malheureux. --Vous ne m'aurez pas vainement appelé, dit-il. Silence, fiez-vous à moi, et que mon nom vous porte bonheur! --Dans combien de temps reviendrez-vous? murmura la Ramée pâle de joie. --Priez Dieu jusqu'à mon retour. --Je ne saurais, je ne saurais... le trouble est dans mon âme, je n'ai plus une idée, ou plutôt je n'en ai plus qu'une seule: répondez-moi quand je vous reverrai. --Comptez lentement jusqu'à dix mille, répliqua Espérance. Et ayant frappé à la porte de fer qui lui fut ouverte, il envoya un sourire à la Ramée qui le suivait d'un avide regard et disparut. VI L'ILE LOUVIER Espérance n'avait pas fait cent pas hors du Châtelet, que toutes ses mesures étaient prises. L'idée de sauver la Ramée avait fini par dominer chez lui toutes les autres. Il y emploierait toutes ses ressources, sa fortune, le crédit de ses amis, celui de Gabrielle même. Mais le temps pressait. La condamnation prononcée, la torture subie, il ne restait au prisonnier que bien peu d'heures à vivre. Espérance songea d'abord à se procurer avec Henriette l'entretien qu'il avait promis à la Ramée d'obtenir. Cette démarche révoltait le coeur d'Espérance; mais, nous l'avons dit, nul moyen n'effraie une somme de dégoûts et de difficultés supérieure à la grandeur d'âme du jeune homme. Ce dernier avait l'esprit fécond comme le coeur. Il se dit que pour obtenir vivement un entretien de Mlle d'Entragues, sans se compromettre, sans écrire, sans aller chez elle, c'était à Leonora qu'il lui fallait s'adresser. Il écrivit donc à l'Italienne un billet en langue toscane, qui contenait à peu près ces mots: «J'ai besoin de voir à l'instant la personne que vous m'avez montrée le jour du bal, sous les lierres du mur de Zamet. Je me fie à votre amitié pour m'amener cette personne. Vous l'accompagnerez pour qu'elle ne redoute pas un piège, et vous pouvez lui dire que son intérêt le plus cher sera engagé dans cet entretien de quelques minutes. Qu'elle choisisse le lieu de l'entrevue.» «Vous rendrez ainsi service à deux personnes, dont l'une, celle qui vous parle, vous promet toute sa reconnaissance.» Il signa Speranza, et ne douta pas du succès. --Ainsi, pensa-t-il, ce monstre viendra. Je la persuaderai ou ne la persuaderai pas, peu importe; mais comme je veux sauver le prisonnier, je le ferai sortir dans tous les cas de sa prison. Pour cela, que faire? Aller trouver le brave Crillon, qui peut tout sur le roi. Crillon, le seul capable d'aborder le roi à toute heure, et d'enlever à la pointe de l'épée une grâce aussi difficile. Espérance réfléchit ensuite qu'il pourrait bien avoir besoin, pour l'exécution, d'un bras robuste et dévoué; il fit tenir un mot à Pontis pour le mander près de lui dans la soirée. Toutes choses étant ainsi réglées, Espérance s'achemina vers l'Arsenal, où, ce jour-là, Crillon devait souper en grande cérémonie chez Sully. On comptait presque sur le roi, et il se faisait de beaux préparatifs. Le chevalier causait avec ses amis quand on l'appela de la part d'Espérance, il descendit, et vit bien, à la mine longue du jeune homme, qu'il s'agissait de quelque importante affaire. Espérance emmena Crillon dans le parterre, et sans préparation, sans détour, comme il convenait entre gens de cette trempe, il conta sa visite au Châtelet, la compassion dont il avait été saisi en voyant un homme souffrir à ce point, et il termina par ces mots: J'ai pensé qu'il y avait chrétiennement quelque chose à faire pour vous et pour moi. --Et quoi donc, mon Dieu? demanda Crillon. --Obtenir sa grâce. Crillon fit un mouvement qui faillit décourager Espérance. --Ah bien! en voici d'une autre, s'écria le chevalier, détruire la plus belle occasion qui se présente de renvoyer en enfer ce démon que le diable nous avait lâché! Vous êtes fou, je pense, de venir me demander cela. --Non, monsieur, je vous jure que j'y ai mûrement réfléchi, au contraire, et que je deviendrais fou de honte et de douleur si je ne réussissais pas dans mon entreprise. Crillon fronça ses noirs sourcils. --Vous avez une manie, dit-il, la connaissez-vous? On ne se connaît pas ordinairement soi-même. Je veux bien vous présenter le miroir. Vous avez la manie de la générosité. Vous me faites l'effet du pieux Énéas de Virgile. C'est un héros de votre connaissance, mon ami: chaque fois qu'il donnait un coup d'épée, il pleurait, et pourtant il en a donné beaucoup. J'ai toujours trouvé ce héros souverainement ridicule et maussade. L'incendie de Troie et la joie d'avoir perdu sa femme lui avaient sans doute brouillé la cervelle; mais vous, Espérance, je ne vous connais pas de semblables motifs. Guérissez-vous de la générosité. Espérance devenait d'autant plus sérieux que le chevalier perdait plus de minutes en railleries. --Monsieur, interrompit-il, je ne vous ai jamais rien demandé, bien que votre bonté m'ait souvent offert des grâces de toute espèce. Aujourd'hui je demande, me refuserez-vous? D'ailleurs, il ne s'agit pas de moi seul, vous êtes engagé à faire ce que je réclame. --Engagé! moi! --Rappelez-vous à Reims, lorsque touché de la douceur et de la générosité du malheureux, celui-là aussi a la manie de la générosité, vous lui avez dit ces mots qui me sont encore présents: _Peut-être ferai-je mieux pour vous, si vous êtes sage_. Il a été bien sage, l'infortuné. --Certes, j'ai dit cela, dit Crillon embarrassé, mais.... --Vous l'avez dit, il faut le faire, répliqua Espérance avec une douce fermeté. --Data! jeune homme, tu me donnes des leçons, je crois. --Non, monsieur, je vous rafraîchis la mémoire. --Eh! pardieu! croyez-vous que je n'y aie point pensé, en voyant ce matin le roi si bien disposé. Tout le temps qu'a duré notre voyage de retour, nous avons parlé de ce misérable instrument de la Montpensier, et j'ai soutenu au roi que la Ramée n'est pas un scélérat endurci, mais, au fond du coeur, je suis enchanté qu'il disparaisse de ce monde. Nous lui rendons justice, nous l'absolvons: il a graissé ses bottes pour le grand voyage, qu'il parte. --Je lui ai promis qu'il vivrait, reprit Espérance opiniâtrement, et je vous supplie d'obtenir du roi la ratification de cette parole. Le roi, dit-on, soupera ici. --Oui, il y soupe. Il soupe même sans moi en ce moment. --Eh bien, monsieur, je ne vous retiens pas et vous conjure de me pardonner mon importunité. Je demeure, vous le savez, à deux pas. Cette grâce, il me la faut ce soir. La voix d'Espérance, de son cher Espérance, alla au coeur de Crillon. --Attendez, attendez, dit-il. Non, l'on ne soupe pas encore. Je vois tout le monde dans la bibliothèque, et l'on couvre seulement la table. Attendez quelques minutes, je vais trouver le roi, et, oui ou non, vous emporterez la réponse. Espérance s'écarta le coeur palpitant. --Non, dit Crillon, asseyez-vous sur ce banc, derrière la charmille. Je vais amener le roi par ici, vous l'entendrez comme s'il vous parlait à vous-même. En effet, quelques instants après, le roi, vêtu de noir, la tête nue, le visage sérieux et attentif, descendit le perron avec Crillon et vint se promener dans l'allée contiguë à la charmille qui cachait Espérance. Henri écouta la chaude pétition du chevalier. Celui-ci se peignait tout entier dans son style. Il bouillait de satisfaire Espérance, et, en même temps, priait le roi de bien examiner l'intérêt de l'État. --Eh! mon brave Crillon, dit Henri, l'État n'est plus pour rien dans cette affaire. La Ramée est Valois ou la Ramée. S'il se dit Valois et que je le tue, vois quelle tache! S'il ne l'est pas, et qu'il s'entête à me créer des embarras, pourquoi ferai-je la sottise de l'épargner? Le seul argument que j'aie pour prouver qu'il n'est pas Valois, c'est de le faire accrocher à une potence. --C'est vrai, dit Crillon. --C'est vrai, pensa Espérance, rendant justice à la sagacité royale. --Votre Majesté, continua Crillon, ne peut-elle braver?... --Braver quoi?... Est-ce que les rois ne bravent pas toujours quelque chose. Seulement il s'agit pour eux de choisir. Veux-tu qu'à propos de ce fétu, de cet atome, je remue des montagnes? Braver! j'en ai assez de bravades, mon ami. --Eh bien! alors, dit Crillon, qu'on le pende et que ce soit fini. Espérance frissonna en écoutant l'étrange plaidoyer de son auxiliaire. Le roi était devenu pensif et son oeil profond cherchait la terre. --Que m'importe à moi, dit-il, que cet homme vive s'il m'est prouvé qu'il n'est qu'un instrument repentant de la Montpensier! D'ailleurs, je n'ai pas besoin de lui faire grâce, ce qui serait d'un mauvais exemple. S'il tient tant à te faire plaisir, qu'il fasse un trou dans un mur et qu'il se sauve. Je ne suis pas là pour garder les prisonniers. Espérance tressaillit de joie. --Oui, mais vous pouvez les faire poursuivre et reprendre. --Diable emporte si je m'occuperai jamais de ce qu'il sera devenu. Je n'ai pas l'humeur tracassière, et les gibets me soulèvent le coeur. --Mais le gouverneur qui l'aura laissé fuir.... --Ce bon vieux du Jardin, un ancien coreligionnaire, un digne homme que j'aime comme mes petits boyaux.... Non, Crillon, je ne tourmenterai pas ce pauvre du Jardin, pourvu toutefois qu'à la place du prisonnier envolé, on me montre une bonne déclaration dudit, portant que c'est bien la Ramée et non Valois qui a percé mon mur. De cette façon j'y gagne; j'économise une corde, et la duchesse rira tout jaune quand je lui ferai voir cette déclaration. --Il faut qu'elle en pleure, dit Crillon en jetant un coup d'oeil sur la charmille. --Je répète, ajouta le roi tranquillement, qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'un la Ramée se sauve, je n'en dirais pas autant d'un Valois! --J'ai compris, dit Crillon en reconduisant le roi jusqu'au perron, où l'attendaient déjà plusieurs seigneurs. Là, il le quitta et Espérance revint serrer la main du chevalier. --Merci, dit-il, merci, j'avais prévu cette nécessité de la déclaration. Je l'aurai même plus complète que le roi ne la demande. Maintenant, les moyens? --J'irai trouver du Jardin ce soir, dit Crillon. --Et l'on mettra la Ramée dans la petite chambre d'en haut, celle où j'ai été. --Soit. --De façon qu'avec une corde à noeuds il puisse s'échapper cette nuit sans soupçon de connivence. --Arrangez cela comme vous voudrez. --Merci encore! s'écria Espérance dont le coeur débordait de joie. --Seulement, vous faites une sottise, murmura Crillon; mais vous m'avez parlé un langage irrésistible. C'était la première grâce que vous me demandiez; je ne pouvais vous la refuser. En disant ces mots, il prit Espérance dans ses bras et l'étreignit avec une tendre admiration. De fait, jamais le visage de ce jeune homme n'avait été d'une beauté plus radieuse. Toute bonne action émane d'en haut. Comment la beauté ne deviendrait-elle pas sublime, éclairée par un rayon divin? Il restait à Espérance la partie la plus fâcheuse de sa mission. Il soupira, mais se décida à l'accomplir. Leonora avait déjà répondu. Le seigneur Speranza trouva en rentrant Concino qui sommeillait sur un fauteuil et lui dit: --Ce soir, huit heures et demie, île Louvier. Il était huit heures et un quart. La moitié du délai fixé à la Ramée s'était déjà écoulée. Ce ne fut pas sans une émotion poignante qu'à huit heures et demie précises, Espérance, qui s'était rendu sur-le-champ à l'endroit indiqué, vit un bateau traverser le petit bras de rivière en face de l'Arsenal et paraître sous les ormeaux une femme soigneusement enveloppée dans une mante légère qui s'enroulait comme un voile autour de sa tête. Sous ce tissu brillaient les yeux noirs d'Henriette. A l'entrée de l'île était restée Leonora, moins agitée que sa compagne, souriante, et qui, après avoir fait un signe au jeune homme, s'assit sur un tronc d'arbre renversé. L'île Louvier était à cette époque une propriété particulière, un jardin, et souvent elle a porté le nom d'Entragues, car elle fut achetée par cette famille. Espérance s'avança à la rencontre de la jeune fille, dont l'attitude gênée, la démarche roide n'annonçaient pas de bien favorables dispositions. Elle avait choisi un lieu de rendez-vous commode pour elle, et rassurant pour Espérance qui, en cas de piège, se sentait de tous côtés une retraite facile. Il ne s'agissait que de sauter dans la rivière. --Vous m'avez appelée, dit-elle la première avec un accent froid et saccadé, me voici. Il s'inclina. --Vous devez supposer, mademoiselle, que pour vous causer ce dérangement il m'a fallu de graves motifs. --Sans doute. Leonora m'a parlé de mon intérêt personnel, et je me suis demandé comment, par vous, mon intérêt pouvait être mis en jeu. Je me le demande encore. --Ce n'est point par moi, mademoiselle, répliqua Espérance, décidé à ne pas perdre les minutes en de vaines précautions oratoires, c'est par M. la Ramée. Henriette pâlit et trembla. Espérance alors la regarda en face et fut frappé de l'aspect sinistre de cette physionomie si belle pour quiconque ne savait pas sous les traits voir transparaître l'âme. --Je vous épargnerai, dit-il, les questions, je vais les devancer toutes. Voici en deux mots ce dont il s'agit. M. la Ramée est emprisonné, condamné à mort, il va être exécuté, vous le savez. Henriette d'une voix à peine intelligible: --Tout le monde le sait, dit-elle. --Ce que tout le monde ignore, mademoiselle, c'est la façon dont ce malheureux a été pris, au milieu de son camp, et pris sans lutte, lui un homme brave. --Contre le brave Crillon et ceux qui l'accompagnaient, contre de tels ennemis, dit Henriette avec une froide ironie, quelle lutte ne serait pas insensée! --Ce n'est pas par prudence pour lui, mademoiselle, que la Ramée s'est rendu à nous. C'est un autre sentiment, bien plus noble, bien plus touchant, qui l'a guidé. Nous en avons été émus. Vous allez être émue vous-même. --J'écoute l'analyse de ce sentiment, dit Mlle d'Entragues en s'efforçant de conserver son sang-froid, bien compromis par l'impassible mépris qui s'exhalait de chaque parole d'Espérance. --La Ramée n'a cédé, mademoiselle, qu'à la crainte de vous compromettre, ajouta-t-il en la regardant fixement. --Moi! me compromettre... monsieur la Ramée, qu'est-ce que cela signifie? --Attends, serpent, je vais t'empêcher de siffler, pensa le jeune homme. --Mademoiselle, il vous avait écrit une longue lettre pleine de son amour, de sa reconnaissance; il vous remerciait de l'encouragement que vous aviez donné à ses projets, il vous offrait la moitié de sa couronne, il vous appelait sa reine, et signait: Charles, roi. Henriette, à chaque mot, se dressait plus inquiète et plus troublée. --Cette lettre, poursuivit Espérance, vous arrivait en droite ligne, à Paris, par un courrier de la Ramée, lorsque M. de Crillon et moi nous avons arrêté le courrier, pris la lettre, et soigneusement approfondi le contenu. Henriette devint livide et machinalement chercha un appui autour d'elle. Espérance eut comme un éclair de compassion, mais l'horreur de toucher cette femme l'emporta sur le mouvement d'humanité, et il la laissa froidement s'adosser au tronc d'un arbre. --Vous comprenez, continua-t-il, mademoiselle, l'effet que cette lettre, adressée au roi, comme nous en avions l'intention d'abord, eût produit sur Sa Majesté; voyez un peu quels dangers on court parfois sans le savoir. Il se croisa les bras. Henriette chancelait; la sueur coulait à larges gouttes de son front. --Eh bien! dit-il, la Ramée eut pitié de vous, il supplia ses ennemis de lui rendre cette lettre, promettant en échange de se livrer sans coup férir, et de n'attenter pas à ses jours. Il se perdait pour vous sauver. --Et... qu'a-t-on répondu? dit la pâle Henriette. --On a accepté. --De telle sorte que la lettre.... --Est brûlée. Vous n'avez plus rien à craindre. On eût cru voir cette flamme illuminer les joues et les regards de Mlle d'Entragues. --Oui, dit Espérance, mais le malheureux, victime de son dévouement, est prisonnier et va mourir. Savez-vous que l'exécution est fixée à demain matin, huit heures? --Que faire à cela? demanda-t-elle, est-il un moyen d'éviter ce malheur? --La Ramée l'a trouvé, mademoiselle, et m'envoie près de vous pour vous l'apprendre. Henriette sentit qu'un nouveau choc se préparait, un choc plus terrible peut-être. Elle avait lu dans le regard assuré d'Espérance que la plus importante partie de sa mission n'était pas encore accomplie. Elle se replia sur elle-même pour se préparer au combat. --J'écoute le moyen, dit-elle, et contribuerai par toutes les voies possibles à sauver celui qui m'a sauvée. --Voilà de bons sentiments, mademoiselle; ils aplanissent le terrain devant moi. --Que demande M. la Ramée? --Il vous aime passionnément.... --Ce n'est pas cela que vous vous êtes chargé de venir me dire, je suppose. --Ne m'interrompez point, je vous prie. Il vous aime, dis-je, au point de ne pouvoir vivre sans vous, et il désire que vous vous engagiez à lui formellement. Henriette regarda Espérance avec une surprise qui n'était pas jouée. --Quel engagement puis-je prendre, dit-elle, avec un malheureux dont les instants sont comptés? Vivre sans moi, ce n'est pas la question, hélas! puisqu'il va mourir. --Admettez qu'il vive, dit tranquillement Espérance. Elle fit un bond. --Qui donc le sauverait?... s'écria-t-elle avec une expression d'épouvante qui la fit paraître hideuse à Espérance. --Moi, mademoiselle. --Vous raillez. --J'affirme que la Ramée sera sauvé. --Mais le roi! --Le roi consent. Vous voyez bien que rien ne peut empêcher la Ramée de vivre; rien au monde, entendez-vous! Henriette allait s'écrier; elle sentit qu'en se dévoilant ainsi, dans l'horreur de son égoïsme, elle empêcherait le jeune homme de continuer sa confidence. Mais elle s'était déjà trahie; il était trop tard, Espérance l'avait comprise; il lisait la vérité au fond de cette fange. --Je sais bien, dit-il révolté, que vous aimeriez mieux voir mourir celui-là comme les autres; mais je ne le veux pas. Il vivra, et je vous apporte son voeu: il demande que vous l'accompagniez dans son exil. Cette fois Henriette ne se posséda plus. --Mais c'est du délire, s'écria-t-elle, et ce prétendu sauveur ne m'aurait donc sauvée que pour me perdre plus sûrement! --Je n'examine pas ses intentions. J'obéis à sa volonté qui, d'ailleurs, est devenue la mienne. --Plaît-il! rugit la tigresse. --C'est ma volonté! répondit le lion. Assez de crimes comme cela! Assez de sang sur lequel surnage votre ambition lâche comme votre amour! La Ramée, pardonné par le roi, s'évade cette nuit du Châtelet. Vous l'accompagnerez. Il appelle cette réunion une récompense de son sacrifice! moi, je sais bien que ce sera pour vous et pour lui le plus effroyable châtiment, mais, soit! Quand une fois Dieu a résolu de se venger, il fait bien les choses. Vous partirez donc avec cet homme ou sinon, m'affranchissant des sottes délicatesses qui m'ont jusqu'à présent retenu, je vous accuse, j'appelle en témoignage Crillon et Pontis, je traîne vos crimes devant le tribunal du roi, et nous verrons si vous ne regretterez pas alors l'exil que vous propose votre malheureuse victime. --Je suis perdue, pensa Henriette, perdue surtout si je fais voir toute ma pensée. Elle cacha son visage dans ses mains comme si ses sanglots l'étouffaient. Elle sanglotait bien réellement. La situation en valait la peine. --Monsieur, dit-elle, je sais bien que je me dois à ce malheureux. Je sais bien que je suis morte au monde. Mais ne croyez-vous pas que j'aie droit de pleurer sur un déshonneur qui va éclater avec tant de scandale et rejaillir sur toute ma famille? Coupable, je l'ai été; mais faut-il que je sois si atrocement punie? --Je ne vois que ce moyen, dit Espérance, de racheter vos crimes. Tant de sang versé ne se lave pas en un jour. Vous souffrirez, mais il le faut. --Eh bien! dit-elle, si rigoureux que soit mon devoir, j'obéirai. --À partir de ce moment, répliqua Espérance, je vous pardonnerai, je vous estimerai. Elle le regarda d'un air étrange. --Et le lendemain de votre mariage avec la Ramée, ajouta-t-il, vous recevrez de moi en quelque endroit que vous soyez, cette lettre que vous m'avez si opiniâtrement demandée, et qu'alors je ne me reconnaîtrai plus le droit de retenir. L'oeil fauve d'Henriette se ranima. Il faut bien de la haine, bien de la rage pour produire une pareille étincelle. --C'est bien! murmura-t-elle en grinçant des dents. Maintenant que faut-il que je fasse? Comment cette fuite aura-t-elle lieu? --Connaissez-vous le Châtelet? dit-il. --Oui. --Au-dessus de la porte qui traverse le Petit-Pont, tout en haut, dans les combles, est une petite chambre, où l'on va mettre le prisonnier cette nuit. C'est de là qu'il s'enfuira. Je l'attendrai cette nuit avec des chevaux, ou plutôt nous l'attendrons, mademoiselle, car vous m'accompagnerez. Henriette frémit comme si elle allait se révolter de nouveau. --Cette chambre, dit Espérance, pour achever de briser les dernières indécisions de la lâche fille, elle vous rappellerait encore un souvenir. La Ramée heureusement ne s'en doute pas, car il n'oserait y pénétrer dans cette chambre fatale! --Qu'est-ce donc? --C'est là que logeait dans sa jeunesse, dans son insouciante et heureuse jeunesse, le fils du gouverneur du Châtelet, un beau gentilhomme huguenot qui est mort, Urbain du Jardin; vous rappelez-vous ce nom? Henriette poussa un cri qu'Espérance dut prendre pour de l'effroi. --Urbain du Jardin, murmura-t-elle, était fils du gouverneur actuel du Châtelet? --Hélas, oui! répliqua Espérance sans remarquer l'horrible expression de triomphe qui s'alluma et s'éteignit sur le visage livide d'Henriette, oui, c'était son fils, et j'ai vu couler les larmes du vieillard quand, pendant ma captivité si courte, il m'a fait asseoir dans le fauteuil où dormait autrefois son malheureux enfant et où peut-être, sans le savoir, il fera reposer l'assassin cette nuit! --Assez, assez, dit Henriette avec une précipitation fébrile qui fit croire à Espérance que ce dernier souvenir l'avait persuadée, à demain! Faites-nous savoir l'heure, et comptez sur moi. --D'autant mieux, pensa Espérance, qu'elle ne saurait faire autrement. --Adieu, dit-il, je retourne auprès de la Ramée. Elle lui montra du geste le bateau qui l'avait amenée. Il partit après avoir furtivement serré la main de Leonora. VII VENGEANCE DU PÈRE Espérance rentra chez lui pour faire préparer armes, chevaux et argent. Il distribua ses ordres avec une prévoyante rapidité. Il roula autour de son corps une longue corde de soie, fine et solide, et aussitôt il prit le bras de Pontis, stupéfait à la vue de ces préparatifs. Pontis, prévenu par le billet, attendait son ami depuis quelque instants. Tous deux se dirigèrent à la hâte vers le Châtelet. Chemin faisant, Espérance raconta au garde les évènements si importants de la journée; lorsqu'il en fut arrivé à Henriette et à la démarche qu'il venait de faire près d'elle pour sauver la Ramée, il vit Pontis lever les bras au ciel et gesticuler avec furie. --Ah ça! mais vous êtes fou, dit-il à Espérance, quoi, vous pensez sérieusement à sauver ce brigand de la potence? Un scélérat qui a failli me faire arquebuser, qui a failli vous assassiner, qui.... --Tout cela est connu, Pontis, interrompit Espérance; pas de redites. --Et tu as été faire des conditions avec cette Entragues! Tu as reparlé à cette créature! --Heureusement, car tout est conclu. Pontis se mit à rire avec ironie. --Honnête Espérance, dit-il, qui croit qu'on peut conclure quelque chose avec une pareille femme! Elle s'est jouée de toi! Elle t'échappera! --Je te défie de me le prouver. Je te défie de trouver une seule porte par laquelle Henriette puisse échapper comme tu dis. --Quelle nécessité, murmura Pontis, lorsqu'on est heureux, de s'aller mêler dans les affaires de cette bande de voleurs? --Si je raisonnais comme toi, d'après un mesquin égoïsme, j'aurais encore raison de ton argument. En me mêlant des affaires d'Henriette et de la Ramée, maître Pontis, je fais les miennes; et je ne sache rien de plus adroit, de plus utile, que cette combinaison d'un départ qui me débarrasse pour toujours de la Ramée et de sa digne complice. Oui, Pontis, dit-il avec une intention profonde, tu ne sauras jamais à quel point il m'est nécessaire qu'Henriette s'éloigne de France et n'y revienne plus. Mais cependant Dieu sait que mon intérêt ne m'a pas guidé dans la résolution que j'ai prise. Ce qui en résultera de bon pour moi, je l'attribuerai uniquement à Dieu. Pontis fut frappé de ces considérations, mais ne répliqua pas moins en grondant que Mlle d'Entragues n'était pas encore partie, qu'elle avait de l'imagination, et saurait bien trouver un moyen de ne pas quitter Paris. --Tu oublies toujours, répondit Espérance d'un ton ferme, que nous possédons un talisman qui brisera toutes les volontés d'Henriette. Tant que cette petite botte d'argent sera suspendue à mon col ou au tien, Pontis, Mlle d'Entragues nous obéira comme une esclave. --Ah! s'il en est ainsi, je me rends, dit Pontis, et tu me fais souvenir que ton mois est expiré. C'est à mon tour de porter le médaillon, puisque nous partageons également ce dangereux dépôt. --Quand même ton tour n'eût pas été arrivé, Pontis, je te l'eusse rendu aujourd'hui même, car je vais me trouver cette nuit près d'Henriette, et il serait imprudent de garder le médaillon sur ma poitrine; un malheur est sitôt arrivé! une chute de cheval, un coup inattendu, un évanouissement. Tu sais comme elle dépouille bien les cadavres! Pontis prit et cacha autour de son col la botte plate et mince qui renfermait le billet de Mlle d'Entragues, ce billet dont nos lecteurs n'ont certainement pas oublié la sanglante origine. --Moi, dit-il, je ne m'évanouirai pas, sois tranquille! --Exécute scrupuleusement mes ordres, reprit Espérance, ne néglige aucun détail. L'évasion de la Ramée doit avoir lieu avant le jour, sois prêt quand j'aurai besoin de toi. Avant une heure je t'aurai rejoint. En parlant ainsi, le jeune homme quitta Pontis et entra au Châtelet, se fit conduire d'abord chez le gouverneur, avec lequel il s'entretint quelques instants, pour s'assurer que, suivant la promesse de Crillon, tout était bien convenu: après quoi il retourna au cachot de la Ramée, qui, dans son impatience, avait mille fois brouillé son compte de minutes, et croyait toucher au point du jour. Le bruit des verrous retentit délicieusement à ses oreilles; il courut à la porte et serra dans ses bras, avec une tendresse dont lui-même ne se fût pas cru capable, le libérateur loyal qui revenait lui apporter la vie ou la mort. --Eh bien! demanda la Ramée en tremblant, qu'a-t-elle dit? --Elle consent. La Ramée, joignit les mains avec ivresse. --N'est-ce pas qu'elle m'aime? --Du fond du coeur, dit Espérance. --Savez-vous que c'est sublime ce qu'elle fait pour moi, monsieur! Quitter tout, parents, fortune, avenir, pour un malheureux prisonnier! --C'est très-beau, répéta Espérance avec un sang-froid imperturbable; mais vous aurez le temps de témoigner plus tard à Mlle d'Entragues votre admiration et votre reconnaissance, tandis que nous sommes très-pressés pour prendre nos arrangements. La Ramée fit un geste d'approbation. --Je sors de chez le gouverneur, poursuivit Espérance. M. de Crillon lui a parlé. Le roi veut bien, non pas vous faire grâce, il ne le peut; mais fermer les yeux sur votre fuite. Vous en serez quitte pour soulager la conscience du roi par la déclaration dont nous sommes convenus. --J'en ai arrêté les termes, dit la Ramée. Faut-il écrire? --Attendez... Rien pour rien. On va vous changer de chambre, on vous conduira aux combles du château. Là est une terrasse fermée de barreaux de fer. Voici une lime avec laquelle vous en scierez deux. Vous êtes mince, ce passage vous suffira. Maintenant, voici une corde de soie, on y suspendrait le Châtelet tout entier... attendez que je m'en débarrasse... c'est fini; elle a cent pieds, dix de plus que l'édifice; vous l'attacherez vous-même et vous laisserez glisser, en roulant autour de vos mains, pour ne les point couper, votre chapeau de feutre. La Ramée prit avec une joie convulsive les objets que lui présentait Espérance. --Et Henriette, dit-il, comment la trouverai-je? Ce n'est pas un leurre que vous m'offrez, n'est-ce pas, elle a bien promis? --J'ai prévu cette objection, monsieur. Vous la verrez vous attendre à l'extrémité du Petit-Pont. Vous avez bonne vue, je crois. --Je reconnaîtrais Henriette d'une lieue, la nuit! --Ne descendez donc que quand vous l'apercevrez. Elle aura, d'ailleurs, avec elle des chevaux, dont le mouvement vous aidera à la reconnaître. Je vous préviens que, pour ne pas exciter de soupçons, nous descendrons au bord de la rivière à l'ombre du quai. --Vous y serez donc, vous, monsieur? --Je ne me fierai qu'à moi pour vous sauver. J'y ai engagé ma parole. --On dit que parfois les anges du ciel ont pris la forme humaine pour protéger des malheureux, murmura la Ramée avec une expression de repentir et de reconnaissance ineffable. Je le crois fermement à partir d'aujourd'hui. --Ainsi, interrompit Espérance, tout est bien convenu; quand les matines sonneront au cloître de Notre-Dame, à trois heures, vous descendrez. La sentinelle se promènera de façon à ne pas vous voir. --Et j'aurai, d'ici là, scié les barreaux et attaché la corde. --Bien entendu. --Maintenant, monsieur, quand écrirai-je la déclaration? --Vous trouverez dans la chambre là-haut tout ce qu'il faut pour écrire, et le gouverneur, avant votre départ, sera venu vérifier si les termes de la déclaration sont convenables. --Le gouverneur viendra? --Oui, dit Espérance avec un frisson involontaire, car il songeait que ces deux hommes n'eussent jamais dû se rencontrer et se sourire. Ce gouverneur est un bon vieillard, doux avec les prisonniers, obéissant à M. de Crillon, envers lequel il a de la reconnaissance. Vous ne le connaissez pas, ce vieillard? --Non, je ne l'ai jamais vu; j'étais si troublé en entrant dans la prison. Je crois seulement me rappeler que le geôlier m'a dit une fois qu'il était huguenot. --Huguenot ou catholique, qu'importe, pourvu qu'il vous laisse partir! s'écria vivement Espérance, dont ces détails brisaient le coeur. --Je ne vous en parle, reprit la Ramée, que pour une raison. Un huguenot pourrait voir d'un mauvais oeil le Valois dont le père a fait la Saint-Barthélemy. --Puisque vous signez que vous n'êtes pas Valois, dit brièvement Espérance; d'ailleurs, laissons cela. Vous n'avez pas un mot à dire au gouverneur, et celui-ci ne vous ouvrira pas la bouche. Il prendra la déclaration et s'en ira. --J'eusse pu vous donner tout de suite cette déclaration, dit la Ramée, et partir à l'instant. Espérance fut frappé de cette insistance de la Ramée. Était-ce un pressentiment sinistre qui poussait ainsi le prisonnier au-devant de l'heure fixée? --J'ai cru bien faire, répliqua-t-il, en vous donnant toutes les garanties désirables. Vous vouliez être sûr de la présence de Mlle d'Entragues, vous l'avez; vous ne vouliez donner votre déclaration que contre une liberté assurée, c'est convenu. Maintenant il faut le temps de vous transporter dans la chambre d'en haut. Il faut le temps de scier les grilles, il faut le temps d'écrire, et puis de notre côté, nous ne sommes pas prêts. L'heure du rendez-vous n'est pas encore envoyée à Mlle d'Entragues, celle-ci a ses préparatifs à faire, songez donc que trois heures du matin seront bientôt arrivées! --C'est vrai, je dévorerai les instants, s'écria la Ramée; pardonnez-moi de vous importuner ainsi. Je cherchais, voyez-vous, à éviter les approches d'un jour qui devait être mon dernier jour, car le geôlier me l'a dit, c'est pour demain huit heures... et de trois à huit, l'intervalle est si court! --À huit heures vous serez plus loin de la mort que vous ne l'avez jamais été, répliqua Espérance avec un sourire capable de rendre la vie à un agonisant. Mais, pour arriver à temps, prenons-nous-y d'avance. Je vous quitte. --Soyez béni! dit la Ramée. --Rappelez-vous toutes nos conventions! --Elles sont gravées ici, dit le prisonnier en touchant son front, comme vos bienfaits sont inscrits dans mon coeur. La Ramée à ces mots s'agenouilla, prit la main d'Espérance et y appliqua ses lèvres brûlantes. Le bienfaiteur s'éloigna ému, en remerciant le ciel qui lui faisait la faveur de rendre un homme à ce point heureux. A peine Espérance fut-il parti que la Ramée se redressa et rétablit le calme dans sa tête pour faire face à toutes les éventualités. Tout s'accomplit d'ailleurs comme on en était convenu; deux guichetiers vinrent chercher le prisonnier, le conduisirent à la chambre d'en haut, et l'y laissèrent avec de la lumière. La Ramée scia les barreaux, attacha solidement la corde, prépara le feutre qui devait ménager ses mains pendant la descente; puis après avoir jeté un regard brûlant d'impatience sur l'horizon encore sombre et silencieux, il revint près de la table, et écrivit sa déclaration aussi nette, aussi loyale que le souhaitait Espérance. Il y joignit ce qu'on ne lui demandait pas: ses regrets d'avoir été assez orgueilleux et simple pour que l'intrigue d'une méchante femme, la duchesse, l'eût poussé à la révolte contre son roi. En ce moment suprême, la Ramée sentait son âme se régénérer sous les flots de joie qui l'inondaient. Il était bon, il était noble: l'amour heureux le transformait en héros. A peine avait-il achevé d'écrire, qu'il entendit résonner des pas pesants dans l'escalier de sa chambre. La porte s'ouvrit. Un vieillard parut sur le seuil. La Ramée reconnut le gouverneur, au portrait que lui en avait tracé Espérance. Il se leva et salua respectueusement, résolu, selon l'avis de son protecteur, à ne point parler si on ne lui parlait pas. À cet effet, il se tourna vers la fenêtre, contemplant avec délices cette première brume si pâle et si subtile qui s'élève sur l'eau à l'approche de l'aube. Une petite cloche sonna matines dans le quartier Saint-Martin; celle de Notre-Dame ne pouvait tarder à sonner aussi. En même temps, l'oeil perçant du jeune homme découvrit, au bout du Petit-Pont, au bord de la rivière, dans l'ombre la plus noire, certain mouvement pareil à celui de chevaux qui descendent une pente. Il n'y tint plus, et revenant vers la table, voulut supplier le gouverneur de se hâter d'emporter la déclaration et de refermer la porte. Mais, à sa grande surprise, il vit le vieillard debout, un papier à la main, et ce papier n'était pas la déclaration; il ne l'avait pas même regardée. La physionomie du vieux gentilhomme n'annonçait point cette douceur obligeante dont Espérance avait fait l'éloge. Les traits pâles et profondément altérés, l'oeil brillant d'une expression sombre, le tremblement étrange des lèvres trahissaient au contraire un ressentiment caché, presque une menace. --Monsieur, dit la Ramée inquiet, voici la déclaration convenue.... Je la crois suffisante, et, si elle l'est, je puis partir. --Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, répondit le vieillard d'une voix sépulcrale, avant de partir avez-vous interrogé votre conscience? --Je me suis accusé devant Dieu. --Du crime de rébellion, de lèse-majesté, oui, et le roi vous a pardonné sans doute, puisqu'il m'a fait prier de vous laisser fuir; mais sont-ce là les seuls crimes que vous ayez à vous reprocher? L'heure convenue sonna à Notre-Dame, la Ramée tressaillit et fit un mouvement pour courir à la fenêtre; le vieillard l'arrêta par le bras. --Répondez-moi d'abord, dit-il. --Que voulez-vous que je vous réponde, murmura la Ramée, que cette inquisition sauvage étonnait, et qui craignit d'avoir affaire à un insensé. --Dites-moi simplement si vous vous appelez bien la Ramée? --Certes, je l'ai signé sur ce papier. --Dites-moi, si vous êtes l'homme qui après la bataille d'Aumale avez assassiné dans un chemin creux, derrière une haie un cavalier sans défiance? La Ramée devint livide, et recula devant l'oeil étincelant du vieillard. --Répondez donc! s'écria celui-ci avec une véhémence terrible. --Monsieur... si j'ai été criminel, balbutia la Ramée dans son égarement, c'est à Dieu et au roi de me le reprocher, de m'en punir. Voilà donc qu'au dernier moment, mes ennemis me tendent ce nouveau piège. En quoi mes actions privées regardent-elles d'autres que moi, et de quel droit me questionnez-vous? --Parce que je m'appelle le baron du Jardin, et que vous avez assassiné mon fils! La Ramée poussa un cri déchirant, et, glacé d'horreur, tomba sur un fauteuil en cachant son visage dans ses mains. --L'avis était donc vrai, murmura le vieillard; voilà le meurtrier d'Urbain à la place où tant de fois j'ai embrassé Urbain.... Monsieur, continua-t-il avec une majesté sombre, le roi vous avait fait grâce, mais moi je ne pardonne pas. Vous avez tué mon fils, vous mourrez. Trop heureux que je vous permette de finir comme un rebelle, quand je pourrais vous faire condamner comme assassin. Le gouverneur frappa du poing sur la porte, et à l'instant parurent plusieurs archers qui envahirent la chambre. --J'avais, par compassion pour le condamné, leur dit le vieillard, changé son cachot en un meilleur gîte; mais voyez, il a scié les barreaux et préparé une corde pour fuir. Gardons-le, mes enfants, gardons-le bien jusqu'à huit heures, pour qu'il n'échappe pas à la justice de Dieu! Les archers se placèrent entre le prisonnier et la fenêtre. Le gouverneur s'assit en travers de la porte et ajouta: --Si quelqu'un m'appelle, pas de réponse; je ne bougerai pas d'ici avant l'arrivée du bourreau! À ces mots, un frisson parcourut les veines du criminel. Il releva la tête, et comme si la menace de mort eût retrempé son courage, rallumé son orgueil et mis fin à ses terribles angoisses, il dit au vieillard en lui montrant la déclaration restée sur la table près du flambeau mourant qui coulait en larges nappes: --Le misérable qui m'a dénoncé à vous, prétendrait-il bénéficier de ma dépouille et me déshonorer après ma mort! Je reste Valois puisque je meurs, et cet écrit devient inutile, je suppose. Le gouverneur lui tendit le papier sans répondre une parole. Alors la Ramée brûla ce qu'il avait écrit et rapprocha le fauteuil pour s'asseoir. Mais au souvenir des paroles qui étaient échappées au malheureux père, la Ramée eut horreur de cette place. Il repoussa le siège et resta debout, la tête inclinée, les bras croisés sur la poitrine, au milieu des archers qui surveillaient tous ses mouvements. Tel fut le sombre tableau qu'éclairèrent les premiers rayons du jour. Cependant Espérance, fidèle à sa promesse, attendit à l'endroit désigné. Henriette avait obéi; elle avait suivi dans une litière les chevaux préparés pour la Ramée, et la litière cachée dans la petite rue voisine était surveillée par Pontis à cheval. Au signal convenu, Espérance s'approcha du Châtelet croyant en voir descendre le prisonnier; mais les moments s'écoulèrent, on sait pourquoi l'évasion ne put avoir lieu. Espérance attendait toujours. Le jour venu, Henriette, dont le visage trahissait une infernale joie, déclara que rien ne l'obligerait à se donner en spectacle dans un quartier semblable, qu'Espérance l'avait trompée, qu'une évasion ne se faisait pas à la lumière du soleil, et ces raisons parurent sans réplique aux deux jeunes gens. Ils durent laisser la perfide femme retourner à son logis; d'ailleurs, elle ne pouvait que les gêner puisque la Ramée ne venait pas. Espérance avait essayé dix fois de pénétrer au Châtelet, on lui en avait interdit l'entrée avec une rudesse des plus significatives. Il se demanda si le roi n'avait pas changé d'avis. Il se figura que la Ramée n'avait pas voulu écrire la déclaration assez explicite. Enfin tout ce qu'un cerveau prêt à éclater peut entasser de conjectures plus ou moins raisonnables, Espérance aux abois, les ressassa pendant trois mortelles heures d'attente. Il ne pouvait comprendre comment la Ramée, du moins, ne se montrait pas. Il comprenait encore moins comment, si les obstacles venaient du roi ou de Crillon, ce dernier n'en avait pas donné avis. Pontis, expédié par Espérance chez le chevalier, rapporta que rien, à sa connaissance, n'avait été changé par le roi. Le chevalier offrait de venir lui-même au Châtelet, pour en donner l'assurance. En attendant, la place de Grève s'emplissait de spectateurs, le gibet se dressait, réclamant sa proie, et à six heures et demie arrivèrent au Châtelet l'exécuteur et la nouvelle troupe d'archers. Justement le chevalier venait de céder aux messages réitérés d'Espérance. Il entra dans la prison et fit entrer avec lui Espérance et Pontis. Le condamné était déjà placé en bas, dans la geôle, entouré du funèbre cortège de la mort. À la porte de cette salle se tenait l'implacable vieillard, décidé à ne pas abandonner sa vengeance. Crillon s'étant approché de lui pour lui demander l'explication de cet étrange malentendu, le gouverneur lui montra une lettre d'une écriture bizarre, inconnue, qui disait: «Baron du Jardin, le prisonnier que vous devez laisser fuir cette nuit est l'assassin de votre fils Urbain.» --Data! mais c'est vrai! murmura Crillon furieux en regardant à la fois le gouverneur et Espérance qui parcourait la lettre et pâlissait. --Il l'a avoué, dit le vieillard. --Oh! pourquoi me suis-je mêlé de ce scélérat, s'écria le chevalier. --Jamais on n'eût imaginé une pareille infamie, murmura Espérance, qui devina le véritable auteur de la dénonciation. --Jamais plus beau coup de la justice céleste, pensa Pontis. --Par grâce, essayons encore... allons au roi, supplia Espérance. --Si le roi voulait sauver ce misérable, je me ferai justice moi-même, interrompit le gouverneur. --Tout est dit, répliqua Crillon. Venez, Espérance, nous n'avons plus rien à faire ici. --Vous, peut-être, dit le jeune homme dont les yeux humides trahissaient l'émotion; mais moi je ne peux partir ainsi sans avoir dit à ce malheureux tout ce que je souffre. Crillon haussa les épaules et sortit. Déjà le cortège se mettait en marche. La Ramée portait la tête haute, le regard ferme, entre une double haie des soldats de garde et des employés de la prison. Lorsqu'il fut en face du gouverneur, il ferma un instant les yeux et murmura tout bas: Pardon! --Je pardonnerai dans une demi-heure, dit du même ton le vieillard. Tout à coup la Ramée aperçut Espérance qui fendait la foule pour arriver à lui. Au lieu de remercier, et d'adorer ce loyal défenseur, dont les nobles intentions éclataient à ce moment suprême dans le plus affectueux regard: -Ah! traître, dit la Ramée, te voila! Ah! délateur misérable, tu viens après m'avoir abusé lâchement, tu viens insulter à mon agonie. Et puis, tu te convaincras que je suis bien mort pour me voler tranquillement Henriette. Je savais bien, ajouta-t-il, avec une colère effrayante, que tu l'aimais encore et que tu ne me la céderais! Je savais bien que tu ne la laisserais point partir avec moi! Espérance, éperdu, voulut l'interrompre. --Lâche!... lâche!... continua la Ramée, mais je serai vengé. Elle m'aime et te reprochera ma mort! Et il fit un mouvement comme pour lever le poing sur Espérance. --Quoi! s'écria Pontis en serrant les mains de son ami avec un rugissement furieux, tu te laisses insulter ainsi toi!... Réponds donc à ce brigand qui t'accuse! Dis-lui donc la vérité sur cette femme. --Silence!... dit Espérance avec une douceur sublime. Ce malheureux n'a plus qu'un moment à vivre. Si je faisais ce que tu dis, il mourrait désespéré. Silence! Qu'il conserve sa foi, son dernier bonheur, qu'il se croie aimé, qu'il me croie lâche et traître... mais qu'il meure en paix! La foule s'écoula, suivant, sans l'outrager, le condamné qui marchait avec courage vers la place de Grève, et cherchait encore, dans cette multitude muette, soit des partisans apostés pour sa délivrance, soit plutôt le dernier sourire de sa misérable fiancée. Rien. L'heure fatale avait sonné, le jeune homme monta en triomphateur sur l'échelle, se livra au bourreau et rendit l'âme en murmurant le nom d'Henriette. VIII LE SANG POUR LE SANG Le jour même de la mort du malheureux la Ramée, lorsqu'au Louvre chacun en parlait encore, et que les uns applaudissaient, que les autres s'apitoyaient, que pour tout le monde il était évident que le bourreau n'avait puni qu'un instrument des intrigues de la duchesse de Montpensier, ce jour-là, disons-nous, toute la noblesse se pressait au palais pour féliciter le roi et pour renouveler les témoignages de son dévouement et de son respect. Deux carrosses s'arrêtèrent devant l'entrée de la maison royale. De l'un, descendirent M. d'Entragues et le comte d'Auvergne, offrant la main à Marie Touchet, plus majestueuse, et à Henriette, plus brillante que jamais. Cette dernière, depuis huit heures du matin, n'avait plus rien à craindre de son plus dangereux complice, de celui qui, si longtemps, avait menacé à la fois sa personne et sa fortune. De l'autre carrosse sortit, fière et l'oeil assuré, malgré l'accueil glacé qui lui fut fait, la duchesse de Montpensier, dont le cortège était nombreux et magnifique. Celle-ci était moins tranquille. La Ramée, en mourant, avait laissé surnager trop de secrets. Les deux troupes s'étant jointes au bas des degrés, Henriette et son père, qui déjà commençaient à monter, s'arrêtèrent un moment et s'effacèrent pour laisser passer la terrible Lorraine. Celle-ci attacha son regard perçant sur la jeune fille, et, comme si elle l'eût devinée digne de poursuivre et d'achever son oeuvre, elle l'honora d'un sourire et d'un salut. A l'agitation qui se produisit au palais, dans les salles de la galerie, à la mine sombre de Sully, à la fugitive lueur qui voila un moment les traits du roi, chacun comprit que la scène ne pouvait manquer d'être intéressante. Catherine de Lorraine cependant, montait lentement et arrachait des saluts à tous ceux qui avaient l'imprudence de la regarder en face. Elle parvint ainsi à la galerie, et tout d'abord, cherchant le roi, remarqua qu'il parlait bas à son ministre et au capitaine des gardes. Après quoi Henri se remit à jouer, et ne donna plus signe d'émotion. La duchesse s'avança jusqu'à la table de jeu, et le murmure qui se fit d'abord, puis le silence qui lui succéda, avertirent le roi qu'il était temps de détourner sa tête; d'ailleurs la duchesse allait débiter un de ces compliments comme elle savait les tourner, et dont les premières syllabes commençaient à sortir de ses lèvres. --Sire, dit-elle, j'ai dû venir, malgré mon état de faiblesse, féliciter Votre Majesté.... Le roi l'interrompit aussitôt. Il avait l'air froid et sec qui chez lui, visage affable et gracieux, révélait les grandes colères. Car Henri, lorsqu'il s'irritait, savait encore se contenir assez pour conserver tous ses avantages. --Ma cousine, dit-il, au milieu du profond silence de toute l'assemblée, si je m'attendais ce soir à une visite, ce n'est pas à la vôtre. La Lorraine changea de couleur. Elle avait espéré que la longanimité d'Henri se contenterait encore cette fois d'une formule de politesse et que les relations diplomatiques, comme on dit, pourraient subsister. --Pourquoi, répliqua-t-elle avec émotion, Votre Majesté ne m'eût-elle pas dû attendre? --Parce que ce soir, ce n'est pas ici la place d'une honnête princesse comme vous, le Louvre étant habité par un roi qui fait périr ses parents sur l'échafaud. --Sire, que signifient ces paroles de Votre Majesté? --Ces paroles sont les vôtres, ma cousine, et non les miennes. Vous avez toujours considéré la Ramée comme un Valois, vous lui avez fourni titres, argent, crédit qu'il s'ignorait lui-même, ce malheureux; vous lui avez révélé son origine. --Sire, voilà des accusations.... --Que je devrais vous faire adresser, direz-vous, devant mes présidents, assistés de greffiers, dans une bonne chambre de ma Bastille. Mais vous êtes femme et je ne fais la guerre qu'aux hommes. Il y a plus, j'épargne aux femmes, quand je le puis, tout ce que je sais leur être désagréable. Je vous dispenserai donc, désormais, de vous présenter au Louvre. Vos domaines sont spacieux, demeurez-y, ma cousine. Vous êtes de ces voiles dangereux qu'on aime à éloigner de son territoire. Aussitôt, Henri se levant, salua la duchesse, éperdue de honte et de rage, et lui annonçant ainsi qu'il la congédiait, se rassit et reprit ses cartes au milieu d'un murmure de bruyante satisfaction. La Lorraine chancela. Ses traits s'étaient décomposés. La bile montait à flots de son foie à son visage, et c'était chose horrible à voir que ce front jaune sous lequel des yeux d'un noir rouge étincelaient hagards comme des flammes vacillantes. Elle partit en suffoquant. Mais aux premiers degrés, la force lui manqua. Ses gens la relevèrent et la portèrent dans son carrosse. A peine eut-elle disparu que toutes les poitrines se dilatèrent. On eût dit que le roi et la France n'avaient pas d'ennemi, et que rien n'obscurcissait plus l'avenir. Henri quitta son jeu et vint parcourir les groupes de courtisans, au sein desquels M. d'Entragues, plus bruyant dans sa joie que deux douzaines d'enthousiastes ordinaires, essayait d'attirer l'attention de Sa Majesté. Le roi aperçut ce digne seigneur, et lui sourit. Il aperçut aussi Henriette. Elle était si belle, et, en regardant le prince, son sein se soulevait avec une si amoureuse agitation, que le roi ne trouva qu'un remède au trouble qu'il ressentait lui-même; il fit ses compliments à la raide et majestueuse figure de Marie Touchet, éteignant sur les glaces de ce demi-siècle les feux excessifs des dix-huit ans qui l'embrasaient. Le comte d'Auvergne voltigeait sur les flancs de ce groupe, décochant çà et là, toujours à propos, sa flèche auxiliaire. Cependant, à une des extrémités de la salle, riait et charmait Gabrielle, dont une cour nombreuse mendiait les regards. La marquise de Monceaux ne voyait rien, n'entendait rien, malgré son apparente liberté d'esprit. Elle s'était placée de manière à voir entrer chaque nouveau visage dans la galerie, et celui qu'elle attendait n'arrivait pas. Plus scrupuleux que Mlle d'Entragues, il n'avait pas cru devoir aller triompher au Louvre de la mort d'un ennemi. Quand le roi eut coqueté à loisir auprès des Entragues, s'assurant furtivement par un coup d'oeil que la marquise ne le surveillait pas, il retourna près de Gabrielle ravi de n'avoir été ni gêné, ni surpris dans son petit manège, et la Varenne qui, d'un coin de la salle, observait chaque mouvement de son maître, augurait favorablement pour l'intrigue nouvelle, de la réserve et de l'adresse que le roi avait déployées, lui qui d'ordinaire ne savait pas se modérer quand il s'agissait de satisfaire un caprice. --Il faudra voir, dit le roi bas à Sully, ce qu'est devenue la duchesse, car elle m'a paru sortir d'ici comme une louve enragée. Elle pourrait mordre... gare! Une demi-heure après, le capitaine des gardes, envoyé pour surveiller le départ de la Lorraine, revint dire au roi qu'à peine arrivée elle avait été prise d'une syncope, et qu'en attendant les médecins elle était étendue sur son lit, sans connaissance. --Le fait est que j'ai été rude, dit Henri. Pourvu qu'on ne me reproche pas de l'avoir voulu tuer. --Par réciprocité, répliqua Sully, laissez dire. --En supposant qu'elle persiste à demeurer sans connaissance, demanda le capitaine des gardes, faut-il toujours que Mme de Montpensier quitte Paris? --Eh! mon ami, s'écria le roi en riant dans sa barbe grise, que n'a-t-elle toujours été sans connaissance, je ne la renverrais pas aujourd'hui. Et il ajouta, toujours riant, à l'oreille de Gabrielle et de Sully: --Qu'elle s'engage à ne plus bouger, à ne plus parler, à ne plus penser, je la tiens quitte. --La méchante bête, grommela Sully, pour laquelle on se croit encore obligé de faire des façons! qu'elle rende sa vilaine âme à Dieu, s'il en veut, et que tout cela finisse. --Eh! eh! tout cela est loin d'être fini, dit Henri avec un soupir qui n'échappa point à Gabrielle; après la duchesse, il nous restera Mayenne, et celui-là bougera, parlera et agira encore longtemps. Quel chiendent que cette ligue... Plus on lui arrache de têtes, plus il en repousse. Gabrielle, au nom de Mayenne, sourit malicieusement, et répondit en appuyant sa main blanche sur le bras du roi: --Il n'est si petite main qui ne puisse arracher une grosse épine. Holopherne a été vaincu par Judith. --Que voulez-vous dire par ces sentencieuses paroles? demanda Henri, fort curieux de sa nature. --Rien, répliqua la marquise, sinon que M. de Mayenne a un trop gros ventre pour être toujours un méchant homme. Sa soeur est maigre, sire, voilà pourquoi elle vous donne tant de mal. --Dirait-on pas que cette marquise a mis le gros Mayenne dans un sac dont elle tient les cordons? Voyez un peu cet air de triomphe! Henri fut interrompu par l'arrivée du comte d'Auvergne, qui apportait des nouvelles de la duchesse. --Sire, dit-il, les médecins ont déclaré que les jours de la malade étaient en danger, qu'elle ne saurait être transportée impunément, et, bien qu'en revenant à elle, Mme de Montpensier ait commandé qu'on l'emportât, ses officiers envoient chercher les ordres de Votre Majesté. Henri ne parut pas entendre. Sully prenant la parole: --Le roi n'est pas médecin, répliqua-t-il. Et il tourna le dos. Il était vrai pourtant que la duchesse avait été frappée d'un coup mortel. A peine remise de son émotion, elle sentit la paralysie du corps énergique et obéissant qui jusque-là s'était plié à tous ses caprices et avait secondé vaillamment toutes ses volontés. Seule dans l'horreur de sa situation, immobile et livrée au supplice de vivre seulement par la pensée, elle passa des heures d'inexprimables angoisses sans avoir trouvé un seul moyen d'échapper à la main royale qui pour la première fois s'appesantissait sur elle avec l'intention de l'écraser. Plus de ressources. Le passé ne lui offrait que des défaites et l'avenir ne lui réservait que la mort. Successivement avaient disparu ses instruments brisés par une fatalité impérieuse. Chicot l'avait bien dit au roi. Elle n'avait plus que trois moyens dont le dernier venait d'échouer contre le gibet de la Ramée. La duchesse comptait encore sur son frère Mayenne, non pas pour elle, car ce frère ne l'aimait pas, mais contre Henri, que Mayenne menaçait encore. Elle lui avait envoyé un ambassadeur à propos du complot de la Ramée et lui proposait une jonction des troupes qui possédait avec celles de l'imposteur. Grâce à Crillon, ces dernières avaient été dissipées; mais Mme de Montpensier espérait encore que Mayenne, par esprit de famille, en rassemblerait les débris et renouerait plus intimement que jamais avec l'Espagne. Cependant le duc n'avait rien répondu aux communications de sa soeur, et celle-ci ne pouvait rien comprendre à son silence. Le courrier avait-il été saisi? Le message intercepté? Mayenne, par prudence, s'était-il abstenu momentanément? Dans son impatience, et de son lit de douleur, la duchesse expédia au duc son dernier agent fidèle, avec ordre de rapporter une réponse à tout prix. --Hâtez-vous, lui dit-elle, d'annoncer à mon frère que je m'en vais mourant, et que je n'ai pas de temps à perdre. Le courrier fit diligence; il trouva au retour sa maîtresse luttant plus encore contre les souffrances de l'esprit que contre la maladie du corps. Toujours couchée, toujours enveloppée d'ombre et de silence, on eût dit qu'elle cherchait à se faire oublier comme la panthère blessée qui s'enfouit sous les feuilles dans un antre et demeure là de longues nuits, n'ayant rien de vivant que les yeux. A la cour, on ne parlait plus d'elle que pour se demander si la duchesse était enfin morte. Elle, pendant ce temps, se ranimait peu à peu, et attendait la réponse de Mayenne, réponse favorable, elle n'en doutait pas, pour s'aller jeter dans son camp, et lui souffler les ardeurs de sa rage et de son désespoir. Enfin le messager reparut. Il avait mis quelques jours à faire un trajet difficile, parmi les espions et les postes de l'armée d'observation qui enfermait Mayenne à l'extrémité de la Picardie. La duchesse se souleva sur son lit, ouvrit en palpitant de joie la bienheureuse lettre qu'on lui apportait: elle en eût baisé les caractères, tant l'écriture de Mayenne lui promettait de nouvelles chances de recommencer la lutte. Mais voici ce que lui écrivait son frère: «Ma soeur, chacun pour soi en ce monde. Vous avez mis constamment cette maxime en pratique. Vous vous affaiblissez, dites-vous, moi je n'ai plus de force. Vous êtes très-malade, moi je me considère comme enterré.» «Dans toutes ces dernières affaires, vous avez sans doute songé à vos intérêts, je commence à penser aux miens, et me ménage un bon repos en cette vie, en attendant le repos éternel. Vivez en paix, ma soeur, comme je vais tâcher de le faire moi-même.» Et, au bas de cette foudroyante épître, s'étalait le paraphe obèse de l'homme au gros ventre, qui rappelait ainsi la prétendue mourante aux oeuvres de charité chrétienne. La duchesse fut frappée au coeur. Elle eut une syncope semblable à celle qui l'avait saisie au sortir du Louvre, et, cette fois, les ressorts de la vie se trouvèrent sérieusement atteints. Bien plus, le phénomène étrange, effrayant, qui au même mois de mai, en 1574, avait épouvanté le château de Vincennes, se produisit, comme si, pour les mêmes crimes, le souverain Juge avait résolu d'appliquer les mêmes châtiments. Dans la nuit qui suivit cette crise, la duchesse s'était assoupie, malgré les aiguillons de la fièvre; elle se réveilla baignée de sueur, elle appela, elle cria pour que ses femmes vinssent l'arracher à ce bain brûlant, dans lequel glissaient ses membres amaigris. Les femmes accoururent avec des flambeaux, et reculèrent d'épouvante en voyant dégoutter du front de leur maîtresse une sueur de sang. C'était un fleuve de sang qui ruisselait dans son lit et jaillissait incessamment de chacun de ses pores dilatés par la fièvre. Les médecins appelés déclarèrent que la duchesse était en proie à ce mal mystérieux et terrible, qui, vingt-deux ans avant, avait couché Charles IX dans le tombeau. Désormais plus d'espérance, plus de remède. La duchesse s'ensevelit dans un morne et farouche silence. On la voyait, un miroir au pied de son lit, regarder d'un oeil fixe, avec une sinistre expression de terreur, les gouttes de sang qui, toujours étanchées, reparaissaient toujours sur ses joues, ses tempes et le long de ses bras humides. A chaque transport de colère, à chaque émotion plus caractérisée, la sueur grossissait et une nappe rouge s'étendait sur le visage et le corps de la coupable si cruellement châtiée. Les médecins se retirèrent consternés; les serviteurs eux-mêmes craignirent le contact de la maudite. On envoya chercher des prêtres qui, à l'aspect de ce cadavre sanglant, s'évanouirent de saisissement ou s'enfuirent d'effroi. C'était la nuit, la dernière nuit de souffrance. La duchesse râlait sur son lit souillé; elle appelait à l'aide, et personne ne s'approchait d'elle. Soudain elle aperçut un moine de haute taille qui traversait lentement la chambre voisine et devant lequel se courbaient les serviteurs que l'épouvante tenait à l'écart. Ce moine arriva jusqu'au lit de la mourante et contempla silencieusement l'effrayant spectacle de cette agonie. En le voyant, son capuchon baissé, la duchesse le remercia du regard, car elle n'osait plus remuer ses mains de peur d'y sentir l'humide chaleur du sang. --Je veux l'absolution de mes fautes, dit-elle d'une voix lugubre encore empreinte de cette autorité hautaine qui avait présidé à chaque mouvement de sa vie. --Pour être absoute, dit le moine, confessez-vous! --Faites d'abord retirer, dit-elle, tous ces gens qui pourraient m'entendre. Le moine ne répondit pas, et ne fit pas un mouvement. Ce que voyant, la duchesse: --J'ai péché, dit-elle à voix basse, par avarice, par ambition, par orgueil. --Après? dit le moine. Elle le regarda avec surprise. --Si j'ai d'autres péchés à me reprocher, mon corps souffre, ma mémoire faiblit... ma voix expire, n'exigez pas trop en un pareil moment. Le châtiment passe, je crois, les fautes... Absolution! --Vous ne parlez pas des crimes? demanda le moine. --Les crimes?... murmura-t-elle avec stupeur. --Oui, les crimes? poursuivit le confesseur d'une voix éclatante. La force vous manque, je le crois, mais je puis vous aider. Vous avez confessé la vanité et l'orgueil. Mais la luxure!... ce crime hideux qui a rongé votre jeunesse et jusqu'à votre âge mûr, ce péché mortel que vous avez arboré comme un étendard pour vous créer des légions d'assassins! --Moine! s'écria la duchesse en se soulevant d'une main sur son lit. --Confessez! dit solennellement le religieux; confessez, si voulez qu'on vous absolve! Frappée de terreur, la duchesse, au lieu de répondre, cherchait à voir, sous le capuchon, les traits de l'homme qui osait lui parler ainsi: --Passons à l'homicide! continua l'implacable confesseur. Comptons: Henri III assassiné, Henri IV frappé deux fois, Salcède roué sur un échafaud, la Ramée mort sur un gibet, et ces milliers de soldats tombés sur les champs de bataille, et ces victimes expirant dans les ténèbres des prisons, et ces enfants morts de faim avec leurs mères, et ces familles de spectres qui pendant le siège de Paris ont rongé des cadavres pour soutenir leur misérable existence, tandis que vous buviez dans votre palais à l'usurpation du trône de France! confessez, duchesse, confessez! si vous ne voulez pas paraître au tribunal de Dieu avec cette épouvantable escorte de victimes qui vous maudissent. La duchesse voyait de ses yeux hagards tous les assistants s'approcher avidement de l'embrasure des portes et guetter sa réponse à ce terrible interrogatoire. --Qui êtes-vous donc? murmura-t-elle. Le moine rabattit lentement son capuchon et se fit voir à la mourante qui, en le reconnaissant, poussa un cri et joignit les mains. --Frère Robert, dit-elle... Oh! je comprends par qui j'ai été vaincue! pitié! --Avouez vos crimes alors.... --Pitié! --Dites seulement oui chaque fois que j'accuserai; cela suffira aux hommes et à Dieu. La luxure et vos abominables calculs?... --Oui, dit la duchesse d'une voix étouffée. --Les affamés de Paris, les soldats tués, les prisonniers étouffés?... --Oui. --Salcède et la Ramée poussés par vous sur l'échafaud? --Oui, murmura-t-elle après un silence entrecoupé de convulsions. --Henri IV tant de fois frappé?... Ah!... vous hésitez; prenez garde, un seul mensonge effacerait le mérite de vingt aveux. Avouez! --Oui, dit-elle si bas, que le moine eut peine à l'entendre. --Et Henri III, votre roi, votre ancien ami, assassiné par votre amant Jacques Clément?... --Jamais! jamais! s'écria-t-elle en se tordant les mains, d'où le sang s'exprimait à grosses gouttes. --Vous niez? --Je nie. --Osez donc nier à Dieu lui-même que vous allez voir face à face dans quelques instants, et dont vous devez déjà entendre gronder la colère! --Pitié!... j'avoue, j'avoue, dit la duchesse en se cachant livide et palpitante sous ses oreillers. --Eh bien, alors, reprit le moine d'un ton solennel, je vous absous au nom de Dieu sur cette terre et je le prie de vous absoudre dans le ciel. Mourez doucement, mourez en paix! Il étendit le bras vers le lit, les yeux de la mourante reflétaient encore une flamme sinistre, celle de la colère, peut-être... peut-être celle des châtiments éternels. Peu à peu cette lueur s'éteignit, la tête se pencha, les bras se roidirent pour une dernière menace; mais le souffle de Dieu brisa ce misérable cadavre. La duchesse de Montpensier proféra un cri sourd et rendit l'esprit. --Maintenant, murmura le moine, Henri IV n'a plus à craindre d'autre ennemi que lui-même. Ma tâche est finie. A mon tour de songer à Dieu. Et, se couvrant la tête, il traversa lentement la salle au milieu des assistants agenouillés. IX AYOUBANI Le temps avait marché. Les huit jours que s'était donnés Leonora pour surprendre le secret d'Espérance avaient passé, puis d'autres semaines encore, et rien n'était venu apporter à l'Italienne la preuve désirée. Espérance qui savait les projets d'Henriette et devinait la curiosité de Leonora, s'était tenu sur ses gardes. D'ailleurs, se disait-il, avec toute l'adresse et l'habileté des meilleurs espions, que pourraient découvrir ces deux femmes? En effet, lorsqu'il allait chez le roi, soit avec Crillon, soit tout seul, quoi de plus naturel? D'autres n'y allaient-ils pas comme lui? Quand il chassait dans les forêts royales, soit seul, soit en compagnie du roi, cela pouvait-il s'appeler un indice? Et en admettant même que Gabrielle vint au rendez-vous de chasse, ou suivît le cheval le daim et le renard, n'y avait-il pas des dames avec Gabrielle, et quelqu'un pouvait-il se flatter d'avoir pris jamais un serrement de main, ou un baiser, ou une parole suspecte? Espérance vivait donc heureux et tranquille. D'ailleurs, ses ennemis ou ses espions ne donnaient pas signe de vie. Quelquefois, il est vrai, dans les premiers jours de curiosité de Leonora, Espérance avait pu voir derrière lui, à distance, quand il faisait une excursion quelconque, la silhouette du paresseux Concino, perché sur un cheval et galopant; mais Concino paraissait avoir renoncé à un exercice qui ne rapportait rien et coûtait cher. Des chevaux éclopés, des maux de reins, et çà et là quelque bonne chute dans des chemins impraticables, telles avaient été ses aubaines; car Espérance, bien monté, cavalier intrépide, infatigable, s'amusait à conduire son espion d'un train d'enfer, et à lui faire sauter des fossés, franchir des barrières et traverser des rivières: Concino avait dû renoncer. Le jeune homme savourait donc le bonheur d'être aimé sans remords et sans obstacles; mais, pour ne rien omettre de ce que conseille la prudence, il avait acheté une petite maison dans le faubourg, feignant de s'y rendre avec un mystère que tout le monde était libre de surprendre, et il n'était bruit dans ce quartier isolé que des mules, des panaches, des mantes grises, des jolis pieds furtifs et des aventureuses pèlerines qui apparaissaient et disparaissaient dans cet ermitage. Le bruit courait, et Espérance n'en demandait pas davantage. Gabrielle apparemment savait à quoi s'en tenir sur ces infidélités, et tout allait pour le mieux puisque les espions se trouvaient déroutés. Nous ne dirons pas que le bonheur d'Espérance fut complet. Les amants s'engagent toujours au désintéressement, et l'essence même de l'amour est l'ambition et l'avarice. On ne demande rien, on désire tout, et pour peu que l'âme ne soit pas aussi parfaitement trempée que celle d'Aristide ou de Curius, le désir s'exhale et parle un langage qui contredit bientôt l'engagement qu'on avait pris. Espérance recevait chaque matin de Gabrielle un souvenir. L'ingénieuse amie avait su varier ses envois avec cette délicate subtilité des femmes, qui jamais ne sont embarrassées en présence de l'impossible. La biche et son collier avaient été suivis de fleurs d'Afrique, rapportées par le célèbre voyageur Jean Mocquet. La collection en était riche et avait défrayé plusieurs semaines. Puis, dans les intervalles, c'étaient une dentelle, un chien de race choisie, un bijou dont le travail ou l'antiquité étaient la seule valeur, une arme rare, une médaille, un marbre, un dessin, un manuscrit, un livre, quelquefois une étoffe, un jour des poissons bleus de Chine, une autre fois une carpe de Fontainebleau avec ses anneaux aux nageoires. Et chaque matin, Espérance attendait l'envoi avec un battement de coeur, et se demandait quelle idée aurait ce jour-là Gabrielle. L'idée était-elle plaisante, il riait, affectueuse, il soupirait. Quant aux messagers, c'étaient des marchands, des valets, des colporteurs, des femmes qui apportaient l'objet sans même voir Espérance, toutes gens qui, s'ils eussent été questionnés, n'eussent pu rien répondre, ne sachant rien. Mais pour un amant jeune et tendre comme Espérance, le dédommagement de ce souvenir quotidien devait-il suffire? Aristide ne désirerait-il pas autre chose? Curius en acceptant les médailles, les biches et les carpes, ne penserait-il pas que Gabrielle possédait d'autres moyens de séduction plus séduisants encore? Or, le moment ne devait-il pas arriver où l'homme, naturellement insatiable, s'éveillerait, demanderait le double, le décuple de ce qui lui était offert, et changerait sa médiocrité, douce, inattaquable, heureuse, cette médiocrité dorée, contre une existence de soupirs, de voeux, de démarches périlleuses, de faux mouvements, qui trahissent vite l'amant et perdent l'amante? Peut-être ce moment était-il déjà venu? Peut-être les ennemis d'Espérance ne s'endormaient-ils que sur cette probabilité. Un soir d'été que Pontis, compagnon fidèle, suivait dans le jardin son Oreste impatient, et que tous deux semblaient embarrassés comme il arrive quand on a tant de choses à se dire qu'on voudrait taire, ou qu'on se gêne l'un l'autre, Espérance, après plusieurs tours de promenade, au bout desquels il espérait voir Pontis prendre congé, se jeta sur un gazon moelleux, et les mains sous la tête, les yeux attachés sur la nappe immense de l'azur des cieux, il parut oublier l'univers. Pontis l'avait imité. Tous deux, côte à côte, se plongeaient dans la vague volupté de l'extase. Le silence qu'ils gardaient n'était interrompu que par les murmures des oiseaux occupés à retrouver leurs nids. --Espérance, dit enfin Pontis, ou je te gêne, ou il me semble que tu me caches quelque chose. --Et quoi donc? demanda Espérance sans trop s'inquiéter d'une question que son ami lui avait cent fois adressée. --Tu t'ennuies? --Moi! je n'ai jamais trouvé la vie si douce. --Tu es fatigué, sans doute? --Frais comme seront demain les oiseaux qui se couchent. --Espérance, tu vas trop souvent dans l'ermitage du faubourg! --Bah! Et le jeune homme détourna la tête pour cacher un malicieux sourire. --Tu fais trop parler de toi, Espérance, ajouta Pontis en marquant chaque parole, et quelque jour tu te trouveras avoir sur les bras une légion de pères, de maris, et d'amants qui présenteront leur compte. --Pontis, tu exagères. --Je te parle comme on parle. J'étais de garde là, aux petits appartements. On racontait tes prouesses chez le roi. --Eh bien! le roi aussi n'a-t-il pas ses prouesses? --Il en a le droit, personne n'ayant de droits supérieurs aux siens. --Ah ça! mais, tu moralises? --Je t'apporte la morale de M. de Crillon, qui trouve que tu te caches trop mal, et qu'avant peu tu seras découvert.... Tu ne couvres pas assez ta trace. --Nomme-t-on quelqu'un? demanda Espérance avec curiosité. Voyons, dis-moi un nom, un seul? --J'en dirais trente si je répétais tout ce qui court sur toutes tes bonnes fortunes. Espérance haussa les épaules. --Il faut que jeunesse se passe, dit-il en étouffant un léger soupir, parce qu'en effet il regrettait un peu sa jeunesse. --En sorte, continua Pontis, que j'ai fait un plan. --Un plan? A propos de moi? --Oui, mon ami, je me suis dit que mon devoir est de veiller à ce que tu n'éprouves aucune disgrâce. --C'est penser sagement. --La disgrâce te viendrait d'un abus de visites à un hermitage du faubourg. Déjà tu parais fatigué, pâli, tu as des inquiétudes: avoue que tu en as. --Mais.... --Il faut couper le mal dans sa racine. J'ai résolu de m'aller installer dans la petite maison. De cette façon, je te surveillerai à mon aise, et tout danger me trouvera sous les armes. --Quel gâchis est cela? s'écria Espérance en se relevant pour mieux voir la figure de Pontis. Quoi! tu parles sérieusement. --Sérieux comme le masque de la tragédie. --Tu prétends t'installer dans la maison du faubourg? --Pour faire fuir les grâces et les disgrâces, c'est l'avis de M. de Crillon. --Mon bon ami, j'aime tendrement M. de Crillon, dit Espérance jouant le dépit, je l'aime d'une affection très-profonde, mais je vous supplierai tous deux de ne pas vous mêler de mes affaires. --Quand on a des amis, on ne s'appartient pas. --Ne rions plus, Pontis. --Je ne ris pas! demain je quitte le superbe logement que tu m'as donné ici, je m'en arrache à regret, parce qu'enfin, vivre auprès de toi est mon principal bonheur;--mais il le faut, et je plie toujours sous le devoir, on est soldat, on sait sa discipline. Demain, je m'installe au faubourg. Espérance se leva tout à fait, saisit Pontis par les bras et l'enlevant du gazon où il continuait à se rouler moelleusement, le remit sur ses pieds et lui dit: --Tu me feras le plaisir de ne plus dire de sottises. Tu es logé ici, restes-y. Quant à M. de Crillon je me charge de redresser ses idées avec tout le respect et toute l'amitié qui lui sont dus. Cesse donc de penser à habiter la maison du faubourg. Tu n'y mettras pas le pied. Pontis, habitué à faire ses volontés, regarda Espérance avec surprise. Il ignorait que rien n'est tenace comme une fausse volonté. --Ainsi, dit-il, tu me refuses? --Je te défends d'y songer. La figure de Pontis prit une expression si bizarre de désappointement, qu'Espérance faillit perdre son sérieux, qui, pourtant, lui était bien nécessaire. --Laisse-moi te dire, ajouta Pontis en prenant le bras de son ami, mon installation au faubourg n'était pas seulement un devoir que j'accomplissais envers toi pour ton salut. --Ah! qu'était-ce donc? --Tout en faisant tes affaires, je travaillais par occasion aux miennes. --Bah! --Je te sauvais, mais j'avais mon bénéfice. --Conte-moi cela, dit Espérance en riant. --Je crois que je suis amoureux, murmura Pontis avec un visage déconfit et présomptueux tout ensemble. --Oh! mon pauvre Pontis! De qui? --C'est toute une histoire. Je te la raconterai quelque jour. --Nous n'aurons jamais une plus belle occasion. Nous sommes seuls, sous les arbres, en face d'un ciel bleu. L'air est parfumé, les oiseaux se taisent, l'eau fait son petit murmure railleur, accompagnement charmant. Parle. --Mon ami, c'est une Indienne. --Hein? s'écria Espérance, comment dis-tu? --Une Indienne... Vois-tu, il me semble que je fais un rêve. --Il y a donc des Indiennes à Paris? --Oh! mon cher ami, celle-là se cache, elle s'est enfuie de là-bas. --De quel là-bas? --Des bords du Gange. --Pourquoi cela? --Je ne sais pas au juste, mais je suppose que c'est parce qu'on voulait la forcer à se brûler sur le tombeau de son mari. --Ah! elle est veuve. --Il paraît. --De qui? --Eh! tu m'en demandes trop. Je ne le sais pas moi-même. On ne fait pas tant de questions quand on est amoureux. --Excuse-moi, je n'ai pas voulu t'offenser. Donc c'est une fugitive qui se cache. --Tu veux dire que c'est une aventurière, n'est-ce pas? Je te vois venir. --À Dieu ne plaise. --Si tu avais vu ses plumes, ses diamants, ses perles et son costume indien! --Je me figure tout cela. Mais est-elle belle? --Elle est un peu jaune... mais ce n'est pas sa faute; elle est un peu petite, mais je ne suis pas grand. Elle a des yeux noirs... Oh! quels yeux! et une petite patte d'oiseau avec des ongles!... À quoi penses-tu? --Je me demande comment tu as fait pour rencontrer une Indienne dans les rues de Paris. --Quand je te le conterai, tu seras saisi d'admiration! Il n'y a que moi pour avoir de ces chances-là. --Et tu es amoureux? --Passionnément; d'autant plus que l'Indienne n'est pas libre et que les occasions me manquent pour la voir. --Cependant tu l'as vue? --Oui, mais par hasard. --Tu lui as dit que tu l'aimais? --Oh! tout de suite. --Comment a-t-elle répondu? --Voilà la difficulté. En sa qualité d'Indienne, tu conçois qu'elle ne parle pas français. --Et tu ne sais pas l'indien. Quelle langue prenez-vous pour vous entendre? --On fait ce qu'on peut. On a des signes, des mines, des petits gestes; on invente un langage; chacun y met du sien. C'est très-gentil. --Ce doit être charmant; mais incomplet. La pantomime est impuissante à expliquer les détails politiques, les questions litigieuses et les particularités de famille. Comment s'appelle-t-elle? --Oh! un nom délicieux: Ayoubani. --Ayoubani est délicieux, en effet. --En sorte que je voulais, reprit naïvement Pontis, t'emprunter la maison du Faubourg. Je ne puis aller chez Ayoubani, qui est surveillée par ses femmes, et par je ne sais quel prince mogol, jaloux comme un jaguar. S'il me voyait chez elle, il la tuerait. --Pauvre Ayoubani! Mais, s'il la voit chez toi, est-ce qu'il ne la tuera pas de même? Explique-moi un peu cela. --Tu me demandes des choses incroyables, s'écria Pontis: quand je te dis que nous ne pouvons presque pas nous entendre elle et moi, comment veux-tu que j'entame avec elle de pareilles subtilités? Je l'aime, voilà tout. Et je crois bien qu'elle m'aime aussi. Veux-tu, oui ou non, me servir dans mes amours? --Mon ami, tu te méprends sur mes intentions, dit Espérance, riant de voir Pontis ainsi courroucé, je brûle de te servir, mais je voudrais savoir comment. Le devoir d'un ami est de veiller sur son ami, tu me l'as déclaré tout à l'heure et je suis convaincu. Or, si le prince mogol vient te demander des comptes, que feras-tu? --Dans ta maison, je saurais me défendre et protéger Ayoubani. --Prends donc ma maison. --À la bonne heure. --Et tu me feras voir cette Indienne-là. Je n'en ai jamais vu. --Malheureux! elle ne quitte presque jamais son voile. --Je suppose que tu le lui feras quitter quelquefois, quand ce ne serait que pour voir ses yeux noirs. --Je connais son caractère; si elle savait que je la montre à quelqu'un, elle serait capable de ne plus revenir! Attends un peu, laisse-moi l'apprivoiser. Plus tard, nous te présenterons. --Comme tu voudras, dit Espérance. Mais pardonne-moi, il me vient encore une idée ridicule. --Dis-la toujours. --Si vous n'usez tous deux que de la pantomime, comment Ayoubani a-t-elle pu t'expliquer une chose aussi compliquée que celle-ci: «Je suis veuve, et l'on a voulu me brûler vive; je ne veux pas que personne me voie, et si vous me faites voir à quelqu'un, je vous quitte à jamais. Du reste, j'irai si vous voulez, dans une autre maison, à la condition que le prince mogol, qui est jaloux de moi, ne saura pas ma démarche.» Je t'avoue, Pontis, que voilà des explications difficiles à donner sans parler, et, pour ma part, je ne me chargerais ni de les fournir ni de les comprendre. Il y a surtout le mot: mogol, que je ne saurais rendre par un geste. Pontis haussa les épaules à son tour. --L'indien n'est pas une langue aussi difficile qu'on le croit, répliqua-t-il, j'en comprends beaucoup de phrases; je dois même dire que chaque fois qu'un embarras se présente, Ayoubani trouve un mot qui rend sa pensée. Elle est fort intelligente et forge des locutions suivant ses besoins. --Il y a miracle, murmura Espérance. --D'ailleurs, interrompit Pontis, il ne s'agit pas de tout cela. Nos difficultés ne regardent que moi, et pourvu que je les lève.... --C'est vrai, mon ami. Eh bien, prends donc ma maison du faubourg. --Et promets-moi de ne m'y pas compromettre par quelque indiscrétion. Tu es fort indiscret, Espérance! Le jeune homme sourit silencieusement. --C'est un défaut, dit-il; mais je m'en corrigerai. --Tu ne chercheras pas à voir Ayoubani avant qu'elle n'en ait donné la permission? --Je te le promets. Est-ce que tu la vois demain? --Peut-être... je ne sais... rien n'est sûr. --Ne te tourmente pas; demain je ne serai pas à Paris. --Ah!... tu chasses? --Oui, je chasse. --Où cela? --Je ne sais trop. À Saint-Germain, à Fontainebleau, au bois de Sénart. --Et tu pars de grand matin? --De très-grand matin. --Veux-tu alors me donner les clés de la maison du faubourg? --À l'instant. --Veux-tu que j'aille dès ce soir faire des préparatifs? --Tous ceux que tu voudras. Espérance siffla d'une certaine façon. Ses chiens accoururent bientôt en bondissant de joie, et derrière les chiens un valet, que ce signal appelait plus particulièrement. --Les clés du faubourg à M. de Pontis, dit-il. Va, Pontis, suis ce garçon, et bonne chance! --Tu es le roi des amis! s'écria Pontis en l'embrassant; un peu indiscret, mais je te pardonne. --Merci. --Te reverrai-je ce soir? --Je serai couché quand tu rentreras. --Eh bien! si je couchais là-bas? --Où? demanda en souriant Espérance. --Au faubourg? --Tu es le maître. Désormais, la maison est à toi. Pontis enchanté partit comme une flèche. Aussitôt qu'Espérance se trouva seul, il rêva quelques moments à tout ce que venait de lui dire Pontis. Puis, la nuit étant arrivée, il feignit de se coucher comme à l'ordinaire. À deux heures du matin il se releva. Tout dormait dans la maison. Il fit seller un de ses meilleurs chevaux, se choisit une bonne courte épée, prit sa carabine de chasse, de l'argent et sortit à petit bruit. X OÙ LE TONNERRE GRONDE Quelques heures après le départ d'Espérance, deux jeunes femmes se promenaient dans le jardin de Zamet. C'étaient Henriette et Leonora. Mlle d'Entragues avait deux jours par semaine pour rendre visite à sa devineresse, que des relations suivies avaient faite son amie. Henriette choisissait les matins, parce qu'on était dans la belle saison, que le jardin de Zamet était vaste et beau, que, le matin, tout le monde dort encore, et que c'est une heure aussi commode que le soir, moins le mystère qui va toujours mal à une réputation de jeune fille. D'ailleurs, ainsi l'avait décidé le conseil de la famille d'Entragues, juge souverain de chacune des actions d'Henriette. Depuis qu'il s'agissait d'une couronne à gagner, on permettait les sorties du matin à l'innocente jeune personne. Mais, chez Henriette, ces deux visites par semaine avaient un double but. Le roi lui écrivait deux fois tous les huit jours, et la Varenne apportait ses lettres à huit heures du matin, chez Zamet, pour que, dans le quartier populeux qu'habitaient les Entragues, le porte-poulets trop connu ne fût jamais signalé. Ainsi, Henriette et Leonora se promenaient dans le jardin de Zamet en attendant la lettre du roi. Leurs sujets de conversation ne variaient guère; il s'agissait toujours de Gabrielle, des progrès de la tendresse royale, des faits et gestes d'Espérance. Leonora, pressée par les événements, avait donné à toute l'intrigue une impulsion rapide. Dans ce cercle d'ennemis acharnés de la favorite, on prédisait le moment précis où succomberait la marquise. L'esprit pénétrant d'Henriette venant en aide à la ruse de Leonora, les deux femmes avaient soupçonné bien vite tout ce que le pauvre Espérance mettait tant de soin à cacher. Et, bien qu'il n'y eût encore que des présomptions, elles suffisaient à préparer les éléments d'une surprise complète. Ainsi, en remontant à la première démarche significative de Gabrielle, sa visite au Châtelet pour délivrer Espérance, Henriette, qui d'ailleurs avait vu Gabrielle près du jeune homme à Bezons, s'était dit, qu'une femme dans la haute et difficile position de la marquise, ne va en personne délivrer un prisonnier que si elle porte à ce prisonnier un intérêt plus fort que toutes les convenances mondaines. Et elle avait raison. À partir de ce moment, dégagée d'ailleurs de tout nuage depuis la mort de la Ramée, Henriette avait observé Gabrielle, et dans son sourire, dans son accent, indices vains pour toute autre qu'une femme jalouse, elle avait lu ce même intérêt de plus en plus passionné qui liait la marquise de Monceaux à Espérance. Il est vrai que, à part ces sourires, rien ne prouvait leur intelligence; mais doit-on s'arrêter quand on soupçonne? et néglige-t-on les preuves même frivoles qui peuvent se grouper autour de ce soupçon quand on est décidé à forger au besoin toutes les preuves possibles? Les chasses d'Espérance, ses visites furent épiées. Leonora joignit ses observations à celles d'Henriette. fidèle à son plan de politique, sauf quelques réserves de conscience, l'Italienne apporta dans l'arsenal commun toutes les armes que son intelligent espionnage lui fournit contre les deux amants destinés à succomber. Espérance avait cru jouer un jeu habile en attirant l'attention sur sa petite maison du faubourg. Il y avait à grand peine appelé des visites féminines pour dérouter les espions. Mais un jour ou plutôt un soir l'audace de Leonora déjoua sa combinaison par une seule manoeuvre. L'Italienne ayant cru remarquer dans le rapport de ses agents, comme aussi par ses propres yeux, que ces femmes se ressemblaient toutes malgré leurs voiles et malgré leurs équipages différents, malgré la variété de leurs costumes et l'inégalité des heures de rendez-vous, Leonora, disons-nous, aposta Concino débraillé comme un homme ivre au coin de la rue du faubourg. Et l'Italien, en jouant l'ivresse, écarta la mante dans laquelle s'enveloppait une de ces mystérieuses dames; celle-ci cria, s'enfuit, appela son laquais à l'aide, mais Concino avait battu en retraite après avoir reconnu Gratienne, la dévouée Gratienne de Gabrielle. Quelle révélation! Il était hors de doute que les hommages d'Espérance ne pouvaient s'adresser si bas. À lui, le plus beau, le plus riche, le plus recherché de la cour, une servante quasi meunière! Impossible. Gratienne venait donc apporter soit des lettres, soit des rendez-vous au jeune homme de la part de sa maîtresse. Cette supposition, toute vraisemblable qu'elle fût, ne fut pas accueillie par Leonora qui savait de la bouche d'Espérance lui-même son projet de rester fidèle à une Vénitienne qu'il aimait. Mais Espérance avait pu mentir. Il n'était pas assez imprudent pour se laisser apporter des lettres par une femme, par Gratienne, si facile à surprendre, à dévaliser. Non, Gratienne n'allait pas à la maison du faubourg comme messagère munie de billets et autre menue monnaie amoureuse saisissable en cas de surprise, elle venait chez Espérance pour faire croire que le jeune homme recevait des femmes et entretenait des intrigues d'amour. Gabrielle, jalouse de son amant, ne lui avait permis d'autre fantôme que Gratienne. Espérance, pour bien rassurer sa maîtresse, n'avait rien exigé de plus, et la délicatesse de ces deux parfaites créatures devenait la plus forte preuve que leurs ennemis pussent invoquer contre eux. Aussitôt que Leonora eut trouvé la clé de cette combinaison, sa tâche devint plus facile. Vainement, des gens moins habiles eussent-ils soutenu que Gratienne était assez agréable pour plaire une heure ou deux à un jeune homme, en vain eût-on allégué que Henri IV, un roi, aimait fort les meunières, les jardinières et les femmes appétissantes de toute condition: Leonora connaissait Espérance et ne pouvait se méprendre à ses goûts. Espérance, lui, aimait les princesses, les duchesses et les reines, au besoin. Il se fût contenté d'une marquise, peut-être, mais tout au plus. Gratienne en ses bonnes grâces, était invraisemblable. Il ne s'agissait donc plus que de trouver l'heure décisive où les amants donneraient prise sur eux, cette heure que nul amoureux n'évite, et autour de laquelle il tourne fatalement comme les papillons autour de la flamme qui les appelle. Tout pressait, disons-nous; les partisans d'un mariage politique du roi voyaient avec désespoir se développer les racines de son amour pour Gabrielle. À la tête de ces confédérés, quoique éloigné de toute intrigue vulgaire, Sully ne cessait de répéter que la marquise était pour Henri la plus dangereuse de toutes les séductions. En effet, disait le sage huguenot, jamais le roi ne se laissera prendre que par le coeur. Il a trop d'esprit, trop de sens, trop d'égoïsme raisonnable pour ne pas deviner des calculs d'intérêt, plus ou moins déguisés sous l'habileté d'une maîtresse. Mais contre un désintéressement vrai, contre une douleur sincère, contre une affection honnête, il est sans force, il subit le charme. Il aime la paix du ménage, la chaste égalité d'âme d'une bonne femme. Gabrielle, qui ne veut rien, qui ne demande rien, qui refuse toujours, qui rit toujours et ne querelle jamais, cette terrible femme parfaite empêchera éternellement le roi de se marier. Si même, ajoutait-il avec colère, elle ne l'amène, malgré elle, à la faire reine de France. Ces idées, en passant de Sully à Zamet, de Zamet aux Entragues, soulevaient chez ces derniers des tempêtes furieuses. Leonora y contribuait par un souffle énergique. Et Henriette, la forte, l'orgueilleuse, l'infaillible, ne s'apercevait point que sans cesse poussée par ce souffle invisible, elle était devenue l'esclave de son instrument. Leonora contait toujours à Henriette ce qui pouvait exciter la colère de celle-ci, et la forcer à toute action dont l'Italienne eût craint d'assumer la responsabilité. Pourvu que son intrigue fit un pas, Henriette ne reculait jamais; _Avancer_, telle était la devise des Entragues. Le rôle de Leonora se dessinait aussi nettement, avec une nuance tout italienne: _Faire avancer_, voilà quelle était la devise de l'association florentine. Toutes choses ainsi établies, suivons les deux femmes dans le jardin de Zamet, qu'elles parcouraient en arrachant ça et là quelques fleurs humides encore de la fraîcheur matinale. Le messager du roi, ponctuel comme un rayon de soleil, arriva au moment où Leonora racontait à sa compagne le départ d'Espérance au milieu de la nuit. Cette circonstance relatée seulement comme un détail de la surveillance quotidienne, ce simple rapport de la police des alliés n'émut pas Henriette, accoutumée à entendre dire que tel jour Espérance était allé chasser, tel autre jour essayer un cheval, tel autre jour enfin s'ensevelir dans la maison du faubourg. L'arrivée de la Varenne offrait donc un intérêt plus immédiat. Le porte-poulets était radieux; il exhalait une odeur d'ambre et de rose dont la combinaison eût fait honneur à l'Europe et à l'Asie réunies pour former un seul parterre. Henriette avait pris la lettre pour la lire à l'écart. Aux premiers mots, elle poussa un petit cri de joie. Ce cri appelait Leonora près d'elle. Les deux jeunes femmes entrèrent dans une allée ombreuse qui les déroba un moment aux yeux de la Varenne. --Sais-tu ce que le roi me propose, Leonora? --Je m'en doute, dit la malicieuse Florentine; mais dites toujours. --Une collation à Saint-Germain, ce soir. --Oh! oh! que dirait M. d'Entragues? Collation... soir... Saint-Germain... Voilà trois terribles mots pour la vertu d'une seule fille! Un sourire étrange d'Henriette prouva bien vite à Leonora que sa vertu était à l'épreuve de si misérables dangers. --Je sais bien, répliqua l'Italienne, qui comprenait même le silence, je sais bien que vous n'aurez pas la maladresse d'accorder quelque chose avant la chute de votre rivale. Mais enfin, il y a danger. Et d'ailleurs, si la marquise vous faisait surprendre avec le roi? --La marquise, Leonora, est partie ce matin de bonne heure pour Monceaux. --Partie seule? dit l'Italienne. --Sans doute, puisque le roi veut profiter de son absence pour m'offrir cette collation. --Partie seule! répéta Leonora pensive. --Et je ne vois qu'avantage, continua Henriette, à profiter de cette absence pour passer une heure avec le roi et lui glisser quelque bonne vérité. --Il est vrai, dit Leonora toujours absorbée. --À quoi rêves-tu? --À ce départ pour Monceaux. --Penses-tu qu'il soit une ruse de Gabrielle pour surprendre le roi? La marquise est incapable d'une pareille petitesse, c'est bon pour nous autres pécores, ma chère, la marquise est une grande âme, comme dirait M. Espérance, qui est une âme énorme. Les grandes âmes n'espionnent pas et ne surprennent pas, fi donc! --En effet, ce n'est pas pour vous surprendre, que Mme la marquise s'en va seule à Monceaux. --En vérité, tu rêves éveillée. Que font tes grands yeux fixes? --Ils essayent de suivre Speranza, qui ce matin aussi est parti, madame. Henriette, avec dédain: --Ces parfaits amants se voudraient rencontrer? jamais! Ce serait contraire à leur perfection, et ils ne nous donneront pas cette victoire. M. Speranza, comme tu dis, s'en va amoureusement relever dans des touffes d'herbes sales, ce qu'on appelle les fumées d'un quadrupède quelconque, puis il arpentera passionnément cinq à six lieues de forêt en s'égratignant les mains et le visage aux épines. Enfin, dans un paroxysme de tendresse, il enverra une balle ou du gros plomb à la bête. Voilà ce que fera Speranza, l'idéal des amants, voilà ce qu'il fait à l'heure où je te parle. Puis, poudreux et suant, il s'attablera avec deux soudards, MM. de Crillon et Pontis. On videra force bouteilles, et les hoquets se mêleront fort harmonieusement aux soupirs. Tel est son amour. Leonora sourit. Henriette, ravie d'avoir exhalé sa haine en quelques mots âcres, continua d'un ton plus sérieux. --Rien n'empêche donc une femme imparfaite comme moi de passer une heure à Saint-Germain auprès du roi, qui a soif de me voir et dont j'ai l'éducation à faire. Éducation complète! Mon père ne me quittera pas, sois tranquille. Il a plus peur encore que moi-même de ma faiblesse. Oh! ma faiblesse! murmura-t-elle avec un éclair sinistre dans les yeux. Il fut un temps où mon coeur était faible... Alors, chacun le torturait à sa guise. Maintenant, à mon tour! Assez de mépris, assez d'insultes, assez de souffrance! La faiblesse aux autres, la force et le triomphe à moi! --Vous parlez comme doit parler une reine, dit Leonora tranquillement avec cet aplomb qui fait pénétrer la flatterie jusqu'au fond des coeurs les mieux cuirassés. Qu'allez-vous donc répondre à la Varenne? --Qu'à l'heure indiquée je me rendrai à Saint-Germain. --Quelle est l'heure? --Quatre heures du soir. Je n'ai que le temps de me mettre à ma toilette. On dit que la marquise a seule du goût en France. Nous verrons si le roi dit cela ce soir. Allons vite répondre à la Varenne. Mais je vois quelqu'un près de lui, ce me semble. --C'est Concino. --Botté, poudré. Est-ce qu'il chasse aussi, ton Concino? --Non, madame; mais il a suivi ce matin Speranza et revient me donner des nouvelles. --C'est au mieux. Avant de partir, je les saurai. Concino, après avoir serré les mains de la Varenne, s'avançait pour chercher les dames. Il les joignit au tournant de l'allée. --Eh bien? dit Leonora. --Eh bien, il a pris la route de Meaux. --Il chasse sans doute à Livry, dit Henriette. --C'est par Meaux qu'on va à Monceaux, je crois? demanda froidement Leonora. --C'est vrai, dit Henriette en tressaillant. --À quatre lieues d'ici, à Vaujours, il s'est arrêté, continua Concino, et il a attendu. Les deux femmes se regardèrent. --À sept heures un carrosse est arrivé, venant de Paris, le carrosse de la marquise. Henriette fit un mouvement. --Celle-ci, ajouta l'Italien, n'était accompagnée que de deux piqueurs. Le signor Speranza s'est approché de la portière, tout à cheval, et a causé dix minutes avec la marquise; puis, s'arrêtant de nouveau, il a laissé partir le carrosse et a tourné bride. --Il revient à Paris? demandèrent à la fois les deux femmes. --Non, il a pris à droite, à travers champs. --Et tu ne l'as pas suivi! s'écria Leonora. --En plaine, il m'eût vu; d'ailleurs, j'étais las, et suivre Speranza quand il monte son cheval noir, c'est impossible: il montait son cheval noir. Je vais me coucher. Ayant ainsi parlé, Concino tourna flegmatiquement les talons et rentra, en effet, sans que rien eût pu le retenir. Henriette et Leonora demeurèrent un moment stupéfaites. --Ils se sont donné rendez-vous à Monceaux, s'écria Henriette la première. --C'est probable. --C'est sûr. Et pour n'être pas vus ensemble, ils se séparent; l'un prend le plus long, l'autre va droit: ils se retrouveront sous les ombrages ce soir. --Tandis que vous serez aussi sous les ombrages avec le roi. On appelle cela quadrille, dans notre pays. --Et nous manquerions une occasion pareille, dit Henriette avec véhémence. Nous n'avertirions pas le roi! --Puisque vous allez avec lui à Saint-Germain. Il ne peut être à la fois en deux endroits. --Nos agents, que l'on enverra à Monceaux, feront leur rapport. Leonora sourit dédaigneusement. --Un rapport d'espions!... Est-ce que cela peut suffire à un roi contre une femme adorée, contre une femme adorable comme la marquise? Henriette bondit sous ce coup d'aiguillon terrible. --C'est vrai, dit-elle, il faut faire prendre la femme adorable par celui qui l'adore. --Mais votre rendez-vous, interrompit l'Italienne, dont les yeux brillaient d'une compassion hypocrite. --J'aurai le temps d'avoir des rendez-vous, quand la marquise sera chassée du Louvre. --Très-bien! répondez donc à la Varenne qui attend. --Réponds-lui toi-même, moi je voudrais chercher.... --Nullement, dit Leonora, ce n'est pas à moi que le roi écrit, lui répondre serait une inconvenance préjudiciable. --Eh bien! je me charge de la Varenne; mais je peux bien faire avertir le roi du rendez-vous de sa bonne amie? --Le moyen? demanda l'Italienne comme si les idées lui manquaient. --Une lettre.... --Anonyme?... toujours! C'est usé. --Tu ne veux cependant pas que j'aille dénoncer moi-même? --Et moi donc! quelle qualité aurais-je pour cela? --Mais le temps se passe! s'écria la fougueuse Henriette, et nous ne faisons rien. --Est-ce ma faute? Donnez-moi une idée. --J'ai la tête perdue. --Remettez-vous, remettez-vous. On ne peut pas écrire, c'est vrai, mais on peut parler, ou faire parler le roi; ce sera plus sûr. --Qui se chargera de parler? --Eh! mon Dieu, la Varenne. --Ce peureux, qui craint toujours de se compromettre! --Tout dépendra de ce qu'il aura à dire. --Aide-moi. --Vous n'avez besoin de personne. Dites à la Varenne quelque chose comme ceci... Mais non, ce serait vous découvrir. --Cherche, tu as tant d'esprit. --C'est difficile. Ah! voyons... Refusez le rendez-vous parce que vous craignez un piège de la marquise. --Oui. --Ajoutez que vous savez de science certaine que la marquise a donné rendez-vous à un de ses fidèles amis pour lui préparer des relais, afin de revenir ce soir à Saint-Germain. --Mais alors le roi restera à Saint-Germain. --Cela dépendra du portrait que vous ferez de l'ami de Gabrielle. Si ce portrait pouvait inspirer quelque jalousie au roi? --Je comprends! tu es un démon d'esprit. --Allons donc, madame, vous me faites honneur du vôtre. Parlez vite à la Varenne. Henriette s'approcha aussitôt du petit homme. --Monsieur, dit-elle, je me vois forcée de refuser le rendez-vous du roi. La prudence m'empêche même de lui écrire. On nous guette, la marquise est partie ce matin pour Monceaux, non pas seule comme le roi l'a cru, mais en compagnie d'une personne avec laquelle, sans doute, elle complote de nous surprendre à Saint-Germain, ce soir. La Varenne ouvrait des yeux effrayés. --Ajoutez, continua Henriette, que cette personne est l'activité, la force, l'adresse mêmes; c'est le surveillant le plus dangereux, c'est Espérance! --Espérance? ce charmant seigneur qui chasse toujours. --Oui, sur les terres de Sa Majesté! Allez donc prévenir le roi bien vite. --La marquise partie avec le seigneur Espérance! dit la Varenne, saisi de surprise. Le roi va un peu dresser l'oreille. --Qu'il en dresse deux! s'écria Henriette. Allez! Allez! La Varenne ne se fit pas répéter l'ordre et partit de toute la vitesse de ses petites jambes. --Maintenant, dit Henriette à Leonora, je rentre et je me tiens coi. Que faut-il faire? --Attendre, répondit l'Italienne. --Tu crois donc le roi assez jaloux de Gabrielle pour courir ainsi la surprendre à Monceaux? demanda Henriette avec une amertume visible. --Oui, je le crois; mais quand bien même il n'irait pas à Monceaux par jalousie, il ira par crainte d'être soupçonné de la marquise. Il voudra la rassurer par sa présence. En un mot, il ira, c'est tout ce que nous voulons, et il arrivera ce soir, juste au moment favorable. Henriette, bouillant d'impatience: --Le misérable rôle pour une femme telle que moi, s'écria-t-elle, ramper comme un ver de terre! --Le ver devient papillon. Mais séparons-nous. Ne vous attardez pas dans ce quartier; adieu, dit l'Italienne en reconduisant Henriette, qu'elle dominait de plus en plus, jusqu'à lui dicter un pas et un geste. Henriette obéit et retourna précipitamment chez elle. Alors Zamet, qui attendait l'issue de tous ces pourparlers, sortit de ses appartements et vint retrouver Leonora. --Marchons-nous? dit-il. D'après ce que vient de me dire Concino, nous devons avoir un résultat aujourd'hui même. --Je l'espère, répliqua la Florentine. --Un bon éclat suffira. Que le roi arrive à temps et qu'un de ses amis, zélé comme il nous les faut, donne du pistolet dans la tête de cet Espérance, le scandale précipite à jamais la marquise. --Doucement, dit Leonora en fronçant le sourcil, je vous abandonne la marquise; mais Speranza m'a défendue; il m'a sauvée, je ne veux pas risquer un cheveu de sa tête. --Ah! si tu fais aussi du sentiment; si tu ménages l'ennemi, parce qu'il est beau! --Pourvu que je réussisse, que vous importe? --Réussis vite, alors! --J'y arriverai par des moyens adroits plus vite que par la violence. Déjà je suis parvenue à savoir par Pontis chaque démarche de Speranza. Laissez faire la florentine Leonora et l'indienne Ayoubani. Nous avançons! Seulement j'exige que Speranza sorte sain et sauf de l'épreuve, à moins de nécessité absolue. Je l'exige. Vous entendez. --Soit, tu régleras ce compte avec Concino le jour de vos noces. --Ce jour-là, dit l'Italienne avec un rire insolent, en faisant le compte de ma dot, Concino me donnera quittance de l'arriéré! XI LES TROIS OURS D'OR Gabrielle, qui se plaignait jeune fille, de n'avoir pas de liberté, venait d'éprouver depuis son élévation toutes les misères de l'esclavage. Ce n'était pas que le roi fût un tyran soupçonneux, un inquisiteur gênant; mais il était assidu près de la femme aimée, il fuyait l'étiquette, la régularité; il recherchait la vie familière, et Gabrielle le voyait toujours arriver au moment où elle s'y attendait le moins. Mais là n'était pas le supplice. Gabrielle avait de l'amitié pour ce caractère facile et joyeux; elle aimait les saillies de cette humeur divertissante, les élans de ce coeur généreux. La société du roi ne pouvait donc la fatiguer; seulement, après le départ du roi arrivaient les courtisans, les femmes, la foule. Après cette obsession inévitable, venaient les surveillants plus humbles, fournisseurs, solliciteurs, et enfin les valets d'une espèce bien autrement tenace dans sa curiosité. Et comme Gabrielle sentait le besoin d'être quelquefois maîtresse de son temps, comme elle avait à calculer ses démarches, même innocentes, de peur qu'on ne les rapprochât des démarches faites par Espérance, il arrivait souvent que, découragée, épuisée, elle regrettait sa chaîne de Bougival et les longs discours paternels, et l'escapade du moulin. Toute contrariété se changeait bien vite en chagrin pour cette âme si douce et si sensible. Henri n'y pouvait rien. S'il eût connu cette gêne de sa maîtresse, il eût essayé le premier d'y remédier. Car nul autant que lui n'aimait l'indépendance. On le voyait chercher tous les moyens de distraire Gabrielle, beaucoup par tendresse, un peu par égoïsme, car en la faisant paraître libre, il allongeait sa propre chaîne, et nous savons qu'il avait de secrets besoins de liberté. C'est pourquoi Henri avait accueilli avec plaisir la demande inopinée faite par la marquise d'aller à Monceaux respirer pendant quelques jours. --Vous avez beaucoup de travail, sire, et je vous verrai peu, dit Gabrielle; nous commençons à nous lasser des environs de Paris. Je voudrais faire respirer au petit César un air moins vif et aussi pur que celui de Saint-Germain, qui le fait tousser et l'agite. Monceaux, dans sa plaine riante, reposera mes yeux éblouis des immenses perspectives de Saint-Germain. Je voudrais bien aller à Monceaux. --Allez, chère belle, répliqua le roi, qui avait ses raisons pour être seul. J'ai en effet à organiser une armée pour en finir avec M. de Mayenne, dont les nouvelles menaces ne me laissent dormir ni jour ni nuit. Vous seriez rebutée par ce flot de soldats mendiants dont je passe chaque jour une revue, et qu'il me faut toiser, habiller et restaurer, comme un recruteur que je suis. Allez à Monceaux, et revenez vite avec notre César, grandi et enluminé à neuf. Gabrielle fit ses préparatifs sans ostentation, comme toujours. Elle envoya ses femmes et son fils en avant par les mules, avec ordre de l'attendre à moitié chemin. Pour garder son fils, elle demanda au roi quelque escorte; quant à elle, préférant un peu de solitude, elle commanda son carrosse, avec deux piqueurs, qui avaient ordre de la suivre le plus irrégulièrement possible. On remarqua que la veille de son départ la marquise avait eu un entretien fort long avec le prieur des génovéfains, qu'elle était allée voir à Bezons. On la vit ensuite se promener au jardin côte à côte avec frère Robert, qui lui offrit les fleurs et les fruits qu'elle aimait. Les yeux perçants, et il n'en manque jamais autour des grands, observèrent que l'entretien du génovéfain et de Gabrielle fut sérieux, que la marquise lui prêta une attention extrême, que le frère semblait répéter avec insistance ses conseils développés comme s'il traçait un plan de conduite, et que l'attitude de Gabrielle annonçait la soumission d'une écolière docile. Les seuls mots que purent surprendre les espions furent ceux-ci, au départ: --Merci encore, mon ami, _pour eux deux_ et pour moi. Il ne faut pas demander si ces mots furent commentés. Quelle pouvait être cette trinité qui devrait devoir reconnaissance au frère Robert? Nous allons peut-être le savoir en suivant Gabrielle à Monceaux. Donc elle se mit en route, munie dès la veille des adieux du roi et de ses familiers. Elle voulut partir en soldat, avec l'aube. Aussi le soleil paraissait-il à peine sur l'horizon, quand les femmes sortirent de l'hôtel de Doyenné avec le petit César. Une demi-heure après, le lourd carrosse de Gabrielle traversa Paris encore endormi. Les portes n'en étaient point ouvertes. Gabrielle put jouir du coup d'oeil incomparable de la ville immense, pittoresque comme elle était à cette époque, avec ses milliers de cabanes et de monuments accrochés bizarrement les uns aux autres, sans qu'on aperçût un seul habitant. A peine la fraîcheur du matin avait-elle dissipé les vapeurs de la vie parisienne tourbillonnant sans cesse en invisibles spirales dans ces carrefours percés de rues sinueuses, au-dessus de ces ponts, de ces aqueducs et de ces cloaques; les chiens errants fuyaient en troupes devant le fouet des écuyers; les chats effarouchés grimpaient comme des écureuils sur l'entablement des maisons de bois, et, s'accrochant aux saillies des piliers et des balcons, regardaient ironiquement le cortège avec leurs gros yeux verts. On rencontrait ça et là quelques patrouilles de bourgeois au harnais mal sonnant, qui frottaient leurs yeux lourds de sommeil et voyaient avec plaisir approcher l'heure du retour au logis. Bientôt Gabrielle arriva aux portes encombrées de paysans et de chariots chargés d'approvisionner la ville. Elle passa au milieu des ânes et des paniers dont les parfums potagers la firent sourire, tandis qu'en voyant cette dame dans son carrosse, en admirant cet incomparable regard d'azur et cette fraîcheur de beauté qui est demeurée populaire, tout ce peuple campagnard répétait: La belle Gabrielle! Bientôt, quand le carrosse eut dépassé une lieue, et que l'air échauffé de Paris fit place aux brises fraîches de la plaine, Gabrielle respira librement et sentit une joie enfantine. Pour la première fois depuis bien longtemps elle était seule sur une route, elle pouvait descendre de carrosse, marcher, courir. Ses écuyers, jeunes gens de vingt ans, profitant de la permission, buissonnaient pour arracher des noisettes. Le cocher veillait sur ses chevaux, et Gabrielle commença, ouvrant les mantelets, à regarder partout, comme si elle eût guetté l'arrivée de quelqu'un ou cherché à découvrir des espions. Elle attendait réellement Espérance à qui, la veille, par Gratienne, comme nous le savons maintenant, elle avait fait fixer un rendez-vous depuis si longtemps réclamé. Ce ne fut pourtant qu'à Vaujours, au milieu des bois, qu'Espérance se montra tout à coup dans l'équipage d'un chasseur. Il portait sa carabine à la main droite et menait de la gauche un admirable cheval toujours frémissant. Depuis l'entrée au bois, les jeunes écuyers avaient disparu pour reparaître par intervalles, se poursuivant l'un l'autre en leurs jeux; Espérance put s'approcher du carrosse sans être aperçu que du cocher. Mais on sait combien les carrosses d'alors étaient hauts, longs et larges. Les flancs bombés de cette boîte empêchaient les voix de l'intérieur de glisser jusqu'aux oreilles du cocher enseveli dans la cavité du siège. Espérance profita, en habile tacticien, de cette merveilleuse conformation du carrosse, et se tenant un peu en arrière, se baissant jusque dans l'intérieur, il étouffait complètement ses paroles comme il déroba sa vue au cocher, d'ailleurs peu curieux, de Gabrielle. D'autres yeux voyaient de loin cette scène, mais de loin, nous l'avons appris par le rapport de Concino. Ce dernier, prudent et paresseux, eût payé bien cher le droit d'entendre sans risque les phrases qui s'échangèrent sous la voûte rembourrée du carrosse. --Savez-vous, Gabrielle chérie, que vous êtes bien imprudente! --Savez-vous, mon Espérance aimé, que vous êtes bien peureux, ce matin! --Il vous a donc fallu de graves motifs pour sortir à pareille heure et me mander ainsi au grand jour à la barbe des espions! --Ils nous verront peut-être, mais ils ne nous entendront pas, j'imagine. Regardez un peu si vous voyez mes écuyers. Espérance sortit sa tête du carrosse et interrogea la route qui tournait dans le bois. --J'en vois un là-bas, dit-il, qui poursuit l'autre de coups de branches qu'il a cueillies. Je gage qu'ils ont dix minutes d'avance sur nous. --Rien ne vous empêche donc de prendre et de serrer ma main. Serrez-la bien, cette main, car chacune des fibres qui la traversent aboutit à mon coeur, qui se fond de plaisir quand je vous vois, quand je vous touche. Espérance prit la tiède main de Gabrielle et la promena sur ses yeux, sur sa bouche, en la caressant d'un continuel baiser. --On est plus calme, à présent, dit Gabrielle, dont les joues avaient pris la teinte nacrée des roses blanches. Assez, Espérance, assez! nous avons besoin de raison, moi pour parler, vous pour m'entendre. --Vous allez à Monceaux, reprit le jeune homme docile en replaçant lentement la main de Gabrielle sur ses genoux. --À Monceaux, oui, ce soir, à la nuit tombante. Vous viendrez me rejoindre. Il tressaillit, et la flamme qui brilla dans ses yeux fit à la fois plaisir et peine à Gabrielle, qui devina le sens donné par l'amant à ces imprudentes paroles. --Là! dit-elle avec mélancolie, voici que ces mots si simples, si naturels, allument le cerveau de mon ami et lui font oublier qu'il ne saurait être question entre nous ni de ces rougeurs enflammées ni de ces rêves qui incendient l'imagination. --C'est vrai, repartit Espérance du même accent doux et triste, de vous à moi, le mot: nuit, signifie seulement: ténèbres, et le mot: se rejoindre, ne veut dire que: causer affaires et sourire. Je l'avais oublié un moment, pardonnez-moi. Vos yeux sont si éloquents qu'on se croit toujours appelé à leur répondre! Gabrielle baissa la tête, en proie à une émotion que sa noble loyauté ne cherchait pas à cacher. --Oui, murmura-t-elle, j'ai tort de vous regarder ainsi. Mais comment empêcher les yeux de refléter chaque mouvement du coeur? J'y tâcherai cependant, si vous l'exigez. --Tout ce que vous faites, tout ce que vous dites est bien, Gabrielle, et je vous en remercie. C'est moi qui suis coupable de désirer plus quand je devrais me trouver si heureux! mais voilà, ce me semble, les piqueurs qui m'ont aperçu et se rapprochent. --Alors, abrégeons, dit vivement Gabrielle, qui s'arracha à la douce torpeur de son corps et de son âme. Je vous ai mandé, Espérance, pour obtenir de vous un service que vous seul pouvez me rendre, dévoué, discret et brave comme vous l'êtes. --Commandez. --Je vais à Monceaux, où j'attends quelqu'un. --Le roi? --Non, quelqu'un dont la présence près de moi pourrait donner lieu à des suppositions dangereuses, à des incidents graves. Espérance la regarda. --Vous me comprendrez en voyant la personne dont il s'agit. Connaissez-vous la Ferté-sous-Jouarre? --J'y ai passé. La Marne est à gauche, des bois à droite. --À une portée de mousquet de la ville, en deçà, se trouve une hôtellerie qu'on appelle les _Trois Ours d'or_. Vous entrerez, vous apercevrez dans un petit jardin au fond des bâtiments, un homme, un paysan, très-gros et blanc de visage. Vous lui direz seulement votre nom, Espérance, et il vous suivra. --Tout cela est facile. --Ce qui peut l'être moins, c'est de l'amener à Monceaux sans que nul vous voie entrer. Au bout du parc passe un chemin creux, tellement effondré d'ornières que peu de gens s'y aventurent. En face de l'endroit le plus profond de ce chemin, vous trouverez, ce soir, une brèche dans mon mur. Entrez-y avec votre compagnon. Gratienne vous amènera tous deux. --Je proteste que tout cela, si mystérieux que je me le figure, n'est pas difficile à faire, dit Espérance. --J'oubliais un détail, mon ami; je l'oubliais parce qu'il blesse mon coeur. Il se peut qu'en chemin des espions apostés, des gens armés, je ne sais quelles gens, enfin, veuillent s'emparer de l'homme à qui vous servirez de guide. En ce cas, mon bien-aimé, vous êtes jeune, courageux, adroit, il faudrait sauver cet homme au péril de vos jours, et ne pas souffrir qu'on lui fit la moindre violence, la moindre insulte. --Bien, dit simplement Espérance. Voici les piqueurs à vingt pas, la curiosité les prend, ils vont nous entendre. --J'ai fini... Rendez-moi ce service, qui est immense, et conservez-vous pour moi: je vous en serai reconnaissante. --Payez-moi d'avance avec un regard pareil à ceux de tout à l'heure. Merci. À quelle heure ce soir, à la brèche du mur? --Dès qu'il fera nuit. Les piqueurs s'étaient remis à leur poste, examinant le nouveau venu avec étonnement. Espérance salua respectueusement Gabrielle, et après s'être orienté avec le rapide coup d'oeil du chasseur, il tourna son cheval sur la droite et le lança en plaine. De là, bien découvert, mais découvrant tout lui-même, Espérance regarda souvent si quelque tête d'espion apparaissait derrière lui. Il ne vit rien qu'un cavalier planté bien loin à l'horizon, et qui marcha bientôt vers Paris au lieu de le suivre dans sa course téméraire à travers plaine. Il y a loin de Vaujours à la Ferté-sous-Jouarre, surtout par la traverse. Espérance prit par Annet. Il changea son cheval à Précy, en prit un second à la poste de Villemareuil, et arriva vers trois heures, bien fatigué, en vue de la petite ville où l'envoyait Gabrielle. Là il se reposa, calculant que de la Ferté-sous-Jouarre à Monceaux la distance est de deux heures au plus, et qu'il lui restait plus que le temps nécessaire pour bien accomplir sa tâche. Rafraîchi, restauré, Espérance se mit à songer plus profondément à la commission que sa maîtresse lui avait donnée. Quel était cet homme à la vie, à la liberté duquel on tenait tant? Gabrielle n'avait pas de secrets de famille qui fussent inconnus à Espérance. Jamais on ne l'avait accusée de se mêler d'intrigues politiques. Elle n'était pas de ces esprits brouillons qui nomment et renversent les ministres, et se font buissons d'épines pour accrocher un lambeau du manteau royal. Quel pouvait être cet homme et que résulterait-il de sa visite à Monceaux? Mais comme Espérance n'était pas non plus de ces songe-creux qui se brisent le crâne pour enfanter des chimères; comme, au contraire, il aimait en toute chose les idées nettes et les chemins éclairés, il se dit que Gabrielle devait savoir ce qu'elle faisait, et que les deux beaux yeux limpides de la charmante femme suffisaient à rassurer le plus aveugle des hommes dans tous les casse-cou possibles. Il s'achemina donc gaiement vers la ville en méditant le mot reconnaissance par lequel Gabrielle avait clos l'entretien, en rapprochant ce mot des mots _nuit_ et _réunion_ dont il avait fait trop bon marché d'abord; et à partir de cette hypothèse, il vit se changer le parc de Monceaux en jardins d'Armide, auxquels rien ne manquerait, ni les enchantements ni l'enchanteresse. Il rêvait tout éveillé, et fut encore heureux. Déjà il apercevait à droite du chemin les ours d'or de l'enseigne se balançant à la tringle rouillée avec un grincement criard. Il arrêta son cheval essoufflé, en jeta la bride aux mains des garçons toujours prêts en ce temps-là à bien recevoir les voyageurs; puis il traversa la cour comme s'il eût toute sa vie habité cette hôtellerie, il passa sous la voûte d'une grange et entra dans le jardin indiqué. C'était un petit clos où fourmillaient, parmi les carottes et les salades, des roses, des oeillets et des chèvrefeuilles. De grandes lianes de haricots à fleurs rouges s'enroulaient autour de longues perches, la vigne chargée de grappes vertes tapissait un mur en ruine. Des chiens jappèrent, un gros hérisson privé se mit en boule sous la botte d'Espérance, qui, occupé à chercher son paysan, regardait partout ailleurs qu'à ses pieds. Enfin un bruit de feuillages appela l'attention du jeune homme dans un angle de ce petit fouillis que Gabrielle avait honoré du nom de jardin. Sous un paquet confus de houblons et de vignes vierges, à côté d'un tonneau enterré en guise de citerne, où les grenouilles vertes piquaient des têtes dans l'eau croupie, Espérance aperçut un homme de vaste corpulence, dont un chapeau de paysan couvrait la tête et cachait entièrement le visage. Ce singulier admirateur des beautés de la nature eût paru inanimé, on l'eût pu prendre pour un de ces épouvantails protecteurs des cerisiers, sans la faible oscillation d'une cravache, avec laquelle sa main fine et blanche sollicitait l'eau du tonneau pour en tourmenter les grenouilles. Espérance ayant bien considéré ce personnage, dont le signalement s'accordait avec la description fournie par Gabrielle, crût pouvoir, puisque l'inconnu persistait à cacher sa tête, hasarder de prononcer le mot cabalistique destiné à provoquer la confiance de ce défiant villageois. --Espérance, murmura-t-il, en cueillant une double cerise à un arbuste voisin. Aussitôt le gros homme leva la tête et montra un visage résolu et scrutateur à la vue duquel Espérance ne put s'empêcher de se dire: --Je comprends. L'examen, que l'inconnu avait prolongé, fut apparemment à l'avantage d'Espérance, car ce chasseur de grenouilles sourit avec finesse, et se levant du siège de gazon sur lequel il avait laissé une empreinte de longtemps ineffaçable, --Quand il vous plaira, dit-il, monsieur. --À vos ordres, monsieur, répondit Espérance. Le gros homme conduisit son guide à une petite porte de ce jardin, lui montra deux chevaux frais qui attendaient, et le pria courtoisement de l'aider à se mettre en selle. Espérance enleva cette masse avec une puissance de muscles qui arracha un nouveau sourire de satisfaction à l'inconnu. --Je vois, dit-il, qu'on m'a choisi un bon compagnon. --Très-honoré de vous rendre service, répliqua Espérance avec respect. --Eh bien! partons, ajouta le gros homme. Espérance passa devant sans répondre, la main gauche sur sa carabine, l'épée à portée de sa main droite. À la nuit tombante, tous deux entrèrent par la brèche du mur de Monceaux, et Gratienne, qui attendait à l'intérieur, les ayant guidés jusqu'à une grotte charmante située au plus épais du parc, dit à l'un: --Par ici, monseigneur. Et à l'autre: --Vous, monsieur Espérance, à cette porte, et bonne garde! XII LES BAINS DE GABRIELLE Au milieu du parc de Monceaux, dans un vallon couronné par un amphithéâtre planté de marronniers, de platanes et de chênes, s'élevait une grotte de roches moussues que Catherine de Médicis avait fait apporter à grands frais de Fontainebleau, et qui, adossées au poteau dont nous venons de parler, servaient de retraite à la nymphe de Monceaux. Pour parler en prose, les eaux d'un ruisseau voisin, tiédies par un long parcours au soleil sur le gravier, parmi les roseaux, se précipitaient dans la grotte où les attendait un bassin plus large et plus profond. C'était là que sous la voûte festonnée de lierres et de fleurs sauvages, Gabrielle venait dans les jours brûlants de l'été, se rafraîchir et se reposer. Plus d'une fois, pareille à Diane sous la garde des nymphes, elle s'y baigna dans le bassin au sable doux comme du velours, et pour éviter après le bain, soit de rencontrer dans le parc des hôtes curieux, soit de retrouver trop tôt la chaleur et le grand jour, elle rentrait au château sans être vue, au moyen d'une galerie creusée sous l'amphithéâtre, et qui, par une porte dont le roi seul avait la clé, venait d'une grande allée voisine aboutir à la grotte des bains. Embellie ou gâtée, comme on voudra, par du marbre et des ornements d'architecture, cette grotte, aujourd'hui ruinée, s'appelle encore les Bains de Gabrielle. Nul séjour n'était plus propre à consoler du bruit et des embarras de la cour. La solitude l'environnait, l'ombre et le silence y tombaient à flots. Sous les arbres touffus de la vallée, au fond des massifs rafraîchis par le ruisseau, les heureux habitants de la grotte voyaient les merles et les loriots passer en sifflant comme de noirs projectiles. C'étaient partout des pépitements d'oiseaux fourrageant les branchages, et le craquement des bois secs tombant dans ce désert sur une mousse qui absorbait tous les bruits. La grotte que la nature eût créée moins complaisamment que l'architecte pour les usages du monde et pour l'étiquette, formait une grande et haute salle ovale dans laquelle ouvrait cette porte secrète que nous avons décrite. La salle était précédée du côté du parc d'une sorte de vestibule en forme d'S, dont la sinuosité interceptait pour tout indiscret la vue de l'intérieur et le bruit même des paroles qui s'y prononçaient. Il résultait de cette savante combinaison de l'optique et de l'acoustique, que Diane en son bain ne pouvait être surprise par un Actéon quelconque, ni même aperçue dans la grotte par le surveillant placé à l'entrée du vestibule. Telle était la situation d'Espérance, lorsqu'il fut mis en sentinelle par Gratienne dans l'ombre des rochers derrière lesquels l'inconnu avait pénétré avant lui. L'extérieur de la grotte était doucement éclairé par des flambeaux de cire parfumée, dont pas un souffle n'agitait la flamme. Des sièges, une table, meublaient la salle. On voyait dans l'eau fraîche du bassin nager des fioles au long cou grêle destinées à la collation du soir, tandis que les plus beaux fruits entassés en pyramide par une large corbeille, exhalaient dans leur coin obscur des parfums enivrants. Gratienne ayant, pour faire entrer l'inconnu, soulevé une longue colonne de lierre qui pendait du haut du rocher comme un rideau frémissant, se retira et laissa sa maîtresse seule avec le mystérieux personnage. Gabrielle, en robe blanche, ses beaux cheveux blonds reluisant comme des fils d'or au feu des cires, s'avança à la rencontre de son hôte, dont elle prit la main pour le conduire jusqu'à un siège. --Soyez le bienvenu, monsieur le duc, dit-elle, et excusez-moi de vous recevoir dans un endroit si mythologique; mais j'ai ouï dire que les grands capitaines aiment les positions découvertes, où leurs mouvements sont libres, et je n'ai pas eu la prétention d'enfermer le duc de Mayenne pour le tenir à ma merci. Mayenne, car c'était lui, répondit à ce compliment avec une bonne grâce qui lui était naturelle et que commandait impérieusement l'irrésistible sourire de Gabrielle. --Vous voyez, madame, dit-il ensuite, que je ne crains pas de me mettre à votre merci, et sous ces roches le plus grand guerroyeur du monde serait pris aussi facilement qu'un oiseau entré dans une cage, surtout quand la porte est gardée par un compagnon comme celui que vous m'avez envoyé. Hercule avec la tête d'Adonis. Gabrielle se sentant rougir offrit un siège et s'assit elle-même. --Monsieur, dit-elle, vous êtes ici plus en sûreté qu'au milieu de votre armée. Le roi est à Paris; ma foi vous garantit sauf et libre. Quant au guide qui vous a amené, s'il eût existé en France un plus loyal et plus brave gentilhomme, je l'eusse choisi pour vous escorter et vous protéger dans la démarche que vous avez bien voulu faire, et dont je sais apprécier la généreuse confiance. --Vous m'en aviez donné l'exemple, madame, en me venant trouver, il y a quinze jours, à la Ferté-sous-Jouarre où je me cachais, et où, pouvant me faire surprendre, vous vous êtes confiée à ma prud'homie. Vous avez entamé ainsi les conférences, je me dois de vous payer par la réciprocité. --Ah! monsieur! je voudrais au prix de mon sang réconcilier deux princes qui tiennent dans leurs mains le bonheur de la France. --Cela ne dépend pas de moi seul, madame, dit Mayenne. Le roi me hait. --Vous vous trompez, s'écria vivement Gabrielle. Le roi vous craint. Voilà tout. Cette flatterie éclaircit le front du duc. --S'il était vrai, dit-il, tout serait déjà concilié. Mais votre délicatesse ne m'empêche pas de voir l'animosité qu'on met à me faire la guerre. --Monsieur, répliqua Gabrielle, si je pouvais, sans vous affliger, citer un nom de votre famille... un nom encore enveloppé de deuil.... --Ma soeur... murmura Mayenne. --Oui, monsieur, Mme de Montpensier: elle est la seule personne de votre maison qui ait mérité l'inimitié du roi. Mayenne garda le silence. --Nul n'ignore ajouta la charmante diplomate, combien le roi est bon et prompt à oublier les offenses. --Cependant, il arme encore maintenant, et au lieu de laisser tomber peu à peu la guerre, il se prépare à ruiner mes dernières ressources. --Vous n'êtes pas un adversaire qu'on puisse ménager. --Si vous saviez, madame, comme je suis fatigué de ces querelles, dit le duc en s'essuyant le front, d'où ruisselait la sueur, malgré la nuit, malgré la fraîcheur de la grotte; si vous saviez, depuis la mort de ma soeur surtout, combien je sens le vide de toutes ces prétentions. Roi! je n'ai jamais voulu l'être; seulement, duc et prince je suis né, je voudrais mourir dans mon état. Gabrielle se tut à son tour. Elle offrit à Mayenne un canon de vin, des biscuits et des fruits. --Ma démarche vous a prouvé, dit-il en acceptant le verre, que je désire entrer en arrangement, mais non pas comme un rebelle vaincu. J'ai une armée encore, et s'il survivait en moi une seule goutte de ce fiel ambitieux qui animait ma malheureuse soeur, j'arriverais à me faire offrir des conditions meilleures. Ah! madame, Dieu vous préserve de comprendre jamais ce qu'il en coûte pour gagner le nom de grand capitaine! Le roi a eu ce bonheur de s'illustrer en invoquant le bon droit. Moi, je suis un révolté. Je fais bonne mine aux Espagnols, qui me détestent et que j'exècre. Chaque fois qu'on se bat, mes alliés me voudraient voir mort et je voudrais les voir tous tués. Tous mes amis tombent les uns après les autres, ou, fatigués, me quittent. Je me trouverai bientôt seul. L'âge vient. Je suis gros, lourd, et il a fallu pour venir ici que votre guide me hissât sur mon cheval. Quand trouverai-je un bon accord qui me rende le repos, la considération publique et des amis heureux de m'avouer. Hélas! tout cela, il le faut conquérir par la guerre, et je ne serai vraiment honoré, vraiment tranquille que du jour où une balle d'arquebuse m'aura couché sur le champ de bataille. Mayenne, en parlant ainsi, essuyait la sueur de son visage, et Gabrielle s'étonnait de le trouver si mélancolique et si abattu. --Que je voudrais, s'écria-t-elle, que le roi vous entendît; la paix serait bientôt faite! Un ennemi malheureux est presque un ami pour lui. Mayenne se leva, l'oeil enflammé. --Si cela arrivait, dit-il, si le roi entendait mes paroles, j'en mourrais, je crois, de honte et de douleur. Mais le roi ne m'entend pas, n'est-il pas vrai, madame, continua le duc en promenant autour de lui un regard inquiet et sombre, vous ne m'auriez point tendu ce piège pour m'exposer humilié aux sarcasmes de mon ennemi. Et il faisait déjà un pas vers l'issue de la grotte. --Ah! monsieur, dit Gabrielle en lui prenant la main, vous m'offensez; n'êtes-vous pas ici sur la foi jurée? suis-je une âme perfide?... Rassurez-vous, seule j'ai entendu vos paroles, seule je sais votre secret, et vous pouvez me confier les conditions de la paix que je veux proposer au roi en votre nom. Elle achevait à peine, qu'un pas précipité retentit à trois pas d'elle, une serrure cria, la porte secrète s'ouvrit et le roi apparut, un flambeau à la main, le visage altéré, les yeux brillants de colère. --Avec qui êtes-vous ici, Gabrielle? demanda-t-il en cherchant à reconnaître les visages autour de lui. --Oh! trahison! murmura Mayenne qui recula pour mettre l'épée à la main. --M. de Mayenne! dit Henri, tellement stupéfait à la vue du Lorrain, que sa main tremblante laissa échapper le flambeau. --Monsieur! monsieur! s'écria Gabrielle en étendant les mains vers Mayenne, ne m'accusez pas; je suis innocente. S'il y a trahison, elle vient du roi! --Je comprends, madame, répondit Mayenne avec un dédaigneux sourire. La scène est jouée à merveille; vous n'attendiez pas le roi. Le roi arrive à l'improviste. Il vous trouve par hasard avec M. de Mayenne, et comme, par hasard aussi, Sa Majesté est bien accompagnée sans doute, l'on s'empare du rebelle, la guerre est terminée. Bien joué, madame. --Oh! sire, dit Gabrielle en versant un torrent de larmes, voilà une offense que je n'oublierai de ma vie! Vous avez raison, monsieur le duc, tout m'accuse. Vous avez le droit de m'appeler lâche et perfide. Oui, c'est justice de me traiter avec cette rigueur. Mayenne, étonné au milieu même de sa fureur, contemplait en silence la scène étrange qui s'offrait à ses regards. D'un côté, Gabrielle en pleurs, se tordant les mains avec l'expression la plus sincère d'une douleur loyale; de l'autre, Henri IV, pâle, atterré, le front courbé, plus semblable à un vaincu qu'à un vainqueur, et sur le visage duquel on lisait la honte et le regret d'une faiblesse qui le dégradait à ses propres yeux. --Dites donc au moins, sire, s'écria Gabrielle, que je n'ai pas trempé dans le guet-apens dont M. le duc est victime... Rendez-moi l'honneur, sire, à moi qui voulais vous donner la paix et l'amitié de ce galant homme. Le roi comprit à ces mots toute l'étendue de sa faute. Il venait, par cette brusque surprise, de renverser l'édifice élevé si péniblement par Gabrielle. Quelle honte et quel malheur! --Ainsi ferai-je, murmura la roi d'une voix entrecoupée... Je suis seul coupable. Sur un avis qui m'a été donné que Mme la marquise avait rendez-vous à Monceaux avec un amant, j'ai pris de la jalousie et me suis mis en route. J'arrive il n'y a qu'un moment; je trouve ou crois trouver des visages embarrassés, nul ne me veut apprendre où se cache madame. Personne dans les appartements. Je heurte et j'appelle, rien. L'idée m'est venue que la marquise cherchait la solitude en ses bains. J'ai la clé de l'entrée secrète. Je suis accouru, et le bruit de deux voix m'a fait ouvrir vivement la porte... Mayenne gardait son attitude à la fois calme et méprisante; un sourire forcé contractait ses lèvres; il avait remis son épée au fourreau. --Il ne faut pas douter, monsieur, dit le roi avec douceur; voyez mon trouble, ma peine, et persuadez-vous que je ne sais point mentir. Je dois d'abord des excuses à la marquise que, par trop d'amitié, j'ai follement et indignement soupçonnée. Quant à vous, qui jusqu'à un certain point, avez le droit de suspecter sa franchise et la mienne, je ne vois qu'un seul moyen de vous prouver l'injustice de vos accusations. La scène a lieu entre nous, sans témoins; vous étiez venu librement, vous êtes libre de retourner, et je vous offre non-seulement mes chevaux, mais une escorte avec ma parole de roi. J'y ajouterai mes excuses, mon cousin, car j'ai tort, et voudrais pour un royaume, racheter l'opinion que je vous ai laissé prendre un moment de ma maîtresse et de moi! À ces mots que prononça Henri en se redressant peu à peu de toute la hauteur de son âme, Gabrielle sécha ses larmes et le duc regarda en tressaillant ce visage ouvert, ces yeux limpides où respirait la loyauté. --Ce qui vient d'arriver nous dégage, monsieur, nous n'avons rien dit, s'écria Gabrielle, en se rapprochant de Mayenne. Reprenez vos paroles, duc, nul que moi ne les saura jamais. Cette candeur et l'élan de cette âme délicate et probe firent sur Mayenne une impression profonde. Il baissa la tête à son tour et tourna son chapeau dans ses mains, comme un vrai paysan gêné par les bontés de son seigneur. Un combat acharné se livrait dans cette âme altière entre l'orgueil et la reconnaissance. Il demeurait immobile, impuissant pour le bien ou pour le mal. Henri prit cette hésitation pour un reste de défiance. Surmontant le chagrin qu'il en éprouvait: --Il se pourrait, dit-il vivement, que vous craignissiez une embuscade hors du château. Après ce qui s'est passé, vous avez le droit de tout craindre, mon cousin. Je vous accompagnerai donc moi-même tant que vous le jugerez à propos, ma personne vous répondra de la vôtre, et si l'otage vous suffit, faites un signe, je suis à vos ordres. --Vraiment, s'écria Mayenne emporté par la noblesse d'un pareil procédé, voilà trop de façons avec moi, sire, je suis votre sujet et sens bien qu'il vous faut servir. D'ailleurs, j'étais plus qu'à moitié gagné par la bonté, par l'éloquence de madame. Vous venez d'achever l'oeuvre, sire; c'est moi qui demande pardon à Votre Majesté, et me voilà à vos genoux, seulement je ne sais pas si je m'en pourrai relever. A ces mots, il s'agenouilla tremblant d'émotion. --Ventre-saint-gris! je m'en charge, dit Henri les yeux pleins de larmes. Et il releva en effet Mayenne, en l'embrassant si tendrement, que les coeurs les plus durs n'eussent pas été à l'épreuve d'une pareille scène. --Encore! et encore! s'écria le roi en recommençant, et toujours!... Mon cousin, voilà une grande joie qui m'arrive. Plus de guerre civile en ce royaume et un bon ami de plus! --Que de grâces à rendre à Dieu! dit Gabrielle, en joignant les mains avec ivresse. --Croyez-vous donc qu'on doive vous oublier vous-même, dit Henri en quittant Mayenne pour courir à Gabrielle qu'il serra sur son coeur. Voici, mon cousin, l'ange de miséricorde et de réconciliation! Voici mon ange gardien, la plus parfaite femme qui soit en France! --Ce n'est pas moi qui dirai le contraire! s'écria Mayenne avec chaleur. --Et on la calomniait! reprit le roi, et je venais la surprendre, l'outrager! --J'en bénis le Ciel, dit Gabrielle. --J'en ai bien souffert, ma chère âme; mais voilà qui est fini. Après cette épreuve douloureuse, nous sommes trop heureux pour récriminer. --Je demanderai une récompense pour mes dénonciateurs, dit Gabrielle en souriant, car ils sont la cause du succès que je n'eusse jamais obtenu toute seule. Que cherchez-vous donc autour de vous, sire? --Je cherche si le duc est venu ainsi.... --Seul?... Oui, sire, répondit Mayenne. J'ai confiance, moi, aux anges que je rencontre. --Bien plus, dit Gabrielle, monsieur le duc avait accepté un garde de ma main. Gabrielle conduisit le roi hors de la grotte et lui montra Espérance adossé à un rocher, son épée à la main. --Voilà donc le galant dont on me faisait fête, murmura le roi en reconnaissant son rival. C'est là celui qui devait vous préparer des relais pour venir me surprendre à Paris! C'est là celui que vous me préfériez! Ah! maître la Varenne! Allons, allons, c'est à moi de rougir. Il ne vit pas combien de vermillon ces imprudentes paroles faisaient monter aux joues de Gabrielle. Espérance aussi se détourna pour cacher non pas sa rougeur, mais une douleur insurmontable que lui causait la présence du roi, et ce rude réveil après tant de beaux rêves! Cependant, comme en passant près de lui, Gabrielle lui prit la main pour le remercier, il rappela son courage et exhala toute l'amertume de son coeur dans un inoffensif soupir. --Il me reste à vous demander, mon cousin, dit Henri à Mayenne, quelles sont vos intentions pour ce soir. Vous plaît-il souper avec nous, comme de bons amis, à la barbe des traîtres et des coquins, qui enrageront de nous voir réconciliés? aimez-vous mieux retourner chez vous et réfléchir? --Réfléchir... s'écria le duc, ah! Dieu m'en garde, sire; assez de réflexions j'ai faites, assez de nuits j'ai passées sans dormir. Il doit y avoir ici de bons lits et de bon vin. --J'en réponds, dit Gabrielle. --Daignez m'offrir l'un et l'autre pour cette nuit, et demain.... --Et demain nous causerons affaires, voulez-vous dire, ajouta le roi. Pardieu, ce sera bientôt fait; comme j'accorde d'avance tout ce que vous me demanderez.... --Tout? dit le Lorrain avec un sourire. --Et encore quelque chose avec, dit Henri, pourvu que ce ne soit pas madame; car en ce cas feriez-vous mieux de me demander ma vie. --Je n'aurai garde, sire, et pourvu que madame me veuille honorer de son amitié, je me déclare satisfait. --J'ai trop de reconnaissance pour ne point vous aimer de tout mon coeur, dit Gabrielle. --En vérité, pensa Espérance, qui les suivait à distance, ces gens-là s'arrachent tellement ma Gabrielle qu'il ne m'en restera plus rien. On se dirigea vers le château, que l'arrivée subite du roi avait rempli de confusion et de tumulte. Déjà les commentaires allaient grossissant. On supposait Gabrielle surprise, chassée: on désignait la prison qui lui serait assignée. Le parti d'Entragues triomphait avec un commencement d'insolence. Plus d'un serviteur prévoyant de la marquise faisait ses paquets. Henri était parti vite de Paris; mais ses officiers l'avaient rejoint à Monceaux, et leur arrivée augmentait le désordre, comme l'huile jetée sur un brasier double la flamme. Lorsque cette foule inquiète, émue, curieuse, en tête de laquelle était le comte d'Auvergne, aperçut le roi débouchant tranquillement de la grotte dans le parc, appuyé d'un bras sur Gabrielle, de l'autre sur un homme encore inconnu, tandis qu'Espérance et Gratienne venaient ensemble à leur suite, personne ne put comprendre ce calme et la présence de ce tiers à Monceaux. Mais Henri, riant dans sa barbe, et méditant le coup qu'il allait frapper: --Messieurs, dit-il du plus loin qu'il lui fut possible, commandez vite un bon souper pour moi et mon cousin de Mayenne, qui veut boire aujourd'hui à ma santé. Le nom de Mayenne retentit dans cette assemblée comme un éclat de tonnerre, et quand, à la lueur des flambeaux, chacun reconnut le duc au bras du roi, la stupéfaction s'exhala par un murmure qui caressa doucement le coeur de Gabrielle. M. d'Auvergne en pâlit de désappointement. --Oui, messieurs, dit le roi en pénétrant dans la grande salle du château, mon cousin de Mayenne me signifie que je n'ai pas de meilleur ami que lui, et je déclare ici qu'il n'aura pas désormais de meilleur ami que moi. --Grâces en soient rendues à Dieu, dit Sully en s'approchant avec un visage rayonnant de joie. --Et grâces surtout à madame, répliqua le roi en désignant Gabrielle, car c'est elle qui a tout fait par son esprit, par son coeur et son amitié pour moi. Je lui dois la paix et la fortune de mon royaume. Puis, au milieu du silence qui planait sur l'assemblée bouleversée par un dénoûment si imprévu: --Allons, dit le roi, qu'on serve Mme la duchesse! --La duchesse! demandèrent quelques gens surpris par ce titre nouveau, car Monceaux n'était qu'un marquisat. --Oui, répéta le roi. Mme la duchesse de Beaufort, marquise de Monceaux et de Liancourt. C'est le nom que madame doit porter à compter d'aujourd'hui. --Oh! sire, dit Gabrielle, où s'arrêteront vos bontés? --Plus loin! répondit tout bas le roi. Mais nous sommes servis, donnez-moi le bras, mon cousin. Ah! Gabrielle, quelle idée vous avez eue là de me réconcilier avec Mayenne! --Elle n'est pas de moi tout à fait, sire, dit modestement la jeune femme. --Qui donc vous l'a inspirée? --L'âme de toute bonne oeuvre, frère Robert. --Frère Robert! s'écria le roi. Lui!... c'est lui qui vous a inspiré de me réconcilier avec M. de Mayenne?... Oh! ce serait sublime! --Qui donc est ce frère Robert? demanda Mayenne, surpris de l'agitation du roi. --Je vous conterai cela quand nous serons seuls, mon cousin; l'histoire en vaut la peine, et plus que tout autre vous saurez l'apprécier. Oh! frère Robert!... Et je ne lui payerais point ce service! Ventre-saint-gris! nous y songerons!... A table, mon cousin, à table! Duchesse, invitez notre ami Espérance, et buvons frais, car il fait chaud! Et comme Gabrielle voyait _leur_ ami s'assombrir involontairement: --Je comprends, lui dit-elle tout bas; vous trouvez que j'ai reçu ma récompense, tandis que vous n'avez rien, comme à l'ordinaire. Eh bien! ce ne serait pas juste. Venez samedi à ma maison de Bougival, nous y passerons une belle soirée avec Gratienne. --Avec Gratienne! Vous vous défiez donc de moi? --Non! c'est de moi que je me défie. A samedi! Quant à ce soir, buvons à la santé du roi et à la confusion de nos ennemis! --Tope! dit Espérance. XIII CONSEIL DE FAMILLE Le retour du comte d'Auvergne dans sa famille et les nouvelles qu'il y apporta jetèrent la consternation dans l'intéressante société. --Voilà, dit-il, comment vos plans ont tourné, la marquise est duchesse et a pour allié désormais M. de Mayenne, le héros du jour. Quant au seigneur Espérance, on se l'arrache, le roi l'a embrassé et lui confierait toutes les clés de sa maison. Il faut avouer que vous êtes d'adroites princesses, de m'avoir exposé à recevoir un pareil soufflet en plein visage. A ces mots Marie Touchet fit une grimace roturière, Henriette rongea ses ongles si beaux. Le comte d'Entragues s'en prit au peu de cheveux qui avaient survécu à tant de déceptions. --Alors tout est perdu, dit-il avec désespoir. --A peu près. --On essayera de s'en consoler, répondit Henriette, pâle de rage. Cependant, moi qui ne suis pas un homme, je ne perdrai pas courage aussi vite. --Cela vous est aisé à dire, mademoiselle, dit le comte d'Auvergne, qui, dans les bonnes veines seulement, l'appelait _petite soeur_. Vous n'avez pas les mortifications, vous. J'eusse voulu vous y voir, hier, quand toute l'assemblée me riait au nez, et que le roi me regardait par-dessus l'épaule. --Nous vous demandons bien douloureusement pardon, monsieur, interrompit le père. --Votre peine fait la nôtre, mon fils, dit la mère. --Attendons la fin, ajouta Henriette, pour qui cet orage n'était qu'une pluie d'été. Elle en avait vu bien d'autres. --Oh! vous n'attendrez pas longtemps, dit le jeune homme avec insolence. --Cependant, il y a toujours la prédiction de la devineresse, articula sourdement Marie Touchet. --Une couronne, n'est-ce pas? s'écria le comte d'Auvergne en riant. Oui, comptez-y, vous en prenez bien le chemin. --Si ce chemin n'est pas le bon, répliqua aigrement Henriette, nous en choisirons un meilleur. Les trois conseillers furent frappés de la résolution invincible qui éclatait dans ces paroles. --Tant que vous voudrez, mademoiselle, répliqua le comte. Mais s'il s'agit des grands chemins, par exemple.... --Monsieur!... --Eh! nous sommes ici en famille, et nous pouvons nous dire nos vérités. Moi, j'ai assez de ces échecs perpétuels; à force d'être battu, le dos me cuit. Je m'étonne que vous y résistiez; c'est de l'héroïsme. Après cette déclaration si franche, le silence le plus décourageant régna dans l'assemblée. Soudain on entendit un cheval piétiner dans la cour de l'hôtel, et les valets annoncèrent M. de la Varenne. Jamais le porte-poulets n'était venu chez les Entragues en plein jour. Il fallait que la circonstance fût solennelle. La frayeur de la famille s'en augmenta. Ce fut bien pis quand le petit homme entra d'un air froid et le sourcil froncé. Chacun courut à sa rencontre, trois sièges lui furent offerts à la fois. Il se laissa tomber sur le plus large avec un gémissement arraché par la lassitude. --Ouf! dit-il; votre serviteur, mesdames. Aïe! votre bien dévoué, messieurs. La présence de M. le comte d'Auvergne m'annonce que vous êtes au courant. --Hélas! murmura le père, tandis que Marie Touchet levait les yeux au ciel. --Nous l'avons échappé belle, dit la Varenne. --Nous avons donc échappé? s'écria Henriette en secouant le petit homme avec une vigueur masculine. --C'est miracle! --Oh! contez, contez-nous cela, demandèrent quatre voix avides. La Varenne prit un air imposant. --Vous savez la surprise du roi et la fête donnée à M. de Mayenne, et le duché conféré à la marquise, et... --Oui, oui, passez. --J'attendais le moment des explications. Le roi en soupant me lançait des regards farouches... J'en ai été malade, et le suis encore, mesdames. Marie Touchet chercha des élixirs dans sa cassette, et en offrit une collection au porte-poulets. --Pouvez-vous continuer? demanda Henriette. --Oui, mademoiselle. Ce matin, le moment fatal arriva. Je tournais autour du grand vestibule, le roi me fit signe et m'emmena au jardin. «Voilà donc, s'écria Sa Majesté, les rapports qu'on me fait! voila donc les intrigues de la marquise...--c'est duchesse qu'il faut dire à présent!--voilà donc...» Ah! mesdames, j'en ai entendu de cruelles pour l'oreille d'un gentilhomme. Les Entragues essayèrent de ne point rire en songeant à cette gentilhommerie qui piquait des poulets chez la soeur du roi. --Qu'avez-vous répondu, monsieur de la Varenne? demanda le père. --Ce que j'ai pu. --M'auriez-vous accusée? dit Henriette. --J'ai eu l'habileté de ne le point faire. «Sire, ai-je répondu, ce n'est pas ma faute.--C'est la faute de ceux qui vous ont instruit, alors, a répliqué le roi.... --Voyez-vous, qu'on nous accusait! s'écria Marie Touchet. --«Sire, ceux qui m'ont instruit croyaient ce qu'ils disaient.--Que croyaient-ils? dit Sa Majesté avec colère.--Sire, ils savaient le départ de M. Espérance avec Mme la marquise,--la duchesse,--et vu l'intime amitié de Mme la duchesse et de ce seigneur...--Vous êtes un bélître, a dit le roi.» Un bélître! à moi!... «Enfin, sire, ai-je répondu, Mlle d'Entragues avait bien le droit de craindre que Mme la marquise--la duchesse--ne cherchât à surprendre Votre Majesté, puisque déjà pareille chose avait eu lieu chez Zamet.» --Bien! bien! bravo! s'écrièrent les Entragues, voilà répondre! --J'ai trouvé cela, dit modestement la Varenne et faisant la roue, j'ai eu cette inspiration miraculeuse. --Et le roi, qu'a-t-il dit? --Le roi, frappé de ce souvenir, a baissé la tête; et comme c'est un esprit juste: «Il est vrai, a-t-il ajouté, la chose était à craindre, et l'on ne pouvait soupçonner les desseins de Mme la duchesse sur ma réconciliation avec Mayenne.» --C'est la précipitation de Votre Majesté qui a fait tout le mal, ai-je cru devoir ajouter. --Tout le bien, animal,» a répliqué le roi en riant, et il m'a donné un coup de poing dans l'épaule. Jugez de ma joie! Quand le roi m'appelle animal et me rudoie c'est qu'il est enchanté. Aussitôt j'en ai pris avantage. --«Votre Majesté, ai-je reparti, ne voit pas que la personne la plus malheureuse de ceci est la pauvre demoiselle d'Entragues. --J'aviserai à la consoler,» a répondu le roi. Une joie folle éclata dans les yeux du père et de la mère. Un sourire dédaigneux plissa les lèvres d'Henriette. --Consoler... murmura-t-elle, tout cela! --En sorte que l'échec n'est pas pour nous, dit le père. --Non, Dieu merci! fit la Varenne en s'éventant avec son chapeau; mais grâce à qui? --Nous vous serons reconnaissants, dit Marie Touchet avec intention. --C'est du bonheur, interrompit le comte d'Auvergne. --Henriette le disait bien, mon fils, il y a dans tout cela prédestination. La jeune fille n'était pas aussi satisfaite que ses parents: dans cette prétendue victoire, il n'y avait rien pour son orgueil. --Quoi, monsieur, dit-elle à la Varenne, voilà tout ce que le roi a jugé à propos de faire pour moi? --Ce que j'ai à ajouter, répondit le porte-poulets, ne s'adresse qu'à vous seule, mademoiselle. En parlant ainsi, avec une impudence cynique il prit la main de la jeune fille et la conduisit près d'une fenêtre, tandis que les parents s'excusaient de leur lâcheté sur le respect dû à un message du roi. Mais le père Entragues ne cessait d'observer le visage d'Henriette; Marie Touchet elle-même suivait sur les traits de sa fille l'effet de chaque mot prononcé par la Varenne. Henriette rougit et ses yeux rayonnèrent. Le sourire de joie rusée et voluptueuse qui éclaira son front eût inspiré à un peintre la véritable expression du démon femelle chargé de tenter un saint. Ayant achevé son ambassade, la Varenne partit, non sans avoir reçu un gage de la reconnaissance de Marie Touchet: c'était une boîte de perles d'or, présent compact, d'un prix certain, comme il convient au salaire de ces spéculateurs positifs. Henriette semblait rester en extase après le départ du porte-poulets. Son père et son frère vinrent lui prendre les mains en minaudant. --Eh bien! dirent-ils. --Eh bien!... dit-elle charmée de les faire languir. --Que nous veut le roi? --Une misère. --Dites cette misère, petite soeur. --Un simple rendez-vous, pour explications. --Oh! oh!... fit M. d'Entragues en se redressant avec orgueil, il paraît que Sa Majesté ne peut se passer de nous. Et qu'avez-vous répondu? --Bien des choses. --Vous n'aurez pas manqué de dire qu'une fille de votre condition n'accepte point de rendez-vous? --Certes... --Sans garanties pour son honneur, se hâta d'ajouter Marie Touchet, qui rentra ainsi dans la conversation. --Oui, madame. --Et qu'a dit la Varenne? demanda le comte d'Auvergne. Approuve-t-il ces stipulations? --Qu'il approuve ou non, dit M. d'Entragues, c'est à nous de juger. Le jeune homme fut surpris de ce ton tranchant du comte, si respectueux d'ordinaire envers lui. --L'opinion du roi est bien pour quelque chose dans tout ceci, dit-il, et moi qui le connais, je ne le crois pas disposé à se laisser dicter des conditions d'avance. --Le roi est trop léger, mon fils, pour qu'on se fie à sa parole. Tel n'était pas le roi Charles, votre glorieux père. --Il me semble, interrompit M. d'Entragues, qu'un bon douaire, bien assuré... trente ou quarante mille écus par exemple, donneront de la consistance à la parole du roi. --Il m'en fut assuré cinquante mille en un temps où l'argent était plus rare qu'aujourd'hui, dit Marie Touchet. --Qu'est-ce que l'argent? murmura Henriette avec mépris, un moyen de se dégager sans scrupule de la parole donnée. --Pas d'argent, s'écria Marie Touchet. --Mais, mordieu! dit le comte d'Auvergne, que vous faut-il donc, voulez-vous que le roi l'épouse avant de lui avoir parlé? --Pourquoi non, dit Henriette, puisqu'il en faut toujours arriver là? --Eh! faites donc rompre d'abord le mariage de la reine Marguerite. Le roi est bien et dûment marié, ma chère. --On rompra ce mariage. --Il faut du temps; et cependant ferez-vous que le roi soit un homme de patience? Vous le dégoûterez au profit de gens moins serrés que vous. --Il y a du vrai, dans ce que dit monsieur le comte, murmura d'Entragues. Je maintiens donc qu'un douaire de quatre-vingt mille écus... --Mettez-en cent mille, et concluez quelque chose, s'écria le jeune homme. Henriette haussa les épaules avec colère. --C'est un encan, dit-elle. --Vous êtes une sotte, reprit le père. Aimez-vous mieux rien, comme Dayelle, Tignonville, Fleurette, Corisande d'Andouins, Antoinette de Pons, et tant d'autres? --J'aime mieux une couronne, monsieur. --Eh! mordieu, dit le comte d'Auvergne, si c'est un hochet qu'il vous faut, achetez un cercle d'or, et amusez-vous à vous le mettre au front quand vous serez devant un miroir. Vous ressemblez à ces petites filles qui veulent porter des boucles d'oreilles et ne veulent point avoir l'oreille percée. Arrangez-vous, et pendant toutes vos façons, le caprice du roi ira ailleurs. --Caprice?... dit Henriette piquée. --Monsieur d'Auvergne a cent fois raison, repartit le père. Cent mille écus forcent un homme à réfléchir, et valent bien les marquisats et les duchés qui se prodiguent. --J'ai une idée qui conciliera tout, dit Marie Touchet avec la majesté d'un oracle. Grâce à mon moyen, le roi fera voir si c'est par caprice ou par amour qu'il recherche mademoiselle. Le roi s'engagera pour l'avenir sans compromettre le présent: le roi garantira l'honneur de cette maison, sans rien perdre des droits de son amour. --Peste! c'est la panacée universelle que votre moyen, madame, dit le comte d'Auvergne. Veuillez nous le communiquer. --C'est une promesse de mariage, faite par le roi à Mlle Henriette de Balzac d'Entragues. --J'accepte! dit Henriette. --De cette façon, interrompit Marie Touchet qui jouissait de son triomphe, le roi est libre de ne se point marier, s'il veut, après la mort de la reine Marguerite; mais alors il n'épousera personne, et les rivalités ne seront point à craindre pour Henriette. --En effet, dit M. d'Entragues, une promesse serait efficace. --Si le roi signait, dit le comte d'Auvergne; mais signera-t-il? Cela me rappelle l'homme qui eût passé la rivière à sec si son cheval en eût bu toute l'eau; mais la boira-t-il? --Si le roi ne signe pas, c'est qu'il n'y a aucun fonds à faire sur sa tendresse, et j'y renoncerai, dit Henriette. --Vous ferez bien, ma fille, l'honneur avant tout; mais cela n'empêche point le douaire de cent mille écus, ajouta le père Entragues. --Au contraire, dit le comte d'Auvergne. Marie Touchet compléta ainsi son discours: --En agissant de la sorte, nous sommes à jamais délivrés de nos perplexités. Un oui ou un non bien articulé, l'affaire est faite ou rompue à jamais. --Vous tenez au roi la bride bien haute, mesdames. --Qui nous en empêche désormais, repartit Marie Touchet fière de se rappeler les dangers passés, et cette mort de la Ramée qui avait rendu libre à jamais Henriette. Rien ne nous fait plus obstacle, et plus on demandera au roi, plus il aura bonne opinion du trésor qu'il recherche. --Un vrai trésor, dit le comte d'Auvergne avec un sourire et un salut des plus galamment outrageants pour sa soeur. --Un trésor sans prix! ajouta le digne père en baisant avec componction ce front virginal éprouvé par tant de honteuses rougeurs. Un valet, grattant à la porte, annonça que la signora Galigaï attendait ces dames dans leur cabinet. --La devineresse! s'écria le comte d'Auvergne, je me sauve! --Non, demeurez, dit le père Entragues, pour méditer avec moi l'acte de donation et la promesse de mariage. --Je tiens à en surveiller la rédaction, s'empressa d'ajouter Marie Touchet en s'asseyant près de son fils et de son mari. --Allons vite trouver Leonora, pensa Henriette toute tremblante, sa visite aujourd'hui m'inquiète. Elle passa dans le cabinet où Leonora, un coude sur la table, et son front dans la main, suivait du doigt sur le tapis les arabesques capricieuses de la broderie de laine. Elle était soucieuse et oublia de prodiguer ses baise-mains comme à l'ordinaire. --Qu'y a-t-il encore? demanda Henriette, habile à deviner les impressions de sa confidente. --Une grave affaire, dit l'Italienne. M. de Pontis s'est battu hier soir. --Que nous importe! Et d'abord comment connais-tu cet homme? --Je le connais: c'est notre intérêt à tous. Quant au sujet de ce combat... faut-il vous le dire! --Tu m'effraies avec tes précautions oratoires. Serais-je pour quelque chose dans la querelle? --Jugez-en. Pontis était au cabaret où dînent les gardes de service; on parlait des amours du roi et de la succession de la marquise de Monceaux, aujourd'hui duchesse de Beaufort... --Eh bien! --Plusieurs personnes vous nommèrent: c'est un droit de votre beauté. --Quand tu me fais un compliment, Leonora, je frissonne. Passe! passe! --«Messieurs, dit Pontis étourdi par le vin, cette personne que vous nommez ne sera jamais rien au roi.» On lui demanda pourquoi. --Oui, pourquoi? murmura Henriette, de plus en plus inquiète. --«Parce que JE NE LE VEUX PAS!» a répliqué Pontis. Les deux femmes se regardèrent. Leonora continua son récit. --«Quoi! dit un des gardes à Pontis, Mlle d'Entragues, belle, noble et irréprochable, ne mériterait pas l'amour du roi?» --«Irréprochable! s'écria Pontis avec un rire amer. Ah! sambious!... si c'est à sa vertu que le roi s'adresse, je peux lui en donner des nouvelles.» --Le misérable! balbutia Henriette; et que lui as-tu répondu? --Les épées sortaient du fourreau, lorsque M. de Crillon appelé à temps a paru. --Il a fait justice de l'insolent, je suppose? --Voici ce qu'il a dit aux gardes, ajouta Leonora: «Vous êtes aussi bêtes les uns que les autres et vous garderez tous les arrêts.» --Ceci est une insulte, dit Henriette livide. --Plus dangereuse que vous ne croyez, repartit Leonora, car ce bruit peut aller jusqu'au roi. Il est temps que vous y mettiez ordre par quelque plainte énergique. Mais elle se tut en voyant Henriette, l'oeil fixe, les lèvres serrées, baisser la tête et méditer profondément sous le double poids de la honte et de la peur. Leonora comprit que Mlle d'Entragues ne s'humiliait pas à ce point sans motifs. --Après tout, qu'importe l'accusation de ce Pontis, reprit Leonora, s'il ne peut la prouver. En même temps, elle fouillait du regard l'âme troublée d'Henriette toujours silencieuse. --Est-ce qu'il peut la prouver? murmura-t-elle. --Peut-être, articula faiblement Mlle d'Entragues. --Et comment? demanda Leonora. --Il existe une lettre de moi. --À qui donc, mon Dieu? --À... à l'ami de ce Pontis. --À Speranza? s'écria l'Italienne. --Oui. --Et vous ne me l'aviez pas dit... quel désastre! cette lettre, il faut la ravoir. --Oh! j'ai tout essayé: pleurs, menaces, prières, il n'a pas voulu me la rendre. Il me tient en échec. Il ne songe qu'à cela nuit et jour; mais où la trouver? Où l'a-t-il cachée? Que de fois j'ai pensé à faire incendier la maison, que de fois j'ai voulu le faire poignarder lui-même, ce lâche Espérance!... Mais la lettre est-elle bien dans sa maison? la porte-t-il sur lui? n'aurais-je pas commis une violence inutile? que faire?... Comme je souffre! J'en deviendrai folle! --Et qu'a dit votre mère? demanda Leonora. --Crois-tu donc que je lui aie avoué cette faute? n'ai-je pas fait assez d'aveux, n'ai-je pas bu assez ma honte en sa présence?... Tu es la seule, Leonora, qui sache mon secret; mais sauve-moi! Toi qui découvre tout, cherche dans tes cartes où est cette lettre... reprends-la, sauve-moi! --Elle est donc bien compromettante, la lettre? --Qu'elle tombe entre les mains du roi, je suis perdue. --Vraiment? s'écria l'Italienne avec une expression singulière. Eh bien! calmez-vous, signora, je vous sauverai. --Tu la retrouveras? --Oui, mais retournez près de votre mère; plus un mot!... laissez-moi faire! vous aurez bientôt de mes nouvelles. Henriette embrassa l'Italienne avec une effusion qui ressemblait au délire. --Ce que les cartes ne me diraient pas, pensa Leonora souriante, je le saurai par Ayoubani. --J'ai été trop loin, pensa Henriette, et je suis à la merci de Leonora; mais je la surveillerai. Elle rentra près de sa mère. L'Italienne partit par l'escalier dérobé. XIV LA RÉPARATION M. de Mayenne passa une nuit moins tranquille à Monceaux, que si sa conscience eût été parfaitement nette. Il eût dû cependant bien dormir sous le toit d'une hôtesse loyale comme Gabrielle. Mais le Lorrain savait l'histoire, et se rappelait bon nombre de vainqueurs qui avaient payé par la prison les folles équipées du vaincu. Il lui tardait que le jour vint, et qu'une assurance nouvelle de Henri IV confirmât les générosités de la veille. La nuit aurait-elle porté conseil? Il trouva le roi aussi calme, aussi affable qu'après la scène de la grotte. Une troupe nombreuse de courtisans assistait à l'entrevue des nouveaux amis. Henri prit le bras du prince lorrain, et le promena d'un pas rapide dans le parc. --Causons affaires, comme il était convenu, mon cousin, dit le roi. --Votre Majesté m'a dit que ce ne serait pas long, répliqua Mayenne. --Cela durera autant que vous voudrez, mon cousin; l'entretien sera court, si vous demandez peu; long, si vous demandez beaucoup; la chose vous regarde. Le duc s'assura par un regard pénétrant de la bonne foi d'Henri, et fixa ses conditions avec autant de politesse et de fermeté qu'il le put. Il demanda, selon l'usage, des villes de sûreté, non pour lui, disait-il, mais pour ses gens pendant six ans. --Combien vous en faut-il? dit le roi. --Trois. Est-ce trop, sire? --Trois, soit. Avez-vous des préférences? --J'aimerais Châlons, si Votre Majesté n'y a pas de répugnance, puis la ville de Seurre en Bourgogne, et enfin Soissons. --Vous avez bon goût, mon cousin; prenez. Est-ce tout? --Sire, il y a eu bien de mes amis engagés dans cette malheureuse guerre. --Vous les voudriez voir exempts de toutes réparations, accusations et reproches pour le passé? --C'est cela même, sire, car il me serait cruel de laisser des braves gens dans l'embarras d'où votre bonté m'a sorti. --Accordé, mon cousin; est-ce tout? --Je suis honteux de demander tant, mais cette guerre avait été entreprise pour le bien de la religion catholique, et je ne voudrais pas, pour mon honneur, qu'il fût dit que, dans un traité de paix fait avec Votre Majesté, l'ancien chef de la ligue n'a rien stipulé pour... --Pour les ligueurs, c'est trop juste; voyons ce qui pourrait vous rendre agréable à ces messieurs, vous entendez-vous bien, mon cousin? car, pour ce qui me concerne, je ne tiens pas du tout à leur faire plaisir. --Oh! sire, un tout petit article, une ombre d'article contre les huguenots. --Je ne suis plus de la religion réformée, mon cousin, et, par conséquent, j'ai le droit d'accorder ce que vous voulez, à condition pourtant que ce ne sera pas une Sainte-Barthélemy. Tous deux se mirent à rire. --Écoutez, ajouta le roi: vous avez vos trois villes, faites-y ce que bon vous semblera. --Je demande, dit Mayenne, que tous les fonctionnaires et officiers publics de ces trois villes soient catholiques. --Pendant six ans, mon cousin? --Oui, sire. --Eh bien, si c'est là tout le tort que vous faites aux calvinistes, accordé. --On ne dira pas, ajouta Mayenne en s'éventant, car le roi le faisait marcher à grands pas au soleil, et il ruisselait de sueur, les malveillants ne diront pas que j'ai agi en égoïste. --Non, mon cousin, dit Henri en regardant malicieusement le gros homme essoufflé, mais en redoublant de vitesse, la religion catholique apostolique et romaine sera contente de vous. Sont-ce toutes vos conditions? --Me sera-t-il permis, dit Mayenne, de parler un peu de moi, maintenant que j'ai assuré le repos et la considération des autres? --Parlez, duc, parlez de vous. --Sire, voici le point délicat. J'ai bien compromis ma fortune pendant cette guerre. --Je le crois, dit Henri. Mais enfin, les villes que vous occupiez ont bien contribué un peu, par-ci, par-là... mes villes. --Oh! sire, pour si peu de chose, tandis que moi et les miens nous nous ruinions. --Pauvre cousin. --Votre Majesté m'a coûté gros, ajouta le Lorrain avec un soupir de désolation en même temps que de fatigue. Le roi allongeait toujours le pas, montant les collines et arpentant les vallées, en vrai chasseur du Béarn. --Combien donc avez-vous pu dépenser à peu près, demanda Henri qui flairait un total proportionné aux soupirs de Mayenne, et il s'arrêta un moment pour écouter ce total. Le duc au lieu de répondre poussa un ouf bruyant. --Si je le laisse réfléchir, pensa Henri, il doublera la somme. Et il reprit sa course avant que le duc n'eût repris sa respiration. --Sire, Votre Majesté serait épouvantée si j'accusais le chiffre exact, et, moi-même, je n'oserais jamais prier le roi d'entrer dans mes folies. Il y a en armes, munitions et solde de troupes seulement, plus d'un million. --Oh! oh! fit le roi en fronçant le sourcil. --En transactions, pertes sèches et non-valeurs, un autre million. --Mon cousin... --Et enfin, en sommes enlevées par vos troupes victorieuses, en contributions levées sur mes domaines, en confiscations et occupations militaires, un autre million tout au moins. --Vous étiez plus riche que moi, mon cousin, si vous avez perdu tout cela, dit le roi un peu sèchement; car s'il me fallait payer une pareille somme, je ferais banqueroute. Le Lorrain vit qu'il avait été trop loin. --Sire, dit-il, à Dieu ne plaise que je veuille faire payer à Votre Majesté les fautes que j'ai commises. C'est le vaincu qui paye, non le vainqueur. --Il n'y a ici ni l'un ni l'autre, répliqua Henri avec douceur; nous sommes amis. Et de courir. --Eh bien, si nous sommes amis, sire, dit le duc rouge comme un coquelicot et pouvant à peine tourner sa langue desséchée, faites-moi la faveur de vous arrêter un moment, car je vais suffoquer si vous ne me faites miséricorde! --Mon pauvre cousin! s'écria Henri en riant, voilà la seule vengeance que je veuille tirer de vous. Arrêtons nos jambes et nos comptes. Tenez, voici un bon siège de gazon, et remarquez que je vous ai ramené à deux pas du château où, dans les offices de la duchesse, je trouve en abondance ce joli vin d'Arbois que vous aimez tant. La paix, cousin; et pour en finir, quelle somme vous faut-il pour vous remettre à flot? --Avec trois cent mille écus, sire, je payerai le plus gros; mais s'il y en avait trois cent cinquante... --Nous ajouterons cinquante mille écus, mon cousin. --Eh bien, sire, dit le duc joyeux, c'est tout. --Donnez-moi la main, Mayenne, c'est fini. Le duc s'essuya le visage en homme sauvé de la mort. Henri envoya chercher son sommelier pour que le duc fût rafraîchi. En même temps, les courtisans s'approchèrent, et, avec eux, la duchesse de Beaufort. Mayenne se souleva pour offrir ses compliments à la belle hôtesse. Gabrielle était éblouissante de beauté, de bonheur. --Vous voyez, duchesse, dit le roi, que si mes querelles avec M. de Mayenne eussent pu se décider à la course, comme aux jeux olympiques, je l'eusse battu chaque fois. --Et mis au tombeau, madame, ajouta le duc; car, sans la bonté du roi, j'étais tout à l'heure un homme mort. --Mais serait-ce que vous voulez courir aussi, duchesse? reprit le roi. Vous voilà en habit de cheval, ce me semble. --Sire, j'avais fait voeu d'une neuvaine, si Dieu m'accordait votre paix avec M. le duc, et je me prépare à accomplir mon voeu. --Ce n'est pas à Saint-Jacques de Compostelle, au moins? dit le roi. --C'est à Bezons, sire, et je profiterai du voisinage pour visiter la maison de mon père à la chaussée de Bougival. --Bezons! c'est vrai, j'avais oublié, murmura le roi rêveur. --Bezons? est-ce donc une communauté religieuse si célèbre? demanda le duc. --De génovéfains, oui, mon cousin, répliqua Henri avec une intention marquée. C'est la communauté dont fait partie ce religieux, que la duchesse vous nommait hier. --Mon conseiller de paix, monsieur le duc... le premier auteur de notre tranquillité présente. --Frère Robert, je crois. --Oui, duc, dit-il. Eh bien, continuez vos préparatifs, duchesse. Il serait possible que nous fissions route ensemble... de ce côté-là. Gabrielle étonnée allait s'enquérir. Le roi lui fit un petit signe qu'elle comprit et elle passa pour le laisser seul avec Mayenne. --Mon cousin, reprit le roi après un court silence, nous croyions tout à l'heure avoir terminé nos affaires, eh bien! non, ce n'est pas fini encore, car il me reste, sinon une condition à vous poser, du moins une demande à vous faire.... Tranquillisez-vous, c'est une délicatesse qui ne coûtera pas, je l'espère, à un galant homme tel que vous. --Je suis tout attention, sire. A quel propos? --À propos de frère Robert. --Je ne le connais pas, sire. --C'est vrai; mais il vous connaît, je crois. D'ailleurs, ce n'est pas ainsi qu'il convient de traiter avec vous cette affaire, il faut que je remonte plus haut. Vous m'écoutez, n'est-ce pas, mon cher cousin? --Que va-t-il me dire? pensa Mayenne, surpris de l'air sérieux du roi après tant d'expansion et de familiarité amicale. Henri, le front appuyé sur une de ses mains, semblait absorbé dans la préoccupation de trouver une entrée en matière convenable. Mayenne attendait les premières paroles, non sans une certaine anxiété. --Vous me promettez de m'accorder ce que je vais vous demander, mon cousin, dit le roi. --Si cela dépend de moi, sire, je le promets. --Eh bien, c'est aussi facile que d'arracher cette mauvaise herbe, duc. Oui, vous arracherez ce mauvais souvenir du coeur de quelqu'un... mais je commence. Mayenne était sur les épines. --Mon cousin, j'avais près de moi, autrefois, un bon ami, un brave gentilhomme qui avait aussi servi mon frère, le feu roi Henri III. Bon ami, digne et excellent gentilhomme gascon... --Qui s'appelait? demanda le duc. --Je ne me rappelle pas bien son nom en ce moment, dit le roi avec un léger trouble, il me reviendra plus tard, et à vous aussi peut-être. Ce Gascon n'était pas heureux; il avait éprouvé au début de sa carrière un terrible malheur. --Ah! fit le duc. --Jugez-en, mon cousin. Le pauvre gentilhomme avait quelque part à Paris, à l'angle de la rue des Noyers, je crois, une maîtresse, jeune et charmante créature. Une nuit qu'il la venait voir, certain prince jaloux de lui, fit entourer la maison, saisir l'amant et bâtonner si rudement que le malheureux passa par la fenêtre et sauta du balcon dans la rue au risque de se tuer. L'insulte était de celles qu'un brave homme n'oublie pas, et le prince qui l'avait commise... --Sire, interrompit M. de Mayenne, dont les couleurs trop vives avaient fait place à une extrême pâleur, l'action de ce prince était lâche, et il en a plus d'une fois demandé pardon à Dieu, d'autant plus humblement que le pauvre offensé ne pardonna jamais, et qu'il a, dit-on, fini par mourir misérablement. --Vous savez de qui je veux parler, mon cousin; je le vois à votre émotion. --Oui, sire, je connais le Gascon, et je connais le prince. Pauvre Chicot, que ne peux-tu aujourd'hui pardonner à Mayenne! --Il s'appelait Chicot; vous avez raison, dit le roi. Venez un peu à l'écart, mon cousin, car j'ai peur qu'on ne finisse par nous entendre; venez pour que j'achève mon récit; mais à votre douleur, à votre repentir, je pressens que nous allons tomber facilement d'accord. Les deux interlocuteurs disparurent pendant près d'un quart d'heure sous les ombrages, et lorsqu'ils revinrent, le visage de M. de Mayenne portait les traces d'une altération profonde. Celui du roi était radieux, et les courtisans, toujours aux aguets, ne purent saisir que ces mots de Mayenne: --Votre Majesté sera satisfaite. Henri lui serra affectueusement la main. --Eh! bien, messieurs, dit-il à voix haute, nous allons à Bezons, pour obéir à Mme la duchesse. Elle a fait un voeu, nous l'aiderons à l'accomplir; et comme mon cousin de Mayenne est du voyage, nous ferons une charmante route, par ce beau temps, avec l'aimable compagnie de madame. En effet, toute la cour quitta Monceaux et alla coucher à Saint-Denis où l'on arriva tard. Dès le lendemain, après déjeuner, cette troupe brillante se remit en marche, grossie par tout ce qu'on avait recruté de gentilshommes et de dames. Le roi avait défendu à Gabrielle de faire prévenir les génovéfains. La cour fit halte devant le couvent au moment où la cloche appelait les religieux à vêpres. La surprise de la communauté fut grande. Déjà le roi et les courtisans avaient pénétré dans la chapelle, et Gabrielle cherchait des yeux frère Robert qu'un des servants était allé appeler dans le jardin; deux autres avaient roulé dom Modeste sur sa chaise jusqu'à la première place du choeur. Frère Robert arriva sans rien savoir, sinon que le roi venait rendre visite au couvent, et déjà il se dirigeait vers Gabrielle, plus reconnaissable à sa robe de soie verte et aux riches dentelles de son corsage, lorsque tout à coup il s'arrêta comme si ses pieds eussent pris racine dans la dalle de pierre. Ses yeux perçants avaient dû rencontrer quelque obstacle étrange, car une pâleur effrayante envahit peu à peu son front. Ses narines dilatées soufflaient une vapeur brûlante, et le capuchon, renversé en arrière par cette secousse imprévue, laissait à découvert un visage animé d'une expression menaçante. Toute cette flamme monta tumultueusement de son coeur à sa tête et jaillit par les prunelles. C'était Mayenne que frère Robert regardait ainsi, et qu'il semblait vouloir exterminer par cette explosion d'une seconde. Le duc, étonné lui-même, essaya vainement de soutenir ce regard terrible. Peut-être y eût-il réussi sans un signe mystérieux que lui fit le roi. Mayenne détourna la vue et parut contempler avec intérêt l'architecture de la chapelle. Le capuchon du génovéfain retomba sur ses yeux, et ensevelit tout, colère et flamme. Cependant Gabrielle agenouillée priait avec ferveur, le roi priait aussi, la tête courbée. Autour d'eux, la cour imitait ce recueillement, et l'on n'entendait que la psalmodie des deux religieux qui alternaient chantant les versets au choeur. L'office se termina bientôt, et les religieux se préparèrent à sortir de la chapelle. Mais le roi s'était placé à la porte ayant le duc à ses côtés. Celui-ci, pensif, cherchait timidement et à la dérobée le regard désormais insaisissable de frère Robert toujours agenouillé près d'un pilier, bien que tout le monde se fût relevé à la fin de l'office. Les assistants comprenaient vaguement l'approche de quelque scène solennelle. --J'ai bien prié, dit le roi d'une voix claire, pour remercier Dieu de la faveur qu'il vient de faire à ce royaume. Je l'ai prié pour mes sujets, pour mes amis; et vous, monsieur le duc? --Moi, sire, répliqua M. de Mayenne, je l'ai prié pour mes ennemis qui sont nombreux, et dont je voudrais éteindre l'inimitié. Oui, messieurs, ajouta-t-il, c'est au moment où la protection du plus grand roi du monde me rend invulnérable, c'est en ce jour où j'ai été pardonné, que je voudrais avoir la conscience purifiée par le pardon de tous ceux que j'ai offensés dans ma longue carrière d'orgueil et de violences. Les courtisans s'entre-regardèrent surpris. Le roi se taisait, il baissait les yeux pour éviter le regard étonné de Gabrielle. Dom Modeste écarquillait ses yeux dans la direction de l'angle où gisait frère Robert. Quant au génovéfain agenouillé, sans doute il n'avait pas entendu ces paroles, car après un mouvement machinal, il continua, courbé jusqu'à la dalle, son oraison silencieuse au pied du pilier. --Messieurs, reprit Mayenne en faisant un pas de ce côté, beaucoup d'entre vous comprennent que j'ai fait allusion aux méchantes actions de ma vie. Ma rébellion contre mon prince en est une; mais qu'il me permette de le lui dire, tout énorme qu'elle est, ce n'est pas celle que je me reproche le plus. Le roi était fort et se défendait jusqu'à être vainqueur; alors j'étais rebelle et non pas lâche. Mais plus d'une fois je me suis trouvé le plus fort avec des ennemis moins illustres que j'écrasai de ma puissance. C'est à ceux-là que je veux demander pardon. Un silence de plomb comprimait jusqu'au souffle de tous les assistants. Le moine releva lentement sa face voilée qui touchait la terre. Les yeux du gros prieur étincelèrent d'un rayon d'intelligence. --Parmi ces malheureux que j'opprimai, continua Mayenne, il en est un que je voudrais retrouver ici, au pied de l'autel, à la face de Dieu, en présence du roi. C'était un honnête et brave gentilhomme qui méritait toute mon estime, tout mon respect. Je l'outrageai lâchement. Cependant, il valait mieux que moi. Il est mort, dit-on, en me maudissant. Le moine, redressant sa haute taille, se releva tout à fait, s'adossa au pilier, son capuchon toujours couvrant sa tête. --Oui, il est mort, poursuivit le duc en s'approchant peu à peu du moine; mais si Dieu voulait le ressusciter, car rien n'est impossible à Dieu, je viendrais me courber humblement devant ce gentilhomme, comme je le fais devant le religieux que voici. Je lui demanderais pardon d'une offense injuste autant que cruelle, et je lui offrirais comme je l'offre à ce frère, le bâton que je tiens à la main, en disant: «Je vous ai offensé, Chicot, vengez-vous sur moi, et reprenez votre honneur. Je vous fais réparation.» En disant ces mots, Mayenne étendit une main tremblante et présenta sa canne à frère Robert. Celui-ci, quand le nom de Chicot frappa son oreille, se découvrit soudain le visage; ses yeux avides, brillants, regardèrent avec une joie qui tenait de l'extase, et l'assemblée, et le duc et le roi et Gabrielle, tous profondément émus de ces paroles auxquelles la qualité de celui qui les prononçait prêtait tant de solennité. Mayenne baissa la tête. Celle de frère Robert le domina quelque temps avec un inexprimable orgueil. Puis le génovéfain se renversa palpitant sur le pilier, les mains appuyées sur ses yeux d'où s'échappèrent deux grosses larmes le long de ses doigts amaigris. On vit dom Modeste lever les mains au ciel et retomber dans sa torpeur. Mayenne se retira lentement. La cour attendait un pas du roi pour sortir à son tour, mais le roi fit signe qu'il ne voulait pas qu'on l'attendit, et demeura dans la chapelle, d'où tout le monde s'écoula peu à peu derrière Gabrielle et le duc. Resté seul avec frère Robert, qui semblait une statue pétrifiée sur la colonne de pierre, le roi lui prit la main avec une douce violence, et d'une voix attendrie: --Eh bien! dit-il, ai-je retrouvé mon ami? t'appelles-tu toujours pour moi frère Robert? Le moine poussa un sanglot et tomba aux pieds du roi en murmurant avec effort: --Je m'appelle Chicot, et je remercie mon roi. Il m'a payé toutes ses dettes. Henri le releva pour l'embrasser et sortit précipitamment de la chapelle de peur d'éveiller la curiosité autour d'eux. Alors Chicot courut à dom Modeste qu'il secoua dans un transport de joie délirante. --À présent, dit-il, sois heureux aussi, sois libre!... Parle! --Oh!... merci, répondit le prieur en soufflant comme un des phoques de Protée après un siècle d'immersion. XV DES DANGERS DE LA JALOUSIE Cependant, au milieu de la joie universelle, quand tous les coeurs français savouraient pour la première fois depuis tant d'années, les douceurs de la paix et de l'union, lorsque les gens de guerre envoyaient leurs derniers coups au parti espagnol expirant en France, et que Sully, à la tête des organisateurs, rouvrait toutes les sources du crédit et de la richesse, un homme, en cet heureux pays, était resté malheureux. C'était Espérance, à qui cette nouvelle prospérité n'avait rien apporté que chagrins et craintes. L'élévation de Gabrielle semblait mettre plus de distance entre eux deux; les dangers croissaient; autour de la favorite s'aiguisaient des haines plus acérées, une envie mortelle. D'ailleurs, n'était-il pas assez difficile déjà d'approcher Gabrielle sans le surcroît d'honneurs qui allait rendre sa maison moins accessible encore? Et puis, en y réfléchissant, et il réfléchissait, le pauvre Espérance, quel profit l'amant avait-il tiré de son laborieux et délicat amour? Ou donne son coeur, on prodigue sa vie, on s'absorbe, on s'anéantit dans une seule et unique pensée, on quitte tout, gais amis, folles amours, on perd tout, repos, gloire et fortune pour se tenir toujours prêt à obéir au signe imperceptible, à l'invisible caprice de la femme aimée, et qu'en résulte-t-il? les joies pacifiques de la conscience finissent par s'user. La jeunesse parle, elle traduit éloquemment ses inspirations fougueuses, ses besoins dévorants. Elle pare de charmes inexprimables les images d'une volupté moins éthérée, et la sève brûlante refoulée dans les veines s'exhale en vapeurs mélancoliques, en poisons qui calcinent le coeur. Tel était souvent le désespoir d'Espérance lorsqu'il entendait bruire autour de lui la jeunesse et circuler la vie. Esprit généreux, âme tendre, il n'accusait pas sa douce maîtresse, mais il s'en prenait à la destinée qui ne souffre jamais qu'un homme soit parfaitement heureux. C'était surtout pendant ses longues promenades aux champs et dans les bois, quand le soir tombe et que les fleurs se confondent avec les feuilles dans la vaste étendue des perspectives, alors que tout est parfum, silence et mystère, que l'oiseau suit l'oiseau sans chanter, que les bêtes fauves se réunissent et respirent sous le hallier sombre, et qu'il s'élève dans toute la nature un souffle harmonieux qui dit aux créatures: reposez-vous et aimez. Espérance alors rentrait abattu, fatigué des mensonges et des divagations de sa vie. Qu'est-ce alors qu'un festin somptueux où l'on boit seul, qu'une maison où l'on dort seul? Qu'est-ce que le cheval qui vous porte toujours seul, quand il serait si doux de courir à deux sous les allées tapissées d'herbe et de mousse, de boire le vin vermeil dans le même cristal et d'entendre sur les tapis moelleux craquer le pied léger de la femme qu'on aime? Espérance n'était pas heureux. Il n'avait pas même cette consolation vulgaire, de pouvoir se plaindre ou se faire plaindre par un confident. Trop de dangers entouraient Gabrielle pour qu'il fût permis à l'amant de confier à quelqu'un le secret d'où dépendait l'honneur et la vie de sa maîtresse. Aussi, toujours épié, jamais soutenu, passait-il de misérables heures à mentir même à Pontis, que son indolent égoïsme entraînait ailleurs, même à Crillon plus clairvoyant peut-être, mais aussi plus sévère. Espérance tombé dans le voisinage de Zamet, sous la surveillance de Leonora liguée avec les Entragues, n'avait plus un mouvement libre et sentait le moment approcher où ses ennemis, avec ceux de Gabrielle, ayant forgé dans l'ombre les armes dont ils avaient besoin, passeraient de l'expectative à l'offensive sans qu'il pût éviter un seul de leurs coups. Certes, c'était une rude épreuve pour ce caractère hardi dans son calme, pour cette nature droite et inflexible, que Dieu avait créée pour marcher insoucieusement au but, grâce à la force toute puissante de ses muscles et à la trempe de son âme. Mais que faire? Seul, Espérance eût tout brisé autour de lui, et les intrigues et les complots d'Henriette eussent été pour son bras un ridicule réseau de fils d'araignée, mais on tenait Espérance par Gabrielle, il le sentait et s'en désespérait, sans pouvoir l'empêcher. --Il n'y avait, pensa-t-il souvent, qu'une femme en France dont l'amour pût me paralyser à ce point, et c'est cette femme que j'ai choisie. Mais, Dieu merci, je l'aime avec courage, et la préserverai tant que je pourrai. Que dis-je de mon courage? Si j'en avais, je serais déjà parti sans rien dire à Gabrielle, et elle serait libre de tout ce que mon amour lui suscite de périls et de chagrins. Puis, il réfléchissait que, sans lui, Gabrielle eût peut-être été déjà perdue; que Mlle d'Entragues, soutenue par les envieux, fut parvenue à détrôner la favorite. Il aimait à se répéter que sa présence auprès de Gabrielle était nécessaire, indispensable; que sans la crainte qu'il inspirait à Henriette, sans la menace incessante du billet et des révélations qui eussent dégoûté le roi, ce monstre, cet assassin d'Urbain, d'Espérance et de la Ramée, eût déjà mordu au coeur la douce Gabrielle. --Oui, disait-il avec énergie, je te combattrai jusqu'à la mort, lâche hypocrite, sirène venimeuse; oui, je défendrai contre toi la meilleure des femmes. Malheur à toi si tu lèves la tête! malheur si j'entends siffler ta langue fourchue, car peu à peu la pitié s'est éteinte en mon âme, et je t'écraserai d'un coup de pied. Nous avons dit qu'Espérance avait été créé bon, confiant et fort. Ces trois vertus ne laissent pas de place en un coeur pour de longues tristesses. La force exclut la crainte, la bonté exclut la haine, la confiance exclut les soupçons. Espérance, chaque fois qu'il s'était attristé ainsi, se rassérénait au seul nom de Gabrielle, au seul souvenir de son sourire, et recommençait à être heureux en songeant qu'il était utile, et que sans aucun doute, il était aimé. Le roi, après la visite faite à Bezons, était revenu à Paris pour signer les articles du traité de Mayenne, et aussi pour laisser Gabrielle un peu libre et seule dans la maison paternelle de la Chaussée. Le rendez-vous était fixé par la duchesse au samedi soir. Samedi arriva enfin. Le jeune homme, en se préparant au départ, espéra beaucoup plus de cette entrevue que des autres. Il se sentait disposé aussi à plus d'ambition. Ses droits avaient grandi depuis le service rendu à Monceaux, et Gabrielle l'avait plaint. Donc elle le croyait lésé. C'est là un avantage dont tout amant profite. Qu'une femme nous remercie d'avoir été désintéressé, elle s'expose à un retour d'exigence. Avant de partir pour Bougival, ce qu'il comptait faire sans mystère, attendu que tout homme espionné l'est aussi bien en se cachant qu'en se montrant, Espérance fit appeler Pontis pour savoir un peu l'état de ses affaires. Pontis, depuis l'algarade du cabaret, se tenait à l'écart, craignant d'être grondé. Il n'avait pas été indiscret complètement, pas ivre absolument, mais il est certain qu'il eût pu se taire tout à fait sur le compte d'Henriette et ne pas boire du tout, ainsi qu'il l'avait promis. Cette quasi-infraction en partie double était-elle assez grave pour jeter du froid entre les deux amis? Espérance ne le pensa pas, et d'ailleurs Crillon lui avait conté toute l'affaire sans trop charger Pontis, tant il exécrait les Entragues. Le bon chevalier, faut-il le dire? avait ajouté bien bas à l'oreille d'Espérance: --Le drôle a la langue trop courte, et à son âge, moi, à sa place, j'eusse bavardé trois jours durant sur ce sujet si riche. Harnibieu! je ne sache pas d'épée assez affilée pour couper la langue d'un gentilhomme qui veut parler! Mais vous êtes de pauvres gens aujourd'hui. Une vieille tête paraît et vous ordonne de vous taire, et vous vous taisez. On vous commande de rentrer les épées, et vous rengainez. Pauvres gens! Cette singulière diatribe contre la jeunesse trop discrète et trop disciplinée réjouit considérablement Espérance et le disposa mieux pour Pontis qui arrivait rue de la Cerisaie, l'oeil fanfaron, le coeur timide, s'attendant à être tancé par son ami. --Eh bien! s'écria Espérance, comme nous voilà beau. En effet, Pontis reluisait comme une boutique de la foire. Il s'était enrubanné, ciré, pommadé, comme un galant à cent mille écus de rente. Pontis jeta sur sa toilette un regard négligent et satisfait à la fois. --Tu me donnes de l'argent, répliqua-t-il, je le dépense. --Dépense, Pontis, dépense; ne sois avare que de deux choses. --Ah! je sais, je sais, dit le garde en grondant; avare de vin et de paroles, voila ce que tu veux dire. --Comme tu devines facilement. --Eh sambious! je ne suis pas un délicat, moi, c'est à dire un imbécile. --Peste! où prenez-vous ces théories sur la délicatesse, maître Pontis? elles sont au moins légères. --Seigneur Espérance, les gens qui rencontrent un loup enragé, et par délicatesse vont lui offrir leur main à mordre, sont des niais. J'aime mieux mordre qu'être mordu. Et malgré le reproche que je vois sur vos lèvres à propos de mon emportement au cabaret, je vous dirai que chaque fois qu'il s'agira de cette louve, de ce chacal, de ce rat empoisonné qu'on appelle Entr.... --Vous allez me faire le plaisir de vous taire, dit Espérance en s'approchant de Pontis avec un regard de dompteur. Je ne vous parle pas de ces gens-là. Quelle mouche vous pique? --Mouche est encore une épithète que j'oubliais, grommela Pontis. --Parlons d'animaux plus ragoûtants. Tes amours où en sont-ils? --Oh! ils vont à merveille. Comment pourrait-il en être autrement? --Tu n'es pas mal fat. --Ce n'est pas de la fatuité, c'est de l'esprit de conduite. Les femmes vous emportent quand vous n'êtes pas sur vos gardes; il en est de même des chevaux. --Voilà que tu retombes dans le genre animal, dit en riant Espérance, c'est ta pente. Ainsi donc, l'Indienne ne l'emportera pas? --Sambious! non. --Ce doit être cependant sauvage une Indienne. Après cela la tienne est peut-être fort apprivoisée. --Il ne faudrait pas s'y fier, dit Pontis d'un air avantageux. --Enfin, tu l'as domptée, et tu es heureux. --Je n'en suis encore qu'au caractère. --Elle te résiste? --C'est la vertu même. --Allez donc chercher des Indiennes pour avoir si peu de chance. Mais, mon pauvre garçon, si une femme qui ne parle pas, qui ne comprend pas, et qui n'est pas blanche, est vertueuse par-dessus le marché, quelle espèce de satisfaction te reste-t-il pour compenser tant de disgrâces? --Oh! beaucoup. Figure-toi bien qu'une femme avec laquelle on se dispute n'ennuie jamais. --Vous vous disputez? --Nous nous battons. Espérance éclata de rire. --Tu es mon ami, dit-il, conte-moi cela. --D'abord elle est jalouse. --Les femmes jaunes le sont toutes. Mais tu lui donnes donc des sujets de jalousie, volage? --Elle s'en forge. --Est-elle jalouse en indien ou en français? --Tu veux rire. Elle l'est à la façon des plus enragées Parisiennes. Veux-tu que je t'en donne un exemple? --Donne, mon ami, donne. --Aujourd'hui, tiens, il n'y a qu'une heure.... Mais d'abord regarde mon pourpoint. --C'est du satin vert à huit francs l'aune. --A dix. Vois comme il est froissé. --En effet. --Et les coups d'ongles, compte-les! --Je les trouve nombreux. --_Fructus belli_, mon ami. Ce sont mes blessures. --Comment! l'Indienne se défend de cette façon! --C'est moi qui me défends. --Ah! Pontis, je ne comprends plus, explique. --Je voulais l'embrasser, elle résistait en se débattant. Elle arrête tout à coup. Qu'avez-vous là, sous votre pourpoint? dit-elle du geste. Tu sais, Espérance, ce que j'y cache. D'un coup d'ongle elle découvre ma poitrine et aperçoit la boîte d'or. Espérance devint sérieux. --Qu'est-ce que cela? demandèrent les yeux avides d'Ayoubani, tandis que je refermais mon pourpoint en riant. Espérance, froidement: --Ah, tu riais? dit-il. --Si tu avais vu sa colère! Elle me fit signe que c'était le portrait d'une maîtresse; je riais; que c'était un souvenir d'amour; je riais de plus en plus fort. Enfin elle se précipita comme une tigresse sur moi pour me l'arracher. Et il y eut bataille, entremêlée de trêves et de pourparlers. --À qui est restée la victoire? demanda Espérance, le sourcil froncé. --Est-ce sérieusement que tu me fais cette question? dit Pontis; --Mais oui. --Je vais donc te répondre sérieusement. Ma chère Ayoubani, lui dis-je, si vous touchez à cela, moi taper sur les petits doigts à vous, et si vous persistez, moi brouiller moi avec vous. --Elle a compris? --Admirablement. Elle a boudé, elle a fait mine de vouloir partir. Mais c'est ici que je te veux prouver l'avantage de la fermeté en amour. Ayoubani a senti que ma décision était irrévocable et n'a plus insisté. Nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde. Je lui ai juré seulement que c'était une relique de saint Laurent. --Pontis, dit Espérance, que cette narration burlesque n'avait pas déridé un instant, rends-moi la botte. --Plaît-il? --Rends-moi, te dis-je, ce billet. Je ne le trouve plus en sûreté dans tes mains. -Es-tu fou? --Je suis sage; rends-le-moi. --Ah ça! mais, Espérance, on dirait que tu te défies de moi. --Parfaitement. L'homme qui appartient à une femme ne s'appartient plus. Aujourd'hui tu as résisté à la curiosité d'Ayoubani, demain tu y succomberas. --Tu m'offenses. --Pas du tout, je t'avertis. --Espérance, ce n'est pas raisonnable. Comment veux-tu que cette Indienne soupçonne le billet et son importance? elle ne sait peut-être pas seulement lire l'indien. --Je ne crois pas à ton Indienne, je ne crois pas à Ayoubani, je ne crois à rien. Donne-moi la boîte. Il prononça ces paroles avec un ton décidé qui glaça le sang dans les veines de Pontis. --D'ailleurs, ajouta Espérance, ce n'est pas seulement ta maîtresse qui est à craindre. Tu aimes les soupers et les longues nuits. --Le vin, n'est-ce pas? --Oui, le vin. --Tu m'insultes tout à fait, s'écria Pontis les yeux étincelants. Suis-je ivre en ce moment? Non, n'est-ce pas! --De colère, peut-être. --Assurément, de colère, car votre injustice me révolte. Eh bien! puisque vous voulez reprendre votre confiance à celui qui ne l'a jamais trahie, à celui qui pour vous eût donné sa vie, soyez satisfait. Il arracha son pourpoint et chercha d'une main tremblante la boîte d'or cachée sous sa chemise. Dans ses efforts irrités il labourait sa poitrine dont le sang apparut sur la toile fine et blanche. --Seulement, murmura-t-il en cherchant à briser le lacet de soie qui retenait la boîte, à l'avenir restons séparés!... Je vais vous rendre la clé de votre petite maison. Espérance fut touché. Il voyait le sang sortir du coeur, les larmes jaillir des yeux de son ami. --Je ne peux lui expliquer, pensa-t-il, que ce billet garantit Gabrielle encore plus que moi-même. Il me prendra pour un peureux, pour un égoïste, et ne comprendra pas. Faut-il donc rompre avec un vieil ami pour un danger peut-être chimérique? --Assez, dit-il à Pontis, assez, n'en parlons plus, j'ai tort, tu es un bon et brave garçon; à la grâce de Dieu. Va, rattache ton pourpoint, calme tes nerfs, ne t'irrite plus contre moi. Pontis demeurait incertain, encore boudeur; peut-être parce que l'émotion l'avait brisé. Espérance ferma tranquillement le pourpoint sur la boîte, pressa les mains de Pontis et lui ayant adressé un affectueux sourire, regarda l'horloge qui avait déjà sonné l'heure du départ. --Bonne chance et joyeuses amours, dit-il à Pontis et aussitôt, montant à cheval il disparut. Toutefois, il se disait: --Le temps m'a manqué aujourd'hui, mais demain je saurai ce que c'est que l'Indienne, et à quel point elle est jalouse de Pontis. Aujourd'hui encore laissons cette prise au malin démon, puisque nous ne pouvons faire autrement; mais demain, oh! demain, plus d'imprudence. Demain, sans secousse, sans affectation, je reprendrai la boîte d'or à Pontis pour la mettre en sûreté chez M. de Crillon. Quant à Pontis: --Espérance devient quinteux, pensait-il. C'est la trop grande richesse qui change ainsi les caractères. Un homme à qui tout réussit devient bien vite un homme insupportable. Se défier d'Ayoubani! On voit bien qu'il est gâté par les femmes de la cour, toutes scélérates à la peau blanche. Ne me parlez pas de ces peaux blanches. Fi!... Mais voici bientôt l'heure d'aller porter mon bouquet à l'Indienne. Puisqu'elle est si docile à mes volontés, soyons au moins exact. Pauvre chère colombe... jaune! Et il s'achemina vers la petite maison. Espérance et Pontis avaient disparu chacun de son côté lorsque Leonora, qui se disposait à sortir, fut saisie à l'improviste par l'arrivée d'Henriette. Mlle d'Entragues, introduite avec hésitation par une camériste, força la porte et pénétra aussi vite que la servante chez Leonora, qui causait tout bas avec deux femmes inconnues auxquelles, d'après ce que put recueillir le rapide coup d'oeil d'Henriette, l'Italienne semblait donner des instructions intéressantes. La vue de Mlle d'Entragues arrêta court Leonora, qui demeura embarrassée malgré sa présence d'esprit habituelle. Une idée traversa l'esprit d'Henriette, dont la surveillance ne quittait pas l'Italienne depuis quelques jours. --Achevez ce que vous avez à dire à ces dames, dit-elle précipitamment. J'ai oublié d'ordonner à mes gens de mieux cacher mon carrosse. Un mot à mon laquais et je reviens. Elle sortit de l'appartement, appela son laquais, homme de confiance des Entragues et lui dit: --Deux femmes vont sortir de cette maison, vêtues de telle et telle façon, vous les suivrez pour me dire qui elles sont, ce qu'elles vont faire, et où elles demeurent. Puis, le laquais étant parti, elle rentra calme et l'air dégagé chez l'Italienne, qui, de son côté, congédiait les deux femmes sans affecter ni soupçon ni inquiétude. Henriette crut comprendre qu'elle leur fixait un rendez-vous, mais elle n'en put saisir l'heure. --Vous me pardonnerez, dit Leonora; ma qualité de devineresse m'expose à des visites continuelles: ces deux dames me consultaient et votre présence au moment des explications... --Vous a gênée, peut-être? --Non pour moi, mais pour vous, qui n'aimez pas à être vue ici. Je crois, dit l'Italienne avec adresse, que vous me saurez gré d'avoir abrégé la consultation. --Merci, répliqua Henriette, dont l'avide curiosité, si habilement dissimulée qu'elle fût, n'échappa point à l'oeil pénétrant de Leonora. --Pour que vous arriviez à cette heure et si précipitamment, ajouta-t-elle, ne faut-il pas qu'il soit survenu quelque nouveauté? --Oui. Vous savez que la duchesse est à sa maison de la Chaussée? --Je le sais. --Savez-vous aussi que _l'autre_ vient de partir? Henriette désignait ainsi celui qu'elle n'osait nommer Espérance. --Je le sais encore, répliqua froidement Leonora; je l'ai vu sortir de chez lui. Henriette, étonnée de ce calme quand il s'agissait de leurs affaires: --Eh bien! vous allez, j'espère, savoir ce qu'il adviendra de cette double absence? Si je m'étonne d'une chose, c'est que vous ne soyez point partie vous-même. --Je le saurai parfaitement sans cela, dit Leonora du même ton assuré. J'ai dû hier envoyer Concino à la Chaussée. La duchesse n'y est que d'avant hier; elle n'aura pas été perdue de vue un moment; c'est moi, ajouta l'Italienne avec un regard malicieux, qui vous trouve bien tiède et bien indifférente de n'être point en ce moment à la Chaussée ou dans les environs. --Moi! s'écria Henriette. --Sans doute. Que pourrais-je faire, moi, pauvre étrangère, au cas même où je découvrirais le rendez-vous de Speranza et de la duchesse? De quoi servirait mon témoignage, à moi, qui ne tiens à rien en ce pays? Vous, au contraire, vous qui aspirez à convaincre le roi que vous êtes seule digne de lui; vous qui pourriez amener sur les lieux des témoins imposants par leur rang et leur autorité, c'est vous, signora, qui devriez être ce soir à la Chaussée. Henriette se pinça les lèvres. --Nous nous renvoyons la corvée, dit-elle; et, si je ne me trompe, vous m'expédiez où je comptais vous prier d'aller ce soir. Elle appuya sur ce dernier mot. Leonora comprit l'intention. Elle se sentit soupçonnée; mais son visage n'accusa aucun mécontentement. --Je ne trouve pas la corvée nécessaire, répondit-elle, et ce soir, d'ailleurs, je ne pourrais l'entreprendre. --Ah! vous êtes occupée ce soir? demanda Mlle d'Entragues. --Oui, signora, et pour vous. --Vraiment!... dit Henriette d'un ton qui trahissait la plus complète incrédulité. --J'ai ce soir une conjuration des plus importantes à faire, au sujet de la lettre dont vous m'avez parlé l'autre jour. Henriette tressaillit. --Je vais savoir bientôt où elle se trouve, ajouta Leonora. --Par une conjuration? --Oui, signora. --À laquelle je ne pourrais assister, ma bonne Leonora? demanda Henriette hypocritement caressante. --Oh! non, votre présence romprait le charme. Depuis quand les puissances consentiraient-elles à parler devant l'objet intéressé à leurs aveux? Le meilleur moyen de ne rien apprendre serait de vous présenter. Voilà pourquoi peut-être eussiez-vous fait sagement d'aller à la Chaussée suivre avec les yeux du corps la partie matérielle de nos affaires, tandis que je m'entretiendrai avec les esprits. Henriette, faisant sur elle-même un effort bien pénible pour son indomptable orgueil, prit la main de l'Italienne et lui dit amicalement: --Je t'obéirai, bonne Leonora. J'irai ce soir à la Chaussée. Concino y est allé, dis-tu? --En maugréant, le paresseux; mais il y est et il a de bons yeux, quand il consent à ne pas dormir. --J'irai aussi. Ce n'est pas bien utile, car peut-être ne surprendrai-je rien du tout. Tu sais qu'on ne surprend jamais une femme qui se défie. Mais c'est une agréable promenade; et, pour que tu sois bien seule ce soir, bien tranquille, pour que ta conjuration réussisse, j'irai. Elle mit dans ces dernières paroles un naturel, une affable douceur qui trompèrent Leonora et lui firent croire qu'elle avait persuadé sa complice. --Demain, dit l'Italienne, pour récompenser cette docilité, pour entretenir cette confiance d'Henriette, demain j'irai vous apprendre le résultat de la mystérieuse opération. A partir de demain, vous ne tremblerez plus pour ce billet qui vous a causé tant d'insomnies! En disant ces mots, elle baisa la main de Mlle d'Entragues, qui l'embrassa selon toutes les lois de la reconnaissance et prit congé. Quand elle eut regagné son carrosse, sachant bien que Leonora devait la suivre du regard derrière quelque rideau, elle ne perdit pas une minute, et ses chevaux détournèrent dans la rue Saint-Antoine. Là, son valet l'attendait, et vint causer avec elle à la portière. --Eh bien? dit Henriette. --Ces deux femmes sont allées chez le célèbre apothicaire du roi, Mocquet, le grand voyageur, et en ont rapporté des plumes d'autruche, des colliers de verre, des flèches sauvages et des étoffes orientales. --Pourquoi faire? demanda-t-elle étonnée, comme si elle se fût parlé à elle-même. --Je n'en sais vraiment rien, dit le laquais, elles riaient fort, en sortant, de considérer toutes ces sauvageries. --Et elles n'ont rien dit que tu aies pu recueillir? --Rien, sinon qu'il fallait qu'elles fussent habillées de bonne heure pour être de bonne heure à la petite maison. --Elles ont dit cela! s'écria Henriette les yeux brillants de joie. --Oui, mademoiselle. --Bien! bien!... à la petite maison? C'est là que Leonora va conjurer les esprits. J'en sais un sur lequel elle ne compte pas, et qui sera de la partie! XVI LA GRANGE DE LA CHAUSSÉE Si l'on cherche la plus riche expression de la beauté humaine, elle est assurément sur les traits et dans l'attitude de l'homme de vingt ans qui marche au combat ou à un rendez-vous d'amour. Il est brave: il aime. Son sourire est fier et doux. Pas une pensée qui ne soit éprouvée par la générosité du coeur, pas un mouvement qui ne participe de l'action réunie de toutes ses facultés. Il a besoin de prudence, on le voit à son regard actif et réfléchi; de force, son pas est ferme et son geste souple; il est heureux, son front rayonne, et quiconque apercevrait dans la brume du soir ce cavalier rapide, devinerait qu'une pensée au-dessus des nuages de l'humanité vulgaire transporte ainsi resplendissants l'homme et le cheval. C'est qu'il est doux de songer au bonheur qu'on va recevoir et donner; c'est que la confiance de l'amant suffirait à lui créer une beauté ravissante. Espérance a choisi l'étoffe et les couleurs qui plaisent à Gabrielle, il sait le parfum qu'elle préfère. Elle regardera ces broderies, cette dentelle, elle touchera ce gant, elle appuiera sa main sur le satin de cette épaule. Qui sait si, plus hardie, plus éprise, elle ne reposera pas un moment son coeur sur cette écharpe frémissante à chaque battement du coeur d'Espérance. Car, en courant, le jeune homme emplit son cerveau de doux rêves. Voilà pourquoi, parti lentement, il a peu à peu pressé son cheval qui finit par dévorer l'espace pour obéir à l'involontaire ardeur du cavalier. Nul doute: le ciel est marbré, les nuages rosés s'éteignent peu à peu dans l'azur; en haut, tout reluit encore, sur terre, l'ombre noircit et les masses de feuillage s'arrondissent vaguement, tout présage la liberté, le silence; c'est un de ces jours comme n'en comptent point toutes les années de la vie. L'air est chauffé au degré des coeurs, une molle langueur tiédit les brises, l'eau refoulée se déroule sur les rives sans chocs, sans bruit, et les roseaux s'y plongent d'eux-mêmes pour ne point faire résistance. Il n'y a pas d'énergie, il n'y a plus de lutte dans la nature. Des yeux qui se rencontreraient, n'auraient pas la force de se fuir, des bras qui se joindraient ne se désuniraient pas, des lèvres qui auraient commencé à murmurer le mot amour ne sauraient l'achever sans mourir dans un éternel baiser. Telles étaient les flammes qui dévoraient le coeur et brûlaient les veines d'Espérance, qu'il arriva sans s'en douter à la Chaussée. Il laissa son cheval caché dans un taillis, à trois cents pas de la maison, à gauche de la route qui monte à Lucienne par les champs et les allées de châtaigniers. Espérance, pour aller à pied jusqu'à la maison de Gabrielle, avait choisi le côté le plus sombre de la route, et ses yeux ardents cherchaient la fenêtre de la maison cette fenêtre que Gratienne devait tenir ouverte pour épier sa venue et l'introduire sans éveiller les chiens et mettre sur pied les rares serviteurs de la maison d'Estrées. Lorsqu'elle en convint à Monceaux avec Espérance, Gabrielle avait bien pensé à fixer le rendez-vous au moulin. Là, on eût été libres et seuls; mais sa délicatesse lui rappela trop de souvenirs. Au moulin, venait Henri autrefois, quand il soupirait après sa timide conquête; les planches du bateau avaient craqué sous son pas, et la duchesse de Beaufort ne voulait pas évoquer un seul des échos familiers à la Gabrielle de cette époque d'innocence. Moins sûr peut-être était le séjour de la maison. Cependant, quoi de plus sûr? La duchesse se trouvait sans suite dans cette maison modeste, au milieu de serviteurs dévoués, certaine que le roi respecterait sa retraite. Elle ne songeait qu'à parcourir une ou deux heures les allées ombragées qui avaient abrité les jeux de son enfance. Tout bruit du dehors lui parviendrait à l'instant. Espérance avait à peine besoin de se cacher, il sortirait de bonne heure. Ceux-là même qui le verraient entrer ne concevraient aucun soupçon d'une démarche faîte sans mystère, puisque si l'on eût voulu faire du mal, l'amant pouvait entrer par la porte qui donne sur les bois. D'ailleurs on verra peut-être que Gabrielle, ce jour-là, était au-dessus de toute appréhension vulgaire. Gratienne attendait donc à la fenêtre et alla ouvrir la porte à Espérance. Rien n'indiqua aux regards vigilants de celui-ci la présence d'un espion comme tant de fois il en avait senti sur ses traces. Un énorme chariot chargé de foins secs récoltés dans l'île et que les faneurs n'avaient pas eu le temps de rentrer, barrait la porte en attendant que le jour permît de joindre cette récolte à la provision entassée déjà dans la grange. Cette grange, on se le rappelle peut-être, fermait sur la route, comme un mur immense, la propriété de la famille d'Estrées. Elle était adossée, vers son extrémité, à l'aile du château qui revenait sur la chaussée, en sorte qu'à l'intérieur, cette grange, l'aile dont nous parlons et le château formaient, avec le mur de clôture, un quadrilatère qui enclavait les cours, les communs et toutes les dépendances. Gratienne guida Espérance derrière le chariot qui masquait la porte. Elle le conduisit par la grange aux appartements de l'aile contiguë, où il trouva rêveuse et moins empressée qu'il ne s'y attendait, Gabrielle, ensevelie dans un fauteuil, devant la fenêtre ouverte. Il espérait la voir se lever, accourir et tendre les bras. Elle tourna vers lui un visage pâle, allongea lentement sa main tremblante, qu'il saisit pour la baiser, en s'étonnant de la trouver glacée. Gratienne regarda un instant ce groupe silencieux, puis sortit en refermant la porte derrière elle. Espérance s'était agenouillé près du fauteuil, son front avait touché la poitrine de Gabrielle dont il sentait le coeur battre avec l'irrégularité de l'effroi ou de la douleur. --Gabrielle, dit-il, ce n'est point là une émotion d'amour. Vos yeux sont humides, je vois des traces de larmes sur vos joues. --J'ai pleuré, en effet, répliqua-t-elle. --Vous avez souffert... à cause de moi peut-être! --Oui, Espérance, à cause de vous. Il prit les deux mains qu'il réunit dans les siennes et comme il les approchait de ses lèvres avec un mouvement passionné, Gabrielle les retira pour s'en cacher le visage qui, au même instant, fut inondé de larmes. --Mon Dieu! mais qu'avez-vous? s'écria le jeune homme; moi qui venais ici l'âme joyeuse, un chant à la bouche; moi qui, toute la route, remerciais Dieu du bonheur promis. --Pauvre Espérance! murmura Gabrielle. Il se releva, la regarda plus attentivement, et s'assit près d'elle en essayant de se calmer pour mieux voir et mieux comprendre. --Si c'est moi seul que vous plaignez, dit-il, tant mieux, je serai trop heureux encore. Expliquez-moi le sujet de cette compassion que je vous inspire. --En vérité, répliqua-t-elle, en attachant sur lui un regard si tendre qu'il en frissonna d'amour, je ne mérite pas tant de bonté, moi assez lâche pour pleurer, pour vous attrister, quand, après tout, je devrais peut-être me réjouir, et vous demander vos félicitations. --Je ne vous comprends pas, ma Gabrielle. --D'abord je vais sécher ces misérables larmes. Pardonnez-les à une trop faible créature. Oui, je veux assurer mon regard, ma voix, je veux réjouir votre coeur et raffermir le mien, en traduisant dignement la nouvelle que j'ai à vous apprendre. --Une nouvelle... --Qui assurément vous comblera de joie, et dont je n'ai moi-même qu'à me réjouir. J'étais folle, j'étais lâche, je le répète. Oui, Espérance, oui, ami fidèle, ami aimé, bonne nouvelle! C'est ainsi que j'aurais dû commencer. Je vais être libre et toute à vous, mon Espérance! --Libre!... toute à moi, s'écria-t-il avec un transport de joie si pure que sa beauté égala la radieuse image des archanges. Dites-vous une chose vraie, Gabrielle, une chose possible? --Oui, fit-elle, avec un sourire chargé de larmes. --Insensé que j'étais, dit-il d'une voix sourde, elle pleurait tout à l'heure, elle avait pleuré, elle va pleurer encore; et je me laisse prendre à des paroles que dément son invincible douleur! Comment pourriez-vous être libre, Gabrielle? je ne le vois pas. Libre et heureuse, comprenons-nous bien! Elle garda un moment le silence, comme si elle cherchait à recueillir ses idées et à chasser les nuages dont s'était voilé son front. La lutte de cette âme tendre contre une souffrance inconnue fit bondir de colère Espérance qui ajouta: --Vous savez que votre agitation me déchire le coeur!... Parlez, je vous en supplie, il n'est point de malheur que mon imagination ne se représente à la place de cette prétendue bonne nouvelle que vous m'annoncez avec des larmes, avec des soupirs, avec des sanglots. La chambre dans laquelle se trouvaient les deux amants n'était éclairée que par une petite lampe dont le vent de la rivière agitait la pâle clarté. On voyait, par la fenêtre ouverte, passer et repasser les chauves-souris qui n'osaient entrer et quelquefois venaient se heurter jusqu'aux vitres, après avoir, dans leurs longues tournées, rasé les murailles de la grange. --Il faut d'abord que vous m'écoutiez avec plus de calme, mon cher Espérance, dit enfin Gabrielle, car jamais, vous allez l'avouer tout à l'heure, nous n'avons eu l'un et l'autre plus besoin de toute notre présence d'esprit; car si je vous ai annoncé que j'allais être libre, cette liberté bienheureuse coûtera quelques efforts, quelques sacrifices à l'un de nous, peut-être à tous les deux. Pour bien en juger, soyez patient, écoutez-moi. Il ne répondit pas un mot, mais on put voir à l'altération de ses traits combien était douloureuse la violence qu'il cherchait à se faire pour écouter en silence. --Hier, reprit Gabrielle, le roi est venu dans la soirée. Je ne l'attendais pas. Il était à cheval et seul. Je fus troublée d'abord, en songeant qu'il pouvait soupçonner quelque chose du dessein qui me faisait rester à la Chaussée. Nous ne manquons ni d'ennemis, ni d'espions qui, plus d'une fois, ont su nous deviner, sinon nous perdre. Mais le roi avait l'air si affectueux, si charmé, il était pour moi si bon à la fois et si confiant, que je fus bientôt rassurée quant à ce que je craignais. Ma sécurité pourtant fut courte. Cette bienveillance me cachait bien d'autres périls que j'étais loin d'appréhender. Calmez-vous, Espérance! Le roi me prit par la main et me conduisit au bord de la rivière, où nous trouvâmes le bateau du meunier qui se balançait sur le sable. Nous y montâmes tous deux, moi bien surprise de la gravité mystérieuse de S. M., et, suivant la corde qui dirige cette barque quand la poulie l'entraîne, nous abordâmes au moulin, qui se trouvait désert. Le meunier dormait sur l'herbe, au bord de l'île. Nous nous trouvions absolument seuls, comme si cette scène eût été préparée à l'avance. Ici Gabrielle s'arrêta et prit la main d'Espérance que ce récit inquiétait et assombrissait. --Le roi, dit-elle, conservait parmi tous ces détails de la vie familière une sorte de solennité qui m'étonnait de plus en plus. Je le suivis à l'extrémité du moulin jusqu'à un escabeau sur lequel il m'assit doucement, tandis qu'il s'asseyait lui-même sur la poutre transversale qui relie les deux bords à la tôle du bateau. Qui eut reconnu le roi et la duchesse dans ces deux personnages si bizarrement installés sur quelques ais poudreux? «C'est ici, Gabrielle, me dit-il, que, voilà déjà longtemps, je vous ai demandé votre foi et engagé la mienne. Depuis ce temps, ma fortune a changé, mais non pas mon coeur. Je vous ai causé quelquefois du chagrin. Vous ne m'avez donné que joie et consolation. Tout récemment encore je dois à votre esprit et à votre humeur conciliante l'un de mes triomphes les plus doux, puisqu'il n'a coûté pas une goutte du sang de mes peuples. Il faut que toute cette bonne conduite se paye. Il faut que toutes vos peines s'effacent. À chaque temps son oeuvre, le moment est venu de vous prouver ma reconnaissance. Désormais, Gabrielle, nul ne vous offensera plus en ce royaume. J'y suis le premier, vous y serez la première, car je l'ai résolu, après bien des retards qu'il faut me pardonner, et j'ai voulu vous le déclarer au même lieu où, avec tant de désintéressement quand j'étais pauvre, vous jurâtes de vous consacrer à moi! Vous allez devenir ma femme!» Gabrielle s'arrêta en voyant la pâleur qui s'étendit comme un voile de mort sur le visage d'Espérance. Le coup qu'il venait de recevoir fit trembler ses yeux. Il crispa douloureusement ses mains blanches et demeura immobile, muet. --Oh! vous souffrez, dit Gabrielle avec une tendre générosité. --Non, non, j'admire, répliqua-t-il. Seulement, si c'est là cette liberté que vous m'annonciez tout à l'heure... --Mon ami, reprit Gabrielle, vous sentez bien que j'ai repoussé aussitôt un pareil honneur, moi qui le mérite si peu. --Et pourquoi le méritez-vous si peu? demanda Espérance. --Parce que je n'ai plus que de l'amitié pour le roi et parce que ses bienfaits même, n'ont pu réchauffer mon coeur glacé; parce qu'enfin je vous ai donné tout mon amour. À ces mots prononcés avec une simplicité inexprimable, Espérance, bien qu'il sentît son coeur se fendre, garda l'expression rêveuse et grave qu'il avait prise au début de l'entretien. Il cherchait encore à se leurrer lui-même. Il luttait contre cet épouvantable orage qui menaçait d'engloutir tout son avenir. --N'était-ce point une épreuve que le roi voulait vous faire subir? demanda-t-il. N'essayait-il pas de tenter chez vous un orgueil bien légitime? --Non. Il m'a montré des lettres qu'il envoie à Rome pour décider le saint-père à rompre son mariage avec la reine Marguerite. La réponse, au dire de l'ambassadeur, ne saurait être contraire aux volontés du roi. --C'était, en effet, le seul obstacle, Gabrielle; et puisque le voilà détruit, rien ne va plus s'opposer à votre fortune. Il prononça ces paroles sans amertume, sans colère, sans affectation d'un courage qu'il n'avait plus. --Rien? dit-elle surprise. --Non, rien. --Pas même moi? mon Espérance. --Pourquoi vous opposeriez-vous aux volontés du roi? Est-ce vraisemblable? Il est le maître. --J'ai un autre maître encore. --Qui donc? --Vous. Est-ce que si je consentais, vous consentiriez? J'en doute! --Votre bonté est grande, et votre délicatesse infinie, répliqua Espérance, avec un léger tremblement dans la voix. Me consulter ainsi, moi qui suis une ombre fugitive dans votre existence; m'appeler maître, moi qui me fais gloire d'être votre esclave, c'est le comble de la générosité. Gabrielle, je vous en remercie, je n'attendais pas moins de votre coeur inépuisable. Certes, je vous aimais bien, mais, maintenant, quel nom donnerai-je au sentiment que vous m'inspirez? Gabrielle se méprit à ces protestations. Elle crut qu'il la remerciait de s'être conservée à lui. --Vous comprenez, dit-elle, dans quel embarras cette proposition du roi m'a jetée. Heureusement, j'ai eu la présence d'esprit de me déclarer incapable de répondre sur-le-champ. J'ai allégué l'éblouissement de cette fortune, mon indignité... Bref, j'ai demandé à réfléchir, comme si mes réflexions n'étaient pas toutes faites. Mais aujourd'hui nous voilà en face de la difficulté. Allons, cher Espérance, une bonne inspiration! Du courage, et reprenez vos fraîches couleurs. Car j'aimerais mieux m'ouvrir le coeur que de vous causer une inquiétude. Oui! que je meure avant de vous chagriner jamais! --Bonne Gabrielle! --Comme vous me dites cela froidement. Ne suis-je que bonne pour vous? Et, pour me témoigner si discrètement votre joie, craignez-vous d'éveiller en moi un regret des splendeurs que je sacrifie? En ce cas, Espérance, vous ne connaissez pas mon âme et vous faites bien du mal à ce pauvre coeur qui avait tant besoin d'expansion et de caresses au moment où il se faisait fête de vous donner la première preuve d'amour. Espérance se leva et prit la main de la jeune femme. --Je crois, dit-il avec effort, que nous ne nous sommes pas compris. --Comment?... --Vous voudriez deux choses, Gabrielle: d'abord l'expression plus vive de ma reconnaissance... Vous l'avez reçue aussi vive, aussi chaleureuse que j'ai pu l'arracher de mon sein. Vous voudriez aussi me voir joyeux et triomphant. Mais pourquoi? A cause du sacrifice que vous me faites, n'est-ce pas? Or, ce sacrifice je ne veux pas l'accepter. --Vous n'acceptez pas; vous voulez que j'épouse le roi! --Oui. --Mais c'est notre éternelle séparation, Espérance, songez-y donc. --Je le sais bien. --La maîtresse du roi a pu jeter les yeux sur un homme digne d'être aimé. Fière de rester innocente et pure, elle a pu abandonner son coeur à cet amour; elle a voulu lui laisser envahir toute sa pensée, toute sa vie; mais la femme du roi, Espérance; mais la reine... Oh! la reine ne peut plus aimer, même dans l'ombre la plus profonde de son coeur. --C'est vrai, murmura-t-il d'une voix étouffée. --Et vous demandez, s'écria-t-elle, à ne plus être aimé de moi! Vous pourriez vous passer de mon amour! ajouta-t-elle avec un accent déchirant qui remua jusqu'aux dernières fibres du malheureux jeune homme. --Moi, répliqua-t-il avec la noblesse d'une résolution inébranlable, j'ai arrêté mes yeux sur la femme que le roi aimait et qui un jour pouvait devenir libre; j'ai pu vivre uniquement depuis tant de jours de cette passion, de ce délire. Mais oser adresser ces voeux brûlants, ces folles invocations, ce criminel espoir à une reine!... Oh! jamais, Gabrielle! c'est impossible. --Voilà bien, dit-elle, en le serrant dans ses bras, pourquoi je ne serai pas reine de France, et pourquoi tout à l'heure je vous ai annoncé que j'étais libre! En parlant ainsi elle l'étreignit avec l'ardeur de son coeur énergique, et comme ses lèvres atteignaient au col incliné d'Espérance, celui-ci se sentit brûler sous la dentelle. Ses yeux s'embrasèrent d'un feu sombre; il arracha ces douces mains qui se croisaient sur son épaule, les serra dans ses doigts frémissants, et d'une voix véhémente, irrésistible: --Il faut être reine! dit-il, votre honneur en dépend! votre fils l'exige! lui qui un jour sera homme et pourra vous demander compte de ce que votre fausse générosité lui aurait fait perdre. Car vous avez un fils, Gabrielle, ne cherchons pas à l'oublier. Le roi l'idolâtre. Oterez-vous son enfant à ce pauvre prince? Priverez-vous cet enfant d'un si illustre père? Oh! vous ne savez pas ce que souffrent les enfants qui ne trouvent point l'honneur dans leur berceau.... Je le sais, moi. Ma mère, du fond de son tombeau, me jette en vain des trésors, j'aimerais mieux un de ses sourires. Son baiser ne m'a pas béni, voilà pourquoi rien ne me réussira jamais en ce monde. Quelle torture sera pour vous la tristesse de cet enfant qui vous reprochera votre opprobre et le scandale d'une rupture avec le roi quand il vous était permis de lui conserver un père et de lui conquérir une couronne. Et moi, je souffrirais cette injustice! moi, je vous condamnerais à vivre humiliée, obscure, ensevelie, quand Dieu ne vous a faite si belle et si parfaite que pour vous asseoir sur le premier trône du monde! Moi aussi, Gabrielle, je me croirais tombé au-dessous de moi-même. L'homme que vous avez daigné aimer ne serait plus qu'un lâche égoïste, qu'un vulgaire pleureur, et quand, dans la retraite avilie où j'oserais cacher cette reine, je songerais à la gloire qui l'attendait sans moi, je mourrais de honte comme un larron meurt de faim dans sa caverne sur les joyaux volés d'une couronne royale. Oh! comme il faut que je vous aime, Gabrielle, pour m'arracher le coeur en vous parlant ainsi. Soyez reine! et continuez de m'estimer à l'égal de votre illustre époux, car s'il vous a offert son trône, c'est moi qui vous y aurai conduite par la main, car c'est moi qui vous aurai conservé votre fils, et chaque fois que vous regarderez cet enfant, chaque fois qu'il recevra les caresses de son père, vous serez fière de m'avoir aimé, vous vous sentirez le droit de me regretter et de m'aimer toujours! Elle ne répondit pas, ses bras tombèrent languissants, la force abandonna cette tête charmante qui pencha comme une fleur blessée. --Oui, mon fils est au roi, soupira-t-elle après un douloureux soupir. Mais, enfin! Espérance, est-ce qu'il va falloir se quitter ainsi! Espérance, je vous aime comme jamais on n'a aimé. --Que je suis heureux! dit d'une voix étranglée l'intrépide jeune homme. --Espérance, continua Gabrielle les yeux noyés de larmes, et ses belles mains tordues comme une suppliante, si j'eusse été meilleure pour vous, si, plus courageuse, moins égoïste, j'eusse, en me donnant à vous, consacré entre nous un lien éternel, vous ne me diriez pas aujourd'hui: séparons-nous! soyez reine! Mais j'ai joué avec cette passion! j'ai tressé une chaîne qui n'a blessé que vous, retenu que vous.... Et moi, j'échappe, et moi, qui ai eu tout le bonheur, je deviens libre! C'est impossible, Espérance, vous m'accuseriez, vous me maudiriez, vous ne m'aimeriez plus! Oh! par grâce, moins d'estime, moins de respect, moins d'honneur, s'il le faut!... mais toujours votre amour! --Gabrielle, tant que mon coeur battra, tant que mes yeux verront la lumière, tant que mon esprit fera germer une pensée, je vous aimerai. C'est la condition de ma vie, comme mon sang, comme mon souffle. Du courage! Séparons-nous! --Jamais! jamais! --Nos amours, ma Gabrielle, n'auront pas été comme les autres, composés de joie et de transports enivrants. Le bonheur est chose trop vulgaire, Dieu nous réservait des voluptés plus nobles, plus choisies, la volupté des tourments, celle des larmes et des regrets éternels! Oh! Gabrielle, voilà seulement que mes souffrances commencent, eh bien! je vous le jure, rien, pas même la mort, ne me fera déclarer que votre amour n'est pas pour moi la félicité suprême. Gabrielle, adieu; je t'aime éperdument, adieu! Tu m'as donné les plus beaux jours de ma vie. --Espérance! j'aime mieux mourir. --Non, non! gardons cette douce mémoire, mais sauvons l'honneur du roi, le vôtre, celui de votre fils. Sauvons le mien! Ah! Gabrielle! s'écria-t-il dans un un transport d'insupportable douleur, pourquoi m'avoir dit l'offre du roi! Je serais encore à vous, je serais encore libre, mais maintenant vous voyez bien que notre séparation est faite, puisque vous m'avez ôté le droit de vous prendre sans nous déshonorer tous les deux! Comme elle se préparait à lui répondre, un bruit étrange, un craquement sinistre perça les murs, et traversa comme un avertissement funèbre les ombres de la tranquille nuit. Tous deux écoutèrent, Gabrielle s'élança vers la fenêtre, des cris lointains montaient de la plaine pareils à des gémissements. Tout à coup le ciel rougit à leur gauche, une longue colonne de flamme et de fumée s'élança par-dessus les toits de la grange, une chaleur épaisse fondit soudain comme un nuage et fit irruption dans l'appartement. Gabrielle saisit Espérance par la main, l'amena au balcon, et lui montra le ciel livide. --Le feu est là, ce me semble, dit le jeune homme en désignant le toit de la grange, dont l'arête droite se profilait en noir sur un fond de pourpre. --Le feu! le feu! cria Gratienne en se précipitant effarée dans l'appartement. --Où donc le feu? --Le chariot de foins s'est enflammé, on ne sait comment; la flamme a glissé par une fenêtre de la grange; tout brûle. Le mur qui borde la route n'est plus qu'un long cordon de feu. --Fuyez! Espérance, dit Gabrielle au jeune homme. --La cour est déjà pleine de gens assemblés, répliqua-t-il, ils vont monter ici, ils frappent en bas à la porte. --J'ai fermé cette porte à double tour, interrompit Gratienne. Fuyez! fuyez! monsieur Espérance, j'emmènerai madame! le feu va gagner! --Mais il n'y a qu'un passage pour elle, pour nous, n'est-ce pas Gratienne, et c'est la cour? --Sans doute, monsieur; mais passez d'abord, personne ne vous remarquera. --Vois donc tous ces visages inconnus qui guettent.... On me verra sortir d'ici, puis madame la duchesse; ma présence sera une accusation pour elle. --Mais, Espérance, dit bravement Gabrielle, qu'importe qu'on vous voie, ne faut-il pas toujours que vous sortiez? --C'est quelque piège qu'on nous aura tendu, murmura Espérance. --Piège ou non, il faut sortir... Tenez! on m'appelle; mes gens me cherchent, ils ébranlent la porte du bas. --Et voilà ici le mur qui craque derrière nous! s'écria Gratienne pâle de terreur. Ce mur touche au grenier de la grange, le feu le mine... le feu tout à l'heure entrera ici. Gabrielle enveloppa Espérance de ses bras. --Allons! dit-elle, allons! --Tenez! s'écria Espérance, en montrant à la duchesse la cour illuminée de reflets flamboyants, et dans laquelle un grand nombre de figures, gesticulant avec terreur, traçaient des ombres immenses qui remontaient jusque sur la prairie. --Qu'y a-t-il? --Là bas! derrière ce marronnier, près du puits... Attendez un nouveau jet de lumière. --Je vois un homme dans son manteau, un homme qui semble se cacher et guetter tout à la fois. --C'est Concino! un de nos espions! Il me savait ici, il veut m'en voir sortir. Gabrielle frissonna. --Avez-vous vu l'éclair de ses jeux qui dévorent cette seule issue qui nous reste. --Monsieur! monsieur! cria Gratienne avec terreur, le mur se fend! le mur éclate! voyez! En effet, une large brèche venait de s'ouvrir dans cette muraille, derrière laquelle apparaissait la grange pleine de feu et de fumée. Au delà du bâtiment en flammes, reluisait la rivière, pareille à un lac de plomb bouillant. Gabrielle et Gratienne saisirent Espérance, qui semblait fasciné par ce spectacle, elles l'entraînèrent vers la porte. Il était temps, l'escalier s'emplissait déjà des serviteurs, qui cherchaient la duchesse et Gratienne. Mais Espérance les poussa dehors l'une et l'autre, colla ses lèvres sur les lèvres de Gabrielle, qui se retournait pour l'emmener plus vite, et alors, tirant la porte sur lui, après en avoir ôté la clé, malgré les efforts des deux femmes que vingt bras dévoués entraînaient dans l'escalier, il regarda d'un côté l'espion qui attendait en bas, et de l'autre la grange toute rouge, et la liberté qui resplendissait à trente pieds au delà du feu, dans une complète solitude. --Oui, attendez-moi en bas, lâches coquins! dit-il avec un héroïque sourire. Ah! vous n'avez pas cru devoir garder la rivière! Vous vous en êtes fiés au feu. Ce n'est point de ce côté-là que vous m'attendiez! Et bien! mort ou vif, je ne vous servirai pas de preuve contre Gabrielle car si j'échappe, vous ne m'aurez pas vu, et si je meurs, cette flamme ruisselante ne vous laissera pas même un vestige de mon cadavre. Il leva les yeux au ciel pour recommander son âme à Dieu, roula son manteau tout autour de sa tête, mit l'épée à la main comme pour combattre l'incendie, et rassemblant toutes ses forces, il se jeta d'un bond formidable au milieu du grenier en feu dans la direction de la fenêtre béante. XVII À INDIENNE, INDIENNE ET DEMI Pontis, un énorme bouquet à la main, se promenait dans la petite cour de la maison du faubourg, maison mystérieuse s'il en fut, située au centre d'un désert, et dont l'architecture, compliquée à l'intérieur, faisait un véritable labyrinthe digne de la mythologie amoureuse. La nuit était venue, et l'Indienne n'arrivait pas. Accoutumé à ses façons capricieuses qui, d'ailleurs, sont celles de toute femme qui n'a pas sa liberté, Pontis continuait son monologue commencé chez Espérance contre les défiances outrageantes de celui-ci, et les variations incompréhensibles de son humeur. --Il a perdu même la tolérance, qui faisait son caractère un des plus parfaits que j'aie connus, s'écria le garde en arpentant pour la centième fois le petit vestibule. Lui qui jamais n'a dit du mal d'une femme, lui qui m'imposait silence quand je m'exprimais comme il convient sur le compte de cette Entragues, il se met à médire des femmes les plus honnêtes. Il soupçonne Ayoubani! Pontis haussa les épaules et jeta quelques gouttes d'eau sur le bouquet dont ses doigts vigoureux serraient trop énergiquement les tiges. --Quel sot intérêt veut-il que cette naïve Indienne prenne à l'incompréhensible billet de la scélérate Henriette? Ayoubani soupçonne-t-elle seulement qu'il existe une Henriette? Elle s'est montrée jalouse, soit. Eh bien! c'est son droit. Elle a vu reluire sur moi un morceau d'or. Il n'en faut pas davantage. Les Indiennes aiment ce qui brille, cela est connu. Moi, qui ne suis pas Indien, j'en ferais autant si je voyais sur la poitrine d'Ayoubani un joyau d'or... Oh! la poitrine d'Ayoubani! s'écria Pontis avec un frémissement ou plutôt avec un hennissement fort tendre. --Mais elle ne vient pas, et l'ombre est déjà épaisse. Espérance m'aurait-il porté malheur? Pontis se mit alors à tourner et retourner dans la petite maison comme un homme inquiet, désoeuvré, vingt fois il entre-bailla la porte pour regarder dehors s'il venait quelqu'un dans la rue. Le bruit d'une litière sur l'inégal pavé du faubourg retentit au loin. Cette litière tourne dans l'étroite rue où la maison était située; elle s'arrête, plus de doute, c'est Ayoubani. Pontis ouvrit la porte précipitamment, et selon son usage, se cachant pour n'être pas aperçu du conducteur de la litière, il attira à lui l'Indienne, enveloppée dans un grand manteau qui la déguisait de la tête aux pieds. Robuste et ardent comme on l'est à son âge, il enlève la délicate créature dans ses bras et la porte dans la maison, en une salle bien close, où les cires brûlent depuis longtemps, où les tapis sont épais, les fumées odorantes, le silence opaque. Ayoubani se laisse, avec la gravité d'une reine, déposer respectueusement sur des carreaux de damas; elle reçoit le bouquet et l'admire; elle sourit, elle respire le parfum du chaque fleur, elle est satisfaite. Pontis croise ses jambes comme un Indou et s'assied en face d'elle avec des mines égrillardes à la fois et mélancoliques, avec des soupirs et des exclamations qui, chez ces deux amants, privés des ressources oratoires, composent le fond du dialogue. Pontis, nous l'avons vu, est paré comme un prince à ses noces. Il espère que l'Indienne voudra bien le remarquer. A cet effet, il prend les poses les plus avantageuses. Ayoubani le laisse faire la roue comme un paon; elle sourit toujours avec finesse, et il faut que cette pantomime soit pleine de signification, car, chacun de son côté, les amants s'en contentent pendant plusieurs minutes. Néanmoins tout s'use, même les joies de la mimique. L'homme est une créature qui se blase vite sur les plus parfaits plaisirs. Pontis, quand il n'a plus rien à faire admirer à l'Indienne, prétend admirer celle-ci à son tour. Et nous devons dire qu'Ayoubani, en fille délicate, s'y prête avec une réciprocité galante. Elle est belle, Ayoubani. Ses yeux sont noirs, de ce noir rouge pareil aux veines de l'ébène. On sent le feu circuler sous ses prunelles. Petite, mignonne, modelée finement et richement à la fois, comme les femmes passionnées, elle connaît ses avantages; elle en use avec une réserve méritoire; elle n'a réellement de sauvage que sa vertu. Aussitôt que Pontis voulut exprimer les désirs que lui inspirait cette beauté parfaite, la jeune Indienne rougit avec grâce, repoussa doucement la main qui cherchait la sienne et posa un doigt sur ses lèvres. Pontis s'arrêta. Ayoubani commença un long préambule de gestes expressifs. Elle raconta que son tyran avait resserré ses fers. Le tyran était ce Mogol, que purement et simplement elle appelait Mogol, mais d'une voix si charmante, si veloutée, avec un accent guttural si séduisant, qu'il n'y avait qu'une Indienne au monde pour dire Mogol de cette manière, Pontis témoigna combien ce tyran lui déplaisait, il se leva, mit l'épée à la main, et proposa d'aller tuer le Mogol, ce qui fut parfaitement compris. On daigna l'arrêter, avec une physionomie effrayée. Mais son courage avait produit un excellent effet. Il en recueillit les fruits immédiatement: il baisa la main d'Ayoubani sans recevoir le soufflet qui ordinairement était la conséquence de ces sortes de libertés. Ayoubani posa encore son doigt sur ses lèvres. Pontis écouta de tous ses yeux. Voici ce que l'Indienne lui exprima en langage figuré, avec toutes les recherches de l'art du mime. --Moi, plus jamais sortir seule, le tyran forcer toujours moi à être accompagnée. --Bah! s'écria Pontis. --Accompagnée par deux personnes, deux femmes, mima Ayoubani. --Cependant vous êtes venue seule, répondit Pontis. Seule! ô bonheur!... Pour exprimer ô bonheur! on joint les deux mains en crispant les dix doigts les uns contre les autres et l'on jette au ciel des regards brûlants. --Non, dit Ayoubani avec une petite moue triste. --Vous, pas seule? --Non, les deux compagnes à moi sont dans la litière, dehors. --Eh bien! mais il faut les y laisser, puisqu'elles y sont! gesticula Pontis. --Impossible! Pontis ne songea pas à se demander pourquoi ces surveillantes restaient si tranquillement dehors, au lieu de venir surveiller là où leur présence eût été nécessaire. La douleur d'Ayoubani demandait la répercussion d'une douleur immédiate. Il tâcha d'imiter la petite moue gracieuse de l'Indienne, et, disons-le, il s'en acquitta convenablement. --Il faut les aller chercher, continua Ayoubani. --Oh! pourquoi? demanda Pontis. --Il le faut!... Mogol commande! Mogol fut parlé. Pontis baissa tristement la tête; mais alors la divine Ayoubani eut une idée. Elle se leva, étira ses membres souples avec une afféterie délicieuse. Cambrée comme une nymphe, la tête jetée en arrière, sa jambe fine tendue, elle prit la pose d'une almée qui va entrer en danse. En même temps elle montrait du doigt le dehors et indiqua le nombre deux. --C'est-à-dire, devina Pontis, que vous allez faire venir les deux femmes et que vous danserez. --Elles aussi, exprima Ayoubani en imitant les attitudes de deux femmes qui dansent en face l'une de l'autre. --Très-bien! elle va faire danser ses surveillantes, comprit Pontis. Très bien! Ayoubani voyant un sistre pendu à la tapisserie et un tambour de basque au-dessus, les détacha d'un air de triomphe. --Et l'on fera de la musique! je comprends, se dit Pontis. Ayoubani courut légèrement au vestibule, siffla d'une certaine façon, et aussitôt deux femmes, enveloppées comme deux momies égyptiennes, se présentèrent à la porte que leur ouvrait Pontis d'après l'ordre de la maîtresse. En vain sa curiosité chercha-t-elle à s'exercer sur les deux surveillantes du Mogol, un bandeau de plumes d'autruche couvrait leurs fronts, une étoffe rayée tombait de ce bandeau sur leur visage qu'elle couvrait, et par deux trous comme ceux d'un masque on voyait bien la flamme, mais non la paupière de leurs yeux. Une profusion de verroteries, d'os bizarres, de coquillages et de coraux s'entre-choquaient plus ou moins harmonieusement à chaque mouvement de ces deux singulières créatures. Leurs pieds étaient chaussés de sandales d'écorces, leurs jambes disparaissaient sous les plis d'une lourde étoffe qu'on eût dit tressée avec des herbes marines, et, pour comble de sauvagerie, elles avaient l'une et l'autre un arc à la main, et, sur le dos, un carquois plein de ces terribles flèches bardées dont la pointe ingénieusement cruelle étonne toujours l'oeil des Européens. Pontis vit ces deux figures s'installer l'une à droite, l'autre à gauche de la porte; elles étaient grandes, vigoureuses, et représentaient assez bien deux gardes du corps respectables. Le Mogol avait choisi avec intelligence. --Voilà qui va effaroucher les amours! pensa Pontis. Mais, bah! j'ai ouï dire que les femmes sauvages sont impressionnables, qu'elles ne peuvent résister à l'entraînement de la danse et de la musique, je vais les charmer. Ce n'est pas de la force qu'il faut ici, c'est de l'adresse, et je n'en manque pas, Dieu merci. Ayoubani qui, elle aussi, avait considéré le costume de ses compagnes, parut satisfaite de leur tenue, elle leur sourit, et offrit à l'une le sistre, à l'autre le tambour. Puis elle se mit à danser, après avoir forcé Pontis à s'asseoir à la place qu'elle occupait auparavant. --Si l'on dit jamais devant moi du mal des Indiennes, pensa le jeune homme, je soutiendrai qu'elles sont les plus honnêtes créatures qui puissent embellir le monde. A-t-on jamais vu des Françaises donner leurs rendez-vous avec une escorte, et en passer le temps à danser devant témoins? C'est de l'innocence ou je ne m'y connais guère. Il regardait danser Ayoubani, et il battait la mesure des mains, des pieds et de la tête, et peu à peu il se laissait fasciner par la grâce voluptueuse des attitudes et des mouvements de l'infatigable Indienne. Elle fut si adroite, si légère, si éloquemment belle, que Pontis reconnut toute la sagesse du Mogol dans la présence des témoins qu'il imposait aux exercices chorégraphiques d'Ayoubani. Enfin, celle-ci s'arrêta au moment où le garde étendait amoureusement les bras pour la recevoir. Elle évita cette dangereuse guirlande qui déjà l'enserrait, et repoussant la poitrine du jeune homme qui l'avait pressée sur son coeur, elle alla s'asseoir essoufflée, riante, sur les coussins. Pontis, malgré les duègnes du Mogol, tomba à genoux, les mains jointes, devant l'Indienne; mais celle-ci toucha d'abord ses lèvres, ce qui invitait son interlocuteur à prêter attention au dialogue prêt à s'établir. --Est-ce joli, dit-elle par signes, ai-je bien dansé? --Délicieux! divin! --Voulez-vous danser aussi? --Merci, répondit Pontis. --Essayez. --Non, je danserais mal après vous si gracieuse. Ayoubani eut la bonté de ne pas insister, mais elle appuya sa petite main sur sa poitrine haletante. --Vous m'aimez? comprit Pontis. --Non, fit-elle, ce n'est pas cela que je veux dire. Et elle plaça sa main sur le creux même de son estomac. --Vous souffrez, vous avez trop chaud? --Non, ce n'est pas encore cela. Elle porta trois doigts à sa bouche avec le mouvement un peu trivial qui, chez tous les peuples, mimes ou non, signifie: Moi vouloir manger. --Elle a faim, s'écria Pontis, pauvre ange! Elle a tant sauté! Il courut au buffet dans lequel plusieurs flacons brillèrent aux feux des bougies. Pontis, homme de précaution, avait toujours sous la main quelque victuaille: il trouva des fruits, et servit devant Ayoubani une collation qui, à défaut de somptuosité, avait au moins le mérite de l'impromptu. L'Indienne se versa à boire et but comme un oiseau pourrait le faire. Elle demanda de l'eau, et tandis que Pontis, le dos tourné, cherchait avec difficulté ce liquide très-rare dans son buffet, Ayoubani fit tomber dans le verre quelques gouttes d'une liqueur contenue dans un petit flacon de cristal de roche. Pontis apporta la carafe et voulut verser, mais Ayoubani lui tendit le verre pour qu'il le vidât en son honneur. Il obéit en souriant, elle lui en offrit un second qu'il refusa, fidèle, malgré son délire amoureux, à la promesse de tempérance qu'il avait faite à son ami. Ayoubani mêla beaucoup d'eau à son vin et but. Puis devenue plus communicative, elle prit Pontis par les deux mains en essayant de le faire danser avec elle. Tenir Ayoubani dans ses bras, la couvrir de baisers malgré sa résistance, puis lutter de vitesse et de légèreté avec elle, pour reprendre par intervalles le combat des étreintes et des baisers, telle fut pendant quelques rapides minutes l'occupation du jeune homme qui avait oublié l'univers et voyait au bout de cette fougueuse ivresse de la danse, l'ivresse plus douce encore de l'amour. Il avait oublié, disons-nous, l'univers; par conséquent, il ne songeait plus aux deux surveillantes qu'il se proposait de congédier ou d'enfermer quand il en serait temps. Celles-ci, battant le tambour, égratignant le sistre, imprimaient une sorte de rage aux pas turbulents d'Ayoubani. L'Indienne s'accrochait à Pontis de ses dix doigts nerveux; elle se laissait étreindre par l'ardent jeune homme, elle le faisait tournoyer en même temps qu'elle avec une effrayante rapidité. Cependant, son oeil fixe et hardi comme celui des fées orientales surveillait chaque muscle du visage de Pontis. D'abord ce fut une exaltation étrange qui empourpra le front du jeune homme; puis une flamme vacillante qui jaillit de ses yeux, enfin il bondit, ses lèvres s'ouvrirent pour murmurer des mots sans suite, sans doute des prières d'amour, et une sorte d'extase illumina ses traits moins colorés. Alors l'Indienne le saisit plus étroitement, elle l'enleva pour aider au mouvement de ses jambes devenues lourdes, et le voyant pâlir, détendre le cercle de ses bras, s'arrêter comme frappé d'un vertige subit, elle le regarda un moment en face, et le soutint mollement tandis qu'il s'affaissait sur lui-même. Il tomba renversé parmi les coussins, râlant un soupir qui s'affaiblit peu à peu et dégénéra bientôt en un souffle imperceptible. Ayoubani fit alors un signe à ses deux femmes qui cessèrent leur musique et s'éloignèrent précipitamment. Aussitôt l'Indienne fondit comme un vautour sur le corps inanimé; elle ouvrit de ses mains vigoureuses le pourpoint gonflé par cette mâle poitrine, et fouillant les étoffes avec l'avidité d'une hyène affamée, sentit et saisit la boîte d'or, dont elle coupa les cordons de soie avec ses dents. Elle tenait ce trésor mystérieux, elle était maîtresse du secret qui avait causé, qui devait causer encore tant de malheurs. Haletante, éperdue de curiosité, de joie, elle s'approcha d'une bougie pour mieux voir cette petite boîte et l'ouvrir. Mais la boîte fermait à l'aide d'un secret. En vain les doigts industrieux, tenaces, en vain les ongles s'acharnèrent-ils aux glissantes parois du métal, le secret résista; Ayoubani impatiente, irritée de l'obstacle mordit la boîte sans pouvoir l'entamer. Un sourd gémissement la fit tressaillir, Pontis rêvait peut-être; il se tordit comme un serpent sur les tapis, il étendit son poing vigoureux qui battit le sol avec un bruit lugubre. --Cet homme est fort comme un taureau, dit l'Indienne; il est capable de s'éveiller, et, s'il s'éveille, je suis morte. Pas d'imprudence. Chez moi, avec un ciseau, avec un maillet, j'aurai bien vite raison de cette boîte maudite. Maintenant, ajouta-t-elle avec un sourire de triomphe, Henriette peut renverser Gabrielle, et Leonora tient Henriette! Partons! En parlant ainsi, les yeux toujours attachés sur Pontis, qui s'était calmé, Ayoubani cherchait l'ouverture de sa robe pour y enfermer le médaillon. Tout à coup deux mains saisirent la sienne, lui arrachèrent le trésor; elle se retourna en poussant un cri sourd. Henriette était devant elle l'oeil brillant d'une infernale joie. --Merci, dit Mlle d'Entragues avec une ironie poignante; merci, ma bonne Leonora, ta conjuration indienne a parfaitement réussi. A ces mots, Henriette poussa un éclat de rire qui retentit comme un cri de démon, et la fausse Indienne tomba foudroyée sur un siège, ayant à ses pieds le corps du malheureux Pontis. Ce qu'elle passa de temps à essayer de reprendre ses esprits, elle-même ne s'en rendit pas compte. Elle croyait toujours entendre siffler ce rire d'enfer à ses oreilles; elle sentait toujours la brûlure de ces mains qui lui avaient tordu le poignet pour voler le billet. Mais chez Leonora, trempée d'acier, l'impuissance de la terreur ne pouvait régner longtemps; elle se leva, elle secoua ses membres refroidis, elle commença de penser à la vengeance. Qu'étaient devenues ses femmes, ses femmes qui, certainement, l'avaient trahie? Comment rejoindre Henriette? Comment réparer cette honteuse défaite, au seul penser de laquelle tout son orgueil se révoltait? Avant tout, il fallait sortir de la maison. Elle fit un effort, et se dirigea vers la porte. Au même moment un bruit de pas retentit dans le vestibule. Ce n'étaient point les pas d'une femme. Ses femmes d'ailleurs ne l'auraient point attendue après ce qui s'était passé. Non, c'était un pas d'homme, d'homme agité, pressé. Leonora entendit distinctement le bruit d'un fourreau d'épée heurtant l'un des barreaux de la rampe. Lui avait-on dressé une embûche? Henriette, non contente de lui avoir arraché le billet, voulait-elle lui faire arracher la vie? L'homme qui venait armé était-il un assassin chargé d'ensevelir à jamais le secret des Entragues, selon les traditions de la famille. Pâle et glacée au bruit des pas qui se rapprochaient, Leonora souffla les bougies et se blottit derrière la porte. L'homme accourait, elle voyait par la fente de cette porte grossir sa silhouette noire, qui tâtonnait dans les ténèbres. --Pontis! cria cet homme, Pontis! réponds donc!... Où es-tu? --Speranza ici! murmura Leonora dont les dents claquaient d'épouvante. Oh! si c'est lui, je suis perdue. XVIII LE DOUX ESPÉRANCE Espérance avait pris un si furieux élan, que son premier bond franchit quinze pieds, son second dix, et qu'il se trouva jeté par la secousse dans la baie de la fenêtre, sans avoir dévié d'une ligne. Il était temps, la flamme avait rongé son manteau, roussi ses jambes, une insupportable chaleur pompait son sang. L'espace à peine appréciable de cette seconde, pendant laquelle il avait retenu sa respiration, n'eût pas été impunément doublé, mais trouvant la fenêtre, et par conséquent un air moins brûlant, il sauta dehors sur les bottes de foin à demi-embrasées, et s'alla plonger dans la rivière. La flamme de l'incendie illuminait cette nappe d'eau; mais à l'endroit où Espérance s'y enfonça, un gros bouquet d'arbres à gauche et l'île en face empêchaient l'approche des spectateurs; tous les gens de Bougival étaient d'ailleurs accourus par la colline n'osant traverser la chaussée rouge de feu. Le meunier, craignant les flammèches pour son moulin, avait coupé son câble et laissé le bateau dériver. Nul ne vit donc Espérance sortir de la fournaise. Et le jeune homme, une fois dans le fleuve, coupa obliquement entre deux eaux, suivit son chemin obscur en nageur émérite, ne respira que deux fois dans sa traversée, ayant soin de choisir l'ombre, puis, parvenu à l'autre bord, acheva sous une touffe de nénufars la prière d'actions de grâces que son inaltérable sang-froid avait commencée sous l'eau. Espérance, ayant essuyé son visage et repris haleine, monta sur la berge, et, sûr de n'être plus aperçu dans l'île absolument déserte où quelques vaches effrayées regardaient seules l'incendie d'un oeil ébloui: --À quoi bon viens-je, dit-il, de remercier la Providence pour ma vie sauvée, puisque désormais cette vie est finie? N'importe, Dieu est généreux d'avoir permis que la duchesse n'ait rien à souffrir à cause de moi. Nos ennemis sont battus cette fois encore; Henriette, Leonora, démons acharnés qui commandiez au feu de m'engloutir, je vous défie toujours. Il faut maintenant vous l'aller dire en face. Le jeune homme jeta un dernier regard sur la grange enflammée. Malgré l'intensité de la chaleur et le volume des flammes le vieux bâtiment tenait bon. Il ressemblait à ces héroïques citadelles qui repoussent un assaut de l'ennemi. Le foin fut dévoré, mais les murs résistèrent et leur masse inébranlable finit par étouffer le feu. Espérance voyant décroître la colonne rouge, se hâta de chercher des yeux dans la prairie tandis que la lueur l'éclairait encore. Il vit sur le tapis vert une forme blanche étendue, près de laquelle s'empressaient plusieurs personnes. Ce devait être Gabrielle, la malheureuse femme qui pouvait croire son ami à jamais perdu. Elle semblait être inanimée. Espérance reconnut Gratienne agenouillée devant sa maîtresse. Ce spectacle douloureux arrêta Espérance pendant quelques instants, mais lorsqu'il vit la duchesse se soulever et s'appuyer sur le bras de Gratienne, quand il eut la certitude que cette vie était sauvée comme la sienne, rien ne le retint plus, Il courut au bord de l'île parmi les saules et les baies, jusqu'en face de l'endroit où il avait laissé son cheval dans les taillis du Vertbois. Là, il se remit à la nage lentement et sans perdre de vue le rivage afin d'éviter toute rencontre en abordant. Par bonheur la route était déserte; Espérance gagna le taillis, tordit l'eau de ses vêtements, et ayant repris possession de son cheval qui hennissait de joie, il piqua vigoureusement vers Paris, dont une heure après il franchit les portes. Pendant la route, son esprit actif avait arrangé tout un plan. A part quelques brûlures invisibles et dont la souffrance ne regardait que lui, à part quelques mèches de cheveux grillées, Espérance comptait qu'un changement de toilette ferait disparaître toute trace de l'incendie; mais il importait de ne pas se présenter dans sa maison, aux yeux de ses gens, avec une tenue compromettante. Espérance se souvint qu'il possédait la maison du faubourg. --Là, dit-il, j'ai des habits, du linge, une toilette complète. Ce serait un hasard d'y rencontrer Pontis, puisqu'il fait nuit, et que son Indienne n'a pas obtenu du Mogol la permission de découcher; cependant, tout est possible en ce monde, même l'indulgence d'un Mogol. Au cas où je trouverais Pontis et l'Indienne, je saurai être discret. Et d'ailleurs non, pas trop de discrétion, je veux aussi savoir jusqu'à quel point l'invraisemblable Ayoubani peut être vraie. Ainsi disposé, Espérance alla descendre droit à la maison du faubourg. Il entra dans la rue au moment où les deux fausses Indiennes fuyaient, où Mlle d'Entragues, d'intelligence avec l'une d'elles, pénétrait dans la maison. La litière d'Ayoubani attendait à dix pas de la porte. Le carrosse d'Henriette attendait au détour de la rue. --Que d'équipages! pensa Espérance, dont le regard pénétrant avait tout aperçu malgré les ténèbres. Pontis donne-t-il bal et festin ce soir? En réfléchissant ainsi, le jeune homme mit pied à terre et s'approcha lentement, tirant après lui son cheval. La porte de la maison était entr'ouverte, Espérance n'eut qu'à la pousser pour faire entrer l'animal, et il cherchait un anneau pour l'attacher, quand le frôlement d'une robe attira son attention et le fit regarder sous le vestibule. Une femme fuyait si rapide que ses pieds touchaient à peine la terre. Cette femme, enveloppée de sa mante, disparut comme une vision et courut regagner le carrosse autour duquel Espérance distingua plusieurs hommes qui aidèrent la dame à monter et l'escortèrent quand elle partit. --Que signifie tout cela? pensa Espérance, quel désordre? Est-ce l'Indienne qui fuit de la sorte? et la litière restée là, qui attend-elle? Absorbé par ces pensées, il avançait toujours. Cependant, pour plus de précautions, il revint fermer la porte de la rue, et, en se retournant pour gagner le vestibule, il embarrassa son épée dans les barreaux de l'escalier. --Pontis! cria-t-il, Pontis, où es-tu? Partout silence, ténèbres partout. Une odeur de cire récemment éteinte, une odeur de vin fraîchement versé frappèrent son cerveau à mesure qu'il approchait en tâtonnant. Ses mains rencontrèrent la porte de la salle et la poussèrent: il entra. Mais, à peine avait-il fait deux pas, que ses pieds heurtèrent un obstacle, un meuble sans doute... Non, c'est un corps. Il se baisse, il palpe... des habits d'homme, le satin dont Pontis était si fier. Au même instant, un souffle bruyant lui fait reconnaître son ami; Dieu merci, le drôle n'est pas mort; il n'est qu'endormi. L'odeur du vin est significative, le malheureux est ivre, cette fois encore. Espérance le relève avec dégoût, pour le placer sur un fauteuil. Mais un autre bruit lui fait dresser l'oreille, une porte crie. Espérance écoute. Une respiration haletante trahit à deux pas de lui la présence d'une personne cachée, la porte se développe, une étoffe bruit, et quelque chose de léger, d'aérien fuit et glisse dans la direction du vestibule. C'était Leonora, qui, croyant le moment propice, essayait de se sauver sans être vue. --Oh! oh! pensa Espérance, voilà trop d'oiseaux dans cette cage. Il ne sera pas dit que je les laisserai tous s'envoler ainsi sans me montrer la couleur de leur plumage. Aussitôt il lâche Pontis, étend la main, et en deux bonds saisit une robe. Il tient une femme, il va l'interroger. --Speranza! grâce! grâce! s'écrie l'Italienne en tombant à genoux. --Leonora! une trahison! je m'en doutais, répond Espérance avec un affreux battement de coeur. Et, fermant la porte, repoussant Leonora au milieu de la chambre, il murmura: --Que venez-vous faire ici, et pourquoi Pontis est-il étendu là? Comme elle ne répondait rien, il enfonce d'un coup de poing fenêtre et volets. Une clarté douteuse, celle des étoiles, glisse dans la chambre sur le corps de Pontis. Espérance voit le pourpoint ouvert, la chemise arrachée; il cherche avidement sous les plis, et poussant un cri farouche, lève son bras terrible sur Leonora toujours agenouillée: --Misérable! tu as volé le médaillon! rends-le-moi, ou tu va mourir! --Speranza, répond l'Italienne en se traînant avec angoisses, je ne l'ai plus! --Tu mens! --C'est une autre qui me l'a pris. --Tu mens! --C'est Henriette! Espérance bondit de douleur: il se rappelait la fuite de cette femme voilée, à son arrivée dans la maison. il croyait tout possible de la part de ces deux démons coalisés. --Oui, continue Leonora, je voulais avoir le billet, je te l'avoue. Mais la traîtresse me guettait, elle a fondu sur moi, elle me l'a pris. Cours, Speranza! cours! oh! reprends-lui le médaillon! tu peux encore l'atteindre. --Leonora, si tu as menti, je te retrouverai! --Sur le salut de mon âme, j'ai dit la vérité. Espérance repousse l'Italienne qui embrassait ses genoux; il assure le ceinturon de son épée, rejette en arrière son manteau qui le gênait et s'élance comme un furieux hors de la maison. Cependant Leonora l'avait suivi, tremblante de terreur et de joie; elle regarda autour d'elle, le jeune homme était déjà loin, il volait comme l'ange exterminateur. Leonora tirant sur elle la porte de la maison, remonta dans la litière et disparut. Cependant Mlle d'Entragues s'était éloignée de la petite maison avec une rapidité désespérante pour quiconque se fut efforcé de la suivre. Aux deux côtés de son carrosse couraient les gens armés qu'elle avait requis pour lui prêter main-forte en cette circonstance, et que, prudente autant que brave, elle n'avait pas jugé à propos d'employer tant que le besoin ne s'en ferait pas sentir. Ces hommes, au nombre de cinq, étaient des soldats favoris de M. d'Auvergne, vigoureux coquins rompus à toutes les ruses d'un métier qui, à cette époque, savait perpétuer en pleine paix les aubaines de la guerre. Marie Touchet, instruite de tout, parce qu'elle avait pénétré tout, s'était appliquée à assurer autant de chances que possible à l'expédition de sa fille, sans se compromettre elle-même, et elle attendait le résultat impatiemment comme on peut le croire. C'était encore un coup de main à entreprendre, mais ce serait le dernier. Une fois le billet repris à Espérance, plus de nuages à l'horizon. Henriette, dans le carrosse, palpait d'une main tremblante de joie la boîte d'or sur laquelle avait échoué l'adresse de Leonora. Comme l'Indienne, elle voulut ouvrir le ressort, mais après s'y être brisé les ongles, elle renonça. Le mouvement du carrosse la gênait; d'ailleurs, il faisait nuit, et ses efforts se consumaient en pure perte. Vingt fois elle eût jeté cette boîte dans un puits, dans un égout, dans la rivière, sans le désir si naturel de se convaincre que le billet était bien renfermé dans la boîte, le vrai billet! Les gens fourbes et méchants sont les plus soupçonneux et les plus méticuleux de tous, car ils savent, par expérience, qu'en toute chose il y a place pour une ruse ou une trahison. Henriette renonça donc à ouvrir le médaillon ailleurs que chez elle; son impatience s'exerça sur le cocher, sur les chevaux. Mais Paris, en ce temps-là, n'avait pas de larges rues, de bons pavés; Paris était l'ennemi mortel des carrosses. Chaque fois qu'on y voulait prendre le trot, l'équipage affrontait la mort. Il fallut donc se contenter du pas le plus allongé que le permirent les détours et les inégalités de la route. Cependant le carrosse arriva sans obstacle, sans accidents; la porte de l'hôtel était ouverte; Henriette s'y précipita et gravit les degrés avec la légèreté d'un oiseau. Déjà elle avait rejoint Marie Touchet et toutes deux causaient avec vivacité, se montrant l'une à l'autre la boîte d'or et cherchant des ciseaux ou une lame de poignard pour crever la plaque de métal si le ressort continuait à résister, quand un grand bruit retentit en bas, puis des cris, puis des pas qui pilaient l'escalier comme autant de maillets rapides. Marie Touchet courut vers la porte pour s'enquérir, et Henriette n'eut que le temps de cacher dans son sein la boîte à peine entamée par leurs vaines tentatives. Un homme pâle, les cheveux en désordre, entra, ou plutôt tomba dans la chambre. Il était suivi de deux valets qui gesticulaient furieusement et criaient: --Arrêtez! Car on voyait, à leur laide grimace, qu'ils n'avaient pu l'arrêter eux-mêmes. --Espérance! murmura Henriette en reculant jusqu'à un fauteuil comme pour s'en faire un rempart. --A l'aide! dit Marie Touchet instinctivement, parce qu'elle comprit tout le danger que courait sa fille. Espérance courut se jeter entre Henriette et la porte qui communiquait aux chambres voisines, et d'une voix où dominait une sourde colère: --Vous ne m'attendiez pas, dit-il; c'est bien moi, plus vivant que jamais, et si vous voulez que ces hommes entendent ce que j'ai à vous dire, faites un signe, je vais le leur crier aux oreilles. --Sortez! dit Marie Touchet aux serviteurs, qui reculèrent aussi surpris que courroucés. --Je vous trouve hardi, ajouta-t-elle, de vous introduire chez moi à pareille heure, de forcer la porte comme un malfaiteur. --Pas de phrases, madame, dit Espérance, c'est moi qui interrogerai, s'il vous plaît! Mademoiselle, où est le médaillon d'or que vous venez de voler chez moi? Henriette, par un mouvement irréfléchi, porta la main à sa poitrine, dont les dentelles froissées, dont le désordre décelaient d'ailleurs la complicité. Puis elle chercha autour d'elle une issue et recula encore. --Rendez-le-moi, continua Espérance, et ne faites point un pas pour quitter la place, ou, par le nom du Dieu vivant, moi qui vous ai trop longtemps épargnée, je vous cloue sur ce fauteuil d'un coup d'épée! --A l'aide! au secours! cria Henriette éperdue de rage et de terreur à l'aspect de ces yeux étincelants, de ces dents serrées, de cette pâleur qui, chez un homme aussi brave, trahissaient la fureur poussée jusqu'au délire. Marie Touchet avait heurté la cloison voisine; on vit tout à coup arriver M. d'Entragues, effaré, à peine vêtu, une hache d'armes à la main. À la vue d'Espérance, il commença par crier: --Quel est cet homme? Mais la contenance et le regard de cet homme changèrent bientôt le cours de ses idées, il prit peur et se mit à hurler comme les deux femmes. Les valets, que Marie Touchet avait éloignés, remontèrent à ces cris. --Au secours! répéta Henriette folle de peur. M. d'Entragues, étourdi, s'avança brandissant la hache. --Qu'il n'approche pas, s'écria Espérance, ou je le tue! Le comte resta immobile. --Monsieur!... pitié!... calmez-vous!... dit la mère avec angoisses au jeune homme... pitié! pas de scandale! --Le médaillon d'or, et je pars! --On monte!... on vient!... --Il y périra, ma mère, ce sont nos soldats! s'écria Henriette en trépignant avec des convulsions sinistres. En effet, on vit au fond des corridors apparaître les têtes de plusieurs hommes armés qui montaient les dernières marches de l'escalier et se répandirent dans la chambre voisine, tandis que Marie Touchet, palpitante, essayait encore de les arrêter. Mais à peine Espérance eut-il vu reluire les épées qu'il bondit comme un lion: ce n'était plus une créature mortelle armée des faibles armes de l'humanité; jamais plus fulgurante image de la guerre et de la violence n'avait apparu aux regards des hommes, le feu jaillissait de ses yeux, son souffle grondait comme une fumée brûlante. Il commença par culbuter M. d'Entragues, dont il fit voler l'arme au travers des vitres fracassées; puis, revenant à Henriette: --Ah! tu ne veux pas rendre le billet, dit-il écumant, eh bien, je le prendrai! Il se jeta sur son ennemie, qu'il terrassa; lui déchira dentelles et soie pour découvrir sa poitrine, sépara les deux mains qui l'égratignaient, en arracha, sur la chair même, le médaillon qu'elles y incrustaient avec frénésie, et, maître enfin de la boîte d'or, rejeta comme une écorce vide la misérable femme, qui demeura stupide, l'oeil hagard, le sein nu, haletant, déshonorée devant son père, sa mère et les soldats que cette lutte épouvantable, que ce triomphe, plus rapide que la pensée, avait glacés d'une torpeur vertigineuse. Mais Marie Touchet, réveillée enfin, c'est-à-dire rendue à ses instincts sauvages, cria d'une voix rauque, en vraie amie de Charles IX: --Au secours! en avant! tuez-le! tuez donc! --Le mot de famille! dit Espérance, mais aujourd'hui j'en ai l'habitude, et nous allons voir! En même temps, il mit l'épée à la main; son bras long et vigoureux imprima un mouvement circulaire à la grande lame brillante qui, rencontrant deux soldats des plus avancés, fit deux entailles telles qu'une faux ne les aurait pu creuser plus larges et plus nettes. Les cris des blessés firent réfléchir les autres. Leur hésitation fut mise à profit par Espérance, qui fondit tête baissée sur le groupe et le divisa plus facilement que si ces trois corps eussent été trois ombres. Une épée le toucha, il la brisa d'une parade violente comme un coup de marteau, et le choc de son pommeau abattit l'adversaire frappé dans l'estomac; les derniers se barricadèrent derrière la porte ou sur le flanc des meubles. Espérance en finit avec les valets par plusieurs coups de plat, mêlés de tailles rapides, et en trois bonds il se jeta en bas de l'escalier. Il entendit bien encore des cris, des menaces, des hurlements qui s'exhalaient par les fenêtres; il sentit qu'on cherchait à le poursuivre, et put compter les pas de ses timides persécuteurs; mais qu'importe au lion vainqueur l'inoffensive plainte du pasteur terrassé? Dans la rue, plusieurs passants, quelques gardes de nuit attirés par le bruit, tentèrent de lui barrer le passage, mais l'éclair blanc de la terrible épée les dissipa sans peine, et après certains détours que le jeune homme fit habilement dans le dédale des rues voisines, il se trouva seul, sauf et triomphant, respirant avec délices le vent frais de la nuit, et inondé des douces lueurs de la lune qui lui souriait silencieuse du haut des cieux. XIX SÉPARATION Le lendemain, Espérance, brisé par la fatigue et le chagrin, car il n'était qu'un homme, reposait sa tête et son corps dans le silence de son appartement désert, quand l'intendant vint lui demander s'il voulait recevoir M. de Pontis, malgré la consigne inflexible que les gens de l'hôtel avaient reçue de ne laisser pénétrer personne auprès du maître. Espérance hésita un moment, puis, fronçant le sourcil: --Soit, dit-il, amenez-le. L'intendant courut exécuter cet ordre. Espérance se souleva, et se mit à marcher dans la vaste salle, en répétant entre ses dents ce fameux alphabet grec que le philosophe empereur romain récitait toujours sept fois entre un mouvement de colère et sa première parole. Pontis entra. Espérance était calmé. Il regarda son ami librement, et s'étonna de voir, au lieu d'un grand trouble qu'il attendait, au lieu d'une physionomie altérée, certain sourire de belle humeur et certain air dégagé des plus provoquants. L'alphabet grec s'envola si loin de l'esprit d'Espérance, qu'un nouveau calmant eût été indispensable. --Mon ami, dit Pontis avec aisance, j'ai à te faire une communication qui d'abord va te contrarier, parce que je connais toute ta susceptibilité à ce sujet; mais un seul instant de réflexion te remettra l'esprit, et tu finiras par rire comme moi. --Voyons un peu, répondit Espérance, cette communication qui va me faire rire. Pontis s'arrêta un peu troublé. --Qu'as-tu, d'abord? demanda-t-il. --Moi? rien. J'attends que tu parles. C'était la difficulté. Pontis, au moment d'ouvrir l'exorde, se trouva encore moins assuré. --Tu hésites beaucoup, ce me semble, dit Espérance d'un ton qui n'était pas encourageant. --Voici. Il faut que je commence par m'excuser. --De quoi? --Tu avais raison, mon ami. --Quand? --Hier. --A quel propos? --Pour la jalousie si dangereuse des femmes. Ah! oui, tu avais raison. Je le confesse humblement. Espérance ne sourcilla point. --J'attends toujours, dit-il. Car tu n'es pas venu, certainement, dans le seul but de me dire aujourd'hui que j'avais été raisonnable hier. --Il y a l'événement qui t'a donné gain de cause, dit Pontis embarrassé. --Quel événement? Voyons, Pontis, tâche de parler comme parlent les hommes et non comme parlent les enfants qui ont peur d'être grondés. Pontis se redressa. Le ton l'avait blessé presque autant que le mot. --Mon cher, dit-il, j'avais rendez-vous hier avec l'Indienne Ayoubani. Elle a amené des surveillantes qui lui sont imposées par le Mogol, mais en femme d'esprit qu'elle est, elle en a jusqu'au bout des ongles, elle a occupé ces femmes avec des instruments de musique. En sorte que nous avons passé une soirée enivrante. --Enivrante est le mot, murmura Espérance sans se dérider. Pontis le regarda de plus en plus troublé et ajouta: --Ce fut un délire comme tu peux le concevoir. --Eh bien! mais, dit Espérance, tout cela ne me prouve pas que j'aie eu raison hier. --Sans doute, s'il n'y avait que cela... Mais au fort de mon délire, est-ce fatigue, est-ce excès de bonheur, je le croirais plutôt, je me suis endormi. --Ah! dit Espérance d'un ton sec qui fit ressembler ce monosyllabe au claquement du chien d'un mousquet qu'on arme. --Et pendant mon sommeil, continua Pontis un peu tremblant, mais affectant de rire, la drôlesse d'Indienne a voulu voir de près le médaillon. --Le médaillon! --Notre médaillon... tu sais.... --Parfaitement. Elle l'a vu? --La coquine l'a emporté pour me tourmenter. C'est une espièglerie de femme. Oh! mais sois tranquille, elle n'ira pas loin avec, nous allons nous orienter, le lui reprendre, et je me réserve de la corriger de sa curiosité avec le peu d'égards que mérite un sexe aussi entêté, aussi vicieux et aussi dissimulé. Espérance avait pris pendant ce dialogue une tige de roses, dont il arrachait les épines une à une sans le plus léger tremblement de ses doigts blancs et effilés. Pontis qui, dans ses derniers mots, avait essayé de glisser toute la persuasion dont il était capable, attendait avec anxiété le résultat de sa péroraison. --Comme cela, dit Espérance froidement, le médaillon est volé. --Oh! volé... escamoté, à la bonne heure. --Je ne subtilise pas sur les mots; je veux seulement dire que tu ne l'as plus. --Non. Mais je l'aurai quand je voudrai, car.... --Tu retrouveras Ayoubani, n'est-ce pas? --Pardieu! --Où cela? --Mais... où j'ai l'habitude de la voir. --Et si par hasard elle ne s'appelait pas Ayoubani! --L'Indienne? --Si elle n'était pas plus Indienne que nous deux! --Par exemple! --Si par hasard, c'est une supposition que je fais, cette femme était un instrument de nos ennemis? --Allons donc! dit Pontis, moins rassuré encore. --Si elle avait tendu le piége le plus grossier, le plus absurde; un vrai piége à bête, certaine qu'elle était d'y faire tomber la vanité, la jactance et l'entêtement: trois bêtes stupides. --Espérance! --Certaine qu'elle était de triompher facilement, avec l'aide de la sensualité, de la paresse, de l'ivrognerie. --Que signifient ces paroles? --Que vous êtes un malheureux! que votre Indienne est une intrigante, que vous avez donné dans le panneau, malgré tous mes avertissements, malgré mes instances, que vous avez oublié promesses, serments, honneur!... que mon dépôt, recommandé à l'ami était dans les mains de l'insensé, de l'orgueilleux, de l'ivrogne! --Oh!... --Et que vous vous l'êtes laissé voler, non pas dans le sommeil voluptueux dont vous osez vous vanter; car l'Indienne ne vous a pas même fait ce triste honneur, mais dans la torpeur de l'ivresse... vice crapuleux qui chez vous noie un trop petit nombre de bonnes qualités. --Espérance, dit Pontis pâlissant, vous m'insultez trop souvent.... --Taisez-vous! cria Espérance d'une voix de tonnerre; votre Ayoubani s'appelle Leonora Galigaï; elle est l'amie, la confidente de Mlle Henriette d'Entragues; on vous l'a dépêchée, un verre à la main, une bouteille de l'autre. --Je jure Dieu.... --Ne jurez pas, n'ajoutez pas un blasphème à votre ignominie, ne jurez pas, vous dis-je, de peur que je ne vous appelle menteur après vous avoir appelé ivrogne! J'ai vu votre Ayoubani, je l'ai tenue dans cette main avec ses oripeaux, ses verroteries. Je vous ai tenu aussi, ivre, lourd, mort, soufflant le vin. --Je n'avais pas bu! --Vous mentez! Les verres étaient encore demi pleins exhalant leur odeur sur la table, aux pieds de laquelle vous étiez gisant, et voilà le sommeil honteux pendant lequel la fausse Indienne vous a dépouillé, pendant lequel le médaillon que je vous avais confié passait des doigts de Leonora dans les mains d'Henriette d'Entragues! --Henriette... balbutia Pontis écrasé, elle a le médaillon... Oh! Et le malheureux laissa retomber ses bras dans la prostration la plus douloureuse. Tout à coup il se releva et fit un pas vers la porte. --Je saurai mourir, dit-il, pour le lui arracher. --Calmez-vous, la besogne est faite, répliqua Espérance avec un froid sourire. Dieu n'a pas voulu que je fusse trahi si lâchement; que tous les intérêts si précieux, si chers, garantis par la possession de ce billet fussent à jamais ruinés par un homme sans foi et sans courage. J'ai paru à temps, et, l'épée à la main, j'ai reconquis mon bien. J'y pouvais succomber, monsieur. Ce n'est que par miracle que j'ai échappé. Il y avait cent chances contre une, pour que ce matin, en secouant votre épais sommeil, vous apprissiez ma mort et le triomphe de mes ennemis. Dieu soit loué! si je n'ai pas d'amis, j'ai un ange gardien! --Espérance! s'écria Pontis agité, tremblant et les mains jointes, je jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que je n'étais pas ivre. --Étiez-vous étendu? --Je n'étais pas ivre, je n'avais pas bu. --Vous l'aurez oublié. --Pas un verre!... Je le jure sur l'honneur.... --À quoi bon tout cela, monsieur? répliqua Espérance avec une froide et imposante dignité. Vous ne me devez pas d'excuses. C'est pour vous les épargner que je viens de vous raconter le succès de mon entreprise. En reprenant le billet à Mlle d'Entragues, j'ai détruit l'effet de votre trahison. Trahison est le mot, car si elle est involontaire, si vos sens y ont seuls participé, le crime est le même, il se dénonce par le résultat. Ne niez donc pas, ne vous justifiez donc pas. Ce serait inutile. --Mais on ne peut se laisser soupçonner ainsi quand on est malheureux au lieu d'être coupable. --Appelez cela du nom que vous voudrez, vous êtes le maître. --Jamais! dit Pontis avec égarement, je ne souffrirai que l'on m'accuse d'avoir, même par erreur des sens, attenté à l'amitié. --Qui vous parle d'amitié, monsieur de Pontis, répliqua Espérance en se redressant, implacable et fier. Ce n'est pas de vous à moi, je suppose, que vous emploieriez ce mot. Il est devenu aussi inintelligible que la chose est impossible désormais. Déjà je vous ai averti, déjà je vous ai pardonné. La rechute brise tout lien entre nous. Je tenterais Dieu qui vient de me sauver, si je recommençais imprudemment à vous croire. L'homme qui vous a aimé n'est plus; vous l'avez tué cette nuit, je ne vous haïrai jamais. Seulement nous n'aurons plus rien de commun ensemble. Hors de l'amitié, de ses devoirs, de ses droits, vous méritez toute mon estime, car vous avez les qualités qui la commandent. Voilà tout. Saluons-nous comme il convient entre honnêtes gens. Mais de la main au chapeau; non plus du coeur à la main. Adieu! Pontis, pendant ces terribles paroles, passait successivement de la glace au feu, de la sueur au frisson. Sa pâleur, puis ses joues empourprées, tantôt le tremblement de tout son corps et tantôt son immobilité cadavérique, eussent ému de pitié quiconque se fût trouvé en face de cette scène poignante. Par moments, on l'eût vu essayer d'assembler deux idées. Ses lèvres remuaient, sa main s'étendait pour faire un geste. Puis, frappé au coeur par l'irrésistible logique d'Espérance moins encore que par la voix de sa conscience, terrifié par le souvenir du danger que son ami avait couru, il baissait de nouveau la tête et se recueillait encore. La colère, cette inspiration du démon, vint à son tour gonfler de poison ce coeur bourrelé par le repentir et les remords. Pontis voulut se relever, se défendre, récriminer. Il y avait dans les accusations dont on l'accablait une part d'injustice que le démon lui conseillait de repousser violemment. Peu à peu, cette noire vapeur prit de la consistance et finit par éclater comme le souffre dans une nuée maligne. --Monsieur, répliqua Pontis, les poings serrés, la lèvre frémissante, la voix altérée, certes, je suis coupable; mais d'imprudence seulement, coupable de sottise, de crédulité, d'opiniâtreté, c'est possible; vous avez dit que je vous avais trahi étant ivre, c'est faux. Je ne suis pas un traître, et je n'ai point bu hier. Sur ces deux points au moins je vous somme de me faire raison. En parlant ainsi, le soldat redressait sa tête, et ses reins cambrés semblaient s'être retrempés au contact du fer qui les pressait. Espérance le regarda tranquillement avec compassion. --Il ne vous manquait plus, dit-il, que de me provoquer comme un pilier de taverne ou de coupe-gorges. Mauvaise idée, monsieur de Pontis; car si vous avez la bravoure et la science nécessaires pour tenir une épée, je vaux encore mieux que vous sous ce double rapport. Souvent je vous en ai fourni la preuve éclatante. J'ai de plus mon bon droit, qui suffirait à vous donner du dessous au cas où vos yeux, pendant le combat, essayeraient de soutenir le regard des miens. Mais le diable qui vous a soufflé ce mauvais conseil perdra aujourd'hui sa peine. Je ne croiserai pas le fer avec vous, et ne rendrai de mes paroles aucune autre raison que celle qui les a inspirées. Ce que j'ai dit est dit. Tant pis pour vous. Le plus sage parti à prendre est de méditer mes reproches, de les mettre à profit, et de faire bénéficier vos amis futurs de l'expérience qui nous aura coûté si cher à tous deux. Car je vous ai aimé beaucoup, monsieur de Pontis, je vous ai chéri comme un frère que Dieu m'aurait envoyé; j'ai, selon les inégalités de ma fortune, hélas! imparfaite, tâché de me rendre ami aimable, et je ne crois pas qu'en ce long espace de temps qui nous a rapprochés, vous ayez eu à m'adresser un seul reproche. S'il en était autrement, si je me trompais, si vous aviez amassé quelque grief contre moi, parlez! je vais vous en demander pardon avec une douleur sincère, car l'amitié pour moi est un pur rayon de la bonté divine, que l'homme en le reflétant souille assez déjà de ses misères, et je ne voudrais pas, au prix de ma vie, le ternir par une atteinte volontaire. Si jusqu'à ce jour je vous ai offensé ou si je vous ai nui, parlez! Pontis courbé, haletant, hagard, se releva soudain avec un signe de douloureuse dénégation, il appuya ses deux mains sur son coeur comme pour en arracher le serpent qui le mordait; puis, un flot amer, brûlant, monta jusqu'à ses yeux, et voulant cacher ce désespoir, il couvrit son visage de ses mains tremblantes, et s'enfuit hors de la chambre en étouffant des sanglots inarticulés. Espérance resta seul. La douleur de Pontis l'eût certainement touché en d'autres circonstances. Mais auprès de ce qu'il souffrait lui-même, Espérance jugeait bien légères les souffrances d'autrui. L'homme ne renonce pas, sans un combat terrible, aux plus doux rêves de sa jeunesse. Il ne veut vieillir ainsi en deux heures, il rappelle à lui tant qu'il peut ses forces vitales; comment s'habituer à un malheur que l'on a fait soi-même? Comment ne pas se repentir d'avoir été généreux au dépens de sa propre vie? --Plus d'ami, plus d'amour, pensa Espérance, cela devait arriver. L'un ne m'a pas aidé à garder l'autre. J'avais deux bonheurs isolés: chose étrange, deux coups de foudre simultanés me les ont ravis. Plus rien de cette existence si richement meublée hier encore. De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que ruines, écroulements! Oh! Gabrielle! tendre et noble amie... j'ai du moins la ressource de te pleurer. Perdue pour moi dans toute la fleur de ta beauté, sans une tache, sans un reproche.... Il s'arrêta en proie à la tempête furieuse qui battait sa tête et son coeur. --Soyons homme, comme disent les consolateurs, c'est-à-dire soyons fort; est-ce donc fort, un homme? est-ce raisonnable, seulement? Avoir du courage, ne signifie-t-il pas manquer d'âme et de mémoire? J'ai aimé Gabrielle, j'ai aimé Pontis; l'une était au bout de toutes mes pensées, elle accompagnait chaque battement de mon coeur. Il ne s'est pas écoulé, depuis que je la connais, une minute durant laquelle son souvenir ne soit venu heurter en moi, comme un marteau, la fibre sonore qui me faisait retentir de la tête aux pieds, ainsi qu'un automate de bronze. Désormais la fibre est brisée; l'automate vide ne résonnera plus? Pontis, charmant compagnon aux yeux noirs, brillants et sincères, aux dents blanches toujours affamées, brave ami qui m'aimait et dont les saillies m'ont tant de fois fait rire, lui aussi est perdu pour moi; je ne le verrai plus: c'est la faute de ce fatal amour. Moins intéressé à cacher ma vie, j'eusse fait de Pontis mon confident; il eût compris alors à quel point m'était précieux le témoignage d'un billet avec lequel je tiens en respect Henriette, et ce billet il me l'eût rendu par défiance de lui-même, et aujourd'hui je croirais encore en Pontis; et je n'eusse pas prononcé ces amères paroles qui brûlent comme un venin corrosif jusqu'aux derniers vestiges d'une amitié de dix ans!... Mais non! c'était écrit. Tout espérer, tout perdre! voilà mon destin. Mon nom est funeste, il porte malheur à ma vie. Espérance!... toujours Espérance... Pourquoi ne m'a-t-on pas tout de suite appelé Désespoir! Oh! ma mère, ma mère! pardon. En parlant ainsi, le jeune homme tomba agenouillé devant son prie-Dieu, et sa mère, au sein de la sérénité bien heureuse, dut jeter sur la terre un regard mélangé d'amertume en voyant ce fils adoré lutter contre l'agonie d'une incurable douleur. XX ENTRAGUES ET INTRIGUES Le roi se promenait à Saint-Germain dans le parterre. Il tenait des papiers à sa main, et paraissait les lire avec grande attention. Mais ce prétendu travail n'était qu'un simulacre destiné à tromper l'oeil de quiconque pouvait observer le roi des fenêtres du château. Henri ne lisait pas, il n'étudiait pas, il causait avec la Varenne qui, marchant sur la même ligne que lui à sa gauche, et tenant les yeux modestement baissés, ne perdait pas une des paroles du roi et lui répondait sans qu'on eût jamais pu deviner un dialogue entre ces deux têtes ainsi séparées. --Et tu dis que cette pauvre Henriette va mieux? dit le roi en tournant un feuillet. --Oui, sire, elle a eu un rude assaut; j'ai bien cru qu'elle en mourrait. --C'eût été grand dommage. Il n'y a pas une plus belle nymphe à ma cour. Et c'est le chagrin qui la mine? --Il y a de quoi, sire; une personne qui vous aime follement et qui apprend votre prochain mariage avec une autre. --Que m'avait-on rapporté d'une scène épouvantable qui a réveillé une nuit tous les habitants de son quartier? --Une scène?... demanda la Varenne avec un air de naïveté, car le roi faisait allusion à la fameuse histoire du billet repris, et il importait au protecteur des Entragues de détourner complètement les idées ou les soupçons du roi. --Oui, des cris, des menaces, un esclandre enfin. On avait aperçu le père Entragues en robe de chambre, la hache en main. On a prononcé le mot billet.... --Je sais maintenant ce que Votre Majesté veut dire. Il s'agissait d'un billet, en effet.... --D'un billet pris. --Votre Majesté est bien informée, dit la Varenne avec une admiration de laquais; quelle police! --Assez bonne, la Varenne, assez bonne. Qu'était-ce donc ce billet? --Voici la vérité, sire: Mlle d'Entragues vous écrivait avec passion, comme à son ordinaire; le père est survenu et a pris le billet. Il a voulu tuer sa fille. --Ah! mon Dieu! --Elle en a failli mourir de bonté et de chagrin. --C'est donc un sauvage, cet Entragues? --Sire, il défend son honneur. Les pères et les maris ont en vous une dangereuse partie, vous qui n'avez qu'à vous montrer pour plaire! --Et qu'est-il résulté? demanda Henri flatté au fond du coeur, bien qu'il eût trop d'esprit pour le laisser paraître. --Oh! des événements affreux, menace de couvent, de prison. --Mais Henriette est brave, elle ne se défend donc point? --Tant qu'elle peut; mais le moyen de vaincre son père! --J'en connais qui y sont parvenues. --Celles-là, sire, vous avaient pour soutien. Si vous tendiez seulement la main à la pauvre demoiselle, elle aurait la force de remuer le monde. Voilà d'où vient sa tristesse. Elle se sent abandonnée. --Prends garde! dit le roi au détour de l'allée, tu t'approches trop; marche un peu derrière. Je vois là-bas des rideaux qui remuent, on nous regarde. La Varenne noua les cordons de son soulier. --Voilà une femme qui me donne bien du mal! reprit le roi. --La conquête en vaut la peine, sire. Ne laissez pas mourir de douleur une fille de cette beauté. Votre Majesté ne peut savoir à quel point cette beauté est parfaite. --Que faire? --Un peu d'aide. --Le père est un brutal, et je veux la paix, assez de pères comme cela. --Il ne demande qu'à être aveuglé. Aveuglez-le. --Que lui faut-il? --Oh! peu de chose, des apparences. --Je lui en donne assez, je me tue à lui en donner. --Avec un tant soit peu de réalité, sire. --Voilà l'embarras. --Qu'il est douloureux, disait hier encore la pauvre demoiselle, que le roi ne me juge pas digne de quelques sacrifices, car s'il voulait, j'aurais dès demain assez de liberté pour obéir au penchant de mon coeur. --Eh! j'en ferai des sacrifices, mais lesquels? Il est si avide cet Entragues. --Comme les gens pauvres, sire. --S'il ne faut que de l'argent, on en trouvera un peu. Je travaille beaucoup pour mes peuples, et, en conscience, je crois avoir le droit de me distraire honnêtement, çà et là... Je regagnerai bientôt la somme. --Est-ce que tout, en France, n'est pas à Votre Majesté? dit le plat valet. Vous vous faites des scrupules de votre bien, sire. --Cette pauvre fille doit bien souffrir d'être marchandée, la Varenne? --Elle souffre le martyre. Aussi, me disait-elle, que le roi paraisse seulement vouloir me traiter en demoiselle; qu'il fasse de moi assez de cas pour me promettre.... --Quoi donc? bon Dieu! --Une sorte de stabilité dans sa tendresse. --C'est aisé. --A promettre, voilà qui est vrai, sire. --Eh bien! puisqu'elle demande une promesse.... La Varenne resta muet. --Je ne suppose pas qu'elle attende une promesse de mariage; puisque je vais me marier avec la duchesse de Beaufort. La Varenne se mit à rire silencieusement, et le roi prit au vol ce singulier sourire. --Pourquoi ris-tu? dit-il. --Parce que Votre Majesté, par des délicatesses inutiles, fait toujours le contraire de ce qu'il faudrait pour réussir vite. --Je ne comprends pas. --Est-ce que mon roi me permet de dire ma pensée? --Dis. --Ces Entragues sont vains, et, s'il faut l'avouer, avides. --Je le crois. --Ils tourmentent donc leur pauvre fille parce qu'elle ne donne pas assez de satisfaction à leur orgueil et à leur avarice. --L'avarice, on peut la rassasier sans se ruiner, j'espère. --L'orgueil aussi, sire. Un exemple: Mme la duchesse de Beaufort croit bien que le roi l'épousera, n'est-il pas vrai? --Certes, et elle a raison! --Elle a raison. Bien. Cependant Votre Majesté est déjà mariée. Il faut donc que Mme la duchesse ait foi en Votre Majesté pour attendre la rupture du premier mariage. Pourquoi les Entragues, si Votre Majesté promettait d'épouser leur fille, n'y croiraient-ils pas aussi bien que Mme la duchesse! --D'abord je ne le leur promettrai pas. Prends-tu un roi de France pour un maraud comme toi, la Varenne? Promesse est promesse, Fouquet! roi est roi! La Varenne plia le dos. --Il y a promesse et promesse, murmura-t-il. --Oh! s'ils se contentent à si bon compte, dit Henri avec enjouement... l'affaire est possible. --Mais, sire, il ne s'agit pas d'eux, encore une fois. Eux, ce sont des gens à tromper, ce sont des gens à battre... trompez-les, battez-les, vous y gagnerez des indulgences, mais la pauvre demoiselle, aidez-la, sire, ou abandonnez-la tout à fait; laissez-la mourir de sa douleur, elle souffrira moins que de subir les persécutions de sa famille. --À Dieu ne plaise qu'une si parfaite créature meure par mon inhumanité. --Un semblant de secours, alors. Qu'elle ait vis-à-vis de ses persécuteurs une apparence de raison d'agir. Une promesse faite à elle, c'est son salut, c'est sa liberté, c'est le droit de voler dans les bras de son roi. Quand il s'agira plus tard de débrouiller le compte avec les parents, elle aidera Votre Majesté à leur rire au nez et à faire banqueroute. D'autant mieux que la dette ne se pourra payer, puisque Votre Majesté sera mariée ailleurs. --Ce n'est pas absolument sot, dit Henri rêveur. --Et ce sera éminemment charitable, sire; sans compter les bénéfices. --Fouquet, si tu en parles, tu vas m'ôter le mérite de la charité, répliqua le roi du ton goguenard qu'il prenait pour toutes ces affaires, qui, au fond, lui tenaient tant à coeur. --Je puis donc aller verser un peu de baume sur les plaies de cette belle amoureuse. Oh! sire, elle est capable d'en pâmer de joie. --Ne m'engage pas trop! --C'est elle, sire, qui va s'engager vite et vous verrez avec quelle ardeur.... --Va-t'en, esprit tentateur, et va-t'en promptement, car je vois Rosny qui entre dans le parterre. Qui donc l'accompagne? ma vue baisse. --M. Zamet, sire; et tout là-bas, sur l'esplanade, il y a M. de Crillon qui parle à un garde. --Compagnie austère. Gare à tes oreilles, dit le roi en refeuilletant sa correspondance avec plus d'action que jamais. La Varenne glissa comme une belette parmi les bosquets et les bordures de troëne. Henri, sans affectation, se laissa approcher par Rosny, qui venait à pas comptés dans l'allée même que parcourait le roi. Le ministre avait naturellement l'air soucieux et sévère. Il était de ceux qui effarouchent les Grâces, comme disait Platon. Mais, ce jour-là, Rosny, portait sur son visage une double teinte sombre qui frappa le roi dès le premier coup d'oeil. Henri s'écria gaiement: --Vous venez en messager funèbre, notre ami. Quoi de nouveau? L'argent de mes coffres s'est-il changé en feuilles d'arbres, comme dans le conte arabe? --Non, sire, l'argent de Votre Majesté est de bon aloi et augmente, Dieu merci, tous les jours. Je me suis permis de venir troubler le roi pour obtenir une réponse définitive. --Sur quoi, Rosny? --Mais sur ce grand événement... dit le ministre avec un soupir. --Mon mariage! Vous y revenez toujours: vous ne vous y accoutumerez donc jamais? --Jamais, sire, repartit gravement le huguenot. --Il le faudra, mon ami, sinon vous ne vous accoutumeriez pas à me voir heureux. Rosny resta immobile. --Je rêvais une autre alliance pour Votre Majesté, dit-il enfin, une alliance riche et grande. --Bah! la richesse d'un homme, c'est sa satisfaction. --D'un homme, oui, mais d'un roi. --Mon ami, je vous ai répété à satiété mes arguments en faveur de ce mariage. J'ajouterai qu'aujourd'hui il est devenu nécessaire, tout le monde en parle. --S'il n'y a que cette nécessité.... --Assez, Rosny, tu me désobliges. Tu ne peux parler contre ce mariage sans offenser la duchesse de Beaufort. --Non, dit vivement Sully, ce n'est pas la mariée, c'est le mariage que j'attaque. --Fais grâce à l'un et à l'autre. Ma résolution est prise. Je n'ignore pas ce que vous en direz, ce que tout le monde en dira, mais peu importe. Je sais aussi qu'il y a des princesses nubiles en Europe, et que la politique me pouvait faire incliner vers celle-ci ou celle-là. Mais il est trop tard. Je serai heureux sans princesse. --Au moins, sire, ne vous mariez pas, n'enchaînez pas votre liberté. -Allons donc, je me fais libre en me mariant. Il me faut des enfants, la duchesse m'en donne de beaux et d'aimables comme elle. Si je ne me mariais pas, je n'aurais que des bâtards inhabiles à me succéder; si je ne me mariais pas, toutes les femmes se disputeraient ma personne. Oh! ne souriez pas, Sully, on m'aime! et si vous ne croyez pas qu'on m'aime, croyez du moins que l'on convoite une part de ma couronne. Ce sont autour de moi des intrigues, des débats, des appétits qui affaiblissent mon autorité. Dix hommes contre ma puissance, dix Mayenne ayant chacun leur armée ne sauraient faire autant de mal à mon État que deux femmes se querellant à qui m'aura, moi, barbe grise, qui vous fais sourire. Je sais la force des femmes et les redoute. Je ne veux pas que leurs ambitions troublent le repos de mon peuple. Une fois que je serai marié, plus d'ambition possible autour de moi. Je me connais, il me faut des distractions, des caprices, au sein de la plus parfaite félicité, je cherche fortune. Aujourd'hui même que Gabrielle me rend heureux comme jamais je ne l'ai été, je la trompe pour des coquines. C'est mon défaut. Reine, elle sera du moins à l'abri de mes escapades. J'aurai le bouclier qu'il me faut pour repousser les flèches de tous ces escadrons d'amazones qui visent à mon faible coeur. Souvent vous m'avez entendu développer ma politique de prince, je vous analyse aujourd'hui en homme ma situation; comprenez-la, respectez-la, donnez-moi la joie de ne me plus troubler, car votre esprit est sérieux, vos opinions sont de poids pour moi, et toute opposition de votre part me gêne. --Sire, répliqua Sully évidemment désappointé par cette franchise de son maître, si l'homme seul parlait, je me permettrais, je crois, de répondre, et j'aurais aussi de bonnes théories à invoquer. Mais je crois comprendre que c'est principalement le roi qui m'a parlé; je m'abstiendrai donc, malgré tout mon désir, de veiller aux intérêts de cet État. Le roi fronça le sourcil. --Hélas! poursuivit Rosny, que le chemin de la vérité est rude! qu'il a d'épines! qu'il cause d'embarras au loyal serviteur qui voudrait y mener son maître! Mes opinions, disiez-vous, sire, ont quelque poids pour vous. Cependant vous ne les consultez pas. --Je sais trop ce qu'elles me diraient, Rosny. --Peut-être condamnez-vous ainsi les vôtres, répliqua courageusement le ministre. --D'accord, mais je suis résolu; j'aime la duchesse et ne trouverai jamais, fût-ce sur le premier trône de l'Europe, une femme qui mérite mieux mon amour par sa douceur, son incomparable beauté, son désintéressement et les bons offices que j'en ai eus. Écouter ce qu'on me dirait contre elle serait un manque de foi car elle est inattaquable. Cependant, le monde trouverait encore moyen de l'accuser si je voulais laisser dire. --Assurément, sire. --Eh! que ne dirait-on pas aussi d'une princesse! Mais, encore un coup, brisons là-dessus: croyez, Rosny, que votre zèle se produira plus gracieusement à moi par le silence que par la discussion. --Il y a certains faits qui se montreront moins souples aux volontés de Votre Majesté. --Lesquels, dit Henri en dressant l'oreille. --Votre Majesté n'oublie pas sans doute qu'il y a de par le monde une reine Marguerite. --Ma femme, pardieu non, je ne l'oublie pas; j'ai trop de raisons pour m'en souvenir. --Son consentement au divorce est indispensable, sire. --Eh bien? --La reine Marguerite refuse de donner ce consentement pour un mariage qui.... --Qui? --Qui ne ferait point faire au roi un progrès dans sa fortune ou dans la prospérité du royaume. --Qu'est-ce à dire? demanda Henri troublé, et depuis quand madame Marguerite se mêle-t-elle des affaires d'État? Qu'elle sache, entendez-vous bien, que je ne le souffrirai pas. Mais toute cette intrigue est dirigée contre la duchesse, ce sont des obstacles qu'on lui suscite, misérables obstacles. --Que Votre Majesté aurait tort de mépriser, dit froidement Sully, car ils sont tout-puissants: la force d'inertie gouverne le monde! Si la reine Marguerite s'obstinait à refuser, Votre Majesté ne pourrait se remarier: le saint-père ne passerait pas outre. --Voilà une méchante femme! murmura le roi. Que lui a donc fait Gabrielle, à cette.... Sully interrompant: --La reine prétend qu'elle ne veut céder sa place qu'à une femme de son rang pour le moins. --Par la mordieu! s'écria le roi, c'est ma faute si j'entends de pareilles sottises! Son rang! vingt fois j'eusse dû l'en faire descendre, les occasions ne m'ont pas manqué pour cela! Bah! soyez bon, le loup vous mange. J'ai fait de la délicatesse avec cette fille de France! je ne l'ai pas fait condamner au cloître pour ses vilenies, ses déportements; je n'ai pas éteint dans une oubliette humide ce vieux sang toujours en fermentation des Valois, et voilà comme on m'en récompense! Ventre-saint-gris! je le ferai! --Il y aura danger peut-être. --Vous me faites pitié, répliqua le roi. Je briserai vos dangers comme il faut, à coups de procès sinon à coups de botte. Et puisqu'on demande du scandale j'en ferai! La belle Marguerite en veut à la jeune et fraîche Gabrielle, elle lui envie son printemps en fleurs, sa suave haleine, sa riante fécondité. Eh! cap de diou! je ferai pourrir avant le temps cette mauvaise femme dans les quatre murs d'une abbaye de pénitence. --D'accord, sire, grommela le huguenot, mais vous ne serez pas libre pour cela. --Mort de ma vie! je serai veuf! répliqua le roi. Allez-vous-en, vous et vos filles de France à tous les diables!... Et puisque vous marchez avec mes ennemis, attendez-vous à ce que je me défende vigoureusement contre vous. Allez, monsieur, allez! Oh! là, Crillon arrive un peu, toi! viens me remettre le coeur que tous ces gens m'arrachent! Sully, mécontent, humilié, baissa la tête, et après une cérémonieuse salutation, reprit à pas lents le chemin du château. En abordant Zamet, qui l'attendait plein d'anxiété, et lui demandait des nouvelles d'une démarche dont assurément il avait reçu la confidence. --Plus d'espoir pour votre princesse toscane, répliqua-t-il; la duchesse de Beaufort sera reine. Oh! faites la grimace tant que vous voudrez: si vous n'avez que des grimaces pour empêcher ce malheur, baissez la tête, la tuile tombe! En disant ces mots, il faussa compagnie, plus bourru qu'un sanglier. Quelque chose d'infernalement sinistre brilla sur le sombre visage de Zamet, qui, s'éloignant d'un autre côté, murmura: --Nous verrons! Cependant Henri s'était accroché au bras de Crillon comme un naufragé après la planche de salut. Il respirait à longs traits. --Ah! dit-il, mon brave, combien je suis tourmenté! --Qui ne l'est pas, sire? --Est-ce que tu l'es toi? --Parbleu! --Sais-tu que tous ces mauvais Français refont une ligue contre moi? --Bah!... Et pourquoi? demanda l'honnête chevalier. --Parce que je veux épouser ma maîtresse. --Il est de fait que c'est une sottise, répliqua Crillon. --Hein? fit le roi. --Mais comme la chose vous regarde, et que vous n'êtes plus en jaquette, poursuivit Crillon, comme vous vous en trouvez satisfait, épousez, harnibieu! épousez! --A la bonne heure! s'écria Henri en embrassant le chevalier, voilà parler! --Eh, mon Dieu, l'une ou l'autre, ajouta Crillon, ce sera toujours une mauvaise affaire. La peste soit de toutes les femmes. --Pourquoi dis-tu cela de cet air fâché? --Parce que... parce que je suis enragé, sire. Voyez-vous ce garde, là-bas? --Là-bas, attends donc, dit Henri en se faisant de sa main un garde-vue. --Un bon soldat, un coquin qui n'a pas son pareil, un sacripant qui vaut son pesant d'or. --Eh bien? --Eh bien, il vient de me donner sa démission. --Que veux-tu? --Je ne le veux pas! C'est votre meilleur garde! --Comment l'appelles-tu? --Pontis. --Ah! oui, un vaillant. Et pourquoi quitterait-il service? --Parce qu'il s'est brouillé avec son ami, pour une femme. Il est tout séché, tout jauni; il grelotte la fièvre. Pour une femme! Harnibieu! les damnés oiseaux! Mais je ne veux pas qu'il parte. Faites-moi plaisir de le mander, sire. --Volontiers. --Et ordonnez-lui de demeurer aux gardes. --Si tu y tiens.... --Absolument. --Va donc me le chercher, j'en fais mon affaire en deux mois. En effet, Crillon fit un signe et le garde récalcitrant fut amené au roi. Pontis n'avait plus rien du Pontis d'autrefois. Un demi-siècle de chagrin avait éteint ses yeux, fané ses couleurs, fondu ses chairs. Il flottait dans sa casaque comme un squelette. Il s'arrêta à trois pas du roi, qui le considéra quelque temps avec bienveillance. --J'entends qu'on demeure à mon service, cadet, dit Henri. Mon service sera bon pour toi, je m'y engage. Je te trouverai des occasions. Pontis voulut répondre. --J'ordonne, dit le roi en lui frappant sur l'épaule et en même temps il lui mit une poignée de pistoles dans la main. A cette époque, un gentilhomme s'honorait de recevoir l'argent du roi. Pontis se tut, et n'eût pas songé à refermer ses doigts sur les pièces, si Henri ne les lui eût fermés lui-même. --Il est malade, ce garçon, dit-il en le regardant encore d'un air d'intérêt. Soigne-toi, cadet! Et il partit. Crillon s'approcha de Pontis. --Et si tu désertes, mauvaise tête, je te fais hacher en morceaux! ajouta le chevalier. --Cela m'est bien égal, dit Pontis les yeux tout rouges. --Allons, ne vas-tu pas pleurer, grand veau! C'est bon. Je me rends à Paris. Je causerai de tout cela avec Espérance... Harnibieu! c'est qu'il pleure tout de bon, dit Crillon attendri. Quel âne! En achevant cette consolation, il laissa tomber à son tour sa main sur l'épaule du garde; mais le pauvre squelette n'était plus de force à supporter une pareille presse; il plia et s'assit hébété sur le gazon. XXI L'AVEU Crillon tint sa promesse. Le soir même il descendait à Paris dans la cour du palais d'Espérance. Le chevalier ne perdit point son temps à observer ce qui se passait autour de lui, ni les serviteurs occupés à transporter meubles et bagages, ni ce mouvement inséparable d'un déplacement prochain, ni l'aspect à la fois triste et agité de la maison, car la maison vit et porte sur sa physionomie un reflet fidèle des impressions du maître. Crillon, laissant son cheval et ses gens dans la cour, alla droit au jardin où devait se trouver Espérance. La soirée fraîche et nébuleuse promettait une nuit de tempête. Des tourbillons rapides roulaient dans les allées des bataillons tournoyants de feuilles mortes, qui couraient comme des soldats au cri de la trompette. Ce beau jardin ayant épuisé toutes ses fleurs ne vivait plus que par la verdure éternelle des arbres résineux. L'eau n'y coulait plus avec le gai murmure de l'été. Les oiseaux noirs et muets campaient en se hérissant dans les cimes dépouillées. Il n'était pas jusqu'au sable, dont les craquements retentissaient plus secs et presque sinistres sous le pied du promeneur. Espérance foulait rêveur et incliné les feuilles jaunies par l'hiver, quand le chevalier l'aperçut et l'appela. Le jeune homme se retourna empressé au son de cette voix amie. --Ah! chevalier, s'écria-t-il, soyez le bienvenu, je me disposais à vous aller voir. Crillon resta immobile de surprise à l'aspect des ravages qu'une absence si courte avait faits sur la fraîche jeunesse de son favori. Espérance, pâli, les cheveux divisés par le vent, les joues creuses, les paupières battues, souriait avec cette grâce douloureuse de l'ombre rappelée un moment sur la terre. --Lui aussi, s'écria le chevalier. C'est donc une épidémie! Pourquoi vous trouve-t-on fané, abattu comme ce pauvre Pontis? Une fugitive rougeur monta au front d'Espérance; mais il ne répondit rien. --Est-ce le chagrin de votre brouille? demanda le chevalier. Peut-être? Eh bien alors, réconciliez-vous vite. --Impossible, monsieur. --Comment! pour une femme, vous resteriez brouillés, ennemis? C'est cela qui est impossible, harnibieu! La rougeur d'Espérance était devenue une flamme dont ses yeux reflétèrent la vive lueur. --Qui vous a dit, monsieur le chevalier, que la cause de ma rupture avec Pontis fût une femme? --Lui, pardieu! --Et... l'a-t-il nommée, ajouta le jeune homme avec une anxiété qui fut remarquée de Crillon. --Non. Pontis est galant homme. Il ne m'a donné aucun détail. Ce n'est pas que je n'éprouve une vive curiosité de savoir quelle femme en ce monde mérite que deux amis se séparent à cause d'elle. Pontis se meurt de chagrin là-bas comme vous ici. Il est temps de mettre un terme à vos douleurs. Vous maigrissez l'un et l'autre à faire pitié. Allons, vous qui n'êtes pas un bourru, un entêté, vous qui ne pouvez pas avoir tort, et qui êtes le supérieur, faites la première démarche. Espérance se tut avec l'opiniâtreté d'une décision prise. Crillon ne put retenir un léger mouvement d'impatience: --Je me suis engagé, poursuivit-il, à vous réconcilier tous deux: j'en ai parlé devant le roi. Espérance tressaillit. --À quoi bon? murmura-t-il vivement; le roi n'a-t-il pas assez de soucis pour lui-même sans prendre les nôtres? Pourquoi parler au roi d'une brouille d'Espérance avec Pontis? Qu'importe au roi! Quelle idée lui aurez-vous donnée? Que dira la cour? Le ton, la véhémence du jeune homme étonnèrent Crillon, tête féconde où les germes en soupçon trouvaient un aliment facile, une croissance rapide. --Comme vous dites cela! répliqua-t-il avec lenteur en épiant d'un oeil pénétrant le visage d'Espérance, sur lequel le blanc et le vermillon se succédaient sans relâche, comme les flots de la marée pendant l'orage. Si j'eusse pu deviner que vous vous cachiez si soigneusement du roi, ma langue n'est pas à ce point vagabonde que je n'eusse pu la retenir. --Je ne me cache pas, monsieur, mais.... --J'ai été indiscret, interrompit Crillon, Je le vois; et qui sait si je ne vais pas être importun. --Oh! ne le croyez jamais. --Les affaires de la jeunesse ne me regardent plus, et l'intérêt que j'y prends est une maladresse, n'est-ce pas? Les secrets des jeunes gens doivent être pour moi aujourd'hui comme ces armes qu'un vieillard ne sait plus manier sans se blesser ou blesser les autres. En cette circonstance, du moins, j'aurai fait preuve de bonnes intentions, et c'est là-dessus qu'il faut m'absoudre. En parlant ainsi, le chevalier se détourna, pour ne pas laisser voir à quel point le reproche d'Espérance l'avait blessé. --Vous m'affligez, monsieur, dit tout à coup le jeune homme ému, en me supposant à votre égard une défiance qui n'existe pas. --Voilà un siècle que vous ne m'avez vu, que vous n'avez chassé, paru à la cour. On en parle, on s'étonne. --Je fuyais le genre humain. --Pour une querelle avec Pontis! C'est donc bien grave? --Très-grave. --Pourquoi me l'avoir caché? --J'allais vous voir de ce pas et vous le dire, répondit Espérance avec une voix troublée, dont l'expression fit mal au chevalier. Les yeux de Crillon se portèrent avec plus d'attention de ce visage altéré à tous les objets environnants. Ce fut alors pour la première fois qu'il aperçut les domestiques travaillant à emballer, à démeubler avec une précipitation de mauvais augure. --Vous alliez me voir, Espérance, où donc? --Chez vous, sans doute. --On dirait plutôt que vous partez pour la terre sainte, pour l'Amérique, pour la Lune avec tous ces bagages, s'écria le chevalier en essayant de rire, dans l'espoir de faire rire le jeune homme. Mais celui-ci, sans se dérider; --Je pars, en effet, dit-il, et le principal but de ma visite devait être de vous annoncer mon voyage. Crillon fit un mouvement d'inquiétude; trop de symptômes depuis son arrivée lui décelaient une situation grave. Les soupçons commencèrent à se dessiner en traits plus prononcés. --C'est une plaisanterie, n'est-ce pas? demanda-t-il en prenant les mains d'Espérance. --Non, cher monsieur, non, mon ami, c'est une réalité, je pars. --A Venise, encore? --Non, dit Espérance avec une mélancolie profonde. J'ai tout épuisé à Venise, je n'y trouverais plus de chagrins nouveaux; je n'irai pas là. --Eh, mon Dieu, où donc? vous me mettez sur les épines. --Je ne sais pas où je vais, mon cher protecteur, mais ce sera loin et cela durera longtemps. --Un moment, un moment, répliqua Crillon après un pénible silence pendant lequel il avait exercé toutes les facultés de son esprit et de son coeur, pour deviner le motif d'une telle résolution. Si vous eussiez été à la veille d'un combat douteux, périlleux, je suppose que vous fussiez venu à moi me demander conseil, sinon assistance. --Monsieur!... --Car vous n'oubliez pas, vous ne pouvez oublier, ajouta le chevalier d'une voix légèrement tremblante, que dès votre arrivée à Paris je vous ai proposé mon amitié, mon soutien; que j'ai été au-devant de vous, moi qui ne me prodigue guère. --Ce souvenir est la seule consolation qui me reste, dit Espérance, troublé par le changement soudain qui s'était opéré dans l'accent et dans le regard du chevalier. --La seule consolation qui vous reste! mais où en êtes-vous donc? que vous arrive-t-il donc pour que vous ayez besoin d'être consolé? Oh! toute cette discrétion cache quelque malheur; déchirons vivement le voile: il y a une plaie dessous, je veux la voir! j'en ai le droit. --Monsieur... je ne sais trop moi-même. --Détour, subterfuge. Vous êtes l'esprit le plus net et la volonté la plus ferme que je connaisse, malgré votre masque d'Apollon. Quand un homme trempé comme vous pince ses lèvres, c'est pour ne pas faire la grimace. Quand il fait la grimace, c'est qu'il souffre! Plus un mot qui ne soit une réponse péremptoire. Je questionne; répondez: Pourquoi êtes-vous changé, pourquoi êtes-vous caché, pourquoi êtes-vous brouillé avec Pontis? Enfin, pourquoi partez-vous? Oh! ne vous tourmentez pas ainsi les mains avec vos ongles, n'essayez pas de détourner vos yeux, de crisper votre bouche! Je suis là, je vous tiens, je vous veille. J'attends! En disant ces mots avec toute l'autorité de son âge, de son rang, de sa renommée, Crillon arrêta Espérance au coin de l'allée près d'un banc, loin de tous les yeux, il l'assit non sans une certaine violence et se plaça à ses côtés. --Pourquoi partez-vous? répéta-t-il. Espérance fit un effort et dit: --Parce que je m'ennuie à Paris, monsieur. --C'est impossible. Vous êtes riche comme pas un de nous; en bonne santé, aimé, recherché de tout le monde, vous ne pouvez vous ennuyer. --S'il en était autrement, partirais-je? --Je vois que j'ai mal posé la question; vous êtes très-habile et essayez encore à m'échapper. Cela me prouve combien vous avez peu d'amitié, d'estime pour moi. --Monsieur! je viens de vous dire que je n'ai plus que vous au monde. --Eh! mordieu! si vous m'aimez, faites que je le voie! Vous êtes bien jeune, moi, bien vieux, c'est à moi de donner l'exemple du courage. Cependant si je me sentais blessé je vous crierais: au secours! --Ah! monsieur, l'on n'a pas toujours ce bonheur de pouvoir crier quand on souffre. --Ces mots s'échappèrent avec un soupir douloureux. --A d'autres, c'est possible, mais à moi, s'écria le chevalier, on peut tout dire; je suis Crillon, moi! --C'est vrai. Eh bien, pourquoi le cacherais-je? vous le voyez trop bien, je suis malheureux. --Toi, mon enfant, dit le brave guerrier avec un accent plein de tendresse. Espérance est malheureux, mais depuis quand? reprit-il avec un redoublement de défiance. --Oh! la date ne fait rien, chevalier. --Il n'y a pas longtemps encore tu rayonnais. --Ce temps est passé; mais n'en parlons plus. Les chagrins sont une part de la vie. La vie nous est imposée: bonne ou mauvaise, il la faut prendre. Quand j'étais heureux, je n'ai point poussé des cris de joie, pourquoi aurais-je aujourd'hui une douleur bruyante? Non. Seulement, les accès peuvent me trouver faible, et je ne veux me donner en spectacle à personne. Voilà le motif de mon départ. Crillon secoua tristement la tête. --Espérance, murmura-t-il, le motif n'est pas celui-là. --Que voulez-vous dire? --Non, vous dis-je. Enfermé comme vous savez l'être, au besoin, indépendant comme vous l'êtes, vous ne seriez vu de personne à Paris. D'ailleurs, un voyage dans quelque terre suffirait. Mais n'oubliez pas ce que vous m'avez dit en commençant la confidence: Je vais loin et pour longtemps. --Pour user la douleur, chevalier. --Une douleur d'amour, peut-être, dit Crillon avec intérêt. Espérance rougit, mais il sut se contenir et répondit: --Je l'avoue, quand vous devriez me railler de cette faiblesse. --Ce n'est pas moi qui y essayerai. Je sais compatir à toutes les peines. J'ai été jeune; j'ai aimé, ajouta-t-il avec un affectueux sourire; cependant il y a du remède aux peines d'amour. --L'absence, n'est-ce pas? --Non. L'absence, au contraire, est une des tortures les plus cruelles, la plus cruelle après la mort. Mais on en guérit en se rapprochant de la femme aimée; vous, au contraire, vous me paraissez fuir cette femme, puisque vous partez. --Il est vrai. --Je ne peux supposer un moment qu'elle ne vous aime pas, c'est une hypothèse absurde. Serait-ce donc qu'elle est morte? --Ne m'interrogez pas, je vous prie, dit Espérance, déjà vous savez plus que mon pauvre coeur n'en voulait dire... N'insistez pas. Crillon, sans l'écouter, continua de rêver. --Je ne connais aucune femme d'une certaine beauté ou d'un certain rang qui soit morte récemment à Paris, murmura-t-il en se parlant à lui-même. Ah! nous oublions un genre de supplice... le mariage de celle qu'on aime. Mais je ne connais pas non plus de femme qui se marie, si ce n'est toutefois la belle Gabrielle. Espérance devint livide et se détourna vivement lorsque Crillon, sans intention maligne, leva sur lui ses yeux, qu'il avait tenus vagues et baissés pendant sa rêverie. --Ah! mon Dieu! pensa le chevalier, frappé d'une idée subite à la vue de ce trouble affreux soulevé par ses derniers mots. --Seigneur, dit Espérance en se levant avec précipitation, la soirée s'avance, il fait froid. Vous plaît-il que je commande aux valets de rentrer les chevaux? --Je le veux bien, répliqua distraitement Crillon, dont la main frissonnait en caressant sa moustache. Espérance l'entraîna vers les bâtiments; il le précédait, il le fuyait. Chacun de ses mouvements était heurté, fébrile; sa voix déchirait ses lèvres. Crillon le laissa donner quelques ordres incohérents et entra dans la maison, où il le guetta pour le prendre au passage. En effet, quand le jeune homme reparut, après avoir rafraîchi son front et rétabli la sérénité sur son visage, il sentit le bras du chevalier se glisser sous son bras. Crillon se dirigeait vers la grande salle vénitienne, où il emmena et enferma avec lui le malheureux Espérance, que toutes ces préparations n'inquiétèrent pas assez. Mais on ne se tirait pas à si bon marché des mains du brave Crillon. Ce dernier avait eu le temps de réfléchir, de confirmer tous ses soupçons, et il avait pris un parti. --Espérance, dit-il brusquement, je sais votre secret, je connais le motif de votre départ. La femme que vous aimez ne se marie-t-elle pas? --En vérité, répliqua le jeune homme d'une voix éteinte, vous doublez l'horreur de mon supplice. Je pars pour fuir une pensée mortelle et vous vous obstinez à me l'infliger sans miséricorde. Eh bien oui, j'aime une femme qui se marie, une femme qui épouse un roi. Devinez-vous! Êtes-vous satisfait? Aurai-je au moins le bonheur de vous faire avouer que je suis le plus malheureux des hommes. --Pauvre Espérance, reprit Crillon abattu. Vous aviez raison. Le mal est sans remède. Oh! malheureux, malheureux Espérance, à Dieu ne plaise que j'ajoute quelque chose à votre infortune. --Au moins vous me plaindrez, mon ami, n'est-ce pas? --S'il s'agissait d'une femme ordinaire, poursuivit le vieux guerrier, je ne voudrais pas éteindre en vous l'espoir. Je vous encouragerais à surmonter tous les obstacles. Vous me verriez ardent comme un jeune homme, plus ardent que vous à disputer cette femme, fût-ce à son mari. Car je vous aime, Espérance, et aucune folie ne me coûterait pour vous consoler. Mais ici, que faire? Cette femme, je ne puis que vous supplier de n'y plus penser. --Oui, murmura vivement Espérance, c'est une image sans corps, un rêve chimérique, et vous êtes trop sage pour m'encourager dans le délire. N'en parlons plus, je vous le demande humblement. --Cette femme, mon pauvre enfant, est aimée du roi, de mon roi, qui pour elle sacrifierait tout, même sa vie. Je ne puis vous aider contre le roi. Je ne puis songer qu'avec horreur au chagrin que lui causerait pareille tentative. Non... tout à l'heure encore il parlait d'elle, il la défendait, il m'ouvrait son coeur, et je lui ai conseillé de tout braver pour épouser la duchesse. Je sais que je vous déchire l'âme, mon cher enfant, mais il le faut. La route est tracée: c'est un sacrifice douloureux à faire. --Je l'avais fait déjà, vous voyez, interrompit Espérance, puisque je vous annonçais mon départ. Crillon se recueillit. Il joignit ses mains. La froide résignation du jeune homme, son sourire fixe, la contraction de ses lèvres annonçaient un désespoir violent, combattu par un courage capable de tuer l'homme en étouffant la douleur. --Rien à faire, dit-il encore. Quand même il ne s'agirait pas du bonheur du roi, quand même il me serait possible de vous aider, le voudrait-elle? repousserait-elle les conseils d'une ambition qui la porte au trône?... Et, contre l'ambition, que peut l'amour chez une femme? --Oh! que parlez-vous d'amour? s'écria Espérance ramené à son caractère par l'accusation si injuste que formulait sans s'en douter le brave Crillon, de l'amour entre la duchesse et moi! Ah! monsieur, la noble femme sait-elle seulement ma folie? soupçonne-t-elle mon audace? --Quoi... vous n'avez point parlé? --Jamais, dit le généreux jeune homme, jamais je n'ai parlé ni même pensé devant elle. Cette passion n'a jamais eu d'écho. Gabrielle aime trop le roi, et il mérite trop bien d'être aimé. Elle s'est donnée à lui si loyalement, il l'appelle aujourd'hui si loyalement sa femme! Que ferais-je entre eux, moi, un inconnu, un inutile, un oisif? J'irais empoisonner leur bonheur en y versant mes coupables pensées!... Vous dites qu'elle a de l'ambition. Quoi de plus respectable, seigneur? ne s'agit-il pas de son honneur à recouvrer, de son fils à doter? Mon Dieu! mais cette passion que vous avez devinée parce que mon coeur pour vous est transparent, cette folie deviendrait un crime abominable si la duchesse en pouvait soupçonner l'existence. Je pars, vous ai-je dit; mais si je pouvais croire que quelqu'un a pénétré mon secret, je ne partirais pas, je me tuerais. Crillon se leva, s'approcha d'Espérance, et l'enveloppa de ses bras. --Oui, partez, dit-il, mais ne faites pas le voyage en homme qui se désole, en homme qui se presse. Tout n'est point perdu pour vos vingt ans, pour votre brave coeur. Qui sait les trésors que vous garde l'avenir. Enfant! ne niez pas, ne vous révoltez pas. --Oh! faites-moi du moins la grâce, s'écria Espérance éperdu, de croire que je ne me consolerai jamais. Non, mon ami, jamais. On ne retrouve pas une pareille femme. Vous voulez bien, n'est-ce pas, que ce misérable coeur laisse saigner devant vous sa blessure? Joie ineffable! je puis donc parler à quelqu'un! Me voilà frappé dans ma vie, seigneur, je n'ai plus de force, plus de courage. Mon devoir accompli, je sens que l'âme m'échappe... Il y a si longtemps que je vivais par cette fibre qui vient de se rompre. J'aimais déjà Gabrielle quand je suis parti, vous savez... Eh bien, je vais partir encore; mais je n'ai plus même de larmes. Ne me consolez pas, c'est inutile. Comment aurais-je du chagrin? comment souffrirais-je désormais? Je suis mort! Crillon cacha dans ses mains son visage morne. --Enfant, dit-il, vous m'écouterez, parce que chez moi c'est un coeur qui parle. Je comprends que vous n'aimiez plus Paris. Quittez-le. --Et j'aurai encore la douleur de vous perdre, s'écria Espérance. --Pourquoi? dit le chevalier d'un ton calme. Vous n'aurez jamais été plus près de moi qu'à compter de ce départ, car je partirai avec vous. --Vous, monsieur? --Certes. Je vieillis; le roi a fait la paix, il n'a plus besoin de moi dans le bonheur. Vous m'aurez pour compagnon: voulez-vous? --Mais, seigneur, dit le jeune homme en regardant Crillon avec une admiration mêlée de stupeur, d'où vient que vous me feriez un pareil sacrifice, vous que les plus illustres destinées attendent, prix des plus glorieux services; vous qui n'avez parcouru que la moitié de votre carrière d'honneurs? comment me préférez-vous à la gloire? --Croyez-vous que j'aie un coeur de pierre, répondit Crillon? Je vous dis: souffrez avec courage, mais à la condition que je vous aiderai à souffrir. --Enfin, qu'ai-je fait pour que vous m'honoriez d'une si précieuse amitié? Car vous me proposez de quitter pour moi le plus grand roi du monde, et, j'en suis sûr, vous ne me quitteriez pas pour un roi. --C'est vrai, dit le héros embarrassé par la naïve question du jeune homme. Ne me demandez-vous pas la cause de mon attachement pour vous? elle est toute simple. Comment ne vous aimerait-on pas? Connaissez-vous mieux, Espérance. Vous êtes bon, vous êtes noble et vous êtes beau. Les yeux se réjouissent de vous voir, les âmes s'épanouissent au contact de votre âme. Que de rois ne vous valent pas! Ah! je ne vous ai pas aimé comme cela du premier coup. Non. Malgré la recommandation de votre mère... car c'est votre mère qui vous a adressé à moi... Rien que pour cette raison, Espérance, vous devriez m'aimer. Tenez, il faut m'aimer beaucoup, mon enfant, et vous persuader ce que vous disiez tout à l'heure par délicatesse, c'est-à-dire que vous n'avez plus que moi au monde. Et si je croyais ne pas suffire à vous consoler avec le temps... si je doutais de votre amitié... si je vous voyais ingrat... Non. Embrassez-moi. Mon coeur se fond quand je vous tiens dans mes bras. Espérance obéit. Il appuya sa tête endolorie sur cette vaillante poitrine et endormit sa douleur aux battements d'un coeur qui n'avait jamais failli. XXII LA PROPHÉTIE DE CASSANDRE Le temps avait marché. Toutes les forces coalisées contre Gabrielle grandissaient en silence. Espérance attendait que Crillon fût prêt à partir. Le chevalier avait fait promettre à son ami la patience et la résignation jusqu'à une occasion favorable. Espérance mettait son point d'honneur à ne rien trahir de ses souffrances. On ne parlait autour de lui que d'un voyage fort beau, fort long, qu'il allait entreprendre avec Jean Mocquet pour l'honneur de la science et pour la gloire d'ajouter quelques colonies au royaume. En attendant, le jeune homme concentrait sa douleur: il s'en nourrissait. Renfermé chez lui ou feignant de s'absenter pour des chasses dans les forêts éloignées, il disparaissait peu à peu du monde et de la cour. On ne le vit qu'une ou deux fois figurer dans les joyeuses fêtes du carnaval. Il avait évité soigneusement Pontis. Décidé à rompre avec le pauvre garde, puisque son absence devait être éternelle; il se promettait cependant de l'aller trouver la veille du départ, de l'embrasser, de lui pardonner; car cette amitié tendre n'était pas éteinte dans le coeur d'Espérance. Il savait, par des rapports fidèles, la douleur de Pontis depuis leur séparation. Rien n'avait pu consoler le garde. Son caractère avait changé comme son corps. Sombre, irascible, taciturne, Pontis restait couché pendant tout le temps qu'il n'accordait pas au service, et ces deux jeunes gens, naguère si brillants, si bruyants, s'étaient éteints comme des chrysalides. À l'intérieur, Espérance menait la même vie. Le carême touchait à sa fin, et comme le roi, à cette époque, habitait ordinairement Fontainebleau avec la cour, c'est de là que tous les matins arrivait au jeune homme le présent quotidien de Gabrielle. Le genre en était changé, ce n'était plus qu'une fleur morne et desséchée, touchant emblème d'une vie arrêtée dans son épanouissement. Ces témoignages de constance n'étonnaient point Espérance; il connaissait l'âme de cette généreuse femme. Mais, plus elle s'attachait à perpétuer en lui la mémoire de l'amour, plus il se croyait obligé de répondre par une magnanimité pareille. --Le devoir de Gabrielle, se disait-il, est de me tendre incessamment la main. Le mien est de fuir Gabrielle. Chacun de nous travaille ainsi au bonheur de l'autre. Et il persévérait dans son isolement, et il accélérait les apprêts de son départ. Le consentement de Gabrielle à cette séparation lui semblait acquis par un silence que rien n'avait rompu depuis leur dernière entrevue à la Chaussée. Au commencement de la semaine sainte tout était achevé. Le printemps venait. Les dispenses de Rouen pour le divorce, et par conséquent pour le nouveau mariage du roi étaient en chemin, dans la valise du courrier royal. Espérance avait commandé ses chevaux pour le lendemain, et, d'accord avec Crillon, qui, plus tard, l'eût été rejoindre, il devait seul se mettre en route. Une dernière fois, le pauvre exilé voulut se promener dans sa maison et lui faire des adieux éternels. Il avait été si heureux dans cette douce retraite; elle était parsemée des reliques de son amour. Partout un souvenir de Gabrielle s'offrait à ses yeux, se heurtait à son pied, caressait sa main. L'infatigable amie avait, jour par jour, fini par emplir de sa pensée la maison tout entière, depuis le vestibule où s'épanouissaient les orangers donnés par elle, depuis les dressoirs garnis des mille caprices de sa fantaisie, jusqu'aux murailles tapissées, jusqu'aux volières peuplées d'un monde babillard, jusqu'aux herbiers gonflés de plantes, jusqu'aux panoplies hérissées d'armes, jusqu'aux médailliers riches de merveilles, jusqu'aux casiers gorgés de volumes dont chacun, fût-ce un livre de science abstraite ou un traité de théologie, représentait pour Espérance une pensée d'amour. La biche suivait partout son maître, frottant son front velu à la main pendante qu'elle léchait de temps en temps. Et chaque pas d'Espérance, parmi tous ces monuments du passé, faisait un bruit qui amollissait son coeur. --Hélas! se disait-il, ce départ est bien véritablement l'image de la mort. Le mourant n'emporte rien de ces richesses tant aimées. Une bague, un portrait chéri, quelque bijou, voilà tout le bagage qui peut tenir avec moi dans le sépulcre. Le reste est abandonné aux étrangers. Tout ce que vivant il aima, ce qu'il soigna de ses mains, ce qu'il adora, éphémères idoles, il le laisse après lui à des gens qui manieront grossièrement ces reliques et les profaneraient d'un équivoque sourire s'ils pouvaient deviner le prix que l'ancien maître y attacha. Moi qui possède une telle quantité de ces richesses précieuses pour moi seul, qu'en vais-je faire? Les garderai-je avec moi sur des chariots, sur des vaisseaux, emballant tour à tour et déballant, ridicule voyageur, ces ustensiles de ma vie d'amour? Cependant j'ai appris à vivre au milieu de ces riens fragiles, j'en ai fait mon horizon, et ma vue souffrirait de s'en passer! Les laisserai-je en partant, comme le mort dont je parlais tout à l'heure? Mais alors il se trouvera des gens qui toucheront sans respect ce qu'a touché Gabrielle. Non; j'imiterai le sage qui porte tout sur lui. Je choisirai le plus petit joyau, la plus fine dentelle, la fleur le plus récemment imprégnée de son souffle, je les enfermerai sur mon coeur, et quand mes chevaux seront sortis, mes valets congédiés, quand je serai seul à la maison, un pied levé pour en partir, je brûlerai tous mes trésors à leur place. Les métaux se fondront avec le cristal, les marbres seront dévorés, les oiseaux libérés s'enfuiront; livres, meubles, étoffes tomberont en cendres; la maison aussi disparaîtra dans ce gouffre de feu, et peu de jours après, tout ce que j'ai touché, aimé, usé, sera effacé comme le maître dans la mémoire des hommes. J'aurai fait de tout cela un immense tombeau, où quelque peu de moi dormira inséparable d'une partie de Gabrielle. Comme il achevait de formuler cette pensée avec un serrement de coeur et des soupirs bien permis à une telle infortune, un léger bruit le fit tressaillir; il se retourna, Gratienne était devant lui, haletante, et s'écria joyeusement: --Dieu merci! le danger est passé! Il faudrait n'avoir jamais aimé pour ne pas comprendre l'effet que produisit sa présence sur le jeune homme encore palpitant d'avoir remué les plus douloureux souvenirs. Quelle douceur il a pour l'amant, ce visage souvent trivial de la confidente! Quel ange pourrait espérer un meilleur accueil, quand même il apparaîtrait dans toute sa beauté, dans toute sa gloire! Gratienne, moins belle qu'un ange, était pourtant une physionomie heureuse et souriante. Bien des fois le coeur du jeune homme avait tressailli au bruit de son pas, comme si elle eût été Gabrielle, mais jamais cependant il ne l'avait trouvée bonne et belle comme en ce moment. Il poussa un cri de joie et courut à elle les bras étendus. Gratienne lui demanda si personne n'écoutait, et sur l'assurance qu'elle en reçut, elle ajouta: --J'apporte une lettre de madame la duchesse, mais pour l'avoir, il faudrait me laisser seule un moment dans cette chambre. Et elle rougit. Espérance la regarda sans comprendre. --Comme souvent on m'a suivie, arrêtée, volée même, quand j'allais à la petite maison du faubourg, reprit Gratienne, j'ai caché cette lettre sous mes habits. Cette fois, pour me la prendre, il eût fallu me tuer, et les ennemis de madame n'osent pas encore assassiner en plein jour, dans la rue. Espérance remercia la courageuse fille et l'enferma. Tout en passant dans la chambre voisine, il se demandait avec un trouble inexprimable ce que pouvait renfermer cette lettre, la première que lui eût jamais écrite Gabrielle. --Elle est assez honnête, assez brave, pensa-t-il, pour vouloir me donner un témoignage palpable de l'amour qu'elle a eu pour moi. Noble imprudente, qui jamais ne transige avec le devoir de son coeur, elle rougirait de ne pas se livrer à moi comme je me suis donné à elle! Cette idée l'exalta un moment, mais la conséquence en fut triste. --C'est donc un adieu qu'elle m'envoie, pensa-t-il, l'adieu éternel. C'est donc fini!... Elle va donc m'ordonner de l'oublier à jamais! Gratienne rouvrit la porte, Espérance avait le front penché, les yeux troubles. --Voici, dit-elle en lui offrant un petit sachet brodé de soie et imprégné d'un de ces mystérieux parfums de l'Orient, qui font rêver de femmes et de fleurs. Il l'ouvrit et prit le papier qui s'y trouvait enfermé. Gratienne s'approcha de la fenêtre et tourna le dos discrètement pour le laisser lire en toute liberté. «Ami, disait Gabrielle, je sais que vous voulez partir, je sais qu'on en parle pour demain, et M. de Crillon l'a dit devant moi avec une sorte de conviction qui m'épouvante. Ce n'est pas que j'y croie, mais tout m'alarme. Non, je ne croirai jamais que vous partiez sans m'avoir parlé une dernière fois. Cependant, vous êtes assez généreux pour avoir ce triste courage. Vous m'aimez assez pour vous sacrifier ainsi. J'en tremble en écrivant. Ne faites pas cela, au nom du ciel, car vous me réduiriez à un tel désespoir, que j'irais chercher au bout de la terre le suprême adieu que vous me devez.» «Il y a demain grande chasse à Fontainebleau; vous y pouvez venir. Nous serons seuls. Soit que vous arriviez secrètement, soit que vous vous montriez, je vous attends; Gratienne vous expliquera où et comment. Songez que je n'accepterai aucune excuse. Une heure après votre refus, vous me verriez arriver chez vous.» Après avoir lu et relu, Espérance tomba dans une profonde perplexité. Jamais l'amour loyal ne s'était exprimé plus clairement; jamais ordre plus net n'avait été donné par un maître plus légitime. Désobéir, c'était risquer de compromettre une femme dont la bravoure en ses moments d'exaltation ne connaissait pas de limites; obéir, n'était-ce pas risquer plus encore? Telle fut la thèse que le malheureux Espérance creusa laborieusement pendant de longues minutes qui semblaient des heures à Gratienne. Il se disait que Gabrielle avait le droit d'exiger ce dernier adieu, que le moyen proposé était facile; quand sans se cacher, on arrivait à une entrevue sans danger même sous les yeux des plus cruels ennemis de Gabrielle. D'un autre côté, quelle signification aurait une entrevue publique. À quoi bon rechercher ces poignantes douleurs qui n'ont pas le droit de se produire? Dans quel but Gabrielle ordonnait-elle à son amant de subir la torture sans pousser un soupir, sans verser une larme? Était-elle à ce point sûre d'elle-même qu'elle voulût affronter une pareille souffrance? L'héroïsme n'était-il pas suffisant? Refuser la femme qu'on adore lorsqu'elle s'offre à nous; la supplier d'oublier l'amant pour ne songer qu'à sa fortune et à son fils, n'est-ce point assez pour satisfaire au devoir? Fallait-il y ajouter la douleur de contempler cette femme aux bras d'un autre? Voilà pourtant le spectacle qu'Espérance irait chercher à Fontainebleau. Dans l'autre hypothèse, c'est-à-dire en refusant l'entrevue, qu'arrivait-il? Gabrielle se compromettrait peut-être. Peut-être n'attendait-on qu'une fausse démarche d'elle pour l'accabler? Aimante, vaillante, capable de tout, elle arriverait en effet chez Espérance. Et surprise en un pareil rendez-vous elle était bien perdue. --Non, lui dit la raison, elle ne fera pas cela. D'ailleurs, il dépend de moi qu'elle ne le fasse pas. J'aime mieux mourir que d'aller froidement à Fontainebleau et réciter devant témoins des adieux ridicules. Quant à un entretien secret, la mort est peut-être au bout. Je n'irai pas à Fontainebleau. L'égoïsme à deux m'en fait un impérieux devoir. Mais serai-je assez sot, assez lâche pour lui dire que je n'irai pas? Provoquerai-je par fanfaronnade une générosité insensée, dont le résultat ruinerait la noble créature? Non. Ce départ que j'avais fixé à demain, je l'effectuerai ce soir même. À peine Gratienne sera-t-elle hors d'ici, que j'en sortirai, derrière elle. Au moment où elle rendra ma réponse à Gabrielle, j'aurai fait cinquante lieues; au moment où Gabrielle m'attendra à Fontainebleau, je serai sorti de France; au moment où elle aurait la magnanimité de me venir chercher chez moi, comme elle dit, la maison sera un monceau de cendres déjà froides; le maître sera un souffle, une ombre, une fable. Gabrielle ne trouvera plus même un prétexte pour se faire tort. Allons! voilà comment peut agir un homme, voilà comment l'on peut sauver une femme. C'est décidé, c'est fait. Gratienne! dit-il. Gratienne s'approcha, le coeur oppressé par cette longue attente qui lui semblait un mauvais témoignage de l'empressement d'Espérance à satisfaire sa maîtresse. --Ma bonne Gratienne tu disais vrai tout à l'heure. Les périls sont grands autour de nous; mais nous y sommes habitués. J'irai à Fontainebleau: j'irai demain. À quelle heure Mme la duchesse préfère-t-elle m'y voir? --Si vous venez pour la chasse, ce sera le matin, et l'on saura, au retour, trouver l'instant de vous faire parler à madame. --Le soir, j'aurai gagné plus de temps, pensa Espérance, et il ajouta: --J'aime mieux le soir, Gratienne. --Madame l'aimera mieux aussi. Après le souper, elle sera souffrante, elle se retirera, elle sera tout à fait libre. --Mais comment pénétrerai-je au château? --Cela me regarde. Soyez, une heure après la nuit tombée, au pied de l'escalier à vis, dans la cour Ovale. L'on soupera, nul ne vous peut remarquer à ce moment. Je vous conduirai à l'endroit choisi par madame. --C'est convenu, dit Espérance. La nuit vient à six heures, je serai à sept au pied de l'escalier à vis. --Bien, monsieur. Je pars joyeuse, plus légère qu'en arrivant. --La duchesse, tu ne m'en parles pas, dit Espérance avec mélancolie. Toujours belle, toujours florissante, n'est-ce pas? Gratienne secoua la tête. --Si vous l'aviez vue écrire cette lettre, répliqua-t-elle, vous eussiez mis moins de temps à me rendre la réponse. --Oh! ne crois pas que j'aie hésité, dit Espérance remué jusqu'au fond du coeur. Ne comprends-tu pas toutes mes craintes? Enfant! sache que sa vie dépend d'une imprudence que je lui laisserais commettre. --Je le sais, et c'est pour cela que mon coeur battait si fort en apportant ce billet. C'est une preuve, ce billet, une preuve mortelle. --Rassure-toi, dit Espérance avec une émotion qui brisait sa voix et faisait trembler sa main, la preuve ne fera mourir personne. Il alluma une bougie d'un candélabre, et, après avoir baisé passionnément la lettre sur tous les endroits qu'avait pu toucher la main de Gabrielle, il brûla le papier, en broya les cendres dans ses doigts. --Tu diras tout ce que tu as vu, Gratienne, reprit-il, et tu répéteras tout ce que j'aurai dit. --Oui, monsieur. --J'aime Gabrielle jusqu'à la mort; retiens bien cela Gratienne. --Oh! oui, je retiendrai cela, moi qui le pense presque aussi tendrement que vous le dites. --Et, quoi que je fasse, Gabrielle doit se dire: Il l'a fait par amour pour moi. --Mais que ferez-vous donc? s'écria la jeune femme épouvantée de l'accent avec lequel ces paroles venaient d'être prononcées. --Je le dirai demain soir à la duchesse, se hâta d'ajouter Espérance honteux de s'être laissé entraîner au bonheur d'envoyer un si tendre adieu à celle qu'il ne voulait plus revoir. Gratienne, calmée par cette réponse, sourit et se dirigea vers l'escalier. On eût dit qu'il ne pouvait se décider à la laisser partir: --Tu vas bien souffrir cette nuit pour retourner ainsi à Fontainebleau, dit Espérance, il fait froid. La litière va lentement. Je gage qu'elle met sept heures à faire le trajet. --Je dormirai en route, trop heureuse de rapporter demain matin une réponse qui réjouira le coeur de ma maîtresse. Elle partait. Espérance la retint et courut au coffre de sa chambre. --Que cherchez-vous, dit-elle? --C'est aujourd'hui la première fois que tu m'apportes une lettre d'elle, murmura le jeune homme, j'ai le droit de te payer cette bienvenue. Il lui mit dans la main un collier d'émeraudes dont la richesse arracha un cri d'admiration à Gratienne. --Mais, monsieur, je n'oserai jamais porter cela! s'écria-t-elle. --Ces émeraudes! ce sont mes couleurs, dit-il en souriant. Je m'appelle Espérance! souviens-toi de moi. En parlant ainsi il l'embrassa. Ce baiser, ce présent, avaient, malgré les efforts d'Espérance, une solennité qui laissa Gratienne plus défiante que jamais, et elle se disposait à lui en demander l'explication, quand trois coups, frappés d'une certaine façon, retentirent à la porte. --C'est l'intendant qui m'appelle, dit Espérance, il faut que ce soit quelque chose d'important. Gratienne se blottit derrière un rideau, Espérance entr'ouvrit la porte pour demander de quoi il s'agissait. --Seigneur, une femme vient d'arriver, dit tout bas l'intendant, elle veut vous parler. --Son nom? --Elle a refusé de le dire. --Je n'ai affaire à aucune femme, congédiez-la. --Elle insiste beaucoup trop, seigneur, et c'est une étrangère qui s'exprime mal et comprend mal aussi. J'ai pu saisir seulement qu'elle appelle monseigneur, Speranza. Le jeune homme tressaillit. --Une femme petite, brune, vive, dit-il. --Oui, seigneur, très-vive. --Renvoyez, renvoyez vite! s'écria Espérance en poussant dehors l'intendant. Mais celui-ci s'arrêta à moitié chemin dans l'escalier, la femme qu'il allait congédier lui barrait le passage. Elle avait forcé les deux valets de garde et montait résolument chez Espérance en dépit des instances et des efforts de trois personnes. --Madame, dit enfin l'intendant furieux, vous avez entendu l'ordre de monseigneur? --Dites-lui qu'il y va de sa vie! répliqua l'étrangère en continuant d'avancer. Et, haussant la voix de façon à être entendue d'Espérance, qu'elle savait être derrière la porte, elle ajouta en toscan: --Et d'une autre bien plus précieuse pour vous, Speranza! Ces mots, prononcés avec une intonation funèbre, n'admettaient point de résistance. Espérance remit Gratienne à l'intendant, avec ordre de la conduire dehors par l'escalier dérobé. Et, pour accélérer le départ de celle-ci qui hésitait, faute du comprendre: --Va donc, s'écria-t-il d'une voix sourde, sinon tu es perdue! Puis, fermant la porte, il s'élança sur le palier à la rencontre de la femme qui gravissait la dernière marche, et que sa présence arrêta aussitôt. --Voilà une audace étrange! dit-il en italien. Avez-vous perdu le sens, Leonora, pour oser vous présenter chez moi? --Speranza, interrompit l'Italienne, est-ce que vous avez eu l'imprudence de répondre par écrit à la duchesse? Espérance sentit son coeur défaillir à cette terrible question. --Si vous avez écrit, ajouta rapidement Leonora, reprenez la lettre; il en est temps encore. --Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, balbutia-t-il fort pâle. --Je dis que si Gratienne porte sur elle un écrit de vous, elle, la duchesse et vous, vous êtes perdus tous trois! Rappelez-la donc, s'il en est ainsi, et brûlez votre lettre comme vous venez de brûler celle de la duchesse, dont la fumée plane encore sous cette voûte. --Un nouveau piège, n'est-ce pas? murmura Espérance partagé entre la défiance et la terreur. Leonora gravement: --Depuis Villejuif j'ai suivi Gratienne, je l'ai vue entrer chez vous; il ne dépendait que de moi de la saisir, de l'empêcher d'arriver jusqu'à vous ou d'intercepter son message. Gratienne vient de sortir, nos agents sont au dehors, elle ne ferait point cent pas sans être arrêtée avec votre lettre! Voila pourquoi je vous dis: rappelez Gratienne, Speranza. Me comprenez-vous? Est-ce un piège? Espérance ne trouva rien à répondre. L'argument était écrasant; son air abattu prouva qu'il était persuadé. --Allons, tant mieux, continua Leonora, voyant qu'il restait immobile. Vous n'avez pas écrit, tant mieux. Mais j'ai d'autres choses à vous dire; recevez-moi chez vous ou dans le jardin, comme il vous plaira; je ne puis parler ainsi sur l'escalier. En achevant ces mots, elle redescendit. Espérance la suivit, dompté, stupéfait. Lorsqu'ils furent dans le jardin et que le jeune homme eut pris le temps de se remettre en garde contre la nouvelle attaque qu'il prévoyait: --J'écoute, dit-il, non sans être étonné de votre équivoque démarche, mais j'écoute. --Jamais, répliqua Leonora, vous n'avez eu plus besoin de votre attention. Speranza, quoi que soit votre désir de me trouver en défaut, pénétrez-vous du sens de mes paroles. Figurez-vous que c'est une prophétesse antique qui vous parle. --Je vous savais déjà devineresse, interrompit ironiquement Espérance; antique, je l'ignorais. --Pour l'amour du Christ, ne raillez, pas. Depuis notre dernière entrevue vos ennemis ont fait des progrès rapides, immenses. Ils sont arrivés au but de leur ambition et touchent à celui que s'était proposé leur vengeance. Un avenir trop prochain vous fera comprendre mes paroles forcément obscures aujourd'hui. Speranza! depuis longtemps j'entends dire que vous allez partir et vous ne partez pas. De chez moi je surveille chaque jour vos indécisions, je vois faire et défaire mille fois les apprêts destinés à tromper des yeux moins clairvoyants que les miens. Aujourd'hui, plus de délai possible. Tout touche à l'événement. Speranza partez! Elle avait parlé avec tant de solennité, d'autorité douce, sa parole était si vibrante et si affectueuse à la fois, toute sa personne respirait une émotion si vraie ou si bien jouée, que le jeune homme en fut touché trop profondément pour le dissimuler. --Mais je pars demain, vous le savez bien, vous qui savez tout, répondit-il. D'ailleurs, ce conseil, quel sentiment vous le dicte? Ce que j'ai vu de vous me permet de suspecter même vos services. --C'est vrai, dit-elle tristement; mais oubliez mes actes et n'observez que mes paroles. Souvenez-vous que j'ai commencé par vous aimer!... --Allons donc! l'hypocrisie est une de vos armes les plus dangereuses. Plus vous enveloppez de miel vos perfidies, plus je me défie. Henriette aussi m'a aimé... Quant à Leonora, il me suffit pour l'apprécier d'avoir vu à l'oeuvre Ayoubani. --Oh! murmura l'Italienne avec colère, l'oeuvre d'Ayoubani n'était pas dirigée contre vous; Ayoubani travaillait pour elle-même... contre... Mais, à quoi bon trahirais-je mes secrets; vous ne me croyez pas? --Non! dit résolument Espérance. --Speranza! interrompit Leonora, que cette nouvelle insulte si méritée fit bondir comme un coup de fouet, je vous ai prouvé tout à l'heure du dévouement en laissant arriver ici et sortir librement Gratienne.... --Vous ne m'avez rien prouvé du tout. Il peut entrer dans vos vues de paraître généreuse à huit heures du soir pour mieux m'égorger à minuit. --Maudite que je suis! s'écria-t-elle en déchirant avec fureur le mouchoir qu'elle tenait à la main. Eh bien! je t'ai dit tout à l'heure de partir, je te le répète, je t'en supplie, je t'en conjure. Chaque minute que tu passes en ce pays t'enlève une année d'existence. Speranza, tu ressembles à ces oiseaux brillants, téméraires, qui ont suspendu leur nid aux plus beaux roseaux des fleuves. Un jour l'orage s'allume, les eaux bouillonnent... le roseau déraciné roule englouti. Pars, Espérance; pars sans regarder en arrière... je ne puis t'en dire davantage. Dieu m'est témoin que je donnerais la moitié de mon sang pour te sauver! --Je comprends vos allusions, dit froidement Espérance. Ce roseau menacé, c'est la duchesse, n'est-ce pas? --Oui! --Qu'ai-je de commun avec la duchesse? --Il serait trop grossier de me nier, à moi, l'intérêt que tu portes à cette femme, à moi qui sais tout! Cette femme est perdue, te dis-je, rien au monde, rien ne pourrait plus la sauver. Fuis-la, si tu ne veux t'ensevelir sous ses ruines. --Rien ne la sauverait, dites-vous, oh! j'espère que si, répliqua Espérance avec une sardonique douceur, ce qui la perd, c'est sa malheureuse ambition. Est-ce qu'on ne la sauverait pas, dites, si elle renonçait au trône? --C'est le seul moyen, je l'avoue. --Ah! pauvre démon, ta ruse est éventée, s'écria Espérance triomphant, tes grands mots cachaient de bien pitoyables mystères. Si tu veux m'épouvanter, trouve autre chose: voici le moment de m'ouvrir ta boîte à secrets! --Assez! répliqua Leonora d'une voix sourde en serrant fortement le bras d'Espérance. J'en ai trop dit peut-être. Peu de mots, grands ou petits, vont désormais sortir de ma bouche; je prie le Seigneur de les faire pénétrer jusqu'à ton coeur endurci. Pars! ne revois jamais Gabrielle! Pars plus rapidement que la flèche. Mais ton oreille est sourde, ton coeur est fermé, tu continues à rire. Fais donc ce que tu voudras; cours où ta destinée t'entraîne; seulement, à l'heure fatale rappelle-toi tout ce que je t'ai dit; tu l'auras voulu! Tombe et ne m'accuse pas. Adieu! En parlant ainsi, elle s'enveloppa dans sa mante avec un désespoir sauvage et s'enfuit à grands pas, laissant Espérance troublé, malgré son incurable défiance. --Qu'il y ait un danger sur Gabrielle, c'est possible, se dit-il après une longue nuit de réflexions. Mais si ces monstres coalisés m'invitent à partir, c'est que ma présence pourrait porter secours à la duchesse.--Et, dans l'autre cas, si Leonora, ce que je n'admets pas, a été sincère, si réellement Gabrielle est menacée, je serais un lâche de me mettre à l'abri. L'Italienne dit oui, l'Indienne dit non... Que dit Espérance? Espérance sera demain soir à Fontainebleau. XXIII OÙ PONTIS TROUVE L'OCCASION PROMISE La journée d'attente parut mortelle à Espérance, mais trop d'intérêts étaient en jeu pour qu'il commît l'imprudence de devancer l'heure fixée par la duchesse. Il partit vers midi de Paris, après avoir fait ses adieux à toute sa maison et distribué des gratifications à ses meilleurs serviteurs. Il ne laissait que le concierge et deux jardiniers, bien décidé à revenir vite, aussitôt après son entretien avec Gabrielle, pour exécuter le projet formé la veille de ne laisser derrière lui aucune trace de son passage. Il devinait bien qu'on devait le suivre; mais qu'y faire? La ruse n'était pas possible avec des ennemis comme Leonora, comme Henriette. Ne pas ruser et aller brutalement au but devenait le meilleur système. La tactique d'Espérance se composait d'un mélange de ses deux projets. Demeurer peu de temps à Fontainebleau, s'y bien cacher et avoir déjà disparu au moment où l'on annoncerait son arrivée. Quant à la route à suivre, pas de feinte. Il allait en ville; Fontainebleau se trouve sur le chemin. À sept heures du soir, il faisait nuit, le temps était sombre, chargé, froid. Tous les habitants de la ville, rentrés chez eux, soupaient et se chauffaient. On voyait aller des lueurs derrière chaque vitre, tandis que les portes commençaient à se barricader. Espérance connaissait Fontainebleau en détail. Pas un arbre de la forêt, pas un détour du château ne lui avait échappé. Il avait tant de fois parcouru, chasseur ou promeneur privilégié, ses bois et ses galeries! Il savait aussi mieux que personne les heures de jeu, de repas, d'assemblée, et les habitudes de la maison royale. Il se glissa sans être vu par la cour des cuisines; un grand mouvement de valets s'occupant des offices lui permit d'arriver au pied de l'escalier à vis dans la cour ovale. Et son regard aperçut dans l'ombre la forme inquiète de Gratienne à une fenêtre du rez-de-chaussée. Elle surveillait depuis quelques moments, et rien ne lui avait paru suspect. Elle conduisit donc Espérance avec une parfaite sécurité jusqu'à sa chambre à elle, pour lui donner les dernières instructions. Le moment était favorable, une bruine fine et froide couvrait le vague horizon des cours mal éclairées. En ces temps d'économie, les trois quarts au moins de l'immense château étaient obscurs ou inhabités, et le roi avait concentré dans un même quartier tous ses hôtes pour épargner des frais à sa cassette et de la fatigue à ses gens de service. Gratienne annonça donc à Espérance qu'elle allait le mener chez la duchesse, qui, pour plus de sûreté, l'attendait dans son appartement. Et le voyant se récrier, elle ajouta que Gabrielle, après avoir tenu conseil, était persuadée que nulle cachette dans tout le château n'était plus sacrée, mieux défendue et plus naturellement gardée par elle-même. D'ailleurs, pour se donner une liberté plus grande, elle allait feindre de se trouver fatiguée, malade, et par conséquent devait demeurer au logis. Espérance ne fit pas d'objection, il enfonça son chapeau sur ses yeux et suivit Gratienne, le coeur moins touché de crainte que palpitant d'émotion à l'idée qu'il allait revoir Gabrielle. Nous l'avons dit, sept heures venaient de sonner. Tout se fermait au château. Les immenses quartiers de chêne brûlaient dans les cheminées. Le souper du roi cuisait aux broches, et la table était mise. La chasse ayant fini un peu tard, le roi venait seulement de se débotter. Il se faisait beau pour paraître avec avantage au milieu de ses convives. Tandis que ses valets de chambre l'habillaient galamment et parfumaient sa barbe, il s'entretenait avec Zamet, debout, respectueusement, à l'angle de la cheminée, en face du fauteuil du roi. --Oui, disait Henri, ce que j'ai résolu, de concert avec la duchesse, sera d'un bon exemple pour les Parisiens. Ils verront que ceux de ma cour ne sont point des impies. Mme la duchesse veut aller passer à Paris les derniers jours de la semaine sainte; on la verra aux églises, en dévotion. Il est bon qu'elle prenne déjà les airs de recueillement qui conviennent aux personnes royales pour édifier le peuple. Zamet s'inclina. Ses yeux perçants ne quittaient point le visage du roi, essayant de lui arracher la suite de sa pensée. --Quant à moi, poursuivit Henri, j'ai beaucoup de travaux ici, je les parferai, et j'irai ensuite retrouver la duchesse, chez toi, à Paris. --Chez moi, sire? --Oui, loge-la. Ta maison est un paradis sur terre. Tu es mieux meublé que moi, compère Zamet, fais bonne chère à la duchesse, qui te le rendra, lorsqu'elle sera reine. Soit caprice de la flamme, soit ombre d'émotion voilée, on eût pu voir voltiger un reflet livide sur le visage du Florentin. --Ce m'est un grand honneur, sire, dit-il, et je ferai de mon mieux. Cependant j'avoue que j'y suis mal préparé en ce moment. --Bah! si la chère est mauvaise, on t'excusera vu le crime. Cependant nous allons dîner aujourd'hui en bas pour la dernière fois de la semaine. J'ai dispensé le page pour un repas, et mon appétit de chasseur choisit celui que nous allons faire. Faites entrer chez moi, La Varenne. La Varenne obéit. Plusieurs seigneurs attendaient dans la salle voisine, et furent admis près du roi. C'étaient, avec les principaux de la cour, le comte d'Auvergne, qui présenta au roi M. d'Entragues, son beau-père. Les Entragues avaient enfin reçu une invitation pour Fontainebleau. M. d'Entragues fut parfaitement accueilli du roi, malgré le fin sourire qui ne quitta pas les lèvres de ce dernier pendant la présentation. --Mais je ne vois point les dames, dit Henri en recherchant autour de lui. --Sire, se hâta de répondre le comte d'Auvergne, ces dames, au retour de la chasse, ont eu leur carrosse versé et brisé dans le Bas-Bréau; elles voudraient obtenir de Votre Majesté quelques heures de repos. --Elles ne dîneront pas? s'écria Henri. --Je crains fort que leur estomac n'ait souffert de la chute comme tout le reste, répliqua en riant le jeune homme. --Fâcheux contre-temps, dit le roi contrarié, les routes de cette forêt sont mauvaises, on s'y tue; espérons que j'aurai assez d'argent bientôt pour rendre les forêts habitables aux dames comme des jardins. Eh bien! j'excuse les dames d'Entragues; nous boirons à leur santé. Et voyant que plusieurs des assistants le regardaient et cherchaient à pénétrer sa pensée, pour en faire des commentaires, peut-être des rapports, --Heureusement, ajouta-t-il, la présence de Mme la duchesse nous dédommagera. Il achevait à peine, non sans avoir remarqué le nuage que ces mots avaient répandu sur le front du père Entragues, lorsque M. de Beringhen, le premier valet de chambre du roi, entra et parla bas à Sa Majesté, dont les traits prirent aussitôt une vive expression de contrariété. --Voilà qui s'appelle du malheur, s'écria Henri. Au moment même où j'annonce la duchesse, elle envoie dire que la chasse l'a brisée, qu'elle souffre et ne peut assister au souper. Mais n'importe, ses désirs sont des ordres. Allez, Beringhen, lui porter tous mes compliments de condoléance, et annoncez-lui, qu'après le repas, je passerai savoir de ses nouvelles. Chacun s'approcha du messager avec empressement pour le prier de se charger d'un compliment respectueux pour la duchesse. Pendant ce temps-là, Henri se promenait devant la cheminée en se disant: --Voilà le martyre qui commence. C'est bien fait pour moi. Henriette ne veut pas dîner avec Gabrielle, et Gabrielle refuse de s'asseoir à la même table que Mlle d'Entragues. Celle-ci a tort; je lui en dirai vertement ma façon de penser, elle prend trop tôt des airs d'exigence. L'autre a raison. Pauvre chère amie, je la rassurerai, mais comment accommoder tout cela? Le maître d'hôtel apparut flanqué de ses officiers. --Allons souper, messieurs, s'écria le roi avec d'autant plus d'empressement qu'il avait besoin d'étouffer un soupir. Tous les assistants le suivirent, soit en chuchotant, soit, les plus habiles, en analysant les causes de cette désertion des deux dames. Tandis que toute l'assemblée défilait dans la galerie, derrière les porte-flambeaux, un garde de service assis sur une banquette, la tête ensevelie dans ses deux bras que soutenait le mousquet, demeurait là, sourd et immobile, comme une statue. Le bruit des pas, des voix, la lumière des flambeaux ne le réveillaient pas. --J'espère qu'en voilà un qui dort, s'écria le roi de belle humeur. Ah! bonsoir, brave Crillon, c'est un de tes gardes. --Dieu me pardonne, oui, répliqua le chevalier, en s'apprêtant à réveiller d'un coup de poing ce furieux dormeur, qui manquait si impertinemment à la consigne, mais le roi l'arrêta. Il fit approcher le page qui tenait son flambeau à six bougies, et l'ardente clarté inonda le visage du garde. Celui-ci alors se souleva, montrant un visage ébahi, hébété, le pâle et désolé visage de Pontis qui, comprenant toute sa faute, se dressa comme un ressort. --Je connais cette figure-là, dit le roi en riant. Et tout le monde se mit à rire: ce qui produisit une sorte de huée sous le poids de laquelle le pauvre garçon baissa la tête avec une indicible expression de morne découragement. --C'est le pauvre Pontis, je ne le reconnaissais pas, tant il est maigre, il faut l'excuser, murmura Crillon. --Oui, oui, répondit le roi, continue ton somme, cadet; nous ne sommes pas en face de l'ennemi. --Plût au ciel, murmura le cadet d'un air sombre et résolu qui frappa le roi, et lui révéla tout ce qu'il y avait encore d'énergie farouche sous cette torpeur. Aussitôt que le cortège eut défilé, Pontis laissa tomber son bras et son mousquet, la galerie redevint obscure, le garde reprit sa place sur le banc, sans donner un seul regard aux splendeurs du festin, qui se faisait sentir par odorantes bouffées jusque dans la galerie. Le roi prit place, les convives l'imitèrent; mais en dépliant sa serviette, Henri trouva dessous un billet. --Oh! oh! dit-il en fronçant le sourcil, il est rare qu'un billet ainsi remis annonce quelque chose d'heureux à un prince. Y a-t-il conspiration contre mon appétit? Servez toujours. --Pas de signature, tant pis, pensa-t-il. Il se mit à lire. Un léger frisson passa sur ses épaules et contracta imperceptiblement ses traits, mais, se sentant observé, il acheva sa lecture. «Sire, disait-on, certaine dame que vous croyez seule ce soir, s'est arrangée pour avoir de la compagnie. Si Votre Majesté ne trouble pas le tête-à-tête, c'est qu'elle a trop de patience et trop peu de curiosité.» Une demi-minute suffit pour faire éclore un monde entier de pensées dans l'esprit troublé du roi. Ce billet faisait allusion à l'une des dames logées à Fontainebleau, Gabrielle ou Henriette. Évidemment, pensa le roi, à la table où je le lis se trouve quelqu'un qui en sait ou en devine le contenu. L'auteur peut-être me regarde. Le roi brûla tranquillement le papier et dit en souriant: --Bonne nouvelle. Soupons! Il essaya, en effet, de souper; mais son appétit avait disparu. Le bruit du festin et la volonté de paraître joyeux lui donnèrent une surexcitation à laquelle plusieurs de ses convives ne durent pas se tromper: rien n'était ordinairement plus naturel que la gaieté du roi. Cependant Henri parvint à sauver les apparences. Tout ce travail de sa pensée aboutit à un plan péniblement élaboré au milieu des rires. --On veut, se disait le roi, que je monte jaloux chez la duchesse ou que je demande à voir si Mlle d'Entragues est seule chez elle. L'une de ces deux femmes rivales prépare à l'autre une rude attaque. Mais qui sera battu? Moi! Et je prêterai à rire, quelque parti que je prenne entre l'une ou contre l'autre. Zamet, pendant toute la scène, causait avec ses voisins sans cesser d'observer le roi. Mais cette surveillance du Florentin était digne d'un pareil maître; son oeil droit, souple, savait ne rencontrer Henri qu'aux bons moments. Celui-ci, non moins habile, regardait tout le monde, et, s'occupant de tout, cherchait sur chaque visage un indice qui vînt confirmer ses soupçons. Le repas dura longtemps pour le pauvre prince ainsi torturé; il ne découvrit rien, et finit par s'en tenir à sa première idée. Le billet lui venait de l'une ou de l'autre des deux dames rivales. Peut-être n'avait-il aucune valeur, peut-être signifiait-il assez de choses pour mériter un éclaircissement. Mais Henri sentit si bien la gêne de sa position, s'il faisait une démarche décisive, qu'il se résolut à une complète immobilité. Cependant son esprit fécond, irritable quand il s'agissait des obstacles, ne lui permettait pas de laisser sans résultat un pareil avertissement. Au moins Henri se devait-il à lui-même d'approfondir la partie essentielle du mystère. Deux moyens s'offraient naturellement. Rendre visite à la duchesse ainsi qu'il l'avait promis. Nul ne s'en étonnerait. Rendre visite à Henriette, chacun en parlerait, ce serait un bruit, un scandale, Gabrielle ne le lui pardonnerait jamais, et encore, quel profit tirer d'une visite? Trouve-t-on chez une femme celui qu'elle veut cacher, quand la femme se défie, quand l'investigateur tremble de trahir sa jalousie, quand la bienséance, la dignité, défendent qu'on interroge, qu'on ouvre les portes? Non, une visite n'amènerait aucun résultat. Et puis, ce billet, lâche dénonciation, ne prouvait rien. Combien de fois Gabrielle et Henriette elle-même avaient-elles été calomniées? N'y a-t-il pas toujours dans un palais quelque serpent caché qui siffle quand il ne peut mordre? Le dénonciateur cette fois, comme tant d'autres, avait menti. Si, toutefois, il n'avait pas menti, que faire? On avouera que la discussion d'un si délicat problème n'était pas facile à conduire au milieu des propos interrompus d'un souper. Mais le roi n'en était pas à son apprentissage. Il avait mené souvent à bonne fin des négociations plus compliquées, et, sous le roi Charles IX, sous la reine Catherine de Médicis, on était à bonne école. Henri trouva son moyen en attaquant le dessert. Il se souvint que le logement des Entragues avait été marqué par Beringhen à l'extrémité d'un corridor aboutissant à l'appartement de la duchesse. Cette précaution du prudent Beringhen permettait au roi, en cas de besoin, d'être rencontré dans ce corridor sans étonner personne. Le corridor était immense, sombre et désert, puisque chaque appartement était desservi par son escalier particulier. Henri, tacticien consommé, songea que de cet endroit la surveillance serait commode, sûre, et ne compromettrait personne. Il ne s'agissait plus que de trouver le surveillant. Le choix n'était pas facile. En attendant l'inspiration, Henri s'affermit dans la résolution de ne rien faire d'éclatant, de ne pas même aller voir Gabrielle comme il eût pu le faire sans se trahir, puisque sa visite était annoncée avant la lecture du billet et justifiée par l'indisposition de la duchesse. Il résolut aussi de ne pas parler de Mlle d'Entragues, de paraître l'oublier, elle et ses côtes meurtries au Bas-Bréau; cette neutralité absolue commencerait par bien dérouter les espions, s'il s'en trouvait à table qui eussent voulu surveiller l'effet du billet. Henri, charmé d'avoir ainsi sauvé sa dignité, celle de la femme qu'il allait épouser, celle même de la maîtresse nouvelle, appliqua toutes ses facultés au choix du confident. On sortait de table, et déjà, s'appuyant au bras de Crillon, le roi allait raconter ses perplexités et confier l'exécution de son projet à cet ami fidèle; mais il réfléchit que l'emploi était au-dessous d'un pareil personnage, et nécessitait plus de souplesse que de chevalerie. Crillon eût été trop vigoureux et trop peu rusé; ce qu'il fallait en cette circonstance, c'était un esprit présent, un coeur résolu, un bras solide, tout cela dans un personnage obscur et inconnu. Les yeux du roi s'arrêtèrent alors sur Pontis, qui, cette fois, les épaules effacées, le regard brillant, se tenait à son poste quand passa le roi pour retourner à sa chambre. Au choc de ce regard, Henri devina qu'il tenait son homme, et s'arrêta. Se tournant alors vers les assistants: --Nous allons jouer, messieurs, dit-il. Laissons dormir les dames malades qui ont besoin de repos. Je dis cela pour vous, comte d'Auvergne. Vous porterez le bonsoir de ma part à votre mère et à votre soeur. Bonsoir, M. d'Entragues. Et je le dis aussi pour notre bien-aimée duchesse, qui part demain de bonne heure pour faire ses dévotions à Paris: n'est-ce pas, compère Zamet? --À quelle heure, demain, sire? --Vers le soir, elle sera chez toi. --Je pars donc, ce soir même, sire, pour tout préparer, afin que Mme la duchesse n'ait pas trop à se plaindre de mon humble hospitalité. --Va, compère. Préparez vos écus, messieurs, je me sens en veine de gagner ce soir, ajouta le roi avec un sourire plus mélancolique que railleur, car malgré lui il songeait au proverbe qui attribue bonne chance au joueur malheureux en amour. Ah! voici mon garde réveillé! dit alors Henri laissant passer les assistants, Continuez de marcher, messieurs, j'ai à consoler ce pauvre garçon de la bévue qu'il a faite. Allez! je vous joins. Et il s'approcha de Pontis. Tous deux étaient seuls au milieu de la galerie, un page tenait de loin le flambeau. Nul ne pouvait entendre. Le roi parla bas à l'oreille du garde, dont les yeux intelligents témoignèrent plus de dévouement que de surprise. --Tu as compris? dit le roi. --Parfaitement. --Crois-tu pouvoir réussir? --J'en réponds. --Vigilant comme un chat, muet comme un poisson! --Oui, sire. --Mais, si l'on te résiste, si l'on t'échappe; tu n'es guère fort? --Qu'on ne s'y fie pas; je suis de mauvaise humeur. --Sois prudent! Voici une clé qui t'est indispensable. Va! je ne me coucherai pas que tu ne m'aies rendu compte. Le roi mit une clé dans la main de Pontis et retourna jouer dans son cabinet. XXIV AMOUR Gratienne, dès que le moment fut venu, conduisit Espérance dans un cabinet tendu de damas de soie violet à larges fleurs. Les meubles étaient d'ébène ou d'ivoire, quelques-uns d'argent ciselé comme c'était la mode en Italie, à cette époque où l'art ne croyait pas s'avilir en présidant à toutes les utilités de la vie. Un feu de braise sans flamme brûlait dans la cheminée de marbre rouge portée par des cariatides blanches. La lampe d'or aux larges flancs frappés de riches sculptures, tombait du plafond, retenue par trois longues chaînes du même métal. C'était un présent de Charles-Quint à François Ier. Deux belles toiles de Raphaël et de Léonard de Vinci, chefs-d'oeuvre qui valaient deux fois l'or de la lampe, brillaient, dans leurs panneaux, de cette calme et noble fraîcheur de l'immortalité. Espérance jeta un regard distrait sur ces merveilles. Ce qu'il cherchait, c'était la tapisserie sous laquelle allait apparaître Gabrielle. Gratienne fit sonner un timbre et partit précipitamment. Bientôt un bruit de pas rapides fit trembler l'âme du jeune homme, une lourde étoffe bruit, et la portière se leva. Gabrielle accourait, les joues pâles de joie, les yeux, ses doux yeux! noyés d'une larme chatoyante comme une perle. Elle ouvrit ses bras en appelant Espérance et le retint longtemps sur son coeur sans qu'ils eussent, l'un ou l'autre, la force ou l'envie de prononcer un seul mot. Cependant elle prit la main de son ami, et contempla d'un oeil attendri les ravages que tant de douleurs avaient imprimés sur cette beauté sans rivale. Lui, la laissait penser, souriait et s'inondait du bonheur de la voir. Elle fut la première à rompre ce charmant silence. --Avant tout, dit-elle, n'ayez ni inquiétude ni réserve. Cet endroit, le plus dangereux de tous en apparence, est en réalité le seul qui soit sûr, car il est le seul où nos espions ne puissent pénétrer. Au-dessus de nous est la chambre de Gratienne. Mon appartement se trouve absolument débarrassé des gens de service, qui me croient au lit et soupent. Je n'aurais à redouter qu'une visite du roi; mais il soupe lui-même et chacun de ses mouvements me sera annoncé par Gratienne un quart d'heure avant que personne ait pu arriver ici. Si le roi montait après souper, comme il vient de le faire dire par Beringhen, vous auriez dix fois le temps de passer chez Gratienne par l'escalier qui communique à ma ruelle. --D'ailleurs, répondit Espérance en lui pressant les mains, le roi soupe longuement après la chasse, et je ne serai probablement plus chez vous lorsqu'il aura fini. --Cela importe peu, interrompit Gabrielle. J'ai tant de choses à vous dire que les instants, si longs qu'ils soient, nous paraîtront toujours trop courts. --Rien n'approche pour l'intérêt, de ce que j'ai à vous rapporter, ma Gabrielle. Votre rendez-vous, ne me fût-il pas arrivé hier, que je vous eusse, ce matin, fait demander audience. --J'avais donc raison de croire que vous ne partiriez pas sans me voir. C'eût été un crime. --Je ne veux point mentir. Peut-être l'eussé-je commis sans la gravité des avis qui me sont parvenus, Gabrielle; vos ennemis triomphent, ils n'en sont plus aux menaces. Ils s'apprêtent à frapper le coup décisif. --Quels ennemis? quel triomphe? quelles menaces? quels coups? dit Gabrielle avec un enjouement fébrile qui fit froid au coeur d'Espérance. --Pour être vague, ma révélation ne doit pas moins vous éclairer sur les périls qui vous attendent. J'avoue que je ne pourrais rien préciser, mais par cela même, j'admets tous les soupçons, toutes les craintes. --Écoutez donc, interrompit la duchesse en s'asseyant et en attirant près d'elle sur les carreaux le jeune homme tout frissonnant de cette caressante familiarité dont jamais il n'avait vu Gabrielle aussi prodigue, vous ne savez rien, dites-vous, vous ne pourriez rien préciser; eh bien! il n'en est pas de même de moi, je sais tout, et vous raconterai en détail tout ce vague qui vous émeut si fort. Je tremblais que vous ne vinssiez pas, vous si prudent, vous si délicat, vous qui n'êtes pas roi, pas chevalier, et qui, sous un seul de vos beaux ongles roses, renfermez plus d'honneur et de courtoisie que toute la chevalerie couronnée de l'univers! Mais ne nous égarons pas, ami; la route est longue. Écoutez donc. Espérance témoigna qu'il écoutait de toute son âme. --L'ennemi qui vous effraye, dit Gabrielle en se tournant vers lui, face à face, les yeux plongeant dans ses yeux, la main lui imprimant chaque émotion avec chaque parole, cette ennemie redoutable, c'est Mlle Henriette d'Entragues; elle menace mon avenir, n'est-ce pas? elle a des vues sur le roi; elle arrive à grands pas, voilà ce que vous vouliez me dire? --Mais oui... et n'en faites pas si bon marché, duchesse! Oui, elle arrive au but! Gabrielle, souriant avec mépris: --Elle est arrivée, dit-elle. Il y a trois nuits, le roi l'a honorée d'une visite, et elle l'a honoré de ses bonnes grâces. Ils se sont honorés tous deux, je vous assure. Vous frémissez; regardez-moi. Je ris de pitié. Oui, l'honneur a été réciproque, et vraiment la chose s'est loyalement passée. L'un a bien acheté, l'autre a bien vendu. Quoi de mieux en affaires? Le roi a payé cent mille écus et une promesse de mariage la vertu farouche de la belle Entragues. C'est pour rien. Riez donc, mon ami, riez donc! Espérance pâlit de colère et voulut s'écrier. --J'ai vu Sully compter l'argent, continua Gabrielle, on m'avait cachée derrière une fenêtre, en face; je me suis donné ce plaisir. Le ministre avait réuni la somme en grosses pièces, il l'avait suée cette somme, et le pauvre financier, pour tâcher d'émouvoir les entrailles du maître, eut l'idée de couvrir tout un plancher de ces écus. Une immense jonchée! ils faisaient l'effet d'un million. Le roi vint, mandé par son ministre pour délivrer la quittance, et celui-ci lui montra ce parquet d'argent. «Voilà un cher plaisir!» murmura Henri, Oui, il a dit cela... Oh! quelle que soit la torture réservée à une femme délaissée, elle est trop heureuse de pouvoir se souvenir en un pareil moment que lorsqu'on l'a prise, elle n'était pas a vendre! --Gabrielle! dit Espérance, l'argent n'est rien, mais cette promesse de mariage, vous ne m'en parlez pas. C'est le point essentiel, cependant. --À quoi bon? Et que nous importe? --Mais d'autres droits surgissant à côté des vôtres.... --Allons donc! Il s'agit bien de mes droits, à présent. Supposez-vous que je tienne à ce que Mlle d'Entragues peut prétendre? --Mais votre fils? --Assez sur ce sujet, Espérance, je vous prie. --Gabrielle, il ne sera pas dit, que je me serai sacrifié, moi, qui vous aime plus que la vie, pour laisser triompher Mlle d'Entragues, quand je n'ai qu'un mot à dire pour la perdre. Plus de colère contre cette misérable, ma Gabrielle, vous lui feriez trop d'honneur; elle tombera honteusement comme le ver impur qui avait osé monter jusqu'à la fleur et qu'un souffle de vent précipite et qu'on écrase; un seul mot dit au roi, trois lignes d'une certaine écriture mises sous les yeux de Sa Majesté, et la royauté de Mlle Henriette meurt avant d'avoir éclos, la démarche est rude, périlleuse, peut-être; je la ferai demain. --On dirait vraiment que vous cherchez à me consoler, Espérance, répliqua Gabrielle avec un vif accent de dignité blessée. M'estimez-vous assez peu pour me croire en colère? Parler au roi! contester à Mlle d'Entragues sa promesse de mariage! l'attaquer pour me maintenir! Oh! voilà tout au plus ce que ferait une Entragues, mais moi!... Son argent, elle l'a gagné; sa promesse, elle l'a achetée; laissons-lui tout cela, mon Espérance, et au lieu de songer à mes honneurs perdus, à ma couronne brisée, au lieu de me vanter les moyens qui vous restent pour me conserver reine, au lieu, enfin, de nous souiller l'esprit et les lèvres à parler de toutes ces fangeuses intrigues, parlons un peu, mon noble coeur, de nous, de nos serments fidèles, de nos épreuves si bravement subies, reposons-nous de tant d'infamies en serrant nos mains loyales, en savourant nos sourires les plus tendres, les plus francs. Faisons plus que de sourire, mon Espérance, rions de nos scrupules absurdes, de notre délicatesse stupide. Oui, tandis que tu m'aimais et que tu partais, en pleurant, peut-être, pour me laisser pure et sans tache à un maître, à un époux, tandis que par respect pour la foi jurée, par reconnaissance, par amitié, pour tout ce qui est honnête et noble, en un mot, je te laissais mourir en me mourant d'amour, ces gens à qui tous deux nous sacrifiions notre coeur et notre sang, complotaient dans une ombre lâche, le sordide trafic d'un corps avili et d'un serment faussé. L'une vendait sa personne, l'autre sa signature. Et toi, insensé, tu te précipitais dans un gouffre de flammes pour épargner un soupçon au roi, tu acceptais l'exil et la mort pour faire légitimer mon fils, que ce roi, d'un trait de plume, vient de déclarer à jamais misérable et bâtard. Car enfin, que je meure aujourd'hui, demain Mlle d'Entragues revendiquera mon héritage, tu serais forcé de l'appeler ta reine! En vérité, rions, cher trésor de mon coeur, et que notre mépris brûle jusqu'au souvenir de ces misères comme ce baiser, exhalé de mon âme, va consumer en nous la duperie de l'héroïsme, le faux honneur de la générosité. Espérance stupéfait regarda Gabrielle. Jamais il ne l'eût soupçonnée si fière et si véhémente; elle l'avait entouré de ses bras, elle l'embrasait de son regard, de son souffle, de sa lèvre. --Amie, murmura-t-il éperdu de se sentir entraîné par cette force irrésistible, amie, prenez garde! Si tout ce que vous venez de dire n'est inspiré que par un juste ressentiment, si ce délire d'amour n'est que de l'indignation, si ce feu dont vous me dévorez n'est que celui de la colère, prenez garde! il s'éteindra trop vite, et demain vous me reprocherez ma faiblesse. Oh! Gabrielle, laissez-moi mourir de vous adorer. Demain peut-être je mourrais en vous maudissant. --Espérance! s'écria-t-elle dans une éblouissante exaltation qui imprima aussitôt à sa beauté un caractère de majesté surnaturelle, Espérance, je suis ton ange de bonheur, je suis la récompense de toute ta vie perdue; ne le vois-tu pas, ne le comprends-tu pas? J'ai lutté avec toi de vertu, de cruauté, même; j'ai tordu à belles mains ton coeur dans lequel, puisque Dieu me l'envoyait, j'eusse dû en dépit de tout, fondre le mien. J'ai été lâche, j'ai abusé de toi, au lieu de me livrer à toi comme esclave! Es-tu de marbre, ô mon amant! comme ces dieux antiques de la jeunesse et du génie, auxquels tu ressembles? Nos larmes, nos soupirs, nos sacrifices, nos souffrances, les comptes-tu pour si peu que leur prix t'en paraisse immérité? Eh bien, moi, je te dirai que tu ne m'aimes pas, Espérance, je te dirai que tu me méconnais, que tu m'outrages. Oui, tant que je t'ai écouté en silence, m'inclinant bassement devant tes calculs héroïques qui ne profitaient qu'à moi; oui, jusqu'ici, je n'ai pas été digne de ton amour, mais aujourd'hui je me relève, aujourd'hui je ne veux plus laisser parler la reine, aujourd'hui j'impose silence à la mère elle-même, c'est le tour de l'amante, enfin. Pardonne-moi, oh! pardonne-moi d'avoir cru un seul moment que mon devoir consistait à fouler aux pieds un dévouement comme le tien! Et quand je t'ouvre les bras, quand je te dis: Espérance, je t'aime ardemment! Espérance, je t'adore! Espérance, tu es le feu de mes veines, la source de ma vie, je ne sens plus rien en moi qui ne t'appartienne, et puisque tu ne veux pas me consacrer ton existence, puisque tu parles de mourir, donne-moi du moins le droit de mourir avec toi! Il voulut murmurer quelques mots, c'étaient pourtant des actions de grâces à Dieu, qui a permis qu'un tel bonheur échût en partage à de pauvres créatures mortelles; mais refus ou prières, elle étouffa tout de ses baisers, elle éteignit tout de ses larmes. Il sentit un nuage lui dérober la terre. Et, en effet, pendant de trop courts instants, ces deux âmes immatérialisées par l'amour étaient remontées au ciel. --Sois bénie, dit Espérance, ton coeur vaut le mien; oui, tu es l'ange du bonheur. Hélas! pourquoi n'obtinrent-ils pas leur grâce tout entière? pourquoi tous deux furent-ils condamnés à redescendre dans la vie? Qu'est-ce que la grande route poudreuse, pour qui revient du paradis étoilé? Espérance le comprit, et cette pensée amère courba son front. Déjà, rêveur, silencieux, il regrettait. Gabrielle, aussi brillante, aussi joyeuse qu'il était mélancolique, revint à lui, et l'embrassant avec une souriante candeur: --Oh! maintenant, dit-elle, pourquoi t'affliger seul? pourquoi penser même? Ce n'est plus la peine. Songerais-tu à la marquise de Liancourt, à la duchesse de Beaufort? À quoi bon, il n'y a plus ici que Gabrielle, ta femme. --Ma femme! s'écria-t-il, enivré. --Tu ne supposes pas, ajouta-t-elle avec un sourire céleste, que je puisse être désormais autre chose. Tout autre mariage est devenu impossible; je te défie de me le conseiller! J'ai donc réussi, me voilà donc heureuse, me voilà donc libre! Espérance est à moi, le monde est à nous! On entendit Gratienne heurter un meuble dans la chambre voisine. C'était le signal convenu si elle avait quelque nouvelle à donner à sa maîtresse. Les deux amants enlacés prêtèrent l'oreille. L'annonce d'une invasion de leurs ennemis ne les eût pas fait tressaillir en ce moment. --Le roi sort de table, dit Gratienne, mais au lieu de venir ici, il passe dans son cabinet pour jouer avec ses convives. Tout est tranquille. --Dieu soit loué, nous pouvons achever nos confidences, s'écria Gabrielle. Cette soirée comptera pour nous, n'est-ce pas, ami? Dieu a gardé tous les nuages dans son firmament. Pour nos coeurs ce n'est que rayons et azur. Sommes-nous heureux! --Plus bas! l'éclat de ta voix semble insulter ces voûtes! Cependant, j'éprouve en t'écoutant cette joie ineffable qui suit la réalisation d'un rêve. Je te rêvais tout à l'heure, je te possède maintenant. --Et à jamais. Tu ne contesteras plus? --J'en mourrais. Te perdre, quand je ne te connaissais pas, c'était déjà plus que mes forces; te perdre maintenant, impossible! Ne crains rien, tu ne m'entendras plus parler de devoirs, d'honneur, je ne te sacrifierai plus. Tu es mon bien, je le défendrais contre les anges! --Voilà ce qu'il fallait me dire à la Chaussée, mon Espérance. Que d'heureux jours nous avons perdus! --D'autres nous attendent, plus purs, mieux acquis, incontestables. Le roi t'a affranchie par sa trahison. Songe, ma Gabrielle, que tu ne peux plus vivre en cette cour maudite, où mille pièges sont tendus sous tes pieds adorés. --N'est-ce pas? --Tout ce que ces démons méditent, tout ce qu'ils ont déjà machiné pour ta ruine, le savons-nous bien, le pourrions-nous seulement soupçonner? Il faudrait avoir leur âme pour deviner leur esprit. Je suis venu effrayé t'avertir, n'est-ce pas? eh bien! me voilà tremblant, effaré, rien ne me rassure plus. Je ne sais comment j'ai pu vivre avec cette terreur. Un baiser, ma Gabrielle, un baiser, pour me prouver que ces monstres n'ont pas déjà fait de toi un fantôme! --Ce serait depuis bien peu de temps, dit-elle avec un enivrant sourire. Mais, oui, Espérance, moi aussi j'ai peur. Je ne te le cacherai plus: ton idée me soutenait; j'avais de plus la mienne. Quelque chose me répétait que, plus tu semblais t'éloigner, plus notre réunion était prochaine. Cela est si vrai, que j'ai vu sans effroi, presque complaisamment, les apprêts de ton départ. Je me disais que je te rappellerais à temps; que je te reprendrais à moi, bien à moi. Tu vois que Dieu m'a donné raison. Mais ce bonheur il ne faut plus le perdre; et puisque nous voilà ensemble, ne nous séparons plus. Espérance, ces misérables me tueront si tu ne m'emmènes pas. --Dis un mot. Quand? comment? Parle; je suis prêt. --J'ai tout préparé de mon côté. L'instinct m'a tenu lieu de politique. Je suis convenue avec le roi d'aller passer la semaine à Paris, chez Zamet. --Chez Zamet! N'en fais rien, s'écria Espérance, pâlissant. C'est le nid des vipères! n'y vas pas!... --Je le sais comme toi; oui, je sais que Zamet s'entend avec les Entragues; je sais qu'il est profond comme un gouffre. Mais Zamet demeure près de chez toi; ce voisinage m'a fait passer par-dessus toutes les frayeurs. Te sentir si près de moi, c'était de quoi me faire traverser un incendie: tu m'as donné l'exemple! --Ne va pas chez Zamet, je t'en supplie, répéta Espérance, songeant avec un frisson à la prédiction sinistre de l'Italienne. --J'avais promis pour demain, et je pars demain matin d'ici. --C'est promis? demanda Espérance avec un cri de désespoir. --Oh! oui, mais Gabrielle peut défaire ce que la duchesse avait résolu; as-tu un plan? --J'en aurai mille pour que tu n'ailles pas chez Zamet. --Tu sais donc quelque chose? dit Gabrielle avec un léger tremblement dans la voix. --Je ne sais rien, mais je suis sûr que si tu y vas, tu y mourras! Elle se serra frémissante sur la poitrine du jeune homme. --Oh! mourir, murmura-t-elle, maintenant! Non, je ne veux pas mourir! --Comment comptes-tu faire ce voyage de Fontainebleau à Paris? avec des gardes? --Non, mais les espions sont là! et le roi peut s'aviser de me faire accompagner. Il ne faut pas espérer de liberté avant Paris. D'ailleurs, je dois descendre la Seine en bateau, et trouver ma litière au port de Bercy. --Il suffit. Traîne le temps en longueur de manière à n'arriver au port qu'à la nuit close. --C'est facile. --Emmène Gratienne. --Toujours. --Aussitôt que la litière aura fait deux cents pas, fais arrêter sous un prétexte, et tandis que Gratienne occupera le cocher et les valets, glisse-toi hors de la litière, je serai là avec de bons chevaux. --Fort bien. Gratienne continuera, n'est-ce pas, et arrivera seule chez Zamet. --À qui elle dira que tu es allée faire visite en ville. --Chez ma tante de Sourdis, par exemple. --Oui, et que tu rentreras un peu tard. Cependant nous aurons gagné au large. J'ai deux chevaux capables de fournir douze lieues d'une traite. Mais... votre fils? --Oh! j'y ai pensé, dit tristement Gabrielle. Je voulais l'emmener. Mais ai-je le droit d'en priver son père? Le roi aime cet enfant. Tous deux baissèrent la tête, un même soupir s'échappa de leurs poitrines. --Assurément, murmura-t-elle, je commets un crime en abandonnant mon fils. --Vous aimez mieux mourir assassinée en restant à la cour, Gabrielle; vous pensez à votre fils et vous m'oubliez déjà! --Criminelle s'il le faut, je ne serai pas lâche, dit la duchesse en serrant la main d'Espérance, je suis à vous; c'était à moi de réfléchir avant de vous livrer ma destinée! Il est trop tard! Si le roi est juste, il me rendra bientôt mon enfant. --Soyez tranquille, Gabrielle, Mlle d'Entragues se chargera de vous le faire rendre. Ainsi, plus d'hésitation, tout est bien convenu? --Tout. --Demain soir nous verra réunis ou séparés à jamais, car je vous préviens d'une chose: si l'on nous arrête, je me défends! Or, se défendre contre un roi c'est deux fois provoquer la mort. --Nous nous défendrons, Espérance, dit avec calme la duchesse. Mieux vaut succomber ensemble que de languir séparés dans une prison. --Puisqu'il en est ainsi, repartit Espérance touché de cette fermeté, rien ne nous retient plus, et nous surmonterons tous les obstacles. Les nuits sont longues encore. Nous arriverons à Dieppe avant que nul n'ait songé à nous poursuivre. Car il faudrait pour que le roi nous fit rejoindre, qu'il eût donné des ordres dans les six heures qui suivront notre départ: or, il ne le connaîtra peut-être que vingt heures après. Nous serons déjà hors de France. --Dieu vous entende! --Nous aiderons Dieu, mon amie. Il voit la pureté de mon coeur; il sait les combats que j'ai livrés à cet amour; il en connaît le dévouement invincible. --Dieu sait, Espérance, que vous êtes ma seule ambition et ma seule félicité. --Il entend le serment que je fais devant lui, s'écria Espérance, de vous aimer tant que mon coeur battra, tant qu'un souffle effleurera mes lèvres, tant qu'une goutte de sang restera dans mes veines. --A vous aussi toute ma vie, s'écria Gabrielle en passant ses bras au col d'Espérance, qu'elle regarda si passionnément que les larmes leur vinrent aux yeux et roulèrent confondues le long de leurs joues dans le solennel baiser dont ils scellèrent ce serment. --Mais nous voilà tout tristes, reprit le jeune homme. Pour des gens sûrs de leur bonheur, c'est de l'ingratitude. --Est-ce bien de tristesse, croyez-vous, que mon coeur est ainsi gonflé? Quelquefois on pleure de joie; mais il est un moyen assuré de tarir mes larmes? ne t'éloigne pas, serre-moi dans tes bras. --Demain, rien ne nous interrompra plus. Mais aujourd'hui, pardonnez-moi de le rappeler, Gabrielle, l'heure s'avance. --L'heure... Vous partez! s'écria-t-elle avec un accent qui fit impression sur Espérance. --Il le faut. --Non! non! restez! Ce n'est qu'ici, ce n'est que près de moi que vous êtes en sûreté! --Le roi peut venir après le jeu; ne m'exposez pas à me cacher, Gabrielle. Et puis, comment perdrais-je toute cette nuit, que je puis si utilement employer aux préparatifs de la réunion éternelle? --Oh! mon Dieu, dit Gabrielle, rêveuse, abattue, je n'avais pas pensé que vous dussiez partir. Quelle noire nuit! --Elle me cachera mieux. --Le vent gronde. --Il étouffera le bruit de mon pas. Rappelez vos esprits, ma bien-aimée; commandez à Gratienne de me faire sortir. --Oh! non, s'écria la jeune fille, qui avait entendu. Autant j'ai pu vous aider à votre arrivée, autant je serais suspecte en vous reconduisant. Prenez la clé de madame, elle ouvre toutes les portes du château, le roi seul a la pareille. Avec cette clé vous n'aurez besoin de personne, et c'est important à une pareille heure, car il se fait tard. --Entendez-vous, Gabrielle, il se fait tard. A demain. --Pour toujours! Espérance, interrompit-elle en l'arrêtant, passez cette nuit dans la chambre de Gratienne, que je garderai près de moi, et demain au jour.... --Madame, laissez-le partir, dit Gratienne; au jour on le reconnaîtrait. --Qu'il parte donc... Mais ainsi... oh! ainsi ne le reconnaîtra-t-on pas malgré les ténèbres, malgré tout? Laissez votre chapeau, Espérance, votre manteau brodé, et endossez celui de mon intendant. Ceux qui vous verront passer vous prendront pour un homme à moi. --Oh! il est bien à vous, dit en souriant Gratienne, qui fut embrassée pour cette saillie par les deux amants à la fois. Déjà elle avait donné au jeune homme le manteau désigné par Gabrielle; et ainsi travesti, Espérance était méconnaissable. Plus de prétexte, il fallait partir! Le coeur de la maîtresse éclata en douloureux sanglots que les baisers de l'amant ne surent pas étouffer, et dont il se troubla lui-même sans pouvoir s'en rendre compte. --A demain! répétait Gabrielle, à demain! à demain! Quel chemin prend-il, Gratienne? --Tout simplement le corridor, et puis l'escalier, madame: plus il sortira naturellement, mieux il réussira. --D'ailleurs, quel obstacle pourrais-je rencontrer? je n'en vois pas de vraisemblable. --Ni moi, dit Gratienne. --Ni moi, dit Gabrielle. --Eh bien, adieu! à demain! Et ils échangèrent le millième baiser du départ. Gratienne, obstinée comme un chien fidèle, le tirait vers la porte par son manteau. Tout à coup, Gabrielle s'élança et le ressaisit encore. --Tu m'aimes, n'est-ce pas? dit-elle. --Est-ce qu'il faut que je te réponde? Elle approcha ses lèvres de l'oreille d'Espérance. --Dis-moi que tu pars heureux, ajouta-t-elle. --Si heureux, qu'il me semble que je n'ai plus rien à attendre de cette vie. --Moi! moi! mon amour. --Par grâce, monsieur, partez! dit Gratienne, en employant la force pour le séparer de Gabrielle, qui tomba défaillante dans ses bras. Le corridor était noir, un silence froid régnait partout. Espérance, muni de la clé, ouvrit lui-même la porte, et, après avoir écouté, observé, franchit le seuil d'un pas sûr et s'enfonça rapidement dans les ténèbres. XXV LA TREILLE DE L'ORANGERIE Déjà Espérance avait dépassé le corridor et commençait à descendre l'escalier, lorsqu'il crut entendre du bruit derrière lui. Il se retourna, et, malgré les ténèbres, vit une forme humaine se détacher de l'embrasure d'une fenêtre par laquelle filtrait l'insaisissable pâleur, non pas d'une clarté, cette nuit n'en avait pas, mais d'une obscurité moins noire. Espérance s'étant arrêté pour voir, l'ombre marcha de son côté, puis s'arrêta aussi. Inquiet alors, il descendit précipitamment, et bientôt des pas retentirent derrière lui aux premières marches de l'escalier. --Me suivrait-on? pensa-t-il un peu ému. Mais comme il connaissait parfaitement Fontainebleau et ses inextricables détours, il se flatta d'avoir bientôt perdu l'espion, si c'en était un. En conséquence, il doubla le pas et enfila un autre corridor qui aboutissait an pavillon de l'Orangerie. Un pas net, prompt et sonore sur les briques du corridor, lui annonça que sa piste était bien suivie. Espérance réfléchit qu'il fallait couper au plus court, gagner une porte, et, si on osait le suivre jusqu'au dehors, en finir avec l'ennemi. Il accéléra sa course en se dirigeant vers la porte qui, de l'Orangerie, mène à la cour des Princes. Mais là son oeil subtil aperçut la grille fermée, et derrière, un peloton de soldats assis dans la cour, essayant d'allumer un feu que la bruine éteignait malgré tous leurs efforts. --Pourquoi un poste là? pensa-t-il, ce n'est pas l'habitude. Mais je n'ai pas besoin de passer absolument par la cour des Princes. Commençons par sortir d'ici. En effet, demeurer là eût été dangereux. Il pouvait se trouver pris entre la grille et l'espion dont il entendait se rapprocher les pas au-dessus de lui dans les montées. Il se blottit dans un angle, retenant son haleine, pour laisser passer et examiner un peu son persécuteur. Son attente ne fut pas trompée: l'homme arriva courant, et passa devant lui à trois pas. Espérance avait envie de se jeter dessus et de l'étouffer; mais il pouvait pousser un cri, les soldats pouvaient entendre. Un pareil scandale dans la maison du roi perdait sans rémission tous les intérêts si précieux qu'Espérance défendrait mieux par une adroite évasion. A la faible lueur des tisons grésillant dans la cour, Espérance entrevit vaguement la forme de l'espion. C'était une ombre maigre, déhanchée, qui forçait l'allure de son pas et soufflait déjà comme un chien acharné sur un cerf. Espérance s'élança hors de son coin, et plein d'une idée nouvelle, il rebroussa chemin, tandis que l'espion, collé aux grilles, se demandait par où la proie s'était échappée. Remonter l'escalier, tirer la clé que lui avait donnée Gratienne et ouvrir la porte d'un corridor à gauche, fut pour le jeune homme l'affaire d'un moment. Il se trouva ainsi dans un passage embarrassé de charpentes dont plus tard Henri IV devait faire la célèbre galerie des Cerfs. Espérance referma la porte sur lui et se mit à rire silencieusement en songeant au désappointement de l'espion. Il savait qu'au bout de ce passage se trouve l'escalier qui conduit à la cour Ovale et rien ne l'inquiéta plus. Il reprit haleine. Tout à coup le frôlement d'une main sur les panneaux le fait tressaillir, quelque chose ébranle la porte; nul doute, l'espion a découvert la voie, il voudrait entrer: oui, mais ouvrir! La serrure crie, le pêne claque, la porte s'ouvre, Espérance sent une sueur froide inonder son front, l'espion a une clé aussi. Cette clé, qui ouvre toutes les portes de Fontainebleau, Gabrielle l'a dit, le roi seul la possède; c'est donc le roi qui poursuit Espérance, ou du moins quelqu'un envoyé par le roi. Il a donc des soupçons; le secret de Gabrielle est donc en danger. Allons, plus de résistance possible, il faut fuir, et fuir si vigoureusement que l'ennemi soit distancé avant dix minutes. Espérance reprit sa course, et disparut par l'autre issue. Mais dans la cour Ovale, encore des sentinelles. Plus de doute, tout est gardé; c'est un complot. L'homme détaché sur les traces d'Espérance joue le rôle du traqueur qui pousse la proie dans des filets ou sous la balle des chasseurs. Rien n'annonce pourtant que le roi veuille faire tuer Espérance; un seul homme n'eût pas suffi. Mais évidemment on voudrait l'arrêter, le reconnaître, le convaincre... Gabrielle serait perdue. À cette seule pensée, le sang bouillonne dans les veines de son amant. Que faire? A force de courir dans les corridors et d'ouvrir des portes que l'autre sait ouvrir comme lui, Espérance ne risquerait-il pas de rencontrer face à face un deuxième espion et d'être forcé alors au combat qu'il veut éviter à tout prix pour ne point aggraver l'affaire? Il sera toujours temps d'en venir aux coups si la situation est désespérée. Il court, cherchant les issues, et déjà il a réussi; l'espion est loin, plus de bruit. Son pas qui résonnait fatalement ne se fait plus entendre. Espérance, revenu dans ce passage noir et obstrué, la future galerie des Cerfs, s'arrête pour respirer, à la place même où, cinquante-huit ans plus tard, devait tomber Monaldeschi. Soudain une respiration bruyante, un râle plutôt qu'une haleine, retentit à son oreille; nul doute, l'homme est là, tout près d'Espérance, il le cherche dans l'ombre épaisse. Comment a-t-il pu arriver ainsi sans bruit? Il avance et on ne l'entend plus marcher et on sent le feu de son souffle. --Je comprends, se dit Espérance, l'espion, impatienté de m'avertir toujours par le bruit de son pas, a marché pieds nus; il m'entendait lui, et je ne le soupçonnais pas. Voilà un dangereux coquin. Plus de pitié, ou je suis perdu. Une main s'allonge à tâtons vers le jeune homme, frissonnant à ce contact. Il y répond par un coup de poing si vigoureux, que l'ennemi va mesurer la terre, et comme les demi-moyens ne sont plus de saison, Espérance ouvre une fenêtre et saute dans la terre grasse du jardin de l'Orangerie. Un bruit sourd, mat, mêlé d'imprécations lui annonce que l'espion a sauté aussi. Bien plus, Espérance voit briller dans le brouillard une lame d'épée. Le coup de poing a fait son effet: de la défensive on passe à l'offensive. La poursuite va se changer en lutte. L'inconnu, épuisé, haletant, humilié de sa fatigue et du coup qu'il a reçu, s'est décidé à en appeler aux armes. Dans ces occasions, malheur à qui se laisse prévenir. La victoire est presque toujours au premier des deux qui frappe. Sur-le-champ, Espérance conçoit un nouveau plan. A vingt pas de lui s'élève le mur couvert d'un treillage garni de vigne, dont Gabrielle lui a souvent envoyé les raisins renommés. Il escaladera ce mur, gagnera, de maille en maille, comme par échelons, les fenêtres d'un bâtiment qui donne sur la cour des Fontaines, et, une fois la, il est sauvé. Mais il faut d'abord faire cesser la poursuite de l'ennemi; cet étrange limier s'échauffe de plus en plus. Il gronde d'une manière effrayante, chaque fois que son pied nu glisse sur les terres détrempées par la pluie. Le moindre faux pas mettrait Espérance à la merci d'une pointe qui s'agite altérée de sang. Lui aussi, d'ailleurs, se sent bouillir de colère. Le moment est venu d'en finir. Tout en courant vers le mur, il détache son manteau. Puis, au détour d'une allée, il bondit de côté. L'autre, emporté par son élan, le dépasse: agile comme un tigre, l'amant de Gabrielle fond tête baissée sur l'espion qui cherche à le retrouver dans les ténèbres; il le renverse, le coiffe du manteau, l'y roule, l'y entortille dix fois, et lui brise, sous les plis mêmes de l'étoffe humide, son épée, qu'il n'avait pas lâchée. Espérance complète sa victoire par quelques rudes bourrades qui arrachent à l'ennemi étouffé des rugissements sourds, et quand il le croit empêtré dans les spirales du drap, il reprend sa course dans la direction du mur, et, crachant aux treillages, commence sa hasardeuse ascension. Mais l'autre, écumant de rage et de douleur, fend l'étoffe ou la crève du tronçon de sa lame, se relève sur les genoux, aveuglé, ivre, entend craquer le treillage sous le poids d'Espérance, veut s'élancer de ce côté, mais retombe embarrassé dans les loques fangeuses du manteau. Encore deux échelons et son ennemi touche au rebord de la fenêtre; il y porte la main, il va échapper. --Arrête, ou je te tue! veut crier le vaincu; mais la voix manque à son gosier aride, sa rage devient du délire, il arme un pistolet et le décharge sur le mur illuminé un moment par l'éclair de la poudre. Le fugitif s'arrête, ses mains s'ouvrent, son corps s'affaisse. Il tombe la tête inclinée comme l'oiseau de la branche, et son ennemi se précipite sur lui en murmurant, avec une joie farouche: --Sambious! je finirai par te voir en face. Il soulève le corps, approche ses yeux avides du pâle visage du blessé. Mais tout à coup son oeil devient hagard, ses cheveux se hérissent, ses mains se glacent dans le sang tiède. --Pontis! murmure une voix faible comme un souffle, comment, Pontis, c'est toi qui m'as tué! --Espérance! s'écrie le malheureux garde en reculant avec un accent de folle épouvante.... --Tu m'as tué!... --Oh! mon Dieu! oh! mon Dieu!... j'ai tué Espérance; oh! mon Dieu!... c'est mon ami que j'ai tué... oh! mon Dieu!... Et Pontis, à genoux, s'arrachait les cheveux et se tordait les mains en poussant des cris inarticulés. --Tu ne m'avais donc pas reconnu, Pontis? --Il le demande! il m'accuse d'avoir voulu le tuer, moi qui l'aimais plus que ma vie. --Mais le roi t'a ordonné.... --De suivre et de reconnaître un homme qui sortirait.... --De chez la duchesse. --Ou de chez Mlle d'Entragues, car il n'était pas sûr. --Quoi! il doutait... Tout n'est donc pas perdu, s'écria Espérance en se soulevant avec joie. On peut donc encore sauver Gabrielle. Rien ne l'accuse que ma présence, allons, aide-moi. Pontis, il faut que je sorte d'ici, je ne veux pas qu'on me trouve, tu diras que tu m'as manqué, que j'ai fui, que tu ne m'as pas reconnu. Aide-moi, j'aurai la force de franchir le mur... Ah! ne me touche pas... je souffre trop... je ne puis faire un pas. Pontis, desserre-moi... laisse couler mon sang, j'étouffe!... je meurs. --Ne dis pas cela, ou je m'arrache le coeur à tes pieds. --Eh bien! achève-moi; prends-moi sur tes épaules, jette mon corps dans une citerne... Enterre-moi vivant; mais qu'on ne me trouve pas, qu'on n'accuse pas Gabrielle. Sauve-la, sauve-la, Pontis! --Mon pauvre ami! Et Pontis se déchirait la chair en sanglotant. --Pourquoi m'a-t-il épargné tout à l'heure, au lieu de me tuer comme un chien! --Ne pleure pas, ne crie pas, on viendrait. Dis-moi plutôt ce qu'il faut faire pour que la duchesse ne soit pas déshonorée, pour que ce démon d'Entragues ne triomphe pas. Cherche donc... Elle rit, vois-tu, dans ces ténèbres. Oh! pourquoi m'as-tu atteint, Pontis? je m'échappais, tout était sauvé! S'il faut que Gabrielle succombe, sois maudit!... Et le malheureux, dévoré par la souffrance, exaspéré par le désespoir, tendait vers Pontis des mains suppliantes. Celui-ci s'agenouillait, se relevait, implorait Dieu, se frappait le front des deux poings, puis se reprenait convulsivement à étancher les flots de ce sang généreux qui coulait toujours. Tout à coup il rencontra sous ses doigts tremblants la boîte d'or, cause première de leur querelle, de leur séparation, de la blessure d'Espérance. --Ah! s'écria-t-il inspiré par un rayon de la divine intelligence, ne me demandais-tu pas de sauver l'honneur de Gabrielle? --Oui, Pontis. --Et de nous venger du monstre d'Entragues? --Oh! si tu pouvais! --J'en réponds, je le jure. Espérance joignit les mains avec ivresse. --Dans ce médaillon, poursuivit Pontis, il y a une lettre d'Henriette? --Oui. --Un rendez-vous qu'elle te donnait autrefois, sans date, sans désignation précise? --Oui, oui. --Eh bien, ami, cette lettre est d'hier, c'est Mlle d'Entragues qui t'a appelé à Fontainebleau, c'est de chez elle que tu sortais tout à l'heure, quand je t'ai surpris. Gabrielle n'a plus rien à craindre; notre ennemie mortelle est prise à son piège, elle est déshonorée! --Ah! je comprends, s'écria Espérance, merci Pontis, mon frère, mon bienfaiteur. Pontis, je t'aime, Pontis, je te bénis! Et saisissant le garde à deux bras, il le couvrait de baisers, de larmes. --Entends-tu? dit Pontis en se relevant pour écouter. --Oui, des voix, des pas... le bruit du pistolet a réveillé du monde, et on vient... ouvrons vite la boîte. --Fais jouer le ressort. --Mes doigts n'ont plus de force. Qu'il faut peu de temps à Dieu pour briser un homme! Aide moi à appuyer... c'est ouvert, jette la boîte... bien. Maintenant, je puis mourir. --Tu ne mourras pas... au secours! --Chut!... je sens ta balle trop près de mon coeur. Dans cinq minutes, c'est fait de moi, mais Gabrielle est sauvée, Dieu est bon.... Il fut interrompu par une voix qui disait au fond du jardin: --Est-ce par ici qu'on a tiré? où êtes-vous? Un homme approchait, portant un falot et se dirigeant avec hésitation vers l'endroit de la scène. --M. de Sully, murmura Pontis à l'oreille de son ami. Que faut-il faire? --Réponds-lui, dit Espérance, car moi, je m'affaiblis. --Par ici! répondit Pontis d'une voix étouffée. --Sire, par ici, dit Sully en éclairant l'allée noire à une ombre qui s'avançait derrière. --Le roi!... c'est bien, murmura Espérance. Allons, Pontis, le moment est venu, venge-nous! --Que personne n'entre dans le jardin! commanda Henri à son capitaine des gardes qui l'accompagnait et resta dehors. Et il s'approcha vivement du groupe, une épée nue sous son bras. Pontis était debout, pâle, les cheveux collés au front par la sueur et la pluie, taché de boue, taché de sang, sinistre à voir. --C'est toi, dit Henri troublé à cet aspect, eh bien? --L'homme est là, étendu, sire. --Blessé!... tu l'as blessé?... --Il allait m'échapper, et Votre Majesté m'avait ordonné de le reconnaître. --Qui est-ce? --C'est mon ami, mon frère, bégaya le garde dévorant les sanglots qui déchiraient sa gorge. Le roi frémissant se baissa vers la terre, Sully éclairait les traits livides du mourant. --Espérance! s'écria Henri épouvanté, c'était lui! Mais d'où sortait-il? --De chez Mlle d'Entragues qui lui avait donné rendez-vous, dit Pontis avec une voix claire comme un chant de victoire. Espérance se souleva, les yeux brillants de joie. --Un rendez-vous... d'elle? murmura le roi. --Lisez, sire, répliqua Pontis en lui tendant la lettre qu'il prit des mains d'Espérance. Sully leva son flambeau, le roi lut d'une voix sombre: «Cher Espérance, tu sais où me trouver, tu n'as oublié ni le jour, ni l'heure fixés par ton Henriette qui t'aime. Viens, sois prudent.» Pendant cette lecture, Espérance, ranimé, suivait chaque mouvement du roi avec une rayonnante avidité. Henri remit la lettre à Sully, qui ne put réprimer un dédaigneux sourire. --C'est bien d'elle; vous étiez dans votre droit, même chez moi, Espérance, dit enfin le roi profondément ému. Je vous demande pardon... Mais c'est du secours qu'il vous faut; nous allons, sans bruit, sans éclat, vous transporter.... --Inutile, sire, dit Espérance, j'aime mieux mourir ici. Tout à coup l'on entendit une voix forte qui criait, à l'entrée de l'Orangerie: --Je vous dis qu'on a tiré de ce côté. Où est le roi?... est-ce qu'on a tiré sur le roi? Je veux passer pour voir le roi, harnibieu! --Crillon!... arrête, ce n'est rien, dit Henri rouge de honte en courant à la rencontre du chevalier, ce n'est rien, mon digne ami. Et il cherchait à l'éloigner. --Dieu soit loué, vous êtes sauf! dit avec joie le vieux guerrier, un peu surpris de ce mouvement du roi, qui le poussait en arrière. Mais, sire, on a tiré! Je vois quelqu'un étendu là-bas... qui est-ce donc? --C'est moi, moi Espérance, dit le blessé d'une voix si touchante, que le roi cacha son visage dans ses mains, et que Crillon, tout pâle, poussa un cri en s'élançant de ce côté. --Toi! toi, blessé!... Oh, mon Dieu! pauvre enfant!... À la poitrine, si près du coeur... Mais qui est donc son assassin? --Moi! dit Pontis, tombant à deux genoux avec un élan de désespoir dont rien ne saurait peindre la navrante énergie... moi, qui ne l'ai pas reconnu; moi, qui, pour obéir au roi, ai tué mon frère! --N'en crois rien, Crillon, s'écria le roi, déchiré par les regrets et la honte; je voulais seulement qu'on l'arrêtât; je n'ai pas dit qu'on lui fît violence. Sully montra la lettre d'Henriette au chevalier. Crillon comprit tout: l'avis mystérieux lu à table, la jalousie du roi, le noble dévouement d'Espérance. Et sa généreuse indignation monta comme un flot amer de son coeur à ses lèvres. --Ah! sire, c'est vous, répliqua-t-il en se relevant lentement, c'est vous qui pour vos querelles de femmes, faites tuer l'ami par l'ami! --Crillon!... --Comme eût fait le bourreau Charles IX, poursuivit le chevalier, effrayant de douleur et de colère. --Crillon, vous m'offensez au moment où je me justifie. Mais rien n'eût pu retenir ce torrent furieux. --Je sers donc un roi assassin! reprit le chevalier d'une voix vibrante de rage. J'ai donc versé tant de fois pour vous mon sang, tant de fois prodigué ma vie, pour qu'on m'en récompense en égorgeant ceux que j'aime... Sire, décidément, vous m'en demandez trop. --Mais est-ce bien Crillon qui parle... Crillon qui sacrifie son roi à un étranger? --Un étranger, mon Espérance? --Qu'est-il donc? --C'est mon fils! À ces mots arrachés au chevalier par une douleur surhumaine, le roi chancela et s'appuyant sur l'épaule de Sully ne put retenir ses larmes. Pontis tomba foudroyé la face contre terre, mais Espérance, souriant comme les anges, souleva ses bras raidis, en entoura le col du chevalier qui se penchait vers lui en suffoquant de désespoir. --Oh! dit-il, quel malheur de mourir au moment où l'on retrouve un tel père!... Mais je suis encore trop heureux, j'aurai le temps de vous embrasser. Père... ajouta-t-il luttant contre la mort qui déjà l'envahissait de ses ombres violettes, mon père... ce baiser... pour vous! Et il appuya ses lèvres sur le visage du chevalier. Puis, faisant un effort pour s'approcher de son oreille, il murmura tout bas: --Celui-ci, pour Gabrielle.... Et il exhala le dernier souffle. Ses lèvres, entr'ouvertes, n'achevèrent point ce suprême baiser. Crillon resta un moment écrasé, sans comprendre. Mais quand il sentit que ce noble coeur ne battait plus, que ces yeux si doux étaient à jamais fermés, il se leva haletant, avec un rauque soupir, comme le guerrier qui arrache un fer mortel de la poitrine. Pontis, sans force et sans voix, gisait aux pieds de son ami. --Soldat du roi, tu as obéi au roi, tu n'es pas coupable, lui dit Crillon. Je te pardonne au nom d'Espérance et au mien. Aide-moi à emporter d'ici le corps de mon fils. Sully s'approcha, le roi fit un pas; Crillon les écarta tous deux d'un geste résolu. --Pontis et moi nous suffirons, dit-il. --Brave Crillon, s'écria Henri d'une voix oppressée, si tu savais ce qui se passe dans mon coeur.... --Je le comprends, sire; votre coeur n'est pas méchant, mais le désordre mène au crime; votre vie d'intrigues s'écarte sans cesse du droit chemin. Oui, la mort de ce jeune homme est un crime ineffaçable; je vous devais mon sang et non celui d'Espérance. J'ai pardonné à Pontis, mais à vous, jamais! c'est fini entre nous! --Chevalier, dit Sully, épargnez notre maître. --Votre maître, monsieur, n'est plus le mien. Adieu! Crillon chargea dans ses bras le corps inanimé dont la tête languissante pendait sur son épaule: le front nu, ses cheveux gris épars au vent, l'oeil fixe, il s'avança d'un pas ferme jusqu'à la porte de l'Orangerie; Pontis le suivait, priant tout bas, et baisant les cheveux blonds d'Espérance. --Voila donc, pauvre mère, comment j'ai veillé sur ton fils, murmura le héros en regardant le ciel d'un oeil suppliant, comme pour y conjurer une ombre menaçante. Mais, maintenant, tu l'as près de toi, ton Espérance, et moi, je suis seul. On n'entendit plus qu'un long sanglot dans le silence, on n'aperçut bientôt plus rien dans la profonde nuit. XXVI LE DERNIER RENDEZ-VOUS Le lendemain on observa que le roi fut levé avant tout le monde au château. Lorsque les valets de chambre de service entrèrent chez lui, il était assis près de la fenêtre, regardant avec mélancolie les premières lueurs de l'aube qui bleuissaient les murs de l'Orangerie. Il se retourna précipitamment au bruit des pas. Son premier soin fut de demander des nouvelles de Gabrielle, et il s'informa en même temps si ce matin toutes choses étaient en bon ordre à Fontainebleau. Le valet de chambre répondit étonné que tout se trouvait dans l'ordre le plus parfait. --C'est qu'il m'a semblé entendre du bruit, ajouta le roi, sans laisser voir son visage qui peut-être eût révélé tout l'intérêt qu'il attachait à la réponse. --Votre Majesté aura peut-être entendu le bruit d'un carrosse, dit le serviteur. --Quand? --Tout à l'heure. M. d'Entragues est parti ce matin pour Paris avec ces dames. Le roi tressaillit. La coïncidence était assez significative entre ce brusque départ et les événements de la nuit. --Ah! ils sont partis? dit-il. Bon voyage. Et lisant sur les traits du valet de chambre que celui-ci ne savait rien autre chose de ce qui s'était passé depuis la veille, il se remit un peu et fit quelques tours de promenade dans son appartement, en proie à une préoccupation bien suspecte au serviteur curieux. Tout à coup le roi sortit et se dirigea vers l'appartement occupé par la duchesse; il se hâtait. Il ne voulait pas qu'aucune nouvelle du dehors pénétrât chez Gabrielle avant qu'il fût là pour l'expliquer sinon pour l'intercepter. Mais, à sa grande surprise, la duchesse était levée; ses femmes activaient les préparatifs du départ. Gratienne multipliait ses pas et ses ordres. Cet appartement silencieux et plein de mystère une heure avant, bourdonnait comme une ruche. Henri fit signe de la main pour arrêter des empressés qui couraient prévenir Gabrielle et s'achemina vers sa chambre, où il savait la trouver seule. Gabrielle, en habit de voyage, les fenêtres ouvertes, était appuyée sur la rampe de son balcon. Fraîche et belle comme jamais peut-être elle ne l'avait été, souriant au ciel, aux bois, aux eaux verdissantes, elle semblait embrasser du regard toutes les splendeurs de la nature, savourer en pensée toutes les douceurs de la vie, et renvoyait à Dieu autant d'actions de grâces qu'elle exhalait vers lui de souffles purs. Qu'il était beau, ce matin, Fontainebleau! Le magique séjour! Les brumes de la nuit avaient fui, dispersées devant la brise. Un groupe de petits nuages vermeils formait une couronne au soleil levant, Au fond de l'horizon enflammé se développait une large banderole de pourpre sur laquelle, déjà diaprées de floraisons printanières, s'étageaient les masses onduleuses de la forêt. Plus près, dans le parc, les marronniers arrondissaient leurs dômes verts, aussi réguliers, aussi doux à l'oeil que s'ils eussent été modelés et lissés par la main d'un géant. Enfin, sous le balcon, dans le parterre, les premières fleurs, humides encore, se redressaient triomphantes à la chaleur des feux naissants du jour. Tout, dans cette nature, riait et rayonnait, depuis l'édifice altier, jusqu'à l'humble brin d'herbe, comme pour effacer jusqu'au souvenir d'une si lugubre nuit. Gabrielle se retourna en entendant marcher, et lorsqu'elle vit le roi, son visage s'assombrit aussitôt. Cette nuance n'échappa point à Henri, mais il s'y attendait. Trompé sur le sens de la catastrophe nocturne qu'il avait réussi à cacher à tout le monde, il croyait fermement qu'Espérance n'était venu à Fontainebleau que pour Mlle d'Entragues. Il croyait par conséquent que le billet d'avis mis sous sa serviette était de Gabrielle; il croyait donc à la rancune, à la colère de celle-ci en présence d'une nouvelle infidélité. En effet, le raisonnement était logique. Si Gabrielle avait averti le roi de faire surveiller Henriette, c'était par jalousie. Elle était donc instruite de la liaison d'Henri avec cette femme, elle avait donc à lui faire encore des reproches, à lui qui, un moment avant, l'avait osé soupçonner. Se sentant coupable de ce soupçon, coupable d'infidélité, mortellement coupable du tragique résultat de cette intrigue, le roi arrivait chez Gabrielle dans une situation d'esprit facile à comprendre. Il voulait avant tout, empêcher la duchesse de savoir que Fontainebleau avait été ensanglanté; il voulait essayer de dissiper chez elle les chagrins d'une nouvelle déception. Il se sentait bourrelé de remords, navré de douleur, brûlé d'une recrudescence d'amour. Ce qu'il venait apporter à Gabrielle, c'était plus que l'expression de cet amour, c'était une tacite réparation. Le nuage qui couvrit un moment le front de la duchesse confirma Henri dans ses idées. Elle boudait, elle souffrait; il approcha d'elle les bras ouverts, le regard suppliant. Mais, combien Gabrielle était loin de le comprendre! Parties du même point, peut-être, leurs pensées avaient tellement divergé, qu'une immensité les séparait. Il croyait avoir un pardon à demander. Elle aussi se sentait coupable et demandait pardon du fond du coeur. Sa faute avait effacé toutes celles du roi. Ame loyale elle trouvait le talion inique. Henri eût été assez puni de perdre un pareil coeur. Quel surcroît de malheur l'attendait encore! Il allait perdre à jamais celle qui, sans amour, était pourtant la plus fidèle amie qu'il eût dans tout le royaume. Aussi quand elle le vit arriver, elle baissa un front chargé de repentir. Quand elle le vit sourire, implorer une caresse, elle se sentit autant de remords qu'elle avait eu d'indignation la veille. Elle que tant de bonheur attendait! elle dont la fraîche jeunesse allait refleurir encore au soleil d'une passion féconde, et qui, laissant derrière elle trahison, menaces de mort, ruine et désespoir, allait trouver la liberté dans l'amour, c'est-à-dire le plus splendide, le plus immense horizon qu'il soit donné à l'âme d'embrasser, tant qu'elle n'a pas reconquis le ciel. Au contraire, le roi serait abandonné, outragé, puni jusqu'à l'injustice. Déjà au déclin de l'âge, nulle femme ne l'aimerait plus sans ambition, nulle ne se souviendrait plus qu'il avait été jeune, que son amour n'avait pas toujours été ridicule, nulle enfin ne saurait payer dignement les précieuses qualités de ce grand coeur, foyer d'un soleil obscurci, dont Gabrielle avait eu les flammes, dont les autres ne verraient plus que les taches. Voilà ce qui rendit tristes ses yeux, voilà ce qui fit palpiter en elle un reste de tendresse, et quand le roi lui tendait les bras, honteuse, repentante, elle se détourna, prête à pleurer, si des larmes n'eussent trahi son secret, et si elle n'eût songé qu'elle se devait désormais à Espérance. Quant à ce dernier, à l'amant adoré devenu une ombre, quant à ce bonheur qu'elle croyait sentir vivre en elle, et qui déjà s'était envolé pour jamais, pas un soupçon, pas une inquiétude, pas un pressentiment. Vanité! la malheureuse femme pleurait le vivant, elle espérait le mort! Henri s'assit près d'elle, lui prit les mains, la regarda longtemps avec des yeux pleins d'amour. --Déjà prête à partir, dit-il, ma Gabrielle? _Ma Gabrielle!_ ce mot fit tressaillir la duchesse dans la bouche de celui à qui elle n'appartenait plus. --Vous avez bien hâte de me quitter, ajouta le roi. Voilà pourtant longtemps que je ne vous ai vue. --En effet, murmura Gabrielle qui fut frappée de cette idée, qu'un siècle tout entier avait passé en si peu d'heures. Elle rougit, elle se détourna encore comme pour donner un ordre à Gratienne. --Avez-vous bien reposé? Êtes-vous remise de votre malaise? continua Henri. J'ai cru devoir vous laisser dormir, car mon premier mouvement hier en me mettant à table fut de venir vous voir. Il la regardait si fixement qu'elle se sentait de plus en plus embarrassée. L'un et l'autre s'enfonçaient plus avant dans le chemin de leur pensée secrète. --Oui, Gabrielle, du moment où j'ai déplié ma serviette, hier, jusqu'à ce matin je n'ai cessé de songer à vous. La duchesse fit un effort que le roi remarqua bien; mais il l'attribua au désir qu'elle avait de ne pas laisser soupçonner sa jalousie de la veille. Heureux lui-même de ne pas donner suite à l'explication, il se tut. --J'ai parfaitement reposé toute la nuit, se hâta de dire Gabrielle, et me voilà prête à faire ce petit voyage. Avançons-nous, Gratienne? --Oui, madame, dit Gratienne, qui l'oreille aux aguets allait et venait par la chambre pour porter secours au besoin à sa maîtresse. --Bonjour, Gratienne, ma commère Gratienne! lui cria le roi toujours empressé d'entretenir des relations amicales avec une auxiliaire de cette importance. Comme tu es fraîche, toi; il ne faut pas te demander si tu as bien dormi. --Cependant, sire, j'ai été réveillée. On chasse donc la nuit dans votre parc? Le roi frissonna. --Qui chasse? demanda Gabrielle sans le moindre soupçon. --Je ne sais, mais on a tiré; plusieurs personnes ont entendu comme moi; c'était du côté.... --Un mousquet, s'écria vivement le roi, un mousquet parti par accident au quartier des gardes. Il se sentait pâlir. Gabrielle, heureusement, ne le regarda pas. --J'ai voulu, reprit Henri, vous visiter dès le matin pour ne rien perdre de votre chère présence. Dites-moi, Gabrielle, savez-vous que les nouvelles de Rome sont excellentes, et que l'année ne se passera pas sans qu'on vous appelle la reine? --Vraiment... dit-elle avec un sourire contraint; que de bontés pour moi! --Ne les méritez-vous pas, et d'autres encore!... Y a-t-il en ce inonde une dignité que Gabrielle ne sache rehausser par son mérite. --Sire.... --La plus belle, la meilleure des femmes, et la plus pure que l'on puisse rencontrer. --Sire, par grâce, interrompit-elle en se levant avec un visage empourpré par l'inquiétude et la confusion. --Qu'avez-vous? Modeste par-dessus tout cela. --Je ne sais, sire, pourquoi, aujourd'hui, Votre Majesté me comble ainsi. --Hélas! c'est que je vais vous perdre, Gabrielle; et l'on ne sait bien le prix de ce qu'on a, qu'au moment de s'en séparer. Ces paroles si naturelles, si simples, avaient un tel rapport à la situation d'esprit de la duchesse, qu'elle se crut devinée, et de rouge qu'elle était devint plus pâle qu'un lis tranché. Puis, ne voyant sur le visage du roi que l'expression innocente d'un regret de circonstance, elle garda pour elle tout le poids de l'allusion. Elle en fut écrasée, et fondit en larmes. --Vous pleurez, ma chère âme, dit Henri. Est-ce de me quitter?... aurais-je ce bonheur? --Oui, sire, je pleure de vous quitter! s'écria-t-elle, vaincue par sa douleur trop longtemps comprimée. --Ne partez pas alors, répliqua Henri, aussi ému qu'elle. --Impossible, sire, impossible. --C'est vrai. Soyez plus raisonnable que moi. Votre vue m'inspire trop d'amour pour que mes devoirs de prince chrétien n'en souffrent pas durant les saints jours de cette semaine. Allez adorer Dieu à Paris, publiquement. Montrez au peuple sa reine. Moi, je remercierai la Providence qui vous a placée près de moi. Gabrielle haletait d'impatience et de douleur à chacune de ces paroles tendres qui cherchaient à la consoler. --Mais, continua Henri, nous n'endurerons point longtemps un pareil supplice, n'est-ce pas? vous à la ville, moi aux champs, à quinze lieues l'un de l'autre! quelle distance! J'envie le sort de ce drôle de Zamet qui vous aura chez lui. Mais je plains les pauvres chevaux qui vous vont porter tant de fois mon souvenir. Et puis, attendez-moi dimanche! --Oui, sire, balbutia la duchesse éperdue, car elle sentait la force l'abandonner, car son coeur allait défaillir. --J'aurai pour me consoler de vous, acheva le roi, notre petit César. Vous me le laissez, n'est-ce pas, ce cher enfant de notre amour? Ce fut le dernier coup. Gabrielle chancela. Elle voulut répondre, mais sa poitrine éclata en sanglots, elle battit l'air de ses mains suppliantes, et sans Gratienne qui la saisit éplorée, et lui pressa les bras avec des regards parlants, nul doute qu'elle n'eût laissé échapper tout son secret dans cette torture au-dessus des forces d'une âme honnête et d'un coeur de mère. Mais Gratienne se hâta d'avertir que les chevaux étaient prêts! Le roi, disposé par tant d'événements à la mélancolie, fut bientôt à l'unisson de cette tristesse étrange qu'en un autre moment, peut-être, il eût moins comprise. Il embrassa Gabrielle en lui répétant les plus doux noms, les plus touchantes promesses. Peu à peu, attirés par ce spectacle attendrissant, les serviteurs et les courtisans s'étaient approchés de la chambre et contemplaient, non sans émotion, ces deux époux enlacés, pleurant, et qui offraient le plus parfait modèle de la tendresse. Bientôt arriva l'enfant, porté dans les bras de sa nourrice. --César... notre fils César... murmura Gabrielle. Oui, sire, je vous remercie de m'en avoir parlé. Je vous le recommande bien. Oh, sire! rappelez-vous bien mes paroles, je vous recommande mon enfant. Eu parlant ainsi elle couvrait de baisers l'innocente créature qui souriait. --Mais pourquoi, dit Henri le visage inondé de larmes, pourquoi me dire tout cela? --Jurez-moi de vous souvenir de moi, mon cher sire, sans colère, sans mauvaise pensée, jurez-moi d'aimer nos enfants, quoi qu'il arrive. --Gabrielle, vous me percez le coeur! --Il se faut quitter... Sire, persuadez-vous que jamais vous n'eûtes plus sincère amie. --Je le crois! je le sais! --Pardonnez-moi si je vous ai offensé. --C'est à vous, mon âme, de me pardonner! s'écria Henri vaincu et s'abandonnant à toute l'amertume de ses regrets. --Adieu, sire... Ce mot est navrant. --Dites au revoir, Gabrielle. --Adieu! répéta la duchesse en promenant autour d'elle un regard obscurci par les larmes; et comme elle vit que chacun pleurait, car à tous elle avait été bonne maîtresse ou brave amie. --Merci, dit-elle avec un de ces sourires irrésistibles qui enivrent et subjuguent. Emmène mon fils, Gratienne, sinon je n'aurai plus la force de partir. Et pour s'arracher à cette scène, elle se dirigea vers l'escalier. Le carrosse était prêt. Une foule brillante l'entourait, prête à faire cortège jusqu'à l'endroit où la duchesse devait s'embarquer. Le roi ne quitta pas Gabrielle. Il désigna ses meilleurs amis pour lui tenir compagnie dans le bateau. C'était une vaste barque plate, tapissée de riches tentures. La duchesse y prit place avec des dames et l'élite des courtisans qui se disputaient l'honneur de l'accompagner. Henri avait nommé un capitaine des gardes à la duchesse, et ordonné qu'on lui rendit à Paris, durant son séjour, des honneurs royaux. Chacun comprit qu'il n'y avait plus en ce bateau qu'une reine de France entourée de sa cour. Mais Gabrielle s'effrayait déjà de l'esclavage, et cherchait un moyen de se rendre libre comme elle l'avait promis à Espérance. Au moment de prendre congé du roi, les pleurs recommencèrent, et la séparation n'eût jamais pu s'accomplir, si M. de Sully n'eût retenu son maître tandis que la barque s'éloignait lentement du rivage. Ce furent des signaux, des adieux répétés, des bras étendus, des voeux exhalés de l'âme. Peu à peu, d'Henri à Gabrielle, la distance grandit; les yeux troublés du roi distinguèrent moins clairement sa maîtresse dans le groupe, et à la première courbe du rivage tout disparut. Ils s'appelaient encore et entendaient leurs adieux renvoyés par l'écho, mais ils ne se voyaient plus, et ne devaient jamais se revoir. Le voyage se fit par un temps calme, sous un ciel pommelé qui moirait capricieusement d'opale la nappe riante du fleuve. Une partie des courtisans débarqua à Melun. Gabrielle avait eu l'esprit de donner à chacun de ceux-là des commissions ou des ordres, qui les retinssent loin d'elle. Les moins gênants restèrent. Elle était sûre désormais de s'en débarrasser une fois aux barrières de Paris. La conversation roula sur tout ce qui peut récréer une femme frivole, flatter une âme orgueilleuse. Plus d'une fois, par excès de galanterie, quelques habiles purent caresser l'oreille de Gabrielle du mot: Majesté. Mais, plus sérieuse à mesure qu'elle approchait du but, plus sombre même, comme si elle fût entrée déjà dans la mortelle atmosphère du malheur qui l'attendait, Gabrielle écoutait distraitement les rieurs de cour, ou ne les écoutait pas du tout. Elle songeait à l'immense bruit que ferait le lendemain sa disparition. Elle frémissait à l'idée du chagrin dont le roi serait saisi. Elle eût renoncé à son projet, faussé son serment, sans l'ineffable consolation de tout sacrifier à Espérance. Comme le bateau abordait à Villeneuve-Saint-Georges, la duchesse voulut offrir des rafraîchissements à ses dames, et dans la confusion joyeuse qui suivit cette collation improvisée, à laquelle Gabrielle ne prit aucune part, elle fut coudoyée par une étrange figure, une sorte de moine mendiant encapuchonné, qui lui glissa un papier roulé, en demandant l'aumône, et se retira si adroitement qu'elle ne le revit plus. Gabrielle recevait à chaque sortie bien des placets, bien des requêtes. Le fait n'était point nouveau pour elle. Elle déroula et lut: «N'allez pas chez Zamet, et surtout n'y prenez rien, fût-ce une pêche, si on vous l'offre.» En tout autre moment, ce terrible avis l'eût fait pâlir. Mais que lui importait Zamet et ses fruits empoisonnés! Gabrielle n'allait pas chez Zamet puisqu'elle allait dans deux heures retrouver Espérance. Ceux qui l'observaient après cette lecture, la virent sourire tranquillement et déchirer le papier en des milliers de miettes qu'elle jeta l'une après l'autre au fil de l'eau. --C'est égal, pensa-t-elle, il paraît que ce digne Zamet ne me réserve pas une hospitalité de frère. Ainsi, l'on compte sur une pêche pour valider la promesse de mariage de Mlle d'Entragues; en avril elles sont rares, et Zamet s'est mis en frais pour moi. J'en rirai bien demain en goûtant avec Espérance les belles pommes de Normandie. Dès Charenton, Gabrielle se mit à regarder le rivage. Elle pensait qu'un homme impatient pourrait bien courir en avant pour apercevoir plus vite le bateau; de ce moment elle oublia tout ce qui était resté derrière: voir Espérance, le deviner dans l'ombre du soir, tel fut l'unique but de ses regards, de sa pensée, de toute son âme. Comme elle ne le vit pas, elle pensa qu'il était aussi prudent que tendre. Il avait promis de se trouver à Bercy, c'était la seulement qu'il attendrait. Encore une demi-heure. La nuit vint, Gabrielle fit aborder encore quelques personnes de sa suite au-dessus de Bercy, et pria les autres de continuer à descendre la Seine jusqu'au Louvre. Elle voulait, disait-elle, éviter le bruit, la curiosité populaire. Tandis que la foule suivrait le cours de l'eau, espérant la voir descendre au quai de l'École, elle irait, seule, inconnue, en litière, dormir une nuit tranquille chez Zamet. Que ne persuade pas une reine à des courtisans? Tous furent persuadés. Gabrielle mit pied à terre devant Bercy, avec Gratienne, l'inévitable la Varenne et M. de Bassompierre. La litière attendait. Mais Espérance était si bien caché avec ses chevaux, qu'elle ne put l'apercevoir. Elle détacha en avant les deux hommes, avec ordre à l'un de l'annoncer et de l'attendre chez Zamet, avec remercîments à l'autre pour sa bonne compagnie, ce qui valait un congé définitif. Et, les deux cavaliers partis, elle resta seule dans la litière avec Gratienne. C'était l'instant décisif. Ses chevaux suivaient le bord de la Seine sur un quai sombre et absolument désert. On ne voyait toujours pas Espérance, mais sans nul doute il guettait derrière quelque muraille les premiers pas que Gabrielle ferait seule sur le chemin, après avoir renvoyé la litière comme elle en était convenue. Gabrielle ordonna à Gratienne de passer chez Zamet pour lui dire que sa maîtresse avait voulu rendre visite à Mme de Sourdis et n'arriverait que plus tard rue de Lesdiguières. Gratienne partit en litière, Gabrielle resta seule à l'endroit fixé par Espérance. Rien autour d'elle, ni maître ni chevaux. Les mille suppositions qui dévorent le coeur pendant les angoisses de l'attente, surgirent dans l'esprit de Gabrielle avec la rapidité vertigineuse des rêves de fièvre. Dix minutes, un quart d'heure, une demi-heure s'écoulent, une heure enfin!... Oh! c'est toute une éternité de tortures. Se serait-elle trompée hier? A-t-elle eu cette vision? Espérance a-t-il vraiment promis ce départ, annoncé des chevaux, nommé ce quai désert?... Être seule ainsi, abandonnée, dans les ténèbres, cette reine! dont la vie s'écoule goutte à goutte pendant l'interminable agonie de trois mille six cents secondes. Elle n'y résiste plus, il faut sortir de ce doute horrible. Si Espérance s'est trompé d'heure, s'il a tardé... Oh! tarder quand il s'agit d'un pareil intérêt. Enfin tout est possible, mais Gabrielle au moins le saura. Elle court chez Espérance; la rue de la Cerisaie n'est qu'à cent pas. Elle arrive. Les portes sont ouvertes. C'est cela, ses chevaux vont sortir. Non. La cour est sombre, vide. Pas une lumière, pas une créature, pas un bruit dans le palais. Gabrielle sent battre son coeur de la première inquiétude qu'elle ait encore éprouvée. Raison de plus pour qu'elle avance. Elle avance en effet. Au péristyle, rien encore. Toujours des portes ouvertes.--Ah!... une lumière au fond des vastes corridors. Gabrielle n'écoute que son ardent courage. Elle marche. Devant elle est une chambre fermée de portières, par l'entre-bâillement desquelles filtre un rayon lumineux: tant mieux, elle pourra voir sans être vue ce qui se passe dans cette chambre. Deux hommes sont là. Que font-ils? L'un, assis, la tête dans ses mains; l'autre, à genoux; près d'eux, brûlent de grands flambeaux de cire. Mais, qu'y a-t-il donc de blanc entre les deux hommes? Gabrielle entr'ouvre la portière pour mieux voir. À ce léger bruit, l'homme assis relève la tête, c'est Crillon; l'homme à genoux se lève, c'est Pontis. Tous deux poussent un cri en apercevant la duchesse. Entre eux est étendu Espérance vêtu de blanc. Espérance, beau comme l'ange funèbre: est-ce qu'il dort, si pâle? La biche inquiète le regarde, couchée à ses pieds. Gabrielle appelle: Espérance! du fond de ses entrailles; il ne répond pas à cette voix. Il est mort! Elle ouvre les bras, son âme remonte jusqu'à ses lèvres; elle tombe inanimée sur le corps de son amant. Mais elle revint à elle, le calice n'était pas vidé jusqu'à la lie. Elle entendit le récit de la douloureuse histoire. Crillon qui la tenait dans ses bras, la remercia, comme il savait le faire, d'être venue si noblement dire adieu à celui qui l'avait tant aimée. --Son dernier mot, ajouta le chevalier, fut votre nom, madame; le baiser qu'il vous envoyait est resté sur ses lèvres. Gabrielle se souleva vivement. Elle s'approcha d'Espérance aussi blanche, aussi froide que lui, et attacha sa bouche palpitante à cette bouche insensible. On eût dit qu'elle cherchait à lui donner sa vie ou à lui prendre sa mort. Crillon eut peur qu'elle n'expirât ainsi, laissant dans cette maison l'honneur fatal qu'Espérance n'avait sauvé qu'au prix de tout son sang. --Venez, ma fille, dit-il avec douceur; songez à vous, songez au roi, songez à votre fils. Vous ne pouvez demeurer ici, Espérance ne le veut pas... Où faut-il vous conduire? Gabrielle regarda longtemps son amant sans répondre. En sa sublime folie, elle croyait toujours qu'il allait se relever et sourire. Elle l'appela encore une fois, en suppliant Dieu comme jamais personne ne l'a supplié. Mais Dieu n'aime plus assez les hommes pour leur donner deux fois la vie. --Espérance est mort, dit-elle enfin d'une voix calme, conduisez-moi chez Zamet. XXVII TÉNÈBRES Il y avait foule chez le financier. Tous les amis du roi, ce qu'on nommait déjà alors tout Paris, s'était rendu à l'hôtel de Lesdiguières pour faire la cour à Henri dans la personne de la future reine. Un beau soleil de printemps épanouissait la verdure dans les riches jardins de Zamet, trente convives joyeux parcouraient les allées bordées de primevères et de violettes, et chacun demandait avec empressement des nouvelles de la duchesse dont les fenêtres étaient encore fermées. Zamet, contraint, inquiet même, répondait de son mieux: aux indifférents il disait que Mme de Beaufort, fatiguée du voyage de la veille, reposait encore; aux intimes il avouait que le sommeil de la duchesse lui semblait un peu prolongé, car midi allait sonner, et depuis la veille au soir qu'elle s'était couchée en arrivant, Gabrielle n'avait pas encore paru, ni même appelé pour son service. Seulement un courrier expédié le matin par Gratienne avait porté une lettre de la duchesse à Bezons, aux Génovéfains. Gratienne interrogée répondait toujours la même chose: madame dort. Et elle gardait l'antichambre de sa maîtresse. Zamet, de temps en temps, échangeait avec Leonora des regards furtifs. Celle-ci parcourait le jardin en compagnie de quelques seigneurs curieux ou galants qui réclamaient d'elle, les uns des pronostics, les autres des promesses. --Est-on bien sûr que Mme la duchesse ne soit pas indisposée? dit timidement la Varenne, moitié à Zamet moitié à Bassompierre. La Varenne, sans être un aigle, savait souvent lire au travers des nuages, et depuis qu'il croyait au règne prochain de Gabrielle, il était devenu tout yeux, tout oreilles en sa faveur. --Indisposée! s'écria Zamet fort ému, et pour quelle raison, M. de la Varenne? Pourquoi indisposée, je vous prie? Faites-moi le plaisir de m'expliquer le motif de cette supposition? --Eh! Zamet, comme tu t'enlèves! dit Bassompierre sans y voir malice. En effet, le Florentin était tout rouge. --Je comprends que M. Zamet se préoccupe de ce que j'ai dit, ajouta la Varenne, craignant d'avoir déplu. Il s'agit de son hôtesse... et ce n'est pas une mince responsabilité. Quant à moi, si l'indisposition se déclarait, j'écrirais au roi tout de suite. J'ai ordre de tout écrire à Sa Majesté concernant Mme la duchesse. --N'est-elle pas ici dans toutes les conditions possibles de santé? interrompit Zamet. D'ailleurs, nous ne l'avons pas encore vue. Jugez-en, M. de Bassompierre: Mme la duchesse est venue hier au soir seule et voilée; elle n'avait pas voulu que j'allasse à sa rencontre au bateau. Arrivée ici, elle parlait à peine. Elle s'est retirée chez elle si vivement, que je ne suis pas bien sûr qu'elle ait salué. --Pardieu! elle était lasse, dit Bassompierre. Elle n'a pas voulu de toi au bateau pour ne pas ameuter la foule. Moi-même, elle m'a envoyé me coucher. --Elle m'a dit bonsoir à moi, répliqua la Varenne, mais, sous son voile, je l'ai cru voir très-pâle. --Je vous assure qu'hier elle se portait comme une rose, dit Bassompierre. --J'ose espérer, reprit Zamet, que madame la duchesse est, ce matin, ce qu'elle était hier, et sera demain ce qu'elle est aujourd'hui. Gratienne, d'ailleurs, n'a rien dit qui fut contraire; elle dort, voilà tout, et nous l'attendons. --Eh mais, notre dîner en souffrira, s'écria Bassompierre. Sais-tu bien, Zamet qu'il est midi passé, et que tes cuisines fument déjà comme s'il était temps de se mettre à table? Aurons-nous un bon dîner? --Si vous avez les mêmes goûts que madame la duchesse, répondit Zamet, vous trouverez la chère excellente. Je vous avoue que j'ai composé ce dîner de toutes choses qui plaisent à notre future dame. --C'était ton devoir. --Et le roi vous en saura gré, dit la Varenne. D'ailleurs, on peut aimer ce qu'aime madame la duchesse, elle a si bon goût. --Si je savais faire des vers! s'écria Bassompierre, j'en ferais tout de suite, je les jetterais dans la chambre de la duchesse gravés sur un oeuf d'or; l'oeuf rompant une vitre, la dormeuse se réveillerait, et nous aurions plus de chances de dîner. Ces mots furent entendus, saisis au vol par plusieurs estomacs qui commençaient à trouver long le sommeil de la duchesse. --Je propose, dit l'un, qu'on établisse un concert de belle voix et de gais instruments, chantant des choses amoureuses sous le balcon. --Un jeudi saint, des choses amoureuses!... objecta Zamet de plus en plus décontenancé par le retard de son hôtesse. Et il allait, sur l'avis de Leonora, expédier un nouveau messager à l'appartement silencieux, lorsque Gratienne parut annonçant que sa maîtresse se préparait à descendre. --Il est temps. J'allais écrire au roi, dit la Varenne en s'éventant avec son chapeau. Le front du Florentin s'éclaircit. Leonora parut moins distraite. Tous les assistants se pressèrent, hommes et femmes, pour avoir les meilleures places au bas de l'escalier; les meilleures places étaient celles qui permettaient d'obtenir le premier salut et le premier sourire de la duchesse. Les femmes se préparaient à bien examiner la toilette de celle qui régnait déjà en France par son goût exquis, ses magnificences toujours distinguées et l'imagination qui donnait un grand caractère de poésie et d'art à chacune de ses parures. Les hommes, bien qu'ils n'aimassent pas tous la duchesse, peut-être parce qu'elle ne le leur permettait pas assez, se rangeaient cependant volontiers sur son passage pour admirer une des plus parfaites beautés, une des plus constamment neuves que le créateur eût livrées à l'admiration humaine. Gabrielle parut au haut des degrés; elle était vêtue de noir. Des broderies de jais, scintillant sur le damas sombre, rehaussaient la blancheur transparente de ses mains et de son col. Elle descendit lentement, comme ferait une statue de cire animée par un secret mécanisme. Tout en elle respirait une majesté tellement imposante, sa beauté était si sévère, que le bruit de ses habits sur les tapis donna le frisson à la plupart de ceux qui s'attendaient à réjouir leur vue de sa présence. Ce n'était pas une femme qui sort du lit, mais une reine ressuscitée qui se lève du tombeau. Son visage était rose, ses yeux brillants; mais il ne fallut qu'un coup d'oeil à chacun pour remarquer l'éclat de la fièvre dans ses étranges regards, et le rouge dont Gabrielle, pour la première fois de sa vie, avait couvert ses joues. D'ordinaire, la fraîcheur du sang, la sève de la jeunesse distribuaient sur cette peau veloutée un coloris assez vif. À quoi pouvait servir ce fard? N'était-ce qu'un caprice? Nul ne supposa qu'il pût couvrir une pâleur livide. Pourquoi eût-elle été pâle, cette bienheureuse femme qui bientôt allait monter au trône? Zamet courut à elle et, lui baisant la main, tandis qu'elle saluait l'assemblée. --Oh! madame, dit-il, on commençait ici à s'inquiéter de vous; mais vous voilà arrivée, chacun retrouvera joie et appétit. Votre santé est bonne, j'espère? --Parfaite! dit Gabrielle d'une voix grave. --Quand je vous le disais! s'écria Bassompierre: Madame n'a jamais été plus belle! --Le fait est, dit la Varenne, que jamais je n'ai vu un tel éclat à Sa Maj.... --Achevez, achevez, dit Zamet avec un rire brutal tant il cherchait à paraître sincère. Ce que vous n'osez pas encore dire aujourd'hui, tout le monde le dira demain. Et chacun, plus ou moins servilement, applaudit aux compliments de l'hôte. --Vous plaît-il vous asseoir? on dirait que vous vous fatiguez d'être debout, madame, ajouta Zamet. Gabrielle chancelait, en effet. --Non, marchons, répliqua-t-elle, marchons vite. --C'est que... le dîner est servi, madame. --Ah! dit Gabrielle s'arrêtant tout à coup, le dîner. --On n'attendait que vous. --Pourquoi m'attendait-on? C'est aujourd'hui jour saint, jour de deuil. Je jeûne aujourd'hui, Zamet. Ces mots ainsi prononcés firent sur les assistants une impression indescriptible. Chacun regarda la duchesse, dont les sombres vêtements accompagnaient si bien l'austère langage. Mais le plus stupéfait de tous, ce fut le Florentin. Ce mot: jeûne, le terrassa. Il s'oublia au point de chercher des yeux Leonora, qui, debout sur un des degrés, adossée au pilastre de l'escalier, surveillait avec intérêt ou plutôt avec passion toute la scène. --Est-il donc surprenant qu'on jeûne un jour comme aujourd'hui, reprit Gabrielle. Le roi désire me voir accomplir pieusement les cérémonies imposées cette semaine par l'Église à toute la chrétienté. J'obéis au roi. --Oh! j'écrirai cette bonne pensée à Sa Majesté, se dit la Varenne. --Bon! jeûnerons-nous aussi? murmura Bassompierre. Que ne m'a-t-on prévenu ce matin, au moins! Le roi aurait dû me dire cela hier en m'envoyant avec la duchesse. --Il va sans dire, continua Gabrielle, faisant sur elle-même un violent effort, que je ne prétends imposer mon exemple à personne. Je dirai plus: si vous vous croyiez obligés de m'imiter, vous me feriez un déplaisir sensible. Je vous prie de dîner, Zamet, et de faire dîner vos convives. --Madame, balbutia le Florentin, sans vous que devient la fête? --Oh! il n'y a pas de fête possible aujourd'hui, Zamet, pour moi du moins. C'est un voeu que j'ai fait. Et, s'il faut tout vous dire, pour m'excuser devant ces dames, qui m'en voudraient de les affamer, j'ai promis cette petite mortification au pape. --En retour des bonnes nouvelles qu'il vous a envoyées de Rome? s'écria Bassompierre. --Précisément. Vous tous qui n'êtes pas en de pareils termes de réciprocité avec le saint-père, dînez, dînez bien; je le réclame, je l'exige. Et Gabrielle scella cet ordre d'un sourire héroïque. Zamet sentit derrière lui Leonora qui lui touchait le coude. Sans se retourner, il lui rendit la pression qui témoignait de leurs mutuelles angoisses. Gabrielle dédaigna de voir ce manège. Elle le devinait. Son âme planait trop haut pour analyser ce jeu vil de quelques misérables passions. --Eh bien! dit-elle d'un ton de reine, va-t-on dîner? Faut-il que je me retire, si je gêne tout le monde? Zamet s'inclina. C'en était fait. Les assistants, plus que consolés, offrirent à la duchesse leurs compliments, et se dirigèrent par groupes vers la salle du festin. --Mais, madame, dit Zamet au désespoir d'un incident si simple, qui renversait tant de plans, quand vous ne nous feriez que l'honneur de vous asseoir à table. --Si vous le voulez absolument, répliqua Gabrielle, je suis prête. Sinon, je me promènerai dans les jardins pendant que vous ferez dîner les convives, et vous viendrez me retrouver... Je vous attends. Zamet se connaissait en nuances, il vit bien que ce consentement était un refus déclaré. --Tout est manqué, nous avons été trahis, dit-il bas à Leonora. --Pas encore, répliqua l'Italienne. --Madame la duchesse a-t-elle besoin de mes services, dit la Varenne humblement. --Non, la Varenne, dînez comme les autres. --Madame a l'humeur triste, ce semble, veut-elle que je l'écrive au roi? --Au roi! pourquoi? s'écria la duchesse, --Pour réjouir le coeur de Sa Majesté par l'assurance que sa reine le regrette. --Ah!... fort bien; écrivez cela au roi si vous voulez, mon ami. En parlant ainsi, Gabrielle s'avançait peu à peu dans le jardin, et s'assit, ou plutôt tomba sur un banc de gazon près des serres, les yeux tournés vers la maison d'Espérance, dont on voyait le faîte à travers les feuillages encore clair-semés. Aussitôt qu'elle se trouva seule, elle dit à Gratienne d'une voix brève, saccadée: --A-t-on réponse de Bezons? --Pas encore, madame. --Vois si le courrier arrive.... --Oui, madame. --Comme il me fait attendre! comme il me fait souffrir! murmura la duchesse... Ah! frère Robert, je vous croyais plus dévoué... Ayez donc pitié d'une pauvre femme, frère Robert. Et toi, mon doux ami, mon Espérance, ajouta-t-elle en contemplant la maison voisine avec une expression douloureuse, pardonne-moi de tant tarder. Si je ne suis pas déjà au rendez-vous, ce n'est pas que j'aie peur. Ce n'est pas que mon âme ne s'élance ardemment vers la tienne. Tu le crois, n'est-ce pas? tu le vois du ciel où tu m'attends avec confiance. Mais si j'eusse accepté le repas de Zamet, peut-être serais-je déjà morte, et c'est trop tôt. Avant de partir pour ce voyage, j'ai quelque chose à demander à frère Robert, à notre ami, à celui qui le premier, peut-être, a deviné notre amour. Tu sais ce que je veux de lui, n'est-ce pas, Espérance? on sait tout là-haut! Sois patient. Aussitôt que j'aurai la réponse du bon frère, les serres de Zamet ne sont pas loin, je ne tarderai plus, sois tranquille! Gratienne s'était rapprochée pendant cette funèbre invocation. Gabrielle ne l'entendit pas, et dans un transport de douleur, d'impatience: --Ah! frère Robert! s'écria-t-elle, abrégez mon agonie! --Plaît-il? demanda Gratienne, que ce monologue inintelligible achevait d'épouvanter, que parlez-vous d'agonie? --Ai-je prononcé ce mot, Gratienne? --Mais, au nom du ciel, chère maîtresse, pleurez un peu, pleurez donc, vos yeux secs me font peur. --Tais toi... on vient. C'était Zamet qui, après avoir installé ses convives, accourait pour prouver à la duchesse qu'il ne la négligeait pas. --Madame, dit-il, on ne jeûne pas plus loin que midi. Il est une heure et demie, prenez garde de nuire à votre santé; le roi vous le reprocherait et à moi aussi. --Croyez-vous? dit-elle. --J'en réponds, s'écria-t-il vivement, croyant qu'elle chancelait dans sa résolution. Acceptez.... --Rien encore, Zamet, plus tard... Oh! je vous demanderai à dîner, n'ayez pas d'inquiétude. Les préparatifs que vous avez faits pour moi ne seront pas perdus. Il tressaillit, il pâlit, il lui fit pitié. --Voulez-vous me montrer vos serres, reprit-elle, on les dit magnifiques cette année... en fruits, surtout. --Les raisins ont manqué, madame. --Avez-vous beaucoup de pêches? Zamet devint livide. Cet éternel sourire de candeur l'écrasait. Gabrielle entra dans la serre, où il la suivit. Elle alla droit aux pêchers. --Tiens! je n'en vois qu'une à l'arbre: avez-vous déjà cueilli les autres? --Il n'y en a eu qu'une cette année, madame, balbutia le Florentin. --Par exemple, elle est magnifique. Jamais je n'en ai vu d'aussi belle... Dire que sans le jeûne je pourrais manger cette belle pêche! La sueur perlait au front de Zamet. --Car vous ne me la refuseriez pas, je gage, poursuivit Gabrielle toujours souriant, tandis que le coupable, éperdu, commençait à perdre contenance. --Le courrier! s'écria Gratienne, qui courut à la rencontre de cet homme et lui prit des mains la réponse de Bezons, qu'elle savait attendue si impatiemment par sa maîtresse. Gabrielle saisit vivement le papier et lut. Ses yeux charmants rayonnèrent en regardant le ciel. Ils reflétaient l'aurore de la délivrance. --Est-ce encore une bonne nouvelle? demanda Zamet, qui s'était remis en voyant Leonora guetter derrière une vitre, à l'abri d'un large cactus. --Excellente. C'est une partie de plaisir en même temps qu'une oeuvre pieuse. Un ami me donne rendez vous pendant l'office des Ténèbres à l'église du Petit-Saint-Antoine. --Mais c'est dans une heure au plus, madame. --À peu près. --Mais c'est un triste rendez-vous. --On dit la musique merveilleuse. --Il est vrai qu'elle est incomparable; tout Paris s'y précipite, et vous n'aurez pas de place. --Gratienne, envoie retenir pour moi une des petites chapelles latérales et fais avancer ma litière. Zamet regardait et écoutait avec stupéfaction Gabrielle, dont les actions et les discours depuis son arrivée n'étaient plus intelligibles pour lui. Tous deux se trouvaient seuls dans la serre, sous le regard fauve de Leonora invisible. --Permettez-moi, dit-il, madame, de trouver votre humeur étrange. --Capricieuse, même. Ainsi, je refusais de manger tout à l'heure, n'est-ce pas? --Et maintenant, vous acceptez? --Oui. --Je vais donner des ordres pour qu'on vous serve. Elle l'arrêta. --Non... c'est inutile, j'ai ici même ce qu'il me faut. Elle étendit la main vers le pêcher. --Ce fruit?... bégaya Zamet. --Il est unique. Dans toute la France on n'en trouverait pas un pareil. Il est certain que vous me le destiniez. Pourquoi, puisque vous m'attendiez à dîner, ne l'aviez-vous pas cueilli pour la table? --Madame, les fruits vous plaisent mieux sur l'arbre. Gabrielle arracha la pêche qu'un fil caché retenait à la branche. Elle la considéra quelques instants dans un muet recueillement. --Vous me connaissez bien, dit-elle, vous saviez que je ne résisterais pas au plaisir de la cueillir. Zamet, c'est un piège. Je gage que si je n'eusse pensé à la prendre, vous me l'eussiez apportée vous-même. --Mais pourquoi me dites-vous cela, madame? dit le Florentin plus tremblant à mesure que la duchesse devenait plus expansive. Gabrielle ouvrit la pêche, et froidement, sans hâte, sans frisson, en mordit et mangea la moitié. Un éclair traversa la vitre. C'était le rayon échappé des yeux de Leonora. --Voulez-vous l'autre moitié, Zamet? dit la duchesse avec une ironie de glace. --En vérité, madame! s'écria Zamet, que sa conscience révoltée changeait en spectre. On dirait, à vous entendre.... --Que dirait-on, Zamet? répliqua fièrement la duchesse. Que ce fruit a été préparé pour moi, qu'il est empoisonné?... que vous voulez faire une reine de France et que Gabrielle va mourir?... Eh bien, qu'importe, si Gabrielle, au lieu de se plaindre, vous pardonne et vous remercie? Voyez, nul ne m'a suivie; j'ai écarté tous les témoins, jusqu'à Gratienne! j'ai refusé de m'asseoir à votre table, n'ayez pas peur, on ne vous soupçonnera pas, et je ne veux pas vous perdre, ni vous ni vos complices. Il chancela et faillit tomber à la renverse. --Je ne vous demande qu'un service, le dernier, dites-moi seulement si je souffrirai longtemps, ajouta Gabrielle. --Madame... madame... épargnez un malheureux.... --Répondez oui ou non, je suis pressée! Répondez, vous dis-je, ayez du moins ce courage!... Souffrirai-je longtemps sur cette terre? Il joignit les mains, tomba agenouillé, et ses lèvres, en cherchant la robe de cet ange, murmurèrent: --Non! --Tu entends, mon Espérance. Zamet, je vous remercie et je vous pardonne. En disant ces mots, elle sortit laissant cet homme noyé de remords et criant au milieu de ses sanglots: --Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi!... L'Italienne avait pris la fuite, poursuivie par la voix de Dieu. Gabrielle passa outre et regagna sa litière. Les rires et les propos joyeux des convives provoquaient en vain son oreille, déjà elle n'entendait plus qu'une voix venant du ciel. Tout le reste appartient à l'histoire. La duchesse alla dans une chapelle réservée entendre l'office des Ténèbres au Petit-Saint-Antoine. Là étaient rassemblés bien des grands, bien des puissants, bien des impies qui se disaient chrétiens. Mlle d'Entragues était venue y suivre les progrès du poison sur le visage de sa rivale. Le peuple qui vit Gabrielle agenouillée, pâle et priant avec ferveur, la bénit et sans doute pria aussi pour elle, douce maîtresse qui jamais n'avait fait de mal et n'avait d'ennemis que ceux du roi. On remarqua près de la duchesse, dans ce coin sombre de l'église, un religieux génovéfain qui vint lui parler longtemps et, plus d'une fois, pendant cet entretien, se frappa la poitrine et baisa la terre dans un morne désespoir. Sans doute elle lui avouait comment elle avait voulu mourir, malgré tant d'avertissements qui eussent sauvé sa vie. Sans doute elle lui confiait ses fautes et implorait le pardon que Dieu ne refuse jamais aux mourants qui le supplient d'effacer leurs souillures. Quant à la demande qu'elle avait à lui faire, elle fut bien touchante et bien digne de l'âme généreuse qui allait quitter ce corps parfait. Car en l'écoutant, le visage austère du moine se mouilla plus d'une fois de larmes. Tandis que la sombre musique résonnait sous les voûtes, que les voix graves et gémissantes tour à tour des chanteurs semaient dans l'air leurs funèbres harmonies: --Frère, dit Gabrielle au moine agenouillé près d'elle, peut-être Dieu ne m'aime-t-il plus? ma mort ne suffira peut-être pas à racheter ma vie, bien que j'aie tâché de ne faire en mourant ni bruit ni scandale. Peut-être n'irai-je point au ciel où est déjà mon Espérance, et alors je ne le reverrais donc plus jamais! Ô mon seul appui, ne permettez pas que je sois séparée pour toujours de celui que j'aimerai encore au delà de la mort. Quand le roi m'aura oubliée, quand tout le monde aura désappris le chemin de ma tombe, et que mon fils lui-même ne saura plus lire mon nom sous l'herbe épaissie, je serai donc toute seule! Oh! je vous en conjure, frère Robert, réunissez-moi à Espérance... mêlez la cendre de nos deux coeurs! Elle n'acheva pas. Un frisson la prit. On l'emporta sans connaissance dans sa litière, et de là chez Mlle de Sourdis. --C'est moi qui serai reine, se dit Henriette en la voyant passer presque cadavre. Zamet n'avait pas menti, le lendemain elle ne souffrait plus. La Varenne annonça au roi dans la même lettre qu'elle était malade et qu'elle était morte. Il faut rendre à Henri cette justice, qu'il la pleura beaucoup d'abord. Mais l'éloquence de Sully parvint enfin à le consoler. Il avait pleuré quinze jours. XXVIII ÉPILOGUE Un an s'était écoulé. La cour de France était joyeuse, animée. Jamais on n'y avait entendu plus de bruits galants, vu plus de magnificences: jamais les courtisans ne s'étaient plus divertis. Ces notables améliorations, la France les devait à Mlle d'Entragues, reine des fêtes, des amours, reine du coeur de Henri IV et souveraine maîtresse, déclarée autant qu'une pareille femme sait faire déclarer ses droits. Le roi, comme ces galants entre deux âges qui croient rajeunir parce qu'ils essayent de recommencer la vie, bondissait, papillonnait de voluptés en voluptés. Il riait bruyamment et distillait l'esprit. C'était la mode à la cour depuis que la favorite était la femme la plus spirituelle de France. On se querellait, on se raccommodait, on mettait tout le monde dans la confidence, le temps était passé des discrétions, des mystères, des chastetés du coeur. Tous ces gens-là, évidemment, cherchaient à étourdir quelqu'un ou à s'étourdir eux-mêmes. Peut-être au milieu de ces turbulents eût-on distingué quelques songeurs. Peut-être les plus bruyants étaient-ils ceux qui songeaient le plus. Toujours est-il qu'au commencement d'avril 1600, un grand carrosse escorté par des gardes et des cavaliers empanachés partit paisiblement pour Paris du château de Saint-Germain. Dans ce carrosse étaient le roi, Mlle d'Entragues, Marie Touchet et Bassompierre. Bassompierre, jeune, affamé, peu scrupuleux, se mettait volontiers de tous les écots, pourvu qu'il y eût à rire et à faire du bénéfice. Marie Touchet, fardée et luisante, se tenait si roide que son front atteignait la voûte du carrosse. Elle aimait à se figurer que tous les passants la prenaient pour sa fille, et ce lui était une sensible joie. Le roi, moitié gai, moitié gêné, lui disait cent gaillardises. Évidemment il cherchait à faire naître une conversation pour en détourner une autre. Quant à Henriette, son attitude n'était pas équivoque: elle boudait. Si l'on veut savoir pourquoi, peut-être pourrons-nous aider le lecteur. Depuis quelque temps, Henriette avait repris sa place dans les habitudes royales. Beaucoup par son astuce, beaucoup par faiblesse du roi, les choses s'étaient renouées comme si jamais elles n'eussent eu de raison pour se dénouer. Jamais Henriette n'avait fait allusion aux événements, à la tempête dont sa rivale avait été victime, jamais le roi, qui pourtant eût eu beaucoup à dire, beaucoup à questionner, n'avait rien dit, rien demandé à Henriette sur certain rendez-vous donné par elle à Fontainebleau et sur les catastrophes qui l'avaient suivi. Il résultait de cette réserve réciproque, que Mlle d'Entragues était à cent lieues de supposer que le roi ne la regardât pas comme la candeur personnifiée. Il résultait que le roi acceptait ce rôle d'amant crédule avec tous ses bénéfices, c'est-à-dire qu'il vivait sur l'apparence, savourait l'extérieur, et gardait sa pensée et son coeur absolument libres. Les Entragues étaient persuadés entre eux que jamais Henri n'avait été aussi étroitement garrotté. Toute la cour le pensait comme eux, et en riait. Mais la France n'en riait pas. Quand on voyait Mlle d'Entragues railler, vexer, châtier même, au besoin, ce roi révéré par toute l'Europe, on se disait avec effroi qu'un vieillard courbé sous un pareil joug n'aurait jamais la force de le secouer. Le fait est que, souvent toute la nichée des Entragues, fière de son intrusion dans l'aire royale, se demandait malignement: --Comment nous chasserait-il, même s'il le voulait? Toutefois, c'était peu de régner de fait. Le nom de reine est tout pour une ambitieuse. Henriette songeait à la promesse signée du roi. «Qui a terme, ne doit pas,» dit le proverbe. Mais Henri, n'ayant pas fixé de terme dans son engagement, devait. Chaque jour était pour lui l'échéance. Quelquefois les Entragues s'admiraient d'avoir été si délicats. Un an passé! sans sommations faites au roi d'avoir à exécuter la promesse souscrite! Un an! les convenances les plus sévères se fussent contentées de trois mois de deuil. Aussi, dans leurs conciliabules fréquents, le père, le frère, la mère et la fille s'exhortaient-ils mutuellement à stimuler l'insouciance du débiteur. Certains hommes ne payent que contraints. Henri, il faut bien le dire, payait peu et narguait les recors. Henriette mit toute son adresse à pressentir le roi sur ses dispositions. L'adresse n'ayant pas réussi, elle employa le canon. Un jour, elle raconta que des bruits circulaient en Europe sur certain mariage royal.... Le roi l'interrompit en goguenardant. --Laissez circuler, dit-il, et il partit pour la chasse. Une autre fois, Henriette se plaignit d'avoir été insultée par des croquants qui l'avaient appelée la maîtresse du roi. Elle en pleurait de honte. --Vous avez tort de pleurer, ma mie, répliqua Henri, n'est pas mon maître qui veut, et il partit pour le conseil. Enfin, Henriette ayant tenu conseil aussi, dit au roi dans un de ces bons moments que Virgile appelle les _molles habitus et tempera_ d'Énée: --Je crois, cher sire, que nous avons quelque petite affaire de procureur à régler ensemble. Voudriez-vous que je vous envoyasse mon père? Henri accepta, rit beaucoup de la proposition, appela M. d'Entragues cher beau-père, et partit pour une revue. M. d'Entragues fourbit sa chicane tout à neuf, prépara des harangues, tendit des traquenards et attendit l'audience; mais Henri n'eut jamais le temps. En vain Henriette rafraîchit-elle cette mémoire ingrate; l'affaire ne fut pas évoquée. Henriette maugréa, se fâcha et bouda. Henri ne parut pas s'en apercevoir d'abord. Puis, comme ces mines longues le gênaient, l'empêchaient de dîner heureux et de digérer en paix, il essaya de composer. On lui fit entrevoir un bout d'ultimatum. Il fit l'aveugle. On bouda plus que jamais. C'est là, sur cette case difficile de l'échiquier, que nous venons de retrouver les adversaires après toute une longue année d'absence. Henri, ennuyé, revenait à Paris. Henriette et sa mère y étaient appelées par un intérêt capital. M. d'Entragues le père voulant contraindre le roi à une explication, sinon par corps, puisqu'il était insaisissable, du moins par procuration, avait demandé audience à M. de Sully, et, pour mieux expliquer la situation au ministre, devait conduire Henriette à l'Arsenal. Henriette, tout en boudant, faisait rage pour donner de la jalousie à Henri. Elle agaçait Bassompierre. Ce pauvre roi souffrait et avait trop d'esprit pour le laisser voir. Bassompierre aussi avait trop d'esprit pour faire longtemps souffrir le roi. Cependant, il craignait d'offenser la vindicative favorite, de sorte que ce voyage en carrosse était insupportable aux quatre voyageurs. Tel est l'exposé de la narration. Nous avons décrit le lieu de la scène, l'attitude des personnages. A Neuilly, le roi trouva ses chevaux qui l'attendaient, on ne sait pourquoi. Il sortit du carrosse, emmenant Bassompierre sans donner aucune raison satisfaisante, ce qui acheva de porter la colère d'Henriette jusqu'à l'exaspération. Ce nuage creva sitôt que les deux dames furent seules, tête à tête dans le grand carrosse. Marie Touchet compara cette étrange conduite du roi avec les plus mauvais jours de Charles IX. --Au moins, dit-elle, mon roi avait un avantage, il entrait en fureur. C'est une ressource immense pour les pauvres femmes. Votre roi à vous, ma fille, n'est pas maniable, il ne se fâche jamais, il rit toujours; c'est odieux. --Odieux! répéta Henriette. --Jamais d'explication possible avec lui. --Si nous n'en avons pas avec lui, ma mère, nous en allons avoir avec M. de Sully. Va-t-il être stupéfait, le ministre! va-t-il rentrer sous terre à la vue de l'engagement qui lie son maître; car je gage que le roi a eu la poltronnerie de ne l'avouer à personne! Allons-nous en finir avec les ricanements, les subterfuges et les mystères de Sa Majesté très-rusée! --J'espère, dit pesamment Marie Touchet, que vous vous souviendrez de l'insistance que je mis à exiger cette promesse du roi. Elle nous sauve aujourd'hui, je l'avais prévu! Prévoir, c'est pouvoir! --Vous êtes Minerve en personne, madame, dit Henriette. On arriva chez M. d'Entragues. Là, on recorda la leçon. M. de Sully avait envoyé l'audience requise. Le père tira du plus sûr de ses coffres la promesse royale. On la lut, on la relut, on en analysa tous les sens. On se convainquit pour la millième fois que le titre était inattaquable, invincible, écrasant. Marie Touchet se mit au bain, et la future reine partit avec son père pour l'Arsenal. Sully travaillait dans son grand cabinet dont les fenêtres regardent la rivière en face l'île d'Entragues. Il faisait ce jour-là grand soleil sur les papiers du ministre. Ce joyeux rayon lui avait échauffé les idées; il grognait et chantonnait tout en prenant ses notes, comme c'était sa coutume dans les jours de belle humeur. Il avait dû avertir les huissiers de l'illustre visite qu'il attendait, car M. d'Entragues et sa fille furent introduits avec empressement dès leur arrivée. Nul ne jouissait de ce privilège chez Sully, le plus jaloux homme d'État qui ait jamais pratiqué la science de faire respecter le pouvoir. À la vue d'Henriette, il prit un air presque galant et offrit un siège. M. d'Entragues s'assit près de sa fille. Sully demeura debout. --Quel heureux hasard vous amène, dit-il, au milieu de mes gros canons? --Un motif des plus sérieux, monsieur, et mon père va vous l'exposer, répondit Henriette du ton qu'une reine eût pris en son lit de justice. --J'écoute, madame, dit Sully impassible. Mais seriez-vous assez bonne pour me permettre de cacheter cette lettre que le roi m'ordonne d'écrire au brave Crillon, en Provence. --Faites, monsieur, de grâce, dit le père d'Entragues. Sully fit fondre la cire, sans regarder personne en face. --C'est, dit-il, pour le complimenter, à propos d'un anniversaire bien triste, la mort d'un charmant jeune homme... Eh! ne l'avez-vous pas connu?... tout le monde le connaissait... Espérance... un être parfait. Ce sont ceux là qui nous quittent! Tout en parlant, le ministre cachetait la lettre; il ne put voir l'expression de sombre défiance qui passa, comme un nuage sinistre, sur les traits d'Henriette. --Quoi, il y a déjà un an, s'écria le père Entragues, il y a donc aussi un an que la duchesse de Beaufort est morte. Comme le temps passe! --Me voici tout à vous, dit Sully, qui venait de faire expédier la lettre. Et il s'assit en face de ses hôtes. --Monsieur, dit le plaignant, nous venons à vous, qui êtes la droiture et la fermeté, pour vous faire part d'une situation difficile où le roi a mis notre famille. --Bah!... comment cela? répliqua Sully. --Le roi fait à mademoiselle d'Entragues un honneur bien grand, puisqu'il a daigné la choisir pour compagne, mais cet honneur souffre quelque atteinte en ce moment. --Je ne saisis pas bien, dit Sully, en approchant son siège. --Le sujet est délicat, et je crains de m'expliquer trop clairement. --Vous avez tort, mon père, interrompit Henriette avec impatience. Les demi-explications ressembleraient trop à ce dont nous venons nous plaindre. C'est des demi-explications que nous voulons sortir, et, pour en sortir, nous réclamons une main vigoureuse. Monsieur, le roi me traite en maîtresse, et je ne suis pas sa maîtresse. --Bah! s'écria encore Sully avec une candeur qui eût fait la réputation d'un acteur comique; quoi! vous n'êtes pas la maîtresse du roi? Eh bien, il faut que vous me le disiez pour que je le croie. --Je suis sa femme, monsieur! --Oh! oh! dit le ministre, dont la fausse bonhomie ne pouvait réussir à vaincre un sourire; voilà qui me surprend plus fortement encore. --Voici la promesse de mariage, monsieur, dit Entragues, écrite et signée par le roi. Je la crois en bonne forme; et vous? On comptait sur l'effet de ce coup de tonnerre. Mais Sully le supporta mieux qu'on n'eût cru. --Une promesse de mariage! répondit-il, c'est prodigieux! --Vous ne supposez pas, dit Henriette avec une hauteur dédaigneuse, que j'eusse accepté sans cette promesse, la qualité de maîtresse du roi? J'ai trouvé la honte au vestibule, mais l'honneur viendra! --Comment, le roi vous a signé une promesse de mariage! répéta encore Sully, les yeux fixés sur le papier précieux que M. d'Entragues lui tendait sans s'en dessaisir. Oui, ma foi! cela ressemble bien à la signature du roi. --Comment! ressemble! s'écria le père; douteriez-vous de l'authenticité? --Non pas, non pas... non pas. --C'est que vous manifestez un étonnement plus qu'étrange, interrompit Henriette, et je ne me rends pas bien compte d'un saisissement pareil. Me jugeriez-vous à ce point indigne? --Ah! madame, vous me comprenez mal. Vous réunissez en vous tous les mérites; vous êtes, comme dit le saint roi-prophète, un vase de perfections. Mais.... --Mais? --Mais je m'étonne encore que le roi ait signé cette promesse. C'est mal. --Que voulez-vous dire, monsieur? Sully se mit à hésiter avec délices. Il jouait avec la proie. --Le roi ne devait pas, le roi eût dû réfléchir... le roi a commis là un véritable manque de foi, dit-il. --Envers qui donc, monsieur? demanda Henriette fort intriguée. --Mais envers vous, madame. Comment! vous avez dans les mains un pareil engagement, le roi le sait, et il va.... --Il va?... --Vous ne me croiriez jamais si je vous le disais sans être appuyé d'un témoignage. Ah! s'écria-t-il en se frappant le front, j'oubliais que j'ai justement là, dans l'antichambre, le témoin le meilleur, le témoin essentiel. Sully sonna une clochette. --Faites entrer la dame qui attend ici près, dit-il à l'huissier. Henriette et M. d'Entragues se regardaient sans rien comprendre à toutes ces fluctuations d'un homme si net de sa nature. Ils entendirent le frôlement d'une robe aux panneaux du corridor, et l'Italienne Leonora apparut dans une parure aussi brillante que fièrement portée. Leonora chez Sully! Leonora grande dame! Henriette en poussa un cri de surprise, elle en eut le frisson. L'Italienne regarda froidement, et sans paraître la connaître, celle qui, l'an passé, la protégeait, la payait et la chassait selon son caprice. --Que désire monsieur de Sully de sa servante? dit-elle en français avec un accent toscan des plus marqués. --Signora de Galigaï, voudriez-vous avoir l'obligeance de nous dire quel jour vous avez expédié l'acte à Florence? --Le jour même où il a été signé, avant-hier, seigneur, dit Leonora les yeux fixés sur Henriette, que ce regard provocateur faisait pâlir. --De quel acte s'agit-il donc! demanda M. d'Entragues. --De l'acte de mariage, seigneur. --De qui, s'écria Henriette le coeur défaillant? Leonora d'une voix ferme: --Du roi, dit-elle, avec ma maîtresse, la princesse Marie de Médicis, fille du grand-duc de Toscane. --Le roi est marié! s'écria M. d'Entragues. --Parfaitement, répondit Sully. Grande affaire pour la France! Mlle d'Entragues tomba dans les bras de son père. Mais la rage lui rendit bientôt des forces. Elle se releva tremblante, farouche. Le père, au contraire, se laissa choir dans un fauteuil, écrasé sous sa montagne de chimères. --C'est une lâche trahison, murmura Henriette, dont je sommerai le roi de me faire raison devant le monde entier. --Raison? dit Sully avec un singulier sourire, voulez-vous que je vous en donne une, d'abord? Et il alla ouvrir, avec une petite clé, son tiroir, d'où il sortit un papier taché de quelques gouttes de sang. C'était la lettre d'Henriette à Espérance; la lettre remise au roi à Fontainebleau, et que Sully avait réservée pour une occasion suprême. La malheureuse Entragues faillit mourir de honte et de terreur en la reconnaissant. --Trouvez-vous la raison valable? dit le ministre, qui ne prenait plus la peine de dissimuler l'ironie. Henriette s'appuya, la sueur au front, sur le marbre de la cheminée. --Écoutez, reprit Sully à demi-voix, j'ai une proposition à vous faire. Le mariage du roi annule votre promesse. C'est un papier qui ne vaut plus rien. Cependant je vous l'achète. Elle leva la tête. --Et je la paye avec votre billet... Est-ce accepté? Henriette réfléchit un moment. L'horrible surprise avait décomposé ses traits. On eût dit une statue d'argile. Mais réveillée par le sourire triomphant de Leonora, qui semblait la défier, fascinée par la vue de ce sang qui lui rappelait tant d'affreux souvenirs, tant de crimes inutiles. --Eh bien! j'accepte! dit-elle. Sully prit la promesse et lui donna le billet; il brûla l'une tranquillement, elle mit l'autre en mille pièces avec une ardeur qui tenait du délire. --Oh! disait-elle en grinçant des dents à chaque fragment que broyaient ses ongles, je te paye bien cher, lettre infernale! mais enfin tu n'existeras donc plus! Quant au roi... quant à la vengeance, eh bien! nous verrons plus tard! Elle prit le bras de son père, qui regardait sans voir, d'un oeil hébété. Elle l'arracha de son fauteuil et partit, n'osant pas regarder Leonora, qui riait silencieusement, et Sully qui prodiguait les révérences. * * * * * La reine Marie de Médicis fit, peu de temps après, son entrée à Paris. Elle venait de Lyon, où, deux mois avant, le roi impatient, était allé la voir et l'épouser. Tout le peuple de la grande ville s'empressait dans la rue Saint-Antoine, aux environs de la Bastille, sur le chemin que devait parcourir le cortège de la nouvelle reine. Aussitôt que le mariage du roi eut été publié, consommé, et que le bruit se fut répandu même que déjà cette union promettait des fruits, Crillon, qui s'était retiré dans ses terres en Provence, avait reçu des génovéfains une lettre ainsi conçue: «Monsieur et cher seigneur, la volonté dernière de madame la duchesse fut d'être inhumée en notre église de Bezons. Mais, vous le savez, elle manifesta encore un autre voeu qui devait recevoir son exécution du jour où ladite dame serait oubliée du monde.» «Je crois que ce jour est arrivé; nul déjà ne prononce plus son nom, elle est bien oubliée; mais moi qui n'oublie pas, je vous rappelle la promesse faite à cette illustre dame, et vous attends à Paris pour m'aider à la réaliser. J'ai prévenu M. le chevalier de Pontis, qui a demandé un congé à cet effet, et attend vos ordres.» «Frère ROBERT.» Crillon ne se fit pas attendre. Il trouva Pontis au rendez-vous, rue de la Cerisaie, à l'endroit où s'élevait, l'année précédente, la maison d'Espérance. L'édifice avait disparu. Plus une pierre: rien n'en rappelait le souvenir. L'homme inconnu qui avait fait bâtir ce palais pour Espérance était venu le faire raser après sa mort. Quant au jardin, désert et magnifique dans sa liberté sauvage, il était devenu lieu d'asile pour des milliers d'oiseaux qui fourrageaient les massifs, jouissaient seuls des fleurs, et nichaient dans les rosiers changés en buissons touffus. Au premier coup d'oeil que le génovéfain jeta sur ces deux hommes, il s'aperçut bien qu'eux non plus n'étaient pas de ceux qui oublient. Pontis, vieilli de dix ans, avait les yeux éteints, les traits ravagés. Crillon, jusque-là respecté par les fatigues, par les blessures, par la gloire, s'était voûté tout à coup comme un vieillard. Quand le malheureux garde s'approcha du général et courba le genou devant lui avec une respectueuse douleur, Crillon le releva, lui serra la main, mais frère Robert remarqua qu'il ne l'embrassait pas. Crillon voyant ce jardin plein de parfums et d'ombre: --En partant d'ici, dit-il, notre Espérance va donc perdre toutes ces fraîches fleurs? --Il en aura de plus belles, dit frère Robert, que depuis un an je cultive là-bas en l'attendant. Sous les sapins, près de la fontaine, reposait le corps d'Espérance. Frère Robert, Crillon et Pontis l'enlevèrent pendant la nuit, en attendant une litière qui devait l'emporter le lendemain à Bezons. Comme une roue s'était brisée et qu'il fallait y faire travailler l'ouvrier, la litière ne put partir de Paris que vers deux heures. Elle traversait la place Saint-Antoine au moment où débouchait du faubourg, aux acclamations d'un peuple enivré de joie, le carrosse tout doré du roi et de la reine. Dans l'escorte, le comte d'Auvergne grimaçait l'enthousiasme, Leonora et Concino, splendides tous deux rayonnaient d'orgueil. Le char de triomphe dut s'arrêter un moment pour laisser passer le char funèbre. C'était la joie de la vie rencontrant la joie de la mort. Henri menait sa femme coucher au Louvre; Espérance allait dormir à Bezons, près de sa fiancée. FIN TABLE I. Le roi te touche, Dieu te guérisse! II. La griffe de Proserpine III. Comment la ligue servit à battre l'Espagne et réciproquement IV. Première chasse V. Miséricorde VI. L'île Louvier VII. La vengeance du père VIII. Le sang pour le sang IX. Ayoubani X. Où le tonnerre gronde XI. Les trois ours d'or XII. Les bains de Gabrielle XIII. Conseil de famille XIV. La réparation XV. Des dangers de la jalousie XVI. La grange de la Chaussée XVII. A Indienne, Indienne et demie XVIII. Le doux Espérance XIX. Séparation XX. Entragues et intrigues XXI. L'aveu XXII. La prophétie de Cassandre XXIII. Où Pontis trouve l'occasion promise XXIV. Amour XXV. La treille de l'orangerie XXVI. Le dernier rendez-vous XXVII. Ténèbres XXVIII. Épilogue FIN ***END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BELLE GABRIELLE, VOL. 3*** ******* This file should be named 15686-8.txt or 15686-8.zip ******* This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/dirs/1/5/6/8/15686 Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.gutenberg.net/fundraising/pglaf. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. 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